Du 8 décembre 2004 au 7 mars 2005, Galerie 2, niveau 6
A
rebours, 1947
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L’ABSTRACTION ET SON DÉPASSEMENT
L’AFFIRMATION DE LA FIGURATION
DES TABLEAUX COMME DES DÉTAILS
Pour célébrer le centenaire de la
naissance de Jean Hélion (Couterne-1904, Paris-1987), le Centre Pompidou-Musée
national d’art moderne organise une exposition-rétrospective consacrée
au peintre. La manifestation retrace le parcours atypique de son œuvre :
de l’abstraction la plus radicale au début des années trente à la figuration
adoptée après la Seconde Guerre mondiale, au moment même où domine partout
la peinture abstraite, et qu’il conservera jusqu’aux derniers tableaux.
En 1930, Jean Hélion s’impose dans l’histoire de l’art moderne en fondant,
avec Théo van Doesburg, Otto Carlsund et Léon
Tutundjian, la première avant-garde
française vouée à un art radicalement abstrait (Art concret),
qui devient en 1931 le mouvement Abstraction-Création,
dissout en 1936. Actif en Angleterre où il participe à la création de la
revue Axis, et aux Etats-Unis où son atelier
est un lieu d’information capital sur les mouvements modernes, il suscite
l’admiration d’Ad Reinhardt et du jeune Robert Motherwell qui le considère comme un des peintres abstraits
les plus importants de New York vers le milieu des années trente.
Mais c’est à partir de ces années qu’Hélion évolue de plus en plus vers une
figuration aux formes simplifiées et enfin vers une peinture résolument figurative
qui substitue au dogmatisme abstrait le mouvement de la vie quotidienne où les
figures prennent un sens souvent allégorique. En France, où dans les années
quarante triomphe l’abstraction, son œuvre apparaît comme anachronique, tandis
qu’il sera une référence majeure pour un artiste pop comme Jim
Dine et qu’il influencera, dans les
années soixante, des peintres de la Figuration narrative comme Eduardo
Arroyo ou Gilles Aillaud.
L’exposition présente 80 peintures et une vingtaine de dessins, et réunit
pour la première fois l’ensemble des Compositions de grand
format.
Ce dossier propose de découvrir et d’interroger l’œuvre à partir de quatre
axes :
- l’Abstraction des dix premières années et son abandon progressif,
- l’affirmation de la figuration et
l’irruption du réel dans la peinture,
- les lieux de la scène et
le rôle de la narration dans l’organisation de l’espace pictural,
- le tableau traité comme détail et
la place de l’imaginaire ainsi suggéré.
L’Abstraction et son dÉpassement
A la recherche d’un art universel, Hélion conçoit la peinture comme un art pur, comparable à la musique et à l’architecture. Mais l’Abstraction des dix premières années va progressivement faire place à l’introduction de Figures qui, des plus simplifiées et géométriques aux plus complexes, accompagnera toute son œuvre.
En 1927 Hélion s’installe dans un atelier
de Montmartre et se consacre entièrement à la peinture. Comme d’autres artistes, Dubuffet par
exemple, il est aussi attiré par l’écriture, en particulier la poésie à laquelle
il s’exerce dès 1921, après avoir lu Rimbaud, Jules
Laforgue et Tristan
Corbière. « Les mots coulaient facilement de ma
bouche et s’accrochaient aux choses et aux sentiments également. Déjà je
bredouillais des poésies, des phrases dont les bouts rimaient voluptueusement. » (Jean
Hélion, A perte de vue, Paris, IMEC Editions, 1996.) Cet amour
de la langue ne le quittera jamais, et ses écrits, même sous la forme de Carnets,
de Mémoires et de Journal, ont toujours la tournure juste pour rendre au plus près les événements,
les sensations, la vie. Plus tard (en 1947) il appellera ses tableaux des « phrases
visuelles », et réalisera des toiles qui se lisent de gauche à droite,
comme des poèmes. Mais c’est néanmoins la peinture qui aura le dessus, et
comme il le relate dans son Journal, la vue au Louvre du Poussin et
de Philippe
de Champaigne fera sur lui un effet
extraordinaire. « Je suis sorti du Louvre transformé. »
Toujours en 1927, il découvre l’art moderne et, après son déménagement à Montparnasse,
il est marqué par Léger et par la peinture intellectuelle et
mathématique de Mondrian et de Pevsner. Il conçoit, à l’époque,
la peinture comme un art non représentatif,
un art abstrait pur, comparable en cela à la musique et à l’architecture.
Dans le premier et le seul numéro de la revue Art concret,
qu’il publie en avril 1930, il défend un art universel qui échapperait
aux personnalités comme aux époques. Cet art, écrit-il,
qui « appartient au domaine des certitudes constantes, est contrôlable
par la logique. […] Les mathématiques concrétisent des certitudes constantes
avec des formules ; la peinture le fait avec des couleurs. Donc mathématiques
et peinture ont des relations essentielles. » Hélion se lance alors
dans une abstraction géométrique proche du néoplasticisme de Mondrian.
Composition
orthogonale, 1930
Huile sur toile, 100 x 81 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2007
Ce tableau, d’une géométrie rigoureuse,
se fonde sur l’articulation des orthogonales avec les surfaces de couleurs
primaires. Il fait penser aux compositions de Mondrian mais, à y regarder
de près, la grille où s’inscrivent les couleurs a cédé la place à quelque
chose de plus arbitraire. En effet, la ligne noire est ici parfois structure et
parfois surface de couleur,
introduisant un mouvement, une tension et une recherche de rythme qui annoncent
ses prochains Equilibres. Comme le note Didier Ottinger, « Hélion « abstrait » joue
avec le sérieux engoncé des militants du purisme, comme Hélion « figuratif » jouera
avec les conventions et les stéréotypes du réalisme. » (Jean Hélion,
Centre Pompidou, 1992.)
Equilibre,
1933,
Huile sur toile, 81 x 100 cm
Hamburger Kunsthalle, Hambourg
Hélion met en œuvre toutes les possibilités
et combinaisons que peuvent produire entre elles des formes exclusivement
géométriques. Ainsi, aux Compositions succèderont les Tensions,
qui naissent du rapport entre courbes et droites et de leur dynamisme. En
1933, son abstraction devient plus complexe et abandonne
la rigidité géométrique et mathématique pour s’intéresser à la biologie et
aux formes organiques. Aux formes définies succèderont les formes
en devenir.
La série des Equilibres exprime ce passage. Des formes ou des
mouvements plus souples se mettent alors en place, ses barres deviennent
des éléments réagissant et se prêtant à un balancement induit par des courbes
qui se plient comme des tiges. Hélion s’approche de Miró, du biomorphisme
de Arp et de Calder qui
rêvait de mettre en mouvement ses formes. « L’universel,
le général, le permanent, ne signifient rien de bien clair. N’en parlons
plus pour quelque temps » (Jean Hélion, Abstraction-Création,
n°2, 1933), s’exclame-t-il à la même époque, se tournant résolument du
côté de la vie.
Figure
rose, 1937
Huile sur toile, 133 x 97 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2007
Si les Compositions, Tensions et Equilibres se déploient à la
surface de la toile, dès 1934 on assiste à une étrange condensation et à une
imbrication des formes dans sa peinture qui, modelée, suggère le volume et un espace
profond.
Solidement bâtie, Figure rose se dénoue dans l’espace
de la représentation, dans un mouvement torsadé qui semble avancer vers
le spectateur, détachant la figure de son fond.
Tout en s’agissant d’œuvres abstraites, le cylindre semble suggérer un
cou et l’ovale une tête, tandis que la forme grise, à droite, pourrait
faire penser à un chapeau. Le titre, Figure,
est déjà là, annonçant l’œuvre à venir. Ces Figures ont trouvé parmi
leurs admirateurs le peintre Robert
Motherwell qui s’extasie devant elles et voit en Hélion un des
meilleurs peintres abstraits de New York. Mais Hélion est désormais sur la
voie de la figuration et laisse que son art abstrait « se développe
vers sa fin ».
« Je voulais laisser mon art abstrait se développer vers sa fin que j’acceptais,
vers une concordance magnifique entre le moderne et le classicisme. »(Jean
Hélion, A perte de vue, op. cit.)
Figure
tombée, 1939
Huile sur toile, 126,2 x 164,3 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2007
Dès 1939, avec Figure tombée,
Hélion rompt avec l’idéal abstrait qu’il avait associé à une forme d’utopie
sociale rêvée par Mondrian et par les constructivistes russes. L’année
1939 n’est pas propice au rêve et la Russie des bolcheviques se rallie
aux nazis.
Tout en restant encore une œuvre abstraite, le sens de ce tableau est celui
d’une chute, marquant un abandon et un tournant radical de son art. Passage
de l’idéal à la vie avec son mouvement et ses contradictions.
Ainsi, comme l’artiste le note clairement, cette œuvre est comme un « monument à son
aventure », où l’abstraction « prend la forme d’un écoulement dans
l’espace ».
« Ce tableau s ‘appelle aujourd’hui Figure tombée, et
je puis dire qu’il est célèbre. Mais parallèlement
d’autres manœuvres, d’autres révolutions, d’autres troubles agitaient le monde
et le démolissaient comme j’avais moi-même détruit mon abstraction. Sous prétexte
de mûrir, il s’effondrait lui-même. On entendait des bruits de bottes. Hitler
tonitruait : la radio déjà rapportait ses discours incohérents comme des
paroles bouillantes. Chacun pressentait la chute proche. Mais dans le silence
de mon atelier, je me hâtais lentement. Je cherchais à mener mon œuvre à bout,
c’est-à-dire redécouvrir le monde en clair : à le nommer insolemment. » (Jean
Hélion, A perte de vue, op. cit.).
Très beau passage qui illustre comment, à des questions de poétique interne à son œuvre
qui allait inéluctablement vers la figuration, s’ajoute la dimension
de l’histoire. L’écriture d’Hélion,
très suggestive et en prise avec le réel, fait émerger les choses : « le
terrible bruit de bottes », les « paroles bouillantes » de
haine, affectionne l’oxymore : « je me hâtais lentement »,
surprend toujours dans sa « nomination insolente » du monde.
Sa peinture ira aussi dans ce sens, mais toujours dans une très grande clarté formelle
et intellectuelle à l’image des grands peintres classiques, Poussin et Philippe
de Champaigne vers lesquels il se retourne à l’époque.
L’œuvre d’Hélion est exemplaire pour aborder en classe l’abstraction dans
sa forme la plus rigoureuse. L’enseignant pourra souligner la différence
entre le purisme géométrique des premières Compositions et Tensions,
et d’autres manifestations du mouvement abstrait, notamment l’abstraction lyrique de
Kandinsky.
Il sera aussi fructueux de suivre la progressive
avancée vers
la figuration chez Hélion, à travers ces œuvres clefs que sont les Figures,
où, tout en affirmant l’abstraction, l’artiste
est déjà tenté par autre chose. La figuration s’annonce alors par
l’introduction d’un espace profond, l’émergence de volumes, leur
modulation par la couleur et l’allusion à des silhouettes humaines.
De la même façon, dans ses œuvres figuratives, on pourra saisir des
traits abstraits, Hélion conservant une certaine géométrie dans la
construction de l’espace, dans les décors et dans les figures.
L’affirmation de la figuration
L’affirmation de la figuration et l’irruption du réel dans la peinture vont de paire chez Hélion avec la réinterprétation des genres canoniques, parmi lesquels le nu a une place particulière.
Le commencement du grand conflit mondial
interrompt cette figuration naissante. Hélion quitte New York pour être mobilisé en
janvier 1940. « Le moindre village où nous manœuvrions me paraissait
sublime, les maisons étaient des volumes parfaits, les gens qui circulaient
dans les rues faisaient des gestes, des jambages, d’une complexité inouïe
et très simple. J’admirais les fissures, les plissements des volets, les
craquelures et, derrière les maisons, les gestes éperdus des arbres [...] » (Jean
Hélion, A perte de vue, op. cit.)
Cette sensibilité au réel reviendra dans sa peinture, elle
aussi empreinte de gestes simples, comme celui de lire un journal, d’allumer
une cigarette, de poser dans l'encadrement d'une fenêtre, dans des espaces
souvent géométriques.
En 1942, Hélion, qui avait été fait prisonnier par les Allemands, s’évade,
rejoint Paris et s’y cache avec l’aide d’une amie. Il traverse la France
et arrive à Marseille. Il dessine dans des carnets et définit ces dessins
comme des « tentatives de renouer avec le monde, libéré du Stalag d’abord
et de l’abstraction ensuite. » (Ibid.) Après la guerre et son bouleversement,
Hélion ne peut plus se remettre à l’abstraction.
Avec la peinture figurative, ce sont les genres les plus classiques qu’Hélion
revisite de façon toujours singulière.
Les nus et les natures mortes vont envahir son atelier. « Je me
suis prouvé en dessinant d’après nature que je pouvais le faire comme un
autre ; mais jamais ce que j’ai produit ne m’a paru vrai comme ces choses
qui sortent de ma tête et de mon cœur. Je crois qu’à présent je ne cesserai
pas de dessiner d’après nature, mais toujours en vue de ce que j’ai conçu. », écrit-il
en 1939. (Lettre inédite de Jean Hélion à P.-G. Bruguière, R.B., 26 mai 1939).
Cette tension entre une vision intérieure, une vision qui est pensée et verbe,
et le rapport au réel est ce qui confère à ces œuvres une empreinte particulière.
La peinture de nu, sujet battu
depuis des siècles, mais qui lui paraît à peine effleuré, va l’occuper tout
particulièrement. En 1946, il se lance avec enthousiasme dans une série de
nus accoudés, et l’été à Cagnes-sur-mer, il peint des nus tout en dessinant
d’après sa femme. « Je commence à force de dessiner Pegeen, et
de penser, à savoir ce qu’est un nu et d’y trouver de quoi satisfaire mon
imagination. » Le programme est donné et l’artiste s’y tiendra toute
une vie : observer et penser, épuiser l’imaginaire tout en
gardant la référence au réel.
Nu
accoudé, 1948-49
Huile sur toile, 116 x 81 cm
Collection David Hélion
© Adagp, Paris 2007
Assise, les yeux fermés, les coudes sur
les genoux et la tête entre les mains, une jeune femme pose, dans une chambre
aux tonalités douces et chaudes où la peinture s’écaille par endroits. Son
corps fluide et ligneux à la fois n’est pas sans évoquer les raideurs de l’art
roman que le peintre aimait. Ses genoux
font face au spectateur et le regard s’insinue, happé par le triangle noir
qui se délimite au fond du sillon des cuisses.
Nu accoudé, Hélion a beaucoup hésité sur ce titre car il le
trouvait très banal. En effet, ce titre ne peut pas lui suffire car, dans
ses nus, l’artiste dépasse la simple thématique du
genre, il célèbre celle qu’il appelle « la femme temple ».
Ses figures sont souvent des allégories,
des personnifications d’idées qui dépassent
la ressemblance au modèle. A une époque où la peinture se devait de rester
dans l’opacité de son signifiant (matière, couleur), Hélion vise la
signification de l’œuvre.
« Ça c’est la femme temple. Temple de bras,
temple
de jambes
où repose
l’autel
de la vie. » (Jean Hélion, Journal d’un peintre, Carnets 1929-1962
et 1963-1984, Maeght Editions, Paris, 1992.)
Comme le note Didier Ottinger, « Désormais en possession d’un vocabulaire
complexe de postures et de significations, Jean Hélion va composer ce que
lui-même nomme des « phrases visuelles ». Ce souci littéraire,
une fois encore, se situe aux antipodes des préoccupations de ses contemporains.
Alors que, de Gaëtan Picon à André Malraux et Georges
Bataille, s’impose l’idée d’une peinture moderne née du dépassement
de sa dimension de narration ou d’illustration, Hélion s’efforce de composer
des peintures qui se lisent comme des poèmes. » (Didier Ottinger, Jean
Hélion, op. cit.).
Nu étoilé au
fumeur et au journalier,
1949
Huile sur toile, 152 x 200 cm
Collection particulière
A l’intérieur d’un atelier, un nu féminin
allongé se découpe sur un rideau blanc qui instaure le lien entre l’espace
interne et la fenêtre donnant sur l’extérieur où se profilent, à gauche et à droite,
deux personnages masculins. Conformément à la syntaxe spatiale d’un grand
nombre d’œuvres d’Hélion, la composition est tripartite.
Le lecteur de journal et l’allumeur de cigarette sont des personnages qui
reviennent souvent dans ses tableaux. Ils incarnent des gestes simples et
quotidiens de notre modernité, qu’Hélion célèbre, fidèle au mythe baudelairien
d’une beauté nouvelle née au sein de la vie urbaine.
Contrairement à la tradition picturale, la fenêtre, entravée par les deux
figures masculines, ne s’ouvre pas vers un espace extérieur se déployant à l’infini,
mais vers l’intérieur même où se porte le regard, à savoir sur le corps féminin,
dont les membres, bras gauche et droit, jambes gauche et droite, dessinent
autant de triangles, allusion au triangle central du sexe de la femme, ici
surdéterminé de sens.
Entre le grand pan du drap blanc, le rouge du tapis au sol et le bleu du
ciel qui se profile derrière les figures masculines, l’œuvre joue les grandes oppositions
chromatiques. Contraste que l’on trouve
aussi au cœur de la composition assemblant, audacieusement, intérieur et
extérieur, scènes de rue et d’atelier juxtaposées et pourtant distinctes
dans une rencontre qui n’est pas sans évoquer la poésie de l’insolite chère
aux surréalistes. L’opposition, le contraste
avec des éléments hétérogènes rend cette peinture de nu vivante, l’inscrivant
dans une scène où l’objet du regard côtoie celui du désir.
Odalisque,
1953
Huile sur toile, 60 x 92 cm
Collection particulière
Au début des années cinquante, Hélion,
de plus en plus intéressé par les maîtres anciens - Ingres, David,
Rembrandt, Raphaël, les Espagnols et Caravage -,
se mesure de plus près au thème du nu à l’atelier avec un clin
d’œil évident à Ingres dans le titre du tableau. « Qu’ai-je
en vue ? Egaler les plus grands maîtres de tous les temps. Que vais-je
peindre, tout simplement la vie de mon temps », se proposait « tout
simplement » l’artiste à l’époque !
Hélion a donné deux versions de ce tableau, où le modèle est le même et où seuls
changent des éléments du décor et la position de la femme allongée. Toutes
deux s’inscrivent dans la tradition de la Vénus d’Urbin du Titien,
de la Maya nue de Goya et
de l’Olympia de Manet.
Dans cette version, la femme n’est plus
dans le sommeil. Elle pose, les jambes ouvertes, en train d’allonger une
main vers une petite coupe au sol. La scène se passe dans l’atelier où, sur
un sommier partiellement recouvert d’un drap blanc, est étendue la jeune
femme. A ses pieds la coupe et, à côté, une plante verte à moitié fanée,
allusion au temps qui passe et à la mort, laquelle remplace les chrysanthèmes,
plante funéraire par excellence, figurant dans l’autre version.
La palette présente, dans les deux cas, des tons plus chauds qu’auparavant et les couleurs se rapprochent des teintes naturelles
du drap, de la couverture de lit bleu, du drapé ocre rouge au mur. Hélion
se veut au plus près du réel des choses qu’il s’agit de révéler. La
touche se fait plus sensuelle, plus vibrante, et proche de la réalité de
l’objet que l’artiste doit saisir. Hélion abandonne
les aplats de couleur et les plans rigoureux pour célébrer la vie
dans toute sa pulsation. La touche riche
est au service d’un tel programme et se retrouvera dans les natures mortes
et les nus de l’époque.
Les deux genres se trouvent ici réunis par la présence, à côté du nu, de
la plante fanée et de la coupe ; du livre ouvert, de la même coupe et
des chrysanthèmes flétris dans l’autre version. Cette fleur, à laquelle il
consacrera une trentaine de variations, lui semble contenir « dans l’élan
de la tige jusqu’aux lanières des pétales toute la vie ». Il lit Heidegger,
le grand philosophe de la richesse abyssale de l’être qui se voile et qu’il
faut faire advenir par la poésie et l’art. Sa lecture, qui va dans le sens
de ses propres recherches, le bouleverse.
Ce nu, où à la chair vibrante de
vie répondent une coupe presque vide et une plante qui se fane, est traversé comme
d’un frisson, par l’allusion à la mort déjà en œuvre. Il anticipe sur maints
tableaux dont les sujets seront les vanités, les cranes qui hanteront, dans
ces années cinquante, sa peinture.
Hélion est un peintre qui affectionne la narration. Il construit ses tableaux, surtout les plus complexes, comme une phrase qui se déploie dans l’espace, articulant des scènes d’intérieur et d’extérieur qui coexistent singulièrement et jouent sur l’ambiguïté de l’image picturale.
Comme tous les peintres qui affectionnent
la narration en peinture, Hélion fait de l’espace de la représentation une
scène à plusieurs temps. Que l’on pense à un
exemple des plus illustres et plus anciens dans le genre, Masaccio,
que l’artiste aimait ! Déjà en 1430, dans son
célèbre Tribut (Florence, Eglise du Carmine, Chapelle Brancacci),
celui-ci réunit trois temps de la narration évangélique en faisant coïncider
mesures de temps et mesures de l’espace. Mais le peintre florentin, pour
créer la simultanéité, met le premier temps au centre, le troisième à droite
et le deuxième à gauche, tandis que les tableaux d’Hélion, souvent articulés
en trois parties, se lisent comme l’écriture, de gauche à droite.
Au lieu strict du fait pictural se substitue la scène, plus ample, impliquant
plusieurs espaces, parfois contradictoires, où le dedans et le dehors, la
ville et l’atelier coexistent. L’imagination est aussitôt sollicitée
par la vue, car le tableau « dit » mais
autrement qu’une phrase, sans affirmer textuellement, suggérant toujours.
Hélion joue de cette ambiguïté de l’image picturale attirée par les mouvements
de l’écriture et déployant néanmoins les pouvoirs de la peinture.
Au
cycliste, 1939
Huile sur toile, 132 x 180,5 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2007
Parallèlement à Figure tombée, Hélion peint Au cycliste, sa première toile figurative de grand format. Comme à chaque fois, il manifeste le besoin de noter ce qui se passe dans le tableau : « Cette peinture tellement austère, tellement concentrée que je pratiquais alors m’a amené à un besoin irrésistible, impérieux, d’ouvrir la fenêtre, de parler à la nature sans distance aucune, de la tutoyer quelque part. J’ai peint un homme sur un vélo et cet homme est allé aux choses, aux fleurs, aux paysages, aux femmes. » (Propos recueillis par Maïten Boisset, « C’est l’heure d’aller voir Hélion », Le Matin, 22 juin 1984.)
Le lexique de ses grandes compositions à venir est déjà partiellement en
place : l’homme, la femme, une figure dans la rue. L’espace s’articule
en trois temps. A gauche, la figure du cycliste sur une ligne oblique évoque
la perspective et la profondeur d’une rue. Au centre, dans l’embrasure d’une
porte, un homme en costume et chapeau, parapluie et cigarette à la main,
descend une marche. A la fenêtre, une femme nous fait face. Au sol, une allumette éteinte
contraste avec une feuille verte de vie.
Le tableau se lit dans un système binaire d’oppositions. En
effet les figures, solidement bâties en volumes schématiques, ont leurs attributs
sémantiques qui les opposent : l’homme au parapluie et à la cigarette sort,
la femme reste et tient une plante symbole de vie, tandis que le cycliste
s’abîme dans sa fonction de faire tourner les cercles des roues et avec elles
l’espace. Ces alternances d’attitudes opposées évoquent ce que Michel Tournier
a remarqué au sujet de l’art d’Hélion et qui lui semble caractériser
son oeuvre : un mouvement de « systole et diastole, implosion et
explosion ».
La solitude des personnages est palpable. Ils sont comme des monades appartenant à des
mondes radicalement différents et pourtant réunis dans la même scène. La
couleur se limite aux seules variations du bleu et des gris, et le réel est
comme décanté par le filtre du monochrome qui ajoute de la rigueur à la géométrie
des personnages. Condensé comme une « phrase visuelle » qui
pourrait se développer en un texte, le tableau nous invite à continuer, mais
dans un autre espace, l’histoire.
L’escalier,
1944,
Huile sur toile, 130 x 97 cm
Collection particulière, Paris
L’escalier s’impose par sa curieuse structure
bipartite. Ici Hélion ne met pas en
scène plusieurs espaces, mais concentre l’action en deux
temps,
dans le même espace ambigu entre dedans et dehors, un escalier, lieu
de transition par excellence, intérieur par rapport à la rue, extérieur
par rapport à la chambre.
La composition est axée sur deux personnages, l’un vu de face et l’autre
vu de dos, en train de monter l'escalier. La typologie commune aux deux
figures, chapeau, costume sombre, laisse dans un premier temps ouverte la
possibilité qu’il s’agisse du même personnage à deux
moments différents de sa montée, le tableau donnant à voir comme deux photogrammes
d’une séquence filmique que le peintre n’enchaîne pas mais laisse dans leur
temporalité et spatialité propres. A cette dualité répond celle de la couleur
jouant sur le contraste des rouges et des bleus.
Ce tableau contient quelque chose de voluptueux dans le tournoiement de la
montée à colimaçon, la représentation de l’espace amorce une spirale
enveloppante. Le lacet déjà défait de
l’homme qui monte l’escalier montre son impatience. Une ellipse, un hiatus
dans la représentation élide le troisième temps que le spectateur
se doit de combler, comme dans d’autres tableaux d’Hélion,
où domine un certain suspens.
Allusion peut-être à une scène d’amour
que son œuvre suggère à plusieurs reprises, et de façon manifeste dans Le
goûter, et qui serait d’autant plus forte
ici qu’elle est discrète ? La montée de l’escalier n’est-elle pas associée,
dans une symbolique psychanalytique, à celle du plaisir ?
A
rebours, 1947
Huile sur toile, 113,5 x 146 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris
© Adagp, Paris 2007
S’agissant d’Hélion, grand lecteur de
littérature, le titre de ce tableau ne peut pas ne pas évoquer celui, homonyme,
du célèbre roman d’Huysmans (1848-1907), où le protagoniste, Des Esseintes,
incarne le mal des époques
décadentes, où l’on cherche désespérément du nouveau. Mais Hélion ne cherche
plus du nouveau. Revenu de l’idéal pur de l’abstraction et des avant-gardes,
il va à contre sens du mouvement général de l’art et reprend autrement le
même. Ainsi, ici, le thème classique du peintre et de son modèle est
traité de façon originale. Hélion, encensé par
les critiques pendant sa période abstraite, est maintenant âprement dénigré par
les mêmes, dont un écrit : « Je n’ai jamais vu la peinture insultée
de la sorte. »
Comme souvent chez lui, il s’agit d’une œuvre qui résume son parcours pictural
et annonce son programme. L’œuvre, tripartite, se lit de gauche à droite et
indique le sens du devenir de sa peinture.
A gauche, une toile sur un chevalet est une citation de la série des Equilibres,
avec en haut les dernières syllabes du mot vitrine, renvoyant aussi à la
négation : ne. Négation de l’abstraction
et de son enfermement dans le lieu fermé de la galerie d’art. A droite, débordant
les cadres et les espaces clos, s’oppose le nu renversé d’une femme allongée
dépassant, par sa chevelure, le cadre strict de la peinture pour accéder
au mouvement
de la vie. Entre les deux, la figure du peintre redessinant avec
ses mains le sexe de la femme qui, dans son allusion à la vie, consacre le
mouvement « à rebours » de sa peinture. Sorti des stérilités de
l’abstraction, le peintre se retourne vers les espaces sensibles de la vie.
Triptyque
du Dragon, 1967
Acrylique sur toile, panneau central :
275 x 425 cm, panneaux latéraux : 275 x 225 cm
Fonds régional d’art contemporain de Bretagne
© Adagp, Paris 2007
Dans cet immense tableau en trois volets,
Hélion résume, une fois encore, les différentes étapes de son art et réalise
son rêve de construire une ville en plusieurs tableaux.
Peintre de la vie quotidienne, des gestes les plus communs,
il n’en dote pas moins ses figures - que ce soit l’homme en train de lire
son journal, l’égoutier sortant de la terre et de ses profondeurs, ou l’allumeur
de feu - d’un sens allégorique qui
dépasse le geste quotidien, figures de Prométhée volant le feu aux dieux
ou du poète côtoyant les passants ordinaires.
Toute cette foule se trouve réunie dans le Triptyque du Dragon,
titre qui rappelle la rue de la galerie où il fut exposé. Dans
son ouvrage, A perte de vue, Hélion
donne de cette œuvre une description précise. Le volet de gauche est un café où résident
les témoins de la scène. Une boutique de tableaux modernes, où figurent les
différentes étapes de son travail, occupe le panneau du milieu. En bas de
la vitrine, une foule de passants. Dans un escalier, à droite, un couple
d’amoureux et quelqu’un qui monte les marches. A l’inverse de ce mouvement
ascendant, un égoutier sort d’un trou : « C’est l’homme d’en dessous,
l’homme d’en dedans, l’âme des choses », précise l’artiste. Dans le
panneau de droite, une autre boutique, qui est un souvenir de New York, avec
un mannequin et un marchand. Dans la rue, un garçon sur un solex, lequel, écrit
le peintre, pourrait être son fils.
Hélion réunit ici différents moments de sa vie. Cette œuvre,
où dialogue la peinture dans la peinture, veut épouser l’échelle réelle
de la vie. Les panneaux
tapissent les murs de la galerie, suivant la forme du lieu dans un trompe-l’œil
où l’artiste joue du rapport entre le réel et la représentation. La
touche se fait lyrique, annonçant les œuvres
des années 70 et 80. Les modulations des valeurs d’une même couleur font
vriller les formes, habitées d’un mouvement qui dépasse celui de la simple
description d’une gestuelle.
Désormais, la scène englobe la totalité de l’univers de l’artiste. Les figures
reviennent d’un tableau à l’autre, évoquant en cela même un procédé littéraire,
dont Balzac avait été le principal
représentant, celui du retour des personnages à des années de distance et
dans d’autres romans, au sein de La Comédie humaine.
A Paris, Hélion recherche le contact avec des écrivains et
compte parmi ses amis plusieurs poètes comme René Char, Francis Ponge,
André du Bouchet, Yves Bonnefoy.
Comme
nous venons de le voir, ses œuvres - par leur composition en plusieurs temps,
le caractère narratif
de leurs scènes, les ellipses de la narration, les allégories de la figuration,
le retour des personnages - mettent en jeu des procédés éminemment littéraires. (Cf., à ce
propos, Henry-Claude Cousseau, Hélion, Editions du Regard, 1992.)
Le
travail de Jean Hélion est donc
particulièrement propice à un rapprochement peinture-écriture que les professeurs
d’arts plastiques et de français pourront travailler lors d’une visite
et en classe. Le professeur d’arts plastiques pourra encore mettre son œuvre
en perspective en la comparant avec des exemples anciens où des peintres
ont illustré des histoires et légendes : Pisanello, Piero
della Francesca, par exemple,
et aussi avec les peintres contemporains qu’elle a inspirés, ceux
de la Figuration narrative et, en particulier, Arroyo et Aillaud.
Des tableaux comme des dÉtails
Hélion consacre d’importantes peintures à de curieuses natures mortes qui, insidieusement, nous interpellent non pas en tant qu’œuvres autonomes, mais comme des parties d’un tout dont elles se seraient provisoirement échappées. Suggérant d’autres espaces, enclenchant des histoires, elles ouvrent la place à la dimension de l’imaginaire qui complète ce que l’œuvre suggère.
Si les mêmes figures reviennent à plusieurs
reprises dans l’œuvre d’Hélion, il en va de même pour les natures mortes,
autre genre canonique qui, avec les nus, peuple, dès ses débuts dans la figuration,
son atelier. Ainsi telle nature morte, qui a pu être à elle seule le sujet
d’un tableau, revient, comme un détail, dans une composition plus vaste,
provoquant un curieux effet de déjà vu, de retour du même, qui n’est jamais
un retour au même. Son œuvre se donne à voir comme un tissu d’échos et
de renvois, de retours et de citations.
Mais, même quand elles constituent à elles seules le tableau, ces natures
mortes apparaissent comme des détails, parties d’un ensemble dont on ne connaîtra
jamais le tout et auquel elles renvoient en tiraillant le regard du spectateur,
son désir d’en voir et d’en savoir plus. Plus que des natures mortes immobiles
pour l’éternité, elles semblent des fragments d’une scène momentanée et éphémère,
et leur assemblage, occasionnel et fortuit. L’essence de la nature morte
en est ébranlée.
Nature morte à la citrouille, 1948
Huile sur toile, 140 x 70 cm
Fonds national d’art contemporain - Ministère de la Culture et de la Communication,
Paris
Au printemps 1948, Hélion entreprend
une série de natures mortes. Des objets qui lui étaient familiers reviennent,
comme la table ou le parapluie déjà peints en 1939. Le pain, objet surdéterminé de
sens chez Hélion, vient habiter aussi ses natures mortes. « Je sais à présent
déchiffrer les objets, écrit-il dans ses Carnets. Je connais et peux
exprimer leur vie propre .»
Un autre objet de son passé revient en force en avril 1948, la citrouille. « A
présent tout le sens charnel, la lourdeur éclatante de ce légume vulgaire
et de pauvre m’éblouit. » Ce fruit lui apparaît, avec le hareng saur, « ce
qu’il y a de plus resplendissant dans les cuisines ». Le problème plastique
d’Hélion était à l’époque celui de « loger la couleur dans les volumes »,
comme il le note dans ses Carnets, et ce légume généreux s’y prête à merveille. « Ce
fruit d’or, ce fruit couchant, cette caverne d’Ali Baba dès qu’on l’a éventré »,
note encore l’artiste en 1952, hantera toute son œuvre. Hélion, très proche
de Ponge dans le rendu de l’objet dont il défait l’enveloppe
sensible pour mettre à nu son être profond et caché, s’attaque à ce légume,
l’habitant de l’intérieur, peignant et évoquant dans ses écrits, au-delà de
sa beauté extérieure, « des cavernes de stalactites dans son ventre
filandreux. »
Ces remarques qu’Hélion écrit le 12 novembre 1947, au sujet du dessin, s’appliquent
aussi à sa peinture : « Imaginer, tant qu’on voudra, mais toujours dans
le sens de la réalité, pour la comprendre, la continuer même… Dessiner est
une opération des yeux en mouvement, qui tournent autour des choses, et savent
l’envers quand ils voient l’endroit. Dessiner n’est pas voir autant que montrer.
C’est révéler. Révéler quoi ? Ce qui est, ce qu’on sait qui est et tout
ce que cela fait naître en moi. »
Ici sont réunis, autour du solide volume coloré, des objets qui semblent
sortis d’une de ses scènes journalières avec personnages. La citrouille pose,
au milieu de la composition, immense et ouverte dans sa splendeur orangée,
qui l’oppose au gris du mur, dans un beau contraste lumineux, rythmé par
la verticale du parapluie sombre au sol, « comme une belle fleur de
soie noire » (Michel Tournier).
Encore au sol, une chaussure, une lettre à l’adresse du peintre, une baguette,
un journal. Contrairement aux natures mortes classiques où les objets posent
sur un plan à la hauteur du regard du spectateur, l’agencement des objets
dans l’espace demande un regard en plongée,
comme s’il s’agissait, ici, du détail d’une composition plus vaste vers lequel
on baisserait le regard avant de le relever vers d’autres espaces. A cette
particularité perceptive s’ajoute celle de la pose éphémère, arbitraire et
casuelle des objets - la disproportion de la courge et de son support,
l’équilibre instable du parapluie sur la table, la chaussure délacée et dépareillée
- qui s’oppose à l’imperturbable fixité des natures mortes.
Ici, la nature morte en appelle à d’autres scènes, elle est tension
visuelle et sémantique vers
une totalité dont elle n’est que la
partie. L’œil veut en voir plus et l’imagination inscrit déjà la chaussure,
la lettre, le journal, le désordre des choses dans une possible
histoire qui déborde le cadre du tableau.
Au sujet d’une autre nature morte, Nature morte aux deux parapluies,
de la même année, Hélion écrit que « cette nature morte est celle des
objets appartenant aux lecteurs et à l’homme assis de la Grande scène
journalière rouge et grise. »
Des « scènes journalières » aux natures mortes, c’est comme un
long regard qui se trame et se renvoie d’un tableau à l’autre, où l’autocitation
et l’autoréférentialité sont particulièrement denses.
Nature
morte à l’œillet,
1948
Huile sur toile, 95 x 65 cm
Collection particulière
Placée contre un mur, une table se détache,
minuscule, sur laquelle sont posés deux chapeaux masculins, un œillet, un
parapluie et un journal. Le noir du parapluie, le blanc de la nappe, l’ocre
rouge du mur, le gris du sol forment une belle et sobre harmonie chromatique.
Chez Hélion, le parapluie est de ces objets récurrents qui, selon qu’il soit
fermé ou ouvert, offre une grande richesse formelle. Mais placé en léger
appui, il pourrait tomber et ce groupement d’objets prendre alors une autre
tournure.
L’événement est ce qui pourrait à tout
instant arriver dans ces natures mortes pour en changer l’équilibre, et y inscrire
le temps. La nature morte a ici le caractère
condensé des images de rêve et demande au spectateur d’en déployer le sens
en continuant la chaîne associative à laquelle renvoie chaque élément.
Hélion disait, à propos des différents motifs réunis dans un tableau, qu’ils étaient
là pour « signifier quelque chose, poétiquement, impérieusement ».
Vers quelles significations cachées renvoient ici les deux chapeaux, l’œillet,
la nappe blanche, le journal ? Qui est passé par là et que se passera-t-il
encore ? A la signification poétique de l’agencement des éléments dans
l’ici et maintenant de la composition, s’ajoutent d’autres temporalités,
celles du déroulement d’un récit possible, d’une histoire où seraient pris
les objets.
Le
goûter, 1953
Huile sur toile, 89 x 147 cm
Collection particulière, Paris
Le goûter est plus qu’une nature morte,
c’est un fragment de réel saisi
dans l’instant de sa précipitation.
René Micha (in Jean Hélion, Paris, Flammarion, 1979) écrit
justement à propos des tableaux d’Hélion qu’« ils sont la griffe du
temps dans l’espace […] Ils fixent le mouvement, ils le dissolvent dans l’algèbre
des significations possibles. » Ce tableau, comme les Odalisques de
la même période, présente une touche plus riche
et sensuelle. La couleur aussi se nuance et devient, elle aussi, vibrante.
Sur une table de salon figurent les restes d’un déjeuner, des pommes sortant
du papier, une boîte de sardines ouverte, la veste d’un homme, de la lingerie
féminine, un livre ouvert sur une page. Jamais de façon plus explicite l’œuvre
n’aura été qu’un prélude à un autre espace, une autre
scène, que le tableau laisse entendre.
Il s’agit d’une scène d’amour qui se passerait dans la pièce à côté, mais
d’où le regard du spectateur est exclu. Le tableau est comme la scansion
d’une séquence enchaînant les temps dans les différents plans, dont celui
du tableau serait le plus propice, encore une fois, à l’imagination. Le livre
laissé ouvert dans la précipitation amoureuse est un motif classique de la
littérature du genre, dont l’épisode le plus célèbre est celui de Paolo
et Francesca, les amants malheureux réunis dans l’Enfer de Dante.
Hélion n’oublie pas de signaler la présence du livre dans son carnet du 5
mars 1953 où il pointe les moments forts de son oeuvre : « Sac à pommes
(journal), sac à noix (vert), sac à couilles (pantalon), sac à seins (combinaison),
sac à pieds (chaussures), et peut-on dire que le livre est un sac à poèmes ? »
Le traitement inédit que l’artiste donne au thème de la nature morte, l’inscrivant dans un mouvement plus que jamais habité par celui de la vie, pourrait être une piste pour approcher ce genre classique et voir la subversion subtile qu’il y opère au niveau du sens.
• Abadie Daniel, Hélion ou la force
des choses, Bruxelles, Editions de
la Connaissance, 1975
• Micha René, Jean Hélion,
Paris, Flammarion, 1979
• Cousseau Henri-Claude, Hélion, Paris, Editions du Regard,1992
• Ottinger Didier, Jean
Hélion,
Editions du Centre Pompidou, 1992
• Jean Hélion, catalogue de l’exposition du Centre Pompidou,
2004.
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des
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Texte: Margherita Leoni-Figini, professeur relais de l’Education nationale à la
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Maquette: Michel Fernandez
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'Dossiers pédagogiques'
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