pierre huyghe
Du 25 septembre 2013 au 6 janvier 2014, Galerie sud

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Pierre Huyghe - Untilled (Liegender Frauenakt), 2012


Untilled (Liegender Frauenakt), 2012
Moulage en béton avec une structure autour de la tête entourée d’une ruche, cire, abeilles
Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm ; dimensions de la ruche variables
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Introduction. une œuvre vivanteRetour haut de page

L’exposition, à caractère rétrospectif, avec une cinquantaine de projets, propose une lecture inédite de l'œuvre de Pierre Huyghe, en insistant sur l'aspect performatif et vivant de son travail. La notion d'œuvre vivante engage un rapport nouveau au travail artistique, car elle implique un rythme biologique qui lui est propre et qui ne se plie pas aux règles du musée ni du public. Ainsi, en redéfinissant le statut de l’œuvre, l’artiste renouvelle le format d’exposition, les faisant parfois se superposer et prendre, par exemple, la forme d’un journal, d’un voyage en Antarctique ou d’un calendrier en forme de jardin. Pour l’exposition présentée au Centre Pompidou, la Galerie sud devient un site où se recyclent espace, cimaises et traces de projets passés. Change, également, la place du public. « Je m’intéresse, explique Pierre Huyghe, à l’aspect vital de l’image, à la manière dont une idée, un artefact, un langage peuvent s’écouler dans la réalité contingente, biologique, minérale, physique. Il s’agit d’exposer quelqu’un à quelque chose, plutôt que quelque chose à quelqu’un. »

RedÉfinir le statut de l’Œuvre

Á sa sortie de l'École nationale supérieure des Arts décoratifs de Paris en 1985, Pierre Huyghe, né en 1962 à Paris, commence sa carrière artistique en cofondant le collectif les Frères Ripoulin. Caractérisé par des actions dans l'espace public, du collage d'affiches peintes par exemple, le groupe rassemble des artistes tels que le plasticien Claude Closky ou les peintres Jean Faucheur et Nina Childress. Pierre Huyghe conservera ce goût pour le travail collectif en invitant souvent des artistes, architectes ou scientifiques à collaborer, brouillant, là aussi, le statut de l'œuvre et de son auteur. Il prolonge cette réflexion en questionnant les notions d’interprète et de copyright.

L’enjeu de cette exposition est d’inviter le visiteur à sortir d’un regard « anthropocentré » pour revenir à un environnement où la vie, animale ou minérale, et le contingent peuvent retrouver leurs droits. Il l’invite à prendre le temps d’observer, comme le suggère, à l’entrée de la Galerie sud, le texte de l’écrivain Thomas Clerc où celui-ci témoigne de ce qu’il a vu et entendu lors du vernissage de l’exposition, réactivant la performance de L’Écrivain public, 1995.

Ce dossier propose d’aborder l’œuvre multiforme de Pierre Huyghe sous trois de ses aspects : l’exposition comme monde en soi, l’œuvre comme interrogation du réel, sa relation à l’histoire de l’art.

L'espace d'exposition : un monde en soiRetour haut de page

Pierre Huyghe conçoit l'espace d'exposition comme un monde en soi, en constante évolution et dans un format à chaque fois redéfini. Pour la Galerie sud, il l'a pensé comme une étape singulière de son œuvre où se développent ses enjeux et obsessions − ainsi reprend-il les fils tissés depuis deux décennies et plus particulièrement dans le site en jachère Untilled, 2012, réalisé pour la documenta 13 de Kassel −, comme un microcosme qui tient compte de la vie antérieure du lieu, privilégiant les notions d'in situ et de recyclage, comme un espace physique aussi dont il repousse les limites, montrant par là-même celles du musée.

dimension IN-situ DANS L’œuvre DE PIERRE HUYGHERetour haut de page

Pierre Huyghe - Parvine Curie, Mère Anatolica 1, 1975

Parvine Curie, Mère Anatolica 1, 1975
C.E.S. Pierre de Coubertin, Chevreuse. Courtesy Conseil général des Yvelines
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Pierre Huyghe présente, à l’entrée de l’exposition, l’œuvre de Parvine Curie, Mère Anatolica 1, 1975, comme une ruine contemporaine. Cette sculpture réalisée dans le cadre du 1% artistique pour le collège Pierre de Coubertin de Chevreuse, à partir de laquelle Pierre Huyghe, scolarisé dans l’établissement, s’est sensibilisé à l’art contemporain, a été longtemps laissée à l’abandon dans l’espace public. Endommagée, elle connaît une vie nouvelle à l’intérieur de l’institution. Dans ce même espace, sont diffusées des conférences données par Pontus Hulten à l’Institut des hautes études en arts plastiques à Paris, sur la transmission et la pédagogie. Ce rapprochement propose une sorte de court-circuit entre le visuel et l’auditif. La voix de Pontus Hulten, qui a été le premier directeur du Musée national d’art moderne au Centre Pompidou, s’impose aussi comme une référence in situ dans l’histoire du lieu.

Pierre Huyghe - Timekeeper, 1999

Timekeeper, 1999
Intervention murale in situ, dimensions variables
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

En abordant la Galerie sud, l'artiste se pose sur les traces de la vie du lieu. La scénographie précédente accueillait le travail de l'Américain Mike Kelley. Comme une ville se construit sur d'anciennes fondations s’adaptant à ce qui préexiste, Pierre Huyghe joue avec les vestiges de ce passé proche. Ce rapport au temps transforme l'espace d'exposition qui n'est plus un endroit sans identité, comme neuf à chaque proposition.

L'installation Timekeeper, 1999, s’ancre dans ces traces. Littéralement Timekeeper signifie « conserver le temps ». Comme sur un site archéologique, la surface picturale a été poncée, permettant de rendre apparentes les différentes couches de peinture appliquées au fil du temps, révélant l'histoire du lieu à l’instar des strates géologiques. Tels des anneaux de croissance d’un arbre, l'image prend une allure organique alors qu’elle résulte des traces muséographiques du passé.

Pierre Huyghe - Shore, 2013

Shore, 2013
Intervention murale in situ, dimensions variables
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Plus loin, un mur a été poncé, faisant affleurer une couche verte antérieure, vestige de la présentation de l’œuvre de Guy De Cointet, Tell Me, lors du Nouveau Festival (février 2013), pouvant évoquer une vision des derniers Nymphéas de Monet. Au sol, la matière qui en est tombée se répand comme un sédiment précieux. Au pied du mur, un fossile de tortue est là, comme sur un rivage abandonné et sur lequel le public peut marcher, rappelant les rivages des îles qui n’ont cessé d’inspirer l’artiste.

Les cloisons de l’exposition précédente ayant été conservées, certaines d’entre elles ont  été découpées pour pouvoir implanter les œuvres, ce qui est le cas pour l’installation L’Expédition scintillante, Acte 3, dont un coin de la patinoire apparaît dans une autre salle sous une cimaise entaillée. Pour le film This is not a time for dreaming, autre exemple, sa projection a été aménagée derrière une cloison. Plus que le désir de s'inscrire dans la mémoire du lieu, cette évolution du site procède du recyclage. Elle permet de rendre visible une circulation et des liens entre les éléments.

Lieux de vie pour ÉlÉments vivants, vÉgÉtals et animalsRetour haut de page

Pierre Huyghe - Zoodram 4, 2011 (d'après La Muse endormie de Constantin Brancusi, 1910)

Zoodram 4, 2011 (d’après La Muse endormie de Constantin Brancusi, 1910)
Ecosystème marin vivant, aquarium, masque en résine
d’après La Muse endormie (1910) de Constantin Brancusi,
76 x 134,5 x 98,5 cm
Collection Ishikawa, Okayama, Japon
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Dans ce parcours, à vivre au gré d'une promenade, des microcosmes se développent. Des araignées tissent leurs toiles entre deux cimaises, C.C. Spider, 2011 ; des fourmis tracent une ligne sur un mur, Umwelt, 2011. Ces écosystèmes se développent au milieu du public selon leur propre rythme biologique, indifférents aux horaires d'ouverture. Petits, discrets et imprévisibles, ces insectes peuplent un espace souvent aseptisé, duquel toute vie organique est généralement rejetée. Précisons qu’il n’y a pas (ou plus) de préoccupation écologique chez Huyghe mais une immense sensibilité à la vie.

Les Zoodram sont des mondes marins autonomes. Leurs conditions posées, les animaux choisis évoluent selon leurs propres rythmes dans ces paysages minéraux aux formes étranges, sans qu’aucune intervention ne soit possible. Pour Zoodram 2, 2010, des invertébrés incolores habitent un paysage monochrome aquatique. Leurs mouvements, lents et fluides, animent ce milieu marin qui, selon l'artiste, « peut refléter un état particulier, mental ou émotionnel. »1

Pour Zoodram 4, 2011, un aquarium aux rochers insolites accueille un bernard-l'hermite. La coquille dans laquelle celui-ci s’est logé est la reproduction d’une sculpture de Constantin Brancusi, La Muse endormie (1910). L’œuvre, qui fait partie de la collection du Musée et qui est exposée à l’Atelier Brancusi, évoque le rêve et l'abandon, l'inconscient comme source d'inspiration. Devenue l'habitacle du crustacé, cette tête coupée, qui se déplace hors du temps, transforme l’aquarium en un lieu surréaliste.

Performances : animaux et Êtres humains se dÉplacent dans l'expositionRetour haut de page

Pierre Huyghe - Untilled (Liegender Frauenakt), 2012

Untilled (Liegender Frauenakt), 2012
Moulage en béton avec une structure autour de la tête
entourée d'une ruche, cire, abeilles
Sculpture : 75 x 145 x 45 cm ; socle : 30 x 145 x 55 cm
Dimensions de la ruche variables
Vue de l'exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Ponctuellement, le visiteur va croiser certains personnages issus du répertoire de travail de l’artiste. Ainsi verra-t-il un personnage déambuler portant, tour à tour, une tête d’animal de La Toison d’Or, 1993 − manifestation qui se déroulait dans un parc où des adolescents portaient des têtes d’animaux représentées sur les armoiries d’un ordre médiéval −, ou encore le masque du livre ouvert Player, 2010, de The Host and the Cloud, 2009-2010. La dimension performative réactive le potentiel vivant des propositions de l’artiste où la frontière entre présentation et représentation n’existe plus. L’œuvre Untilled, présentée à la documenta 13, repousse encore les limites de l’art en faveur de ces processus vivants.

Le film A Way in Untilled, 2012, a été réalisé durant l'été 2012 dans le site conçu pour la documenta 13, dans le Karlsaue Park à Kassel. Les plans tournés à la tombée de la nuit montrent des processus organiques, de putréfaction ou de germanisation, autour de la sculpture Untilled (Liegender Frauenakt), 2012, composée d’un corps de femme à demi allongé et d’un essaim d'abeilles en guise de tête. Tout un monde parallèle semble prendre vie sous l'œil de la caméra. Un chien à la patte rose fluorescente semble être le guide de ce film sans narration.

La sculpture composée de ce corps et de l’essaim est présente dans l'exposition. Le chien à la patte rose, dont le nom est Human, se promène dans la galerie, créant une relation physique entre les œuvres, suivant à chaque fois un parcours différent. Human est un chien proche de la famille des lévriers. Sorte de ready-made vivant, il fait référence à la peinture espagnole du 17e siècle. En le croisant le spectateur voit le film se poursuivre dans le réel. Comme la sculpture s’hybride avec l’organique, l’animal s’hybride avec la couleur, sa jambe rose étant la teinte répandue dans le site de la documenta et que l’on retrouve au gré de l’espace, avec le sable rose, dans la Galerie sud.
Pour mettre à distance la sculpture et l’essaim, l’artiste a placé des dalles qu’il a faites extraire de la carrière de pierres de granit en Bretagne, d’où proviennent celles utilisées pour le sol du Centre Pompidou (voir la photographie).

Pierre Huyghe - Masque Player (2010), chien Human (2011-2013), Crystal Cave (2009)

En premier plan de gauche à droite :
Masque Player (2010), chien Human (2011-2013), Crystal Cave (2009)
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Le film The Host and the Cloud, 2009-2010,a été tourné dans les locaux désertés du Musée des arts et traditions populaires, situé dans le Jardin d’acclimatation du Bois de Boulogne. Pierre Huyghe avait pour projet de revivifier ce musée conçu par Georges-Henri Rivière, vidé depuis quelques années du travail de mémoire dont il était chargé, en y réinjectant de la vie : acteurs, animaux, poissons ou papillons, plantes... Une série d’expériences sont menées lors de la Fête des morts, de la Saint-Valentin et de la Fête du travail, quinze acteurs sont soumis à des situations déclenchées par lui mais qu’il laisse évoluer par elles-mêmes.
Des personnages, issus de ses différentes œuvres, se croisent dans le lieu abandonné, permettant des liens entre elles. La copie du tableau de Modigliani par le faussaire De Hory est déballée, un acteur se déplace avec la tête de La Toison d’Or
Séances d’hypnose, d’exorcisme, prises de somnifères altèrent les états de conscience des acteurs. Le couronnement de Bokassa est rejoué, le procès d’Action directe reconstitué. Parfois, certains portent sur leur visage un masque, une sorte de livre ouvert recouvert de petits leds qui l’illuminent.

Dans la Galerie sud, où le film est projeté, de temps à autre passe un personnage portant ce masque qui lui confère un anonymat étrange par la lumière qui s’en échappe. À nouveau la frontière entre espace fictionnel du film et espace muséal est brouillée, l’expérience est réactivée.

« Quand et comment se fabrique le rÉel, et qui le fabrique ? »2Retour haut de page

En utilisant le film, la vidéo, la photo ou la performance, Pierre Huyghe présente des visions fragmentées ou parcellaires de la réalité. On pense à la célèbre affirmation de Robert Filliou : « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Dans le cas de Huyghe, le va-et-vient entre art et vie est permanent, transformant notre relation au monde.

Pierre Huyghe - L'Expédition scintillante, 2002, Acte 2, Untitled (Light Box)Pierre Huyghe - L'Expédition scintillante, 2002, Acte 3, Untitled (Black Ice Stage)

L'Expédition scintillante, 2002, Acte 2, Untitled (Light Box)
Système de fumée et de lumière, son, 200 x 190 x 155 cm

L’Expédition scintillante, 2002, Acte 3, Untitled (Black Ice Stage)
Patinoire de glace noire, patineuse, 30 x 755 x 1007 cm

Vues de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

En 2002, Pierre Huyghe investit le Centre d'art de Bregenz avec le projet intitulé L'Expédition scintillante. Conçue comme une fiction fragmentée, l'exposition crée une situation imaginaire, composée de 3 actes : L’Expédition scintillante, Acte 1, avec neige, pluie et brouillard, inspirée du roman inachevé d'Edgar Allan Poe, Les Aventures d’Arthur Gordon Pym (1838) ; L’Expédition scintillante, Acte 2, une boîte à lumières comprenant un système de fumée se déployant au gré des Gymnopédies d’Erik Satie ; L’Expédition scintillante, Acte 3, où une patineuse improvise une chorégraphie sur une patinoire de glace, aussi sombre qu’un monochrome noir.

Ces éléments préfigurent une expédition en Antarctique qui a lieu en février 2005. Pierre Huyghe navigue alors en compagnie de cinq artistes dans une quête, la recherche d'une île aux confins du Pôle, habitée par un pingouin albinos.
La même année, ce voyage se transforme en spectacle, accompagné par un orchestre symphonique, à la patinoire Wollman de Central Park à New York. Là, les éléments surgissent de l'obscurité et du brouillard par un système d'éclairage élaboré à partir de la partition musicale, celle-ci étant déjà une transcription pour orchestre de la topographie de l'île.

C’est à partir de ces deux expériences, voyage et spectacle, filmées l’une et l’autre, qu’a été constitué le film de 26 minutes : A Journey That Wasn't, présenté dans l’exposition avec l’Acte 2 de L’Expédition scintillante. Ce film révèle ces paysages de glace. Les dispositifs reprennent la nature sublimée.

le climat

Pierre Huyghe - L'Expédition scintillante, 2002, Acte 1, Untitled (Weather Score)

L’Expédition scintillante, 2002, Acte 1, Untitled (Weather Score)
Neige, pluie, brouillard, précipitation programmée
Vue de l’exposition, Centre Pompidou, Galerie sud, 2013

Dans la parcelle de terrain annexée à la Galerie sud, un dispositif de modification du climat a été installé. Brouillard, neige et pluie de L’Expédition scintillante, Acte 1, 2002, vont ainsi accompagner le visiteur dont les sensations, dans leur définition la plus large, vont être mises à contribution : vue altérée par le brouillard, sensation de froid ou d’humidité… Il est conduit à ressentir physiquement les intempéries, en référence au climat fictionnel du roman d’Edgar Poe. Ce sont ses déplacements qui provoquent les changements climatiques. Outre la poésie des flocons qui tombent ou de la masse informe du brouillard, c’est aussi à une perte de repères auquel le visiteur est confronté.

L'art comme BIFURCATION

Pierre Huyghe - Or, 1995

Or, 1995
Événement, San Francisco
Poster, impression offset, 1999, 67 x 100,5 cm

Sous un ciel bleu, deux chemins tracent un Y sur une colline à l'herbe dorée, l’artiste ayant réalisé une bifurcation, alternative symétrique à la première. Or, le titre de cet événement, peut évoquer la couleur et la beauté d’un coin de nature. Mais « or » est aussi une conjonction de coordination qui, tout en reliant deux termes d’un raisonnement, peut les désunir, voire les opposer. Face aux deux chemins de l’image, s’opère le glissement de l’image au mot.
Le spectateur se trouve face à un choix entre deux directions qui, de toute façon, n’ont d’issue ni l’une ni l’autre. L’une a été créée avec le temps, l’autre a été reproduite par l’artiste. Comme une image de la démarche artistique, celui-ci propose ici une alternative, il supplée au naturel en traçant une autre possibilité.

Inscription dans la temporalitÉ

Pierre Huyghe - Streamside Day, 2003

Streamside Day, 2003
Événement, célébration, 11 octobre 2003, Streamside Knolls, État de New York, États-Unis
Film super 16mm et vidéo transféré sur Beta numérique, couleur, son, 26 min

L’artiste − qui avait fondé en 1995 l’Association des temps libérés ayant pour objet « le développement des temps improductifs, pour une réflexion sur les temps libres et l’élaboration d’une société sans travail » − questionne le rapport au temps, à la mémoire collective et réinvente même de nouveaux modes de célébration. Fêtes et rituels sont importants pour toute vie communautaire. Ainsi, pour Streamside Day, 2003, Pierre Huyghe invente une coutume pour célébrer la naissance d’une communauté à Streamside Knolls, bourgade à la frontière de la ville et de la nature, au nord de New York. Constituée de membres qui, au départ, ne se connaissent pas, cette communauté va se souder autour de deux idées, le retour à une nature préservée, témoin d'un passé, et le désir d’être à l'origine d'une société nouvelle.

La cérémonie a lieu le 11 octobre. Le rituel se déroule autour de ce lien privilégié avec la nature et la construction du lotissement. Une parade est organisée, conduite par un joueur de flûte qui précède un cortège des représentants locaux, poste, pompiers, bus scolaire… et qui se clôt par le marchand de glaces.
Des discours inaugurent le repas et le spectacle. Les enfants sont déguisés en animaux et fabriquent des maisons en carton, symboles de cette ville pionnière proche de la nature ; un rite prend forme, quasi fantastique.
En passe de devenir une commémoration inscrite dans le calendrier de la ville, cette fête fait écho à la proposition intitulée One Year Celebration, 2003-2006, pour laquelle Pierre Huyghe a invité des artistes à concevoir des fêtes pour toutes les dates sans événement, comme la fête des gauchers ou l'anniversaire de l'art…

L'artiste et le culturel : Spectacle, cinÉma et œuvres d'artRetour haut de page

Relation À l’histoire de l’art

Outre la réplique de La Muse endormie de Constantin Brancusi, le spectateur peut voir, dans l’exposition, une toile du faussaire de Modigliani, le livre Le Droit à la Paresse de Paul Lafargue ou encore un origami d’après une proposition du collectif canadien General Idea. Plusieurs de ces œuvres posent la question de l’auteur. Le tableau de Modigliani, notamment, a été peint par le faussaire d’origine hongroise, Elmyr de Hory, lequel a réussi à tromper les experts, pendant des années, en vendant des toiles de peintres modernes. Finalement, sa célébrité a conféré de la valeur à ses reproductions et c’est à ce titre que Pierre Huyghe en a fait l’achat. En l’intitulant De Hory Modigliani, 2007, signé Pierre Huyghe, l’artiste met en abyme le travail de réappropriation, clin d’œil à toute citation artistique, pas toujours mentionnée.

Accrochée sur une des cimaises, la partition Silence Score, 1997, est la transcription des sons imperceptibles tirés de l’enregistrement, en 1952, de 4'33" de John Cage, pièce durant laquelle, les musiciens ayant posé leurs instruments, le public est invité à faire l’expérience du silence. Œuvre de l’expérience par essence, cette pièce de John Cage se retrouve immuablement fixée par le geste de Pierre Huyghe.

La rÉalité derriÈre le cinéma

Blanche Neige Lucie, 1997, a consacré l'arrivée de Pierre Huyghe sur la scène artistique internationale. Cette courte séquence révèle le visage de Lucie Dolène qui a été la voix de Blanche Neige dans la version française du film de Walt Disney. Le célèbre air « Un jour, mon prince viendra » a bercé l'enfance de plusieurs générations. Le visage de cette femme vient perturber le souvenir qui en reste. Dans un studio vide de tournage, on la voit fredonner « Un jour, mon prince viendra » pendant qu’apparaît, en sous-titres, son histoire et l’annonce de son procès contre Disney Voice Characters, à propos de droits qu’elle n’aurait pas perçus pour son interprétation. En lisant les sous-titres, le public fait, dans son for intérieur, le même travail de doublage que Lucie Dolène.

Pierre Huyghe - The Third Memory, 1999Pierre Huyghe - The Third Memory, 1999

The Third Memory, 1999
Film, double projection, 9 min, couleur, son, archives papier, film 22 min

The Third Memory, installation exposée dans le Musée (niveau 4, salle 21 bis) en parallèle à l'exposition, joue sur les multiples récits générés par un fait divers célèbre. Le 22 août 1972, le braquage d'une banque à Brooklyn dégénère en prise d'otages médiatisée. L'auteur du braquage, John Wojtowicz, profite des caméras pour faire des revendications extrêmes qui vont de la mise à sa disposition d'un Boeing jusqu’à une forte somme d’argent, pour l'opération de changement de sexe de l'homme qu'il aime.
Le film Dog Day Afternoon de Sydney Lumet, dans lequel Al Pacino joue le rôle du braqueur, est tourné alors que le héros de ce fait divers purge sa peine.

Dans son installation, Pierre Huyghe fait jouer Wojtowicz, alors sorti de prison, plus de 25 ans après les faits et surtout après avoir été incarné par Pacino dans un film désormais célèbre. La mémoire de l’ancien braqueur est troublée par la version cinématographique de sa propre vie, on croit parfois qu’il mime Pacino plus qu’il ne se remémore sa propre vie, la réalité a été altérée par la fiction qui en a découlé. Le récit de Huyghe propose des sources très éclectiques − coupures de presse, entretiens télévisés et radiophoniques, photos d’époque, etc. − qui perturbent le prisme sous lequel on voit John Wojtowicz et nous renseignent sur la façon dont notre mémoire procède pour reconstituer un événement. Le spectateur est le témoin d’une réalité transitoire, le même point de départ donne lieu à des interprétations et des récits différents. La réalité ne peut être documentée de manière univoque.

Dans ces deux cas, Pierre Huyghe nous fait découvrir une personne vieillissante, face à une icône sans âge de notre jeunesse. Trois temps apparaissent donc simultanément, brouillant nos souvenirs : l’enfance ou l’adolescence durant lesquels nous avons pu voir ces films, l’âge adulte des protagonistes, et la vieillesse de Lucie et Wojtowicz à l’écran, des années après leur première prestation. Nos souvenirs et notre sensation du temps qui passe sont perturbés par cette juxtaposition.

Le produit culturel

Pierre Huyghe, One Million Kingdoms, 2001

Pierre Huyghe, One Million Kingdoms, 2001
Film d’animation, couleur, son, 6 min

En 1999, Pierre Huyghe et Philippe Parreno achètent auprès d’une société japonaise les droits d’un personnage de manga, jeune fille sans nom aux cheveux bleus et aux grands yeux tristes, simple signe ou plateforme pour une narration qu’ils appellent Annlee.

Le projet intitulé No Ghost Just a Shell, 1999, propose à différents auteurs de donner vie au personnage par les moyens qui leur sont propres, films, sculptures, textes, etc. Le film d’animation One Million Kingdoms, 2001, fait partie du projet. Pierre Huyghe le décrit ainsi : « Annlee est la narratrice d’un projet non réalisé, Apollo 0. Le personnage marche dans un paysage dessiné par des courbes graphiques produites par sa voix. Il se déplace dans ce qu’il énonce. Sa voix est synthétique, elle a été obtenue à partir de celle de Neil Armstrong. » La silhouette lumineuse d’Annlee se déplace dans un paysage lunaire, la voix et son grésillement très reconnaissable de l’astronaute américain contribue à cette ambiance de conquête de l’espace. En détournant cet objet culturel de sa fonction industrielle, Pierre Huyghe et Philippe Parreno lui donnent un statut unique.

Que ce soit dans Blanche-Neige Lucie, The Third Memory ou le projet No Ghost Just a Shell, la question du droit et du copyright apparaît dans toute sa complexité. En 2001, Pierre Huyghe et Philippe Parreno cosignent un acte juridique abandonnant leurs droits à l’association Annlee qu’ils ont fondée. Le personnage finit par disparaître en emportant avec lui son copyright. Cette question politique est menée à un aboutissement extrême.

Pierre Huyghe remodèle continuellement son œuvre. Il réactive ses éléments et leur insuffle une nouvelle vie à chaque exposition. La grande cohérence de son travail est soulignée dès son film A part, réalisé à partir de recherches et voyages filmés en 1986-87, alors qu'il parcourt le monde. Dans ce montage, apparaissent de nombreux éléments de son vocabulaire, l'animalité − chiens errants, fourmis, têtes d'animaux −, le rapport à la nature, l'urbanisme, la sexualité, l'écoulement… œuvres en gestation.

BibliographieRetour haut de page

Ouvrages

Articles

À consulter en ligne

L’agenda de l’exposition

Crédits

© Centre Pompidou, Direction des publics, octobre 2013
Commissaire de l'exposition : Emma Lavigne
Chargée de recherches : Florencia Chernajovsky
Texte : Patricia Maincent
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cédric Achard
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques Retour haut de page

Références

_1 Les citations de Pierre Huyghe sont extraites du catalogue de l’exposition.

_2 Emmanuel Hermange, « Pierre Huyghe, Streamside Day, 2003 ».

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