François Morellet
Réinstallations
Du 2 mars au 4 juillet 2011, Galerie 2, niveau 6

Début du contenu du dossier

François Morellet, 2 trames de tirets, 1971 (vue 1)


François Morellet, 2 trames de tirets 0°-90° avec participation du spectateur, 1971
Tubes de néon blancs, commutateur
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

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Réinstallations. Entrée de l’exposition

Réinstallations. Entrée de l’exposition
Centre Pompidou, Galerie 2, 2011
Photo Philippe Migeat

François Morellet a, pendant plus de soixante ans, développé une œuvre majeure au sein de l’abstraction géométrique. Membre fondateur en 1960 du Groupe de recherche d’art visuel (GRAV), il a multiplié les types d’intervention plastique, depuis la peinture sur châssis jusqu’aux projets dans la ville et l’architecture qu’il intitule « désintégrations ». Les trames, le développement de nombreux systèmes, l’ironie apportée par les titres, l’appel au hasard à l‘intérieur de principes préétablis déterminent sa démarche.

L’exposition RÉINSTALLATIONS met l’accent sur un aspect particulier du travail de François Morellet : en collaboration avec les commissaires de l’exposition, Alfred Pacquement et Serge Lemoine, l’artiste a choisi de montrer vingt-six installations qui retracent les grands axes de ses recherches, de 1963 à aujourd’hui. Conçues à l’origine in-situ, pour différents lieux, ces installations ont un statut particulier puisqu’elles diffèrent, d’une part, de ce que Morellet désigne comme faisant partie de ses réalisations autonomes, destinées à être conservées et en cela pérennes, d’autre part, de ses « désintégrations » architecturales, réalisées à partir du lieu qu’elles investissent mais pour y être définitivement associées.
De nature très différentes les unes des autres, faites de matériaux divers – tubes de néon, lumières avec projection, pièces de bois, bandes adhésives aux murs, toiles, tubes d’aluminium, plaques de métal, papier −, ces vingt-six (ré)installations constituent un parcours contrasté, où s’associent chocs visuels et élégance d’un propos sans fioritures, auquel le visiteur est invité à participer.

La programmation du Centre Pompidou a voulu que cette exposition soit présentée après celle consacrée à Mondrian et De Stijl. L’occasion était trop belle pour ne pas mettre en perspective les œuvres de l’artiste avec le vocabulaire formel des avant-gardes modernes dont il est parti. Ainsi, ce dossier s’attache-t-il à donner cette double lecture : replacer les installations ici présentées dans l’ensemble de l’œuvre de Morellet et montrer comment l’artiste réinterprète les idées modernistes, produisant des interférences entre différents systèmes, allant du néoplasticisme de Mondrian à celui de Van Doesburg en passant par le constructivisme des frères Gabo, celui de Lissitzky ou de Moholy-Nagy, pour échapper finalement à tout systématisme.

Signalons qu’en complément à l’exposition, des peintures des années 50 sont regroupées dans la salle 39 du Musée, près de l’espace consacré au mouvement cinétique auquel Morellet a participé.*

* À consulter en complément : L’art cinétique dans les collections du Musée

 

Plan de l'expositionPlan de l’exposition
Architecte-scénographe : Jasmin Oezcebi

Télécharger le plan de l'exposition (PDF, 388ko)

Vers un art plus rationnel Retour haut de page

La clarté pour règle Retour haut de page

Dès le début des années 50, François Morellet envisage un mode de production artistique qui se caractérise par la volonté de réduire les interventions subjectives de l’artiste et de rendre perceptible les choix qui déterminent la réalisation d’une œuvre. Les motifs de la ligne droite et de la grille lui apparaissent comme le meilleur moyen d’opérer cette réduction. Plus le vocabulaire est limité, plus le geste est lisible. Les variations observables d’une pièce à l’autre s’en trouvent mises en évidence. Cette méthode permet de donner au spectateur les moyens d’identifier la règle du jeu qui précède l’exécution de chaque pièce.1 « Une expérience véritable doit être menée à partir d’éléments contrôlables, dit Morellet, en progressant systématiquement suivant un programme. »2

Aux origines de l’art géométrique Retour haut de page

Piet Mondrian, vers la rationalisation du geste artistique

En 1951, François Morellet découvre l’œuvre de Mondrian dans l’un des seuls ouvrages d’histoire de l’art à en faire mention, Peinture du XXe siècle de Maurice Raynal (1947).3 Ce que Morellet va alors admirer, ce n’est pas ce « qu’il a amené […] "en plus" dans l’œuvre d’art », ce n’est pas « un nouvel enrichissement », mais « l’opposé »4 : la rationalisation du geste artistique, point de départ pour réformer les conceptions de l’art. Tels sont les mots qu’il emploiera en 1957 pour répondre à Victor Vasarely, après une conférence où celui-ci s’enthousiasme des apports de l’œuvre du maître au regard de la tradition picturale.
L’art peut être à présent envisagé comme un moyen de connaissance, connaissance des phénomènes perceptifs, connaissance de la manière dont les données perceptives peuvent se faire le véhicule d’une intention, connaissance de la raison d’être et des modes de fonctionnement de l’art lui-même. Au-delà de la démarche intuitive que revendique encore Mondrian, un pas reste à franchir vers l’objectivité. Parce que l’abstraction géométrique offre à l’artiste des « moyens clairs, contrôlables et constants », elle lui permettra d’analyser et de mettre en évidence « les principes de l’art » et, dans le cas où ce dernier existerait, à en « prouver l’existence ».5
Pour Morellet, comme pour Mondrian et les autres membres du groupe De Stijl réunis par Theo Van Doesburg, l’adoption des formes géométriques représente un moyen de dépasser la question du style et son identification à la personne de l’artiste.6

Les arts primitifs : le contre modèle de l’art sanctifié

C’est après trois ans de recherches picturales marquées par le modèle des arts primitifs que Morellet s’est tourné vers l’abstraction, sous l’impulsion de son ami Pierre Dimitrienko, jeune artiste qui l’accompagne lors de ses premiers pas. En 1949 déjà, il s’est enthousiasmé pour les motifs géométriques que déploient les tapas polynésiens, tissus d’écorce battue découverts au Musée de l’Homme à Paris. Lorsqu’en 1952, il visite l’Alhambra de Grenade, ce sont les motifs de l’art islamique, recouvrant les surfaces architecturales en all over, qu’il perçoit comme l’art « le plus intelligent, le plus précis, le plus raffiné, le plus systématique qui ait jamais existé ».7
Il parle également de la forte impression qu’ont produit sur lui les marbres ajourés du mausolée de Fatehpur Sikri, en Inde ; les mosaïques byzantines de Xanthos, en Turquie ; celles du baptistère de Florence ; les pavements du temple mixtèque de Mitla, au Mexique, ou de la cathédrale d’Amiens… Artiste autodidacte, les arts primitifs retiennent toute son attention car ils offrent le contre modèle de l’art sanctifié.8 Il se prête volontiers à un comparatisme formel qui passe les frontières culturelles et historiques, avec cette volonté d’en identifier les constantes.

Pour un art concret Retour haut de page

Max Bill, un art non subjectif

En 1951, également, Morellet se rend au Brésil et découvre, au travers de photographies et de témoignages de jeunes artistes, l’œuvre de Max Bill dont une exposition s’est tenue à São Paulo peu de temps avant son arrivée.
Ancien élève du Bauhaus de Dessau, ayant rejoint le mouvement Abstraction-Création en 1932 par l’intermédiaire de Piet Mondrian et Georges Vantongerloo, Max Bill est alors le représentant du groupe Art concret, inscrit dans la filiation du mouvement dont Theo Van Doesburg rédigea le manifeste en 1930.9 Les idées véhiculées par son œuvre opposent au « sentimental » et au « mysticisme » une vision de l’art qui, en tant que « pure création de l'esprit, devient concret par sa matérialisation, comme une chose existant dans la réalité »10, hors de tout référent extérieur.
En 1949, Max Bill a, par ailleurs, publié La Pensée mathématique dans l'art de notre temps, ouvrage dans lequel il exprime sa volonté de rationaliser les processus de création, destituant le rôle attribué à l'imagination au profit de la « conception mathématique » de l’œuvre.

Autant d’idées auxquelles Morellet ne tarde pas à adhérer. Lors de ce même voyage, Morellet rencontre Almir da Silva Mavignier, grâce auquel il rencontrera Max Bill quelques années plus tard.11

Less is more Retour haut de page

Au retour de son voyage au Brésil, fort de ces rencontres et découvrant tout juste l’œuvre de Mondrian, Morellet réalise ses premières peintures géométriques, caractérisées par une réduction des couleurs aux seules nuances de gris. Quelques mois plus tard Almir Mavignier s’installe dans la capitale, et l’année suivante organise à Nantes l’exposition Abstractions où les deux artistes présentent leurs travaux avec, entre autres, Jack Youngerman, artiste marqué par le constructivisme et le néoplasticisme, et Ellsworth Kelly, peintre géométrique abstrait, que Morellet rencontrera peu après et qui deviendra l’un de ses correspondants new-yorkais.12

Un art programmatique : carrés, trames, couleurs, tirets…

François Morellet, 6 répartitions aléatoires, 1958

François Morellet, 6 répartitions aléatoires de 4 carrés noirs et blancs d'après les chiffres pairs et impairs du nombre Pi, 1958
Ensemble de 6 éléments. 6 panneaux carrés
Huile sur bois, 80x80 cm (dimension de chaque panneau)

En 1953, Morellet réalise 16 Carrés, tableau dont le titre contient le programme, tableau le plus épuré qu’il n’ait alors jamais réalisé. Il décide de ne plus travailler que sur des toiles de format carré, de manière à ce que le support initial soit parfaitement neutre. Son travail s’organise dès lors par séries, prenant pour objet un élément du vocabulaire pictural. Outre les perpendiculaires, d’autres s’attachent à l’isolement d’une couleur dont il s’agit de séquencer les variations ou d’étudier les nuances en confrontation avec le noir et le blanc (Réaction avec le noir et le blanc d’une couleur tirée au hasard, 1958) ; d’autres portent sur la décomposition des couleurs du spectre (Du jaune au violet, 1956) ou encore sur les relations des trois couleurs primaires, couleurs dont le statut primaire sera par la suite considéré par l’artiste comme le fruit d’une pure convention.
Constitué de 6 panneaux carrés, eux-mêmes divisés en 4, aléatoirement blancs ou noirs, 6 répartitions aléatoires de 4 carrés noirs et blancs d'après les chiffres pairs et impairs du nombre Pi présente des possibilités de combinaisons à la fois simples et multiples engendrant comme un mouvement dans la mémoire visuelle.

François Morellet, Trames, 1971

François Morellet, Trames, 1971
Paris, plateau La Reynie (œuvre disparue en 1976)

C’est au cours de ces années 50 où Morellet forme l’idée d’un art programmatique tendant à rendre visibles les phénomènes perceptifs sollicités, qu’il réalise ses premières trames, réseaux de grilles régulières et identiques qu’il superpose en les inclinant selon des degrés divers (4 simples trames formant des carrés 0°, 45°, 90°, 135°, 1954).
Les trames superposées des années 1960 et 1970 donneront à voir les conditions mêmes de la vue. Elles rendront perceptible la constitution de l’œil humain et notamment sa fovéa, zone de netteté limitée qui, en se déplaçant sur la toile, engendre comme un effet de scintillement, une éclosion incessante de petits ronds, là où seules des droites s’entrecoupent. Ces trames s’étendront par la suite au recouvrement de cimaises et de façades sous forme d’installations éphémères au ruban adhésif ou à la peinture. Sa toute première Intégration architecturale en 1971, Trame 3°-87°-93°-183°, peinte sur les murs de brique du plateau de La Reynie à Paris, face au chantier du Centre Georges Pompidou, marquera particulièrement les mémoires. Dans ce cas, au-delà de l’utilisation du procédé, l’emploi des trames recoupera des enjeux très différents.

En 1955, Morellet réalise Tirets 0°-90°, œuvre déterminante qui annonce celles des deux décennies suivantes. La toile est parcourue de tirets inclinés à 0° et 90°, autrement dit d’horizontales et de verticales. Posée comme un hommage à Mondrian, l’œuvre rappelle sans équivoque le motif des Jetée et Océan et des Plus-Minus réalisés entre 1915 et 1917, et qui synthétisent l’image des variations de la lumière sur l’océan. Morellet en poursuit le geste, évacuant le référent figuratif pour faire de ces entrecroisements des tirets, le pur motif de variations infinies.

Entre art, psychologie, sociologie et théories de l’information

C’est en présentant ses travaux à Denise René, dans l’espoir d’être associé aux artistes de sa galerie, que Morellet fait la connaissance de Jesus Rafael Soto. Morellet et Soto nouent alors une amitié qui ne prendra fin qu’à la mort de ce dernier. Par son intermédiaire, il rencontre, en 1956, François et Vera Molnar.13 Entre les quatre artistes se crée un climat d’émulation intellectuelle ; les rapports entre art, psychologie, sociologie et théories de l’information sont au cœur d’un débat qui amène Morellet à radicaliser ses positions, positions qui prennent alors un caractère presque scientifique. À partir de cette année, les titres de ses œuvres énoncent systématiquement le programme dont elles sont le résultat. Cette redondance souligne paradoxalement le décalage entre l’énoncé objectif du procédé et la perception déformée que l’on peut en avoir.

Minimalisme

François Morellet, Plus ou moins, 1975-2011François Morellet, Plus ou moins, 1975-2011 (vue 2)

François Morellet, Plus ou moins, 1975-2011
Acier
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

La première période de Morellet est, comme nous venons de le voir, marquée par la figure tutélaire de Mondrian, contre celle de Van Doesburg, auquel il associe l’image de l’inconstance, ce dernier passant des verticales aux obliques et par toutes sortes de variations par trop fantaisistes après 1923. La référence explicite du titre de l’installation Plus ou moins que Morellet réalise en 1975, constitue encore un hommage au peintre de Plus-Minus. La pièce repose sur une différence d’écart entre une série de tirets horizontaux et une série de tirets verticaux, de sorte qu’ils se croisent en fin de parcours. La série part du moins pour aller au plus. Jouant de la collusion entre la forme purement abstraite du segment noir et les symboles que ces segments décrivent aux extrémités, cette pièce peut faire office de manifeste : moins d’effet, plus d’effet.

Faisant écho au « Less is more »14 de Ludwig Mies van der Rohe, l’idée est bien d’en faire le moins possible pour permettre au spectateur de concentrer son attention, et de voir le plus de choses possibles dans le peu qui est donné à voir. L'art exclut le superflu. Telle est également la devise du minimalisme qui naît à New York en 1965 et dont Morellet est, sans conteste, un des précurseurs.15

L’accomplissement de l’art Retour haut de page

La renaissance de l’art

À en juger par les écrits que Morellet publie, du début des années 1950 à la fin des années 1970, la rigueur de sa démarche se veut quasi scientifique. Elle porte en elle l’utopie moderniste d’un art capable de changer l’art lui-même et, chemin faisant, les mentalités. Il ne s’agit pas de déclarer la mort de l’art, comme avaient pu le faire les constructivistes rangés sous la bannière de Rodtchenko ou du « Groupe de Travail des Constructivistes ». S’inscrivant davantage dans la lignée du constructivisme des frères Naum Gabo et Anton Pevsner, Morellet envisage la pratique artistique comme une discipline autonome, digne de relever des sciences fondamentales.16 L’art, débarrassé de ses symboles, de la figuration et des commentaires qui lui sont associés, pourra enfin atteindre son accomplissement. « C’est peut être le début d’une aventure correspondant à la Renaissance pour les scientifiques ».17 Les « esthéticiens, ces hommes de science à la fois mathématiciens et psychologues qui, en partant des théories de la psychologie moderne (en particulier de la transmission des messages), jettent les bases d’une nouvelle science de l’art ».18

Le progrès en art

Morellet s’inscrit dans le mouvement de progression qu’il perçoit dans l’histoire de l’art moderne. Pensant aux impressionnistes : « Les artistes ont abandonné toutes les contraintes techniques que nécessitait la reproduction ». Puis aux néo-impressionnistes : « Petit à petit, chaque touche de pinceau n’était plus posée qu’avec une seule contrainte : le choix de l’artiste », « mais ce choix peut-il se faire réellement à chaque coup de pinceau ? »19.
S’ensuit Mondrian : « Qu’est-ce que je veux exprimer par mon œuvre ? Rien d’autre que ce que cherche chaque peintre : exprimer l’harmonie par l’équivalence des lignes, des couleurs et des plans. Mais ceci de la façon la plus claire et la plus forte »20 ; pour ce faire « la Plastique Nouvelle met ses rapports en équilibre esthétique et exprime par là l’harmonie nouvelle […] [Elle] exprime le rapport pur ». Pour Mondrian, il s’agit « d’employer la forme délimitée » pour pouvoir « dépasser les sentiments de nostalgie » et « extérioriser l’inconscient consciemment ».21

Pour Morellet il s’agira d’intégrer les données de la psychologie moderne dans des agencements géométriques. Il écrira à propos de ces années : « J’ai eu l’enthousiasme, l’optimisme naïf d’un vrai moderniste »22. Toutefois, une certaine propension à l’humour et la distanciation teinte déjà d’ironie ses discours les plus enflammés.

Des amours contre nature Retour haut de page

Duchamp et IK Bonset

Alors que Morellet découvre Mondrian en 1951, Joël Stein23 le renseigne sur l’étrange cas de Marcel Duchamp, autre oublié des histoires de l’art françaises des années 1950. L’œuvre de Duchamp l’interpelle par la simplicité du geste dont procèdent ses réalisations, presque toujours issues d’une décision formée en amont et primant sur leur réalisation. L’humour froid de l’artiste témoigne d’un rejet de l’esprit de sérieux, qui ne manque pas de le séduire. Les effets de cette découverte se feront pleinement sentir quelque trente ans plus tard, sur le mode d’une bombe à retardement. Morellet expliquera que « parallèlement » à sa « passion pour Mondrian », allait naître « un amour contre nature pour l’ange exterminateur : Duchamp »24.

Au début des années 1980, Morellet remplace les longues équations de ses titres par des jeux de mots, associant volontiers des idées lubriques à l’emboîtement de figures géométriques, leur prêtant au besoin des sentiments, retraçant des péripéties diverses et variées. Depuis qu’il expose son goût pour les palindromes, c’est à Van Doesburg qu’il s’identifie, Van Doesburg et son double obscur, le dadaïste IK Bonset, pseudonyme constitué à partir d’une anagramme approximative d’« Ik ben sot », « je suis idiot » ou « fou » en hollandais.

« Pendant trente ans j’ai caché dans mon sein un Bonset. Un Bonset allergique à la pollution naturaliste, lyrique et individualiste, […] préférant la déduction mathématique à l’intuition artistique ».25 Ainsi s’exprime le Morellet des années 1990, qui délaissera l’harmonie parfaite de Mondrian pour l’élémentarisme accidenté de Doesburg, le système orthogonal du premier pour le biais plus dynamique que prend l’autre.

Laisser le hasard agirRetour haut de page

Le hasard dans les Duo-collages de Sophie Taeuber-Arp et Hans Arp

François Morellet, Répartition aléatoire suivant un annuaire de téléphone, 1963

François Morellet, Répartition aléatoire de 40 000 carrés
suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire
de téléphone, 50% bleu, 50% rouge
, 1963

Papier mural sérigraphié, ampoule électrique
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

En 1958, Morellet découvre les grilles régulières mais accidentées des Duo-collages que Sophie Taeuber-Arp et Hans Arp réalisaient en 1918, sectionnant, au hasard, des rectangles qui viennent rompre l’uniformité de leurs « compositions élémentaires ».26 Morellet conçoit alors sa première pièce « selon les lois du hasard », Répartition aléatoire de triangles suivant les chiffres pairs et impairs d’un annuaire téléphonique.27
En découle la réalisation ultérieure des 40 000 carrés, réalisée pour la IIIe Biennale de Paris, au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, en 1963. Si l’intention consiste à vouloir brouiller les repères visuels du visiteur dès son entrée dans l’exposition, le principe en est simple : partir d’une grille régulière de carrés, de cases autrement dit, et d’un choix arbitraire de deux couleurs. En demandant à ses proches de lui dicter les chiffres de l’annuaire, l’artiste coche ses cases selon que la fin du numéro de téléphone est paire ou impaire ; il n’y a plus qu’à remplir les cases cochées d’une couleur, les cases vides de l’autre. Le principe à la fois numérique et binaire préfigure bien des œuvres que les artistes des décennies à venir obtiendront de leurs ordinateurs en agrandissant les pixels.

Pour Morellet, l’intervention du hasard dans la réalisation de l’œuvre permet d’invalider cette croyance selon laquelle une composition réussie serait le fruit du métier, de l’intuition, voire du génie de l’artiste. C’est la contrainte à laquelle est soumis le hasard qui fait la composition. Par ailleurs, l’emploi de l’annuaire téléphonique souligne le fait que l’œuvre produite est un pur objet de télécommunication : elle retransmet aux spectateurs la suite des actions dont elle est le résultat.

L’indétermination dans les Tableaux téléphoniques de Moholy-Nagy

En 1922, Moholy-Nagy, artiste lié au mouvement Dada puis enseignant au Bauhaus de Weimar dans sa période constructiviste, confie la responsabilité de l’exécution d’une série de cinq tableaux à un artisan émailleur, fabricant d’enseignes, en lui en donnant la description par téléphone. Il réalise ainsi ses Tableaux téléphoniques. Les lacunes de son descriptif allaient décider pour une bonne partie du résultat.28 Il raconte ainsi l’expérience : « J’avais le nuancier de l’usine devant les yeux ainsi que mon dessin, réalisé sur papier millimétré. À l’autre bout du fil, le directeur de la fabrique tenait devant lui une feuille de ce même papier, divisée en carrés. Il y transcrivait les formes que je lui indiquais dans la position adéquate. (C’était comme jouer aux échecs par correspondance.) L’un de ces tableaux me fut livré en trois dimensions différentes, ce qui me permit de voir les subtiles variations provoquées dans les relations de couleur par l’agrandissement et la réduction. »29
Bien que la marge de hasard soit ici réduite, l’impossibilité qu’a le peintre d’appréhender physiquement le résultat d’une composition qui lui échappe constitue bien une manière de remplacer le savoir-faire intuitif du praticien par une décision en partie arbitraire. Par le biais des techniques de télécommunication et des codes numériques d’un nuancier, l’information verbale venait d’être transcrite en information visuelle.

François Morellet, 2 trames de tirets, 1971 (vue 1)François Morellet, 2 trames de tirets, 1971 (vue 2)François Morellet, 2 trames de tirets, 1971 (vue 3)

François Morellet, 2 trames de tirets 0°-90° avec participation du spectateur, 1971
Tubes de néon blancs, commutateur
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Pour sa première exposition personnelle dans une institution publique − le Stedelijk Van Abbemuseum d’Eindhoven −, reprenant le motif de Tirets 0°-90°, Morellet réalise en 1971 l’installation de néons 2 trames de tirets 0°-90° avec participation du spectateur. Il joint au brouillage compositionnel des entrecroisements de lignes interrompues, celui de l’allumage accidenté par l’intervention directe du spectateur sur un interrupteur. L’effet de variation est ici donné à expérimenter physiquement, non seulement dans l’espace mais aussi dans le temps. Le geste est comparable aux Tableaux téléphoniques, la responsabilité de la composition étant déléguée cette fois aux spectateurs.

François Morellet, Pi Weeping Neonly n°3, 2003

François Morellet, Pi Weeping Neonly n°3, 2003
24 tubes de néon blancs, fils haute tension blancs
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

En 1958, l’année où Morellet introduit le hasard dans son œuvre, le nombre Pi s’y glisse, avec toute sa suite de décimales. Pour l’artiste, d’une part, l’idée que l’une des règles fondamentales de la géométrie euclidienne, le calcul du périmètre d’un cercle, soit tributaire d’un nombre dont la définition ne peut qu’être approximative, ne manque pas de piquant. D’autre part, l’idée de soumettre des segments de droites et des angles aux vicissitudes d’un nombre affilié au cercle, constitue un bel exemple de décloisonnement. C’est un principe qu’il déploiera ensuite sous de multiples formes, comme pour l’installation Pi Weeping Neonly, laquelle a, d’ailleurs, donné lieu à de multiples versions, plus ou moins développées.
Pi Weeping Neonly n°3, présentée dans l’exposition, acquise en 2008 par le Centre Pompidou, « comprend 24 tubes de néon blancs d’1,4 m reliés par leurs câbles d’alimentation de même longueur restant plus ou moins pendants, disposés en quatre registres verticaux […] La position des tubes, au nombre de six par registre, a été déterminé par tirage au sort à l’aide du nombre Pi. » (Serge Lemoine, catalogue de l’exposition.)

La ville et le labyrintheRetour haut de page

Cinétique mais pas tropRetour haut de page

Le mouvement et les débuts du GRAV (Groupe de Recherche d’Art Visuel)

La galerie Denise René, qui a organisé la retentissante exposition Le Mouvement en 1955, joue un rôle important dans le parcours du jeune artiste. En 1957, Jesus Rafael Soto lui présente Victor Vasarely qui essaye, après son premier échec, de l’introduire. Denise René ne lui accordera une exposition personnelle que dix ans plus tard. Mais elle met à disposition son lieu et son carnet d’adresses aux premières expositions du GRAV, Groupe de Recherche d’Art Visuel, que François Morellet, Joël Stein, Julio le Parc, Francisco Sobrino, Horacio Garcia Rossi et Jean-Pierre Yvaral fondent en 1961.30 C’est notamment grâce à la galerie Denise René que le GRAV présente à la Maison des Beaux-arts de Paris, en 1962, l’exposition L’Instabilité.

Les réalisations de Morellet s’inscrivent dès lors dans un processus d’extension à l’espace environnant. Quittant les frontières de la peinture pour élargir leur domaine aux cimaises, aux salles et à tout l’environnement architectural, ses pièces associent au déploiement dans l’espace, un déploiement dans le temps. Le mouvement, réel ou signifié, devient constitutif de l’œuvre. Ses recherches sont alors associées aux préoccupations de l’art cinétique, cette Nouvelle tendance31 dont on compte toujours plus de membres, de part et d’autre de l’Atlantique. La notion de mouvement alliée à celle d’instabilité porte en elle la charge critique que les signataires du GRAV veulent caractéristique de leurs interventions.

C’est ainsi qu’à la IIIe Biennale de Paris, en 1963, le GRAV présente son exposition intitulée Labyrinthe, une exposition collective où les œuvres sont présentées anonymement ; une exposition qui place le spectateur au cœur d’un environnement dynamique et lumineux ayant pour fonction première d’agir sur lui, parfois violemment, pour l’inciter à réagir. La dimension interactive ainsi que la présence d’éclairages stroboscopiques au sein des pièces de Morellet sont caractéristiques des stratégies qu’il met en œuvre au cours de ces années, d’abord au moyen d’ampoules puis de néons.

Cependant, à l’inverse des artistes de l’Op’art et de toute une branche de l’art cinétique dont il déplore les gadgets visuels, Morellet ne cherche pas à séduire son public au moyen de quelque effet d’optique spectaculaire ou d’une machinerie imposante et bien lustrée. Il ne s’agit pas non plus de « réinventer le spectacle complet ou la synthèse des arts ». D’où les distances qu’il garde avec ces derniers.

Les premiers néons

François Morellet, Néons 0°, 45°, 90°, 135° avec 4 rythmes d’éclairage interférents, 1963-2011

François Morellet, Néons 0°, 45°, 90°, 135° avec 4 rythmes d’éclairage interférents, 1963-2011
Tubes de néon blancs sur panneaux métalliques, système électrique avec clignoteur
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Dans Labyrinthe, Morellet a étendu son vocabulaire plastique à l’usage des matériaux industriels. Partant des premières lignes peintes, ses trames investissent la troisième dimension au moyen de tiges de métal, agencées en grilles sous forme d’imposantes Sphères-trames. C’est également à cette occasion qu’il présente des travaux employant le néon. Avec Martial Raysse et Dan Flavin, il est parmi les tout premiers artistes à en faire usage. Mais si Dan Flavin y fait appel, la même année, c’est avec l’idée de dématérialiser les espaces qu’il investit, poursuivant une recherche toute contemplative qui allierait au caractère prosaïque de l’objet la dimension mystique de son aura lumineuse. Martial Raysse, un an auparavant, a accroché dans sa fameuse Raysse Beach32 un néon rouge qui irradie l’espace du titre même de l’œuvre, anticipant les multiples associations entre mots et néons qui verront le jour par la suite.33

Les néons de Morellet « avec rythmes d’éclairage interférents » – des tubes de néon blancs parallèles disposés sur 4 panneaux selon 4 angles d’orientation différents – sont, quant à eux, conçus pour produire des décharges de lumière subites. Ce qui l’intéresse dans le médium : sa capacité à s’allumer et s’éteindre très rapidement et, ce faisant, à laisser dans l’œil du spectateur ébloui, l’image résiduelle d’une lumière qui vient interférer avec sa nouvelle apparition.

Contre l’anesthésie Retour haut de page

François Morellet, ROUGE, 1964

François Morellet, ROUGE, 1964
Film adhésif, flash électronique, bouton-poussoir
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Des journalistes, malmenés par ses dispositifs, reprocheront à Morellet de rejouer l’agressivité de l’espace urbain. Face aux attaques qui lui sont adressées, Morellet répond : « Un cliché définit en bloc le monde dans lequel nous vivons comme agressif, dur, inhumain. Cette définition est évidemment juste lorsqu’il s’agit de la condition sociale et de l’état psychologique de l’homme moderne. […] Elle devient fausse avec le monde contemporain sensible ».34 Ainsi, devient-il vital de lutter contre l’endormissement qui accompagne ce confort physique, de s’en prendre aux sens pour éveiller les esprits.
Dans cette logique, l’installation ROUGE, de 1964, présente le mot rouge peint sur le mur d’une salle qui, plongée dans le noir, s’éclaire brutalement au passage du visiteur, pour laisser dans sa rétine l’image verdoyante du mot.

Les matériaux industriels qu’emploie Morellet ne sont pas convoqués en hommage à la perfection de l’industrie technique, mais pour faire vaciller les certitudes spatiales, rendre illusoire l’idée qu’ils offrent à l’homme la possibilité d’une maîtrise de son environnement. Ces matériaux utilisés, peu nombreux, se prêtant à une infinité de combinaisons, valent pour leur neutralité. Ainsi, les néons sont comme les « briques pour un maçon, les pas pour un marcheur »35 et la raison d’être de leur assemblage est bien de conduire le visiteur à faire un pas de côté.

La ville selon Moholy-Nagy

Après l’exposition Labyrinthe de 1963, le GRAV réitère en 1964 avec Labyrinthe II. Outre la dimension mythologique et la référence aux machineries ludiques des fêtes foraines, le thème interroge directement la question de la ville moderne, de l’éblouissement permanent dans lequel plonge ses habitants. Lorsque le groupe organise en avril 1966 Une journée dans la rue, à même le pavé parisien, c’est encore le labyrinthe qui constitue le modèle du parcours, avec ses chausse-trappes, ses culs-de-sac et ses miroirs aux alouettes.

Ce rapprochement, entre ville et labyrinthe, ne va pas sans renvoyer à Moholy-Nagy et à la vision qu’il donne du spectacle urbain dans son projet de film édité sous forme de synopsis, Dynamique d’une grande ville, publié dans la revue Ma en 1924, projet sur lequel il travaille depuis 1921. Plus tard, sa Licht Machine, terminée en 1930, condense les recherches de toute sa vie. Moholy-Nagy, cherchant un médium capable de synthétiser l’essence du spectacle urbain, de sa dynamique, avait abandonné la peinture pour travailler directement l’espace-lumière-mouvement.

La conjonction espace-lumière-mouvement, qu’on rencontre quotidiennement au sein de la ville, parce qu’elle dépasse les capacités perceptives de l’homme, agit paradoxalement comme un anesthésiant36. Les effets en sont tant physiques que moraux. Ces phénomènes font de l’homme « un pion, qui n’est pas maître de ses propres décisions, mais dont la volonté est constamment annihilée par des forces inexplicables qui le transforment en machine ».37 Il incombe alors à l’artiste de l’aider à se retrouver au sein du labyrinthe urbain, au carrefour de ses multiples flux perceptifs. L’art permet d’isoler les phénomènes optiques qui nous leurrent.

Pour Moholy-Nagy, la première fonction de l’art moderne sera de changer les esprits par l’expérience sensible, d’élargir nos facultés visuelles pour leur restituer la présence du monde. Contrairement au constructivisme de Rodtchenko, Moholy-Nagy ne tend pas à maîtriser ou à structurer l’espace par la construction, il établit son champ d’action dans le domaine de la perception et de la conscience. Il vise à retrouver « l’homme total, l’homme qui, partant du centre de son être, peut appréhender toutes les choses de la vie avec la certitude de l’instinct retrouvé ».38

L’action de Morellet au sein du GRAV, comme celle de ses cofondateurs, est liée à de telles conceptions. Lorsque le GRAV se désagrège en 1968, les idées qui en soudaient les membres se sont progressivement effritées. Infuser l’art dans la vie ou l’inverse, produire des œuvres accessibles à tous, investir des lieux symboliquement neutres, aller trouver de nouveaux spectateurs jusque sur la place publique et sonner le réveil… Ces réalisations allaient de pair avec la volonté d’affranchir l’art du culte de l’artiste, et plus généralement de l’individu, en revendiquant un art anonyme.

En 1966 déjà, au lieu de voir la Biennale de Venise récompenser l’œuvre du groupe, Julio Le Parc remporte seul le Grand Prix de Peinture. Morellet, quant à lui, expose régulièrement en dehors du GRAV, que ce soit au sein d’événements consacrés à l’art cinétique ou à l’art concret. La véhémence dont témoignent les pièces qu’il réalise au cours de ces années, à travers la volonté de brusquer le spectateur ou de l’inviter à interagir directement avec l’œuvre, sera plus tard perçue par Morellet comme quelque peu « naïve ». Mais bien que ses manières d’agir sur le public se fassent plus discrètes au tournant des années 1980, il ne perdra jamais totalement de vue les objectifs qui sont alors les siens.

À travers la diagonale Retour haut de page

Van Doesburg plutôt que Mondrian

François Morellet, 2 trames 45°-135° de néons interférents, 1972 (vue 1)François Morellet, 2 trames 45°-135° de néons interférents, 1972 (vue 2)François Morellet, 2 trames 45°-135° de néons interférents, 1972 (vue 3)

François Morellet, 2 trames 45°-135° de néons interférents, 1972
Cabane en bois, tubes de néon rouges, 2 clignoteurs électroniques, commutateur
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Dans le courant des années 1970, l’artiste poursuit des recherches dans la veine de celles qu’il a menées au sein du GRAV. À titre d’exemple, cette cabane avec 2 trames 45°-135° de néons interférents, réalisée en 1972, fait à nouveau appel à l’utilisation de néons clignotants, saturant l’espace de cette couleur qui est la plus saillante à l’œil humain, le rouge.39 Et si le spectacle offert par cette installation n’est pas de tout repos, c’est, qu’en plus des déflagrations lumineuses et de la couleur agressive, les diagonales qui constituent les losanges de cet environnement – l’une des trames est inclinée à 45° à droite et l’autre à 45° à gauche – renversent littéralement les repères visuels dont notre oreille interne se sert pour nous faire tenir en équilibre.

Les repères orthonormés que la ville déploie sur le chemin du citadin tendent à sécuriser son orientation, à offrir un terrain de repos pour l’activité cérébrale du marcheur. Puisqu’il n’a plus besoin de regarder ses pieds pour avancer, l’homme des villes n’a plus les pieds sur terre. Concrètement, il plane.
Theo Van Doesburg, à la création du groupe et de la revue De Stijl en 1917, défendait à l’instar de Mondrian, la composition, la « relation » entre les éléments, contre l’attention portée jusqu’alors au détail, et ce dans tous les arts. En 1923, ce système de pensée vacille : l’observation des comportements humains l’amène à souhaiter le renversement de la grille orthogonale qui lui servait jusqu’alors de fondement. À travers le recours à la diagonale et à l’oblique, il revendique le renversement de toute forme de certitude : « Nous exécutons nos mouvements physiques en direction verticale horizontale. Par l’incessante répétition de ces gestes naturels, ces mouvements sont devenus plus ou moins mécaniques. Notre esprit y participe encore ».40 Pris dans le système urbain, qui conforte ses repères, l’homme ne perçoit plus la « matière pure », il ne perçoit que le système, les relations entre les éléments mais plus les éléments eux-mêmes.

François Morellet, Structure infinie de tétraèdres limitée par les murs, sol, plafond d’une pièce, 1971

François Morellet, Structure infinie de tétraèdres
limitée par les murs, sol, plafond d’une pièce,
1971

Tubes en aluminium
Dimensions variables
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

En dynamisant l’espace au moyen d’une structure dont les tubes d’aluminium, se croisant à 60°, semblent se poursuivre au-delà des murs, sol et plafond, Structure infinie de tétraèdres… place le visiteur au cœur d’un dispositif qui contraste avec les angles horizontaux et verticaux de la salle d’exposition. Cet enchevêtrement de pyramides renversées a notamment pour objectif de rendre tangible son rapport conflictuel à l’espace en entravant sa libre circulation.

« Contre l’équilibre absolu, stable, immuable », il s’agit de penser la relation à l’espace en termes de conflit et non d’harmonie, de donner à percevoir un espace instable, qui oblige l’homme à réajuster ses positions en permanence, « ce qui s’exprime immédiatement, plastiquement par la ligne oblique ». Contre le modèle de l’architecture, procéder à « l’introduction de surfaces inclinées », rejeter le centre des compositions à la « périphérie », tout doit être « tension ». « L’élémentarisme rejette [les] systèmes [équilibrés] et trouve dans le désordre spirituel et social la confirmation de son principe fondamental : la différence radicale de structure entre la nature-société et l’esprit-individu. Cette différence soutient toutes les forces destructrices qui contribuent à libérer fondamentalement l’esprit humain et à le hisser à un niveau supérieur. » 41

Biaiser l’architecture mentale Retour haut de page

Les Désintégrations architecturales de François Morellet

François Morellet, Superposition d’une surface exposable avec cette même surface basculée à 5°, 1977-2011

François Morellet, Superposition d’une surface exposable avec cette même surface basculée à 5°, 1977-2011
Ruban adhésif
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Morellet réalise sa première installation de la série des Adhésives déstabilisants en 1977, à la galerie Gillespie-Laage à Paris, sous le titre Superposition d’une surface exposable avec cette même surface basculée à 5°. Au moyen d’un simple ruban adhésif noir, le jeu consiste à reproduire le dessin formé par la structure orthogonale d’un mur ainsi que tous les éléments qui s’y insèrent, comme le renfoncement d’un radiateur ou la percée d’une fenêtre, en prenant le modèle pour support, mais en le basculant légèrement. En résultent des débordements sur les parois adjacentes. L’effet ne manque pas de créer un sentiment de frustration pour les spectateurs qui, à la maison, passent beaucoup de temps à redresser leurs tableaux sur les murs.

Ce procédé va donner lieu à de nombreuses variations, selon qu’il s’agit d’un intérieur ou d’une façade, voire d’un bâtiment entier comme c’est le cas pour la réalisation, en 1991, de l’œuvre destinée au bâtiment du Centre national des arts contemporains, situé à La Défense, et qu’il intitule joyeusement La Défonce. Le décalage de la structure métallique qui reprend les arêtes extérieures du bâtiment pour les faire pivoter, fait vaciller le modèle constructiviste, historiquement à la base de ce type de constructions.

Ces Désintégrations architecturales œuvrant à l’échelle du bâtiment ou de la rue ne sont pas exclusivement réservées aux constructions du vingtième siècle, elles s’attachent à renverser aussi bien l’autorité du cube moderniste que la respectable symétrie de nos monuments classiques. Pour déstabiliser « l'architecture idéologique si sérieuse » et tout ce qui fonde notre patrimoine en matière de goût pour la stabilité, les sujets ne manquent pas. Il s’agit, au moyen de l’humour, de mettre le sérieux en porte-à-faux, de prendre le lourd à la légère, afin de déstabiliser, dans l’imaginaire en tous cas, le système que constitue l’espace construit, la logique du lieu.
C’est ainsi qu’en 2010, Morellet parvient même à « chatouiller » le Louvre, faisant appel à L’esprit d’escalier, pour biaiser discrètement les ferronneries des fenêtres qui donnent sur l'escalier Lefuel. Intervenant avec des vitraux qui marient deux blancs distincts, cette œuvre suggère la chute ou le décollement de l’encadrement des dites fenêtres. Ce décollement est aussi temporel : les ferronneries des fenêtres réalisées sous Napoléon III se trouvent paradoxalement rénovées par l’usage d’une technique au plomb, directement issue du Moyen-âge. Perceptible lorsque l’on prend l’escalier, l’œuvre attend les visiteurs au tournant pour les faire vaciller et, si possible, tomber de haut, d’un point de vue métaphysique s’entend.

Ordre et cahots Retour haut de page

La quatrième dimension Retour haut de page

En écho à l’espace Proun d’El Lissitzky

François Morellet, 4 trames en dessin et en relief, installation, 1981

François Morellet, 4 trames en dessin et en relief, installation, 1981
Poutres en bois, crayon gras
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Réalisée en 1981, sur l’invitation du Centre Pompidou à participer à une exposition collective sur le thème du « Mur », 4 trames en dessin et en relief présente, sur trois murs, deux trames orthogonales inclinées à 15° et 70°. Le motif est simple, mais les angles formés par les murs en brisent la continuité.
La technique mise en œuvre pour produire cette perturbation, technique dite du « mur abattu », est elle-même élémentaire. D’abord, dessiner le plan d’une salle dont les murs seraient mis à plat comme si on en avait fait le patron ; tracer une figure sur ce plan ; puis le replier pour retrouver le volume initial. Une fois la chose faite, la figure régulière ne l’est plus. Ici, c’est le motif agrandi de la trame qui est comme disloqué.
Tracées au crayon gras, certaines parties des lignes de la trame apparaissent, par ailleurs, en relief à leurs intersections. Les poutres de bois fixées au mur qui les recouvrent dessineraient, à leurs extrémités, un carré virtuel de 1 mètre de côté si les pans de mur étaient de nouveau mis à plat. Carré imperceptible dont, seul, le cartel qui accompagne l’œuvre révèle la présence. Dès lors, le spectateur prend conscience qu’un aspect de la réalité lui échappe. Il lui faudrait, pour le « voir », à la fois percevoir l’espace physique auquel il est confronté et se le représenter en deux dimensions.
Cette manière de suggérer au spectateur qu’il occupe un espace dont l’essence lui échappe et, par là, la nature même de l’espace, fait écho, cette fois-ci, aux conceptions des espaces Proun de Lissitzky.

Fortement influencé par le suprématisme et Kasimir Malevitch qu’il rencontre en 1919, El Lissitzky entreprenait cette même année la réalisation de ses premiers tableaux Proun (« projet pour l’affirmation du nouveau », en russe). En 1923, il expose à Berlin son premier espace Proun, déployant des figures géométriques en deux dimensions sur les murs de l’espace investi, intègrant ainsi le corps du spectateur dans sa composition. Ce faisant, l’espace Proun ne cherche pas à investir la troisième dimension sur le mode d’une sculpture, les éléments géométriques qu’il dispose sur les murs sont planes : il se donne pour objectif de donner au spectateur l’intuition de cet espace à « n » dimensions.

Lissitzky et ses quatre conceptions de l’espace

Dans un article de 1925, Lissitzky explique qu’il existe quatre conceptions concurrentes de l’espace : « l’espace planimétrique », « l’espace perceptif », « l’espace irrationnel » et « l’espace imaginaire ». Chaque conception de l’espace forme un « système » qui entre en contradiction avec l’autre. Le premier, bidimensionnel par essence, est issu de notre manière de traduire l’espace en mesures, en nombres, en rythmes. Le second est tridimensionnel et, tributaire d’un point de vue, ses mesures ne sont plus constantes : si l’on regarde par exemple une règle graduée en perspective, les centimètres sont de plus en plus petits. On peut se faire une idée du troisième en faisant intervenir les couleurs qui, visuellement, font avancer ou reculer une surface. Dans cet espace, les distances deviennent irrationnelles. Pour se le représenter il faut invoquer l’image d’un dessin en perspective dont les lignes tendraient chacune vers des points de fuite différents. Comparant cette intuition d’un espace qui échappe à notre perception aux « espaces pluridimensionnels » en mathématiques, il explique que ces espaces « mathématiquement existants ne peuvent être visualisés, ni représentés, ni même matérialisés ».42 C’est alors qu’intervient le quatrième type d’espace, l’espace imaginaire, qui consiste à traduire un phénomène dans un autre, à transposer l’image du mouvement dans la position, de la lumière dans la couleur, du son dans la lumière… En faisant s’interpoler les phénomènes perceptifs, l’artiste peut donner une intuition du caractère infini de l’espace qui nous reste inaccessible.

L’oblique et la diagonale de Theo Van Doesburg

Avant d’exposer son premier espace Proun, Lissitzky avait, en 1922, fait la rencontre de Moholy-Nagy, Van Doesburg, Mies van der Rohe, Hans Richter et Jean Arp. Il forma avec ces derniers le Groupe G. Les concepts qu’il allait mettre en œuvre dans ses espaces Proun ont très probablement joué un rôle dans le revirement de Van Doesburg en 1923. Aux yeux de ce dernier, l’oblique et la diagonale sont les moyens d’accéder à l’intuition de l’espace à « n » dimensions, à une « réalité suprasensible », de quitter la vision « euclidienne » régie par le plan, de « sortir d’une pensée fonctionnelle » de l’espace. Le cube de Necker43, figure en perspective cavalière qui peut à la fois être perçue comme avançant dans un sens et dans l’autre en est l’exemple le plus simple : les diagonales nous le donnent à percevoir comme différent sans que rien n’ait changé, si ce n’est la disposition de notre esprit. Il nous est impossible de voir les deux aspects simultanément.

Cette « dimension oblique », ajoute Van Doesburg, trouve son équivalent « dans la relativité, les nouvelles recherches sur la matière et l’attitude vis-à-vis de l’intelligence illimitée de l’être humain et de son initiative créatrice ».44 C’est là une considération répandue depuis la publication, en 1902, de La Science et l’Hypothèse du physicien et philosophe Henri Poincaré, ouvrage précurseur des théories de la relativité restreinte. Duchamp cherchait également les moyens de donner l’intuition de cette « quatrième dimension », entre autres, au travers des effets d’optique que produisent les mouvements de rotation ou la coexistence de plusieurs plans dans l’usage du verre.

Le rangé dérangé Retour haut de page

François Morellet, No End Neon, 1990

François Morellet, No End Neon, 1990
Tubes de néon bleus disposés en quinconce sur 3 murs et le sol
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Le titre de l’installation No End Neon, en tant que palindrome, se regarde en lui-même comme dans un miroir. Il renvoie l’idée d’une expansion infinie. Cette idée trouve son correspondant dans le déploiement potentiellement infini d’un entrecroisement de grilles imaginaires sur lesquelles chaque tube d’argon est disposé. Sur les grilles, ces tubes semblent circuler librement de manière chaotique car elles se plient à tous les angles qu’elles rencontrent. De surcroît, elles sont disposées en oblique ce qui finit de brouiller les repères.
Cette pièce relève ainsi le défi de produire une forme d’apparence complexe tout en adoptant la règle la plus simple possible. Selon les accrochages, cette installation peut être même assortie d’un « point de vue »45. C'est-à-dire que l’œuvre doit être observée sous un angle unique et déterminé qui en révèle tout le potentiel.

François Morellet, L’Avalanche, 1996

François Morellet, L’Avalanche, 1996
36 tubes de néon bleus, fils haute tension blancs
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Autre principe pour L’Avalanche que Morellet présente dans les Alpes bavaroises en 1996 : tracer un carré quadrillé au plafond ; y suspendre 36 tubes d’argon par leurs câbles d’alimentation ; choisir l’une des deux diagonales du carré et, d’un angle à l’autre, raccourcir progressivement les fils d’alimentation de sorte à ce que le premier néon soit parfaitement couché sur le sol, et le dernier parfaitement vertical. Entre ces deux extrêmes, les néons vont où ils veulent grâce au mou qui leur est accordé. Par cette Avalanche de tubes, Morellet obtient ainsi un rassemblement d’éléments qui semble d’autant plus cohérent que ses membres y prennent place de manière autonome.

Du premier au dernier rang, tout est réglé mais la règle engendre une certaine anarchie. Morellet range ses néons suivant un principe rigoureux qui « sème la pagaille ». Dans la plupart de ses œuvres, il ne privilégie ni l’ordre, ni le chaos. Il s’agit plutôt de trouver le moyen de les confronter, de trouver le point de tension où l’équilibre se fait dans le déséquilibre. Morellet a « toujours été passionné par le mariage de l'ordre et du désordre, que ce soit l'un qui produise ou perturbe l'autre, ou l'autre qui produise ou perturbe l'un. »46

Interférences de systèmes Retour haut de page

La superposition des grilles de lecture Retour haut de page

Entre ligne et surface

Morellet dit aimer tout particulièrement les « accidents de la circulation de l’information » ou encore les « accouplements hors nature de logiques inverties », « tout ce qui permet à l’intelligence d’exister libre, noble et absurde ».47 Suivant cette idée, l’un de ses jeux favoris consiste à superposer différents systèmes logiques, et générer des interférences entre différentes grilles de lectures d’un même phénomène, entrecroisant des modes de représentation inconciliables, des espaces incompatibles.
Ainsi, il mêle formes abstraites et référents figuratifs ; il met sur le même plan contenu et contenant ; il confond encadrant et encadré ; il fait de l’élément contingent l’élément essentiel ; il travaille le volume comme un plan et le plan en volume ; il introduit des mots grossiers dans des lieux raffinés ; rénove l’ancien avec du vieux ; remplit des vides par des trous ; sort les cubes de leur sphère… Une idée traverse toutes ces réalisations : « convertir le discordant en logique »48.

François Morellet, Strip-teasing, 2009

François Morellet, Strip-teasing, 2009
Peinture, crayon gras
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Certaines contre-compositions de Van Doesburg prenaient le parti d’augmenter considérablement l’épaisseur des lignes noires pour en faire des surfaces à part entière. Morellet joue de cette ambiguïté entre ligne et surface lorsqu’il procède à l’élaboration de ses « strip-teasings ». Au sein de ces œuvres, des trames de lignes finement tracées au crayon s’épaississent brutalement en passant des frontières imaginaires. Les larges bandes qui apparaissent alors, tout de noir vêtues, semblent se déshabiller pour mettre à nu leur tracé préparatoire, se prêtant à un « strip-teasing » en règle.

Dans Double strip-teasing de 8 lignes sur 3 murs d’après 16 lettres BASEL EXCEPTIONAL, 2009, ces lignes tracées sur les cimaises de la galerie Aline Vidal (Paris) à l’occasion de la foire d’art contemporain de Bâle, voient leurs orientations déterminées par le nom même de l’événement et le caractère exceptionnel de la réalisation, destinée à disparaître quelques jours plus tard. Morellet prend pour point de départ les lettres des mots « BASEL EXCEPTIONAL » : après avoir tracé une grille et disposé sur ses côtés, verticalement et horizontalement, les vingt-six lettres de l’alphabet, il relie une à une celles des mots « BASEL EXCEPTIONAL », passant successivement des abscisses aux ordonnées. Les lignes ainsi tracées forment la trame initiale. Elles sont ensuite épaissies, puis prolongées au crayon sur les côtés, envahissant les murs latéraux.

Les œuvres fragmentées

François Morellet, Carré à demi libéré n°1, 1990

François Morellet, Carré à demi libéré n°1, 1990
Poutres en bois, crayon gras
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

C’est en 1954 que Morellet conçoit sa première œuvre fragmentée, Arc de cercle brisé. L’élément fragmenté est par définition un élément qui présente un manque : il n’est plus cohérent, il ne fait plus monde à lui seul, il s’ouvre au monde extérieur. Or s’ouvrir à l’extérieur c’est faire l’expérience de l’impossible communication entre les êtres, entre les attentes et les névroses de chacun. Ainsi, peut-on voir les formes géométriques éclatées de Morellet se frotter à l’impossibilité de combler leur manque et essayer de s’associer à ce qu’elles trouvent, se contentant parfois d’un simple contact, de la proximité d’un autre système, et tenter tant bien que mal de s’y unir.

Le Carré à demi libéré n°1 de 1990, ou les Angles droits composés de poutres coupées d’onglets et de lignes sur les murs de 1982, sont de cet ordre. Une poutre rencontre un mur, une ligne une poutre, un dessin un matériau, une vue d’esprit le réel. Les figures qu’elles essayent de former sont l’histoire d’une rencontre manquée. Sans doute celle de l’homme avec l’espace, qu’il mesure sans pouvoir jamais en appréhender la nature.

Avec ses deux poutres formant un angle droit, accrochées au mur mais dans un angle, Carré à demi libéré se soumet à des contorsions pour tenter de retrouver son intégrité. Tracés sur les murs, deux traits à la craie bleue, tout en légèreté, tentent d’en refermer le dessin sans y parvenir. Le carré et avec lui tout le système euclidien, confronté à l’espace tridimensionnel, s’en trouve désaxé. En libérant la poutre supérieure la figure géométrique recompose l’idée d’un impossible carré à « n » dimensions.

Suivant le même principe, Morellet met en scène des néons qui essayent en vain de faire corps avec leur fil d’alimentation pour présenter une figure cohérente. Mais le solide rencontre difficilement le lumineux, de même que l’accessoire contingent épouse mal l’objet au service duquel il est employé. En superposant les systèmes pour générer du conflit, Morellet attire l’attention sur le matériau. Une attention portée à l’élément par la recherche de la discordance qui, là aussi, fait écho à « l’élémentarisme » de Van Doesburg, luttant contre la composition équilibrée, contre l’harmonie au caractère totalitaire, pour souligner l’insoumission des matériaux employés à la structure abstraite qui leur est imposée. De la même manière, en 1928, les poètes IK Bonset et Antony Kok affirmaient que l’esthétique de la disjonction, la politique du contraste, constituait le moyen le plus efficace de lutter contre les « phrases soigneusement mises l’une après l’autre et l’une en dessous de l’autre ».49
C’est également ce que, dans la musique, cherchera à obtenir John Cage rejetant la mélodie mais aussi l’harmonie au profit de l’accident, de la superposition et de l’interférence qui permet à chaque auditeur d’être libre, de voyager dans l’épaisseur plastique des sons.

Qu’il s’agisse d’une phrase, d’un tableau, d’une sculpture, d’un bâtiment, d’une musique, ou d’une installation, mettre en tension les systèmes c’est libérer l’élément et avec lui le public.

Nature et culture Retour haut de page

La question du modèle

François Morellet, Géométree n°93, 1985

François Morellet, Géométree n°93, 1985
Bois, ruban adhésif
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

En réalisant ses premières Géométrees en 1983, Morellet met en branle la dialectique nature et culture, qui voudrait que l’un et l’autre s’oppose. Dans Géométree n°93, superposant une branche trouvée et une droite de même hauteur, la question se pose de savoir quel est le tuteur de l’autre. Est-ce la droite parfaitement rigide qui soutient la branche imparfaite, ou est-ce le modèle de l’arbre et de la posture verticale de l’homme, qui le conduit à perfectionner la ligne droite, jusque dans les abstractions mathématiques ? Le néologisme procède lui-même d’une superposition de termes renvoyant à la nature et la culture, le mot « géométrie » se voyant recouvert par le mot arbre en anglais, « tree ».

Il s’agit bien encore une fois, à la suite de Van Doesburg qui écrivait sur la possibilité d’en finir, par le travail plastique, avec l’idée de l’harmonie mystique entre nature et esprit50, de tenir en équilibre sur le fil tendu d’un paradoxe et non de verser d’un côté ou de l’autre. Morellet met en conflit les systèmes, il ne s’agit aucunement de verser dans l’idée d’une harmonie retrouvée entre nature et culture, mais bien de les mettre en tension : « Oui, je refuse […] ce goût du mal fait cher aux écolos recyclés qui a amené les industriels à imaginer des machines spéciales pour faire des nœuds apparents dans les toiles de lin, des craquelures et des taches dans les céramiques, des bords irréguliers dans les morceaux de sucre roux, etc. Je n’ai pas capitulé devant la demande toujours plus pressante de ces amateurs d’accidents raffinés, mais j’ai abandonné l’espoir de représenter correctement la pure, l’irreprésentable géométrie. […] je me suis laissé à mon goût d’une sorte d’accidents redoutables, ceux qui viennent de la rencontre absurde de deux systèmes logiques »51.

Objectif et subjectif Retour haut de page

Pi : un nouveau système générateur

François Morellet, Pi rococo n°22, 1=10, 1997-2008

François Morellet, Pi rococo n°22, 1=10, 1997-2008
Quarts de cercle de tubes de néon bleus
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Même chose pour ce qui est de l’opposition de la passion et de la raison, du lyrisme considéré comme étant l’apanage des courbes et du rationalisme traditionnellement attribué aux formes anguleuses. C’est en ce sens qu’il éprouve un profond enthousiasme pour un « nouveau système générateur de pseudo-rococo » qui lui permet de « rocoquiser » les lieux qu’il investit. Répondant aux atermoiements des décimales de pi, ses arcs de cercles viennent pousser leur cocoricos redondants, voire dissonants, sur les façades les plus atteintes de mutisme.
Preuve s’il en fallait, Pi rococo a été installé à de nombreuses reprises dans diverses configurations. Ici, l’œuvre est constituée de quarts de cercle en tube de néon bleu dont la position est déterminée par la suite des chiffres du nombre Pi, multiplié par le nombre 10, d’où le titre de l’œuvre (ce coefficient changeant avec chaque configuration).

Les Lunatiques de 1990, en se référant à la figure de la lune, représentation traditionnelle de la psyché du poète, superposent quant à elles des arcs de cercle qui, orientés au gré du hasard, renvoient l’image d’une composition inspirée. Mais nulle inspiration ici, nulle intuition romantique, la qualité des compositions obtenues par ces entremêlements sont le fruit d’un juste équilibre de contraintes qui intègrent une part de laisser-aller.

François Morellet, Reflets dans l’eau déformés par le spectateur, 1964

François Morellet, Reflets dans l’eau déformés par le spectateur, 1964
Bois, contreplaqué, tubes de néon blancs, bac métallique
eau, système mécanique manuel
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

La vision déformée que le regardeur peut avoir du monde qui l’entoure, sa capacité à se projeter sur les objets auxquels il est confronté font partie des questions qui traversent l’œuvre de Morellet. C’est ainsi que l’on pourrait, en se projetant, interpréter l’installation Reflets dans l’eau déformés par le spectateur, réalisée en 1964 dans le cadre d’une exposition du GRAV. En haut une grille régulière de néon, la rigueur géométrique − reprise de sa composition 16 Carrés, 1953 − y est irréductible ; en bas un bac d’eau noire que le spectateur peut agiter au moyen d’un levier pour faire onduler la grille qui s’y reflète. En haut la chose objective, en bas la projection, le miroir mouvant de la perception, la déformation subjective qui arrondit les angles.

Syntaxe et calembours Retour haut de page

Morellet et les poètes de l’Oulipo

Morellet évoque souvent le fait qu’il est « émerveillé par tout ce qu’on peut faire dire à [ses] travaux spécialement faits pour ne rien dire ».52 Mais bien que ses œuvres soient censées parler d’elles-mêmes et, dans la mesure du possible, pour ne rien dire, leurs accointances avec certaines productions littéraires méritent d’être soulignées. Par l’intermédiaire de son père, lecteur assidu d’Alphonse Allais, de Pierre Dac et ami de Francis Blanche, le goût de Morellet pour les jeux de mot et les dommages collatéraux qu’ils peuvent engendrer sur l’ordre établi des certitudes langagières était déjà bien formé lorsqu’il se lance dans la carrière artistique. Mais cet aspect essentiel de son enseignement ne ressurgit ostensiblement que dans l’œuvre des années 1980.

Outre le choix des titres paradoxalement imagés qui servent à désigner des objets tous géométriques, l’œuvre procède d’une articulation de contraintes qui correspondent à celles mises en pratique par les poètes de l’Oulipo. À l’image des réalisations de Morellet, dans le manifeste qui introduit l’Ouvroir de Littérature Potentielle, Raymond Queneau parle de poésie en termes de « structures », de nature « mathématique ». Dans un cas comme dans l’autre, la référence aux mathématiques est loin de répondre à des préoccupations formalistes. Elle se donne à l’inverse pour fonction de conduire des jeux de purs glissements sémantiques, de décloisonner, de faire se rencontrer ce qui, habituellement, ne devrait pas se rencontrer.
La dimension combinatoire, la notion de série à interpréter dans leurs variations se retrouvent également dans l’œuvre de Queneau, pour ne citer que lui ; que l’on pense à ses Cent mille milliards de poèmes ou ses Exercices de style.53

Le « trac-art »

Parmi les oulipiens, Morellet découvre Georges Perec en 1971. Cet auteur qui pense en classant, dont la profession est de concevoir des mots croisés, le fascinera par ses carrés magiques et surtout ses palindromes, formules brèves qui ne nous promettent jamais que d’arriver au point de départ lorsqu’on les lit.54 Morellet en écrira lui-même quelque cent onze, exprimant tout le « trac-art » que ce genre d’exercices inutiles peut procurer. Un point commun supplémentaire entre les oulipiens, Morellet et l’un de ses maîtres à penser, Marcel Duchamp : l’usage du jeu de mot populaire, du palindrome, de la contrepèterie, voire du calembour, que ce dernier désignait comme étant la figure de style à la fois la plus dévalorisée de la littérature et la plus redoutable dès qu’il s’agit de mêler par homophonie deux mots a priori sans rapports, de produire des raccourcis entre deux idées jugées inconciliables.
Le calembour bien choisi peut produire de véritables étincelles de lucidité, des fulgurances qui, l’espace d’un instant, peuvent nous éclairer mieux que ne le ferait n’importe quel discours syntaxiquement établi. Or, le fonctionnement de la plupart des installations de Morellet peut être comparé à ce modèle. Intervenant dans la syntaxe d’un paysage bien planté, d’un bâtiment ou d’une rue respectueuse des lois de l’orthogonalité immobilière, elles s’y insèrent comme un jeu de mot, un « pun » qui met tout le cadre en ballotage, le fait, très légèrement, pencher du côté de l’absurde. À l’image des mots que le Dada Bonset présente en diagonale, entre deux lignes de ses poèmes, les installations de Morellet nous enjoignent volontiers à une lecture en diagonale des édifices trop clairement articulés, à emprunter les voies de traverse de la pensée analogique.

Un scepticisme joyeux

Morellet s’est, par ailleurs, intéressé de près, et ce dès 1952, à l’écriture blanche de Samuel Beckett, dont la manière d’isoler les éléments constitutifs du jeu théâtral n’est pas sans faire écho aux recherches de l’artiste.55 Cette volonté d’épure alliée à une forte présence de l’absurde, le fait de mettre en scène ou d’exposer l’idée d’un art dont la raison d’être serait de continuer sans but, pourraient également les rapprocher si le scepticisme de Morellet n’était pas si foncièrement joyeux.
Précédant la réalisation du Néon bilingue aléatoire de 197156, son Néon avec programmation aléatoire-poétique-géométrique, de 1967, présente trois carrés de néon blanc croisant leurs diagonales pour faire apparaître successivement les mots « NUL » et « NON ». Les termes choisis font immanquablement écho au degré zéro de l’esthétique que leur lumière blanche prodigue sur la cimaise du white cube. Peut-être, même, pourrait-on y voir une référence au néant existentiel dans lequel nous plonge pareille confrontation au vide du sens, si ces termes n’étaient pas immédiatement suivis par un « CUL » et un « CON », tout ce qu’il y a de plus paillard.

Relectures Retour haut de page

Interférences historiques Retour haut de page

Le format 30F, un révélateur de vérités ?

Morellet aime à générer des interférences entre les fils conducteurs au moyen desquels l’histoire rattache les grands noms. Et pour introduire de la discontinuité là où la narration historique prétend à la continuité, rien de tel que de superposer les histoires et d’amener leurs différents fils rouges à s’entremêler. Ainsi, conçoit-il au Musée des Beaux-arts de Nantes, dans l’idée de s’amuser au musée – l’exposition s’intitule Ma Musée, 2008 −, une structure de cimaises dont les allées décrivent un entrecroisement labyrinthique de lignes, sa composition n’étant perceptible que de haut. D’en bas, les allées définies par la structure ouvrent des perspectives sur des tableaux isolés, choisis par l’artiste dans la collection. L’intervention interroge doublement la question du point de vue à partir duquel une œuvre est observée.

François Morellet, Delacroix défiguré [La Mort de Sardanapale], 1989

François Morellet, Delacroix défiguré [La Mort de Sardanapale], 1989
Peinture acrylique sur 15 toiles 30 Figure
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Autre méthode : faire apparaître de nouveaux liens historiques en soulignant des détails. Ainsi, se propose t-il de relire l’œuvre des grands maîtres de l’histoire de l’art au travers de la sienne. Rembrandt, Delacroix ou Picasso se trouvent ainsi rapprochés par les Défigurations qu’il réalise à partir des années 1980.
L’opération consiste à revisiter l’histoire de la peinture, en s’emparant d’un tableau de maître dont l’image est projetée sur une toile blanche ou une cimaise. Sur chacune des têtes appartenant à la composition, une autre toile blanche est placée, plus petite, correspondant au format dit 30F, « 30 Figure », dont on se sert traditionnellement pour les portraits. La projection supprimée, une composition toute blanche pointe les zones de la toile où se focalisait l’attention. Le plus souvent, les visages rentrent exactement dans le format du « trente portrait ». Cela signifie que les peintres de ces toiles représentaient les corps à l’échelle, sans doute pour produire un sentiment de présence. Les compositions obtenues sont étrangement centripètes, ce qui montre que peu de maîtres ont osé couper un visage en bord de toile. Les enchaînements forment souvent des arcs de cercle, sans doute parce que l’alignement des têtes, caractéristique des peintures moyenâgeuses, est trop hiératique… Les sujets de glose sont nombreux, mais l’artiste déclare s’être adonné au pur désir d’assembler des rectangles blancs.

Encore un hommage au carré

François Morellet, Papier 2,5°-92,5°, trou (carré) 0°-90°, 1981

François Morellet, Papier 2,5°-92,5°, trou (carré) 0°-90°, 1981
Papier cartonné, trou dans la cloison
Réinstallations, Centre Pompidou, 2011

Les modernes ne sont pas épargnés. Ainsi les références à Kasimir Malevitch sont récurrentes. Dans le Trou que Morellet conçoit en 1981 pour l’exposition Murs du Centre Pompidou mais qu’il ne concrétise qu’un an plus tard, un carré de papier blanc fixé au mur présente un carré noir en son centre. Ce carré noir est constitué d’un simple trou ménagé dans la feuille et la cimaise. La feuille blanche est inclinée, le carré noir est droit. Il inverse ainsi tous les procédés employés pour la réalisation du Carré noir sur fond blanc de Malevitch : au lieu de remplir le carré noir, il le vide ; valorise l’absence comme présence ; inverse la hiérarchie entre mur et tableau ; son carré est droit, c’est le support qui est en biais...

En mettant le noir légendaire du carré en porte-à-faux, Morellet met à distance le pouvoir de la tradition. Son noir est bien le « petit fils de Malevitch, bien plus carré et bien plus stable que son grand-père, […] mais bien moins stable que la tradition ».57 Faire appel au carré, « après Malevitch qui l’a dramatisé, Mondrian qui l’a mis sur la pointe et Albers qui l’a fait passer par toutes les couleurs, est-ce encore nécessaire ? [Lui, il] trouve qu’il le mérite bien le carré ».
Ainsi invoque-t-il, aussi, le Fantôme de Malevitch, 1981, en insérant, dans les niches de la façade du Musée des Beaux-arts de Chambéry, les coins d’un carré blanc imaginaire, tout en marbre de Carrare, qui serait inclus dans l’épaisseur du mur. Morellet a de la sorte anticipé, dès le début des années 1980, la relecture postmoderne de l’histoire de l’art que les Néo-géo des années suivantes allaient mettre en œuvre.58

Réactivation permanente Retour haut de page

Rendre chaque œuvre à nouveau présente

François Morellet, 1952 X4 N°4 / Quand j’étais petit je ne faisais pas grand, 2006

François Morellet, 1952 X4 N°4 / Quand j’étais petit je ne faisais pas grand, 2006
Peinture acrylique sur toile sur contreplaqué, 280 x 92 x 8 cm
D'après Peinture n°52019 de 1952

Les « installations » de Morellet, pensées pour être éphémères, dévolues à un lieu spécifique et conçues à partir des « contraintes » qui lui sont propres, ne peuvent pas être présentées deux fois. L’architecture du Centre Pompidou, en mettant à disposition des espaces reconfigurables à volonté, présente cette contrainte particulière de n’en imposer aucune. Ainsi, les salles dans lesquelles les « installations » avaient été réalisées à l’origine, ont été reconstituées pour l’exposition Réinstallations. De l’une à l’autre, le visiteur est conduit à travers un parcours segmenté, pensé en termes de ruptures, de discontinuités. Plus qu’une reconstitution à visée rétrospective, il s’agit ici de réactiver les œuvres passées en stimulant l’activité intellectuelle des visiteurs, de rendre chaque œuvre à nouveau présente.

Le rapport particulier que Morellet entretient avec sa propre histoire l’amène régulièrement à revisiter son œuvre, à en proposer de nouvelles lectures, qui font à leur tour l’objet de nouvelles productions. Tout récemment, en 2007, il présentait au Musée d’art moderne de la Ville de Paris une série de tableaux, Quand j’étais petit je ne faisais pas grand, reproduisant des œuvres de 1952 mais en quatre fois plus grand. Certes, ce geste d’agrandissement attire l’attention sur le rôle du format dans la perception d’une composition ; elle renvoie aussi certainement au devenir de son œuvre qui, du point de vue de la réception, prend des proportions relativement impressionnantes.

Un « re-enactment » bien particulier

Après Réflexion, de 2002, offre un autre exemple de relecture par l’artiste de ses propres travaux. Partant de photographies des reflets de néon, produits par son installation Reflets dans l’eau déformés par le spectateur, il matérialise les méandres, tels que fixés par les prises de vue, au moyen de nouveaux néons épousant les courbes de ce qui n‘était jusqu’alors qu’un reflet, une vision déformée de la grille de lumière.

Cette manière d’envisager les actions passées en fonction de leur capacité à être réactivées recoupe un ensemble de démarches artistiques auxquelles on associe le terme de « re-enactment ». Ces pratiques ont pour point commun de reconstituer, en intégrant au besoin quelques modifications, des objets, des bâtiments, des actions, des écrits ou encore des discours qui sont entrés dans l’histoire. Il s’agit d’en rendre les principes de nouveau actifs, mais tout en jouant de l’effet de distanciation que sous-tend le recul historique. L’enjeu est alors d’établir un rapprochement possible ou de souligner un décalage entre des temps révolus et ceux que nous vivons dans le temps présent. À ce titre, les œuvres des avant-gardes historiques sont souvent mises à contribution.

Morellet est un représentant de ce type de pratiques, avec ceci de particulier, néanmoins, qu’il fait référence à ses propres œuvres, lesquelles appartiennent à la liste de celles qui ont déterminé l’histoire de l’art du vingtième siècle.

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Crédits

© Centre Pompidou, Direction des publics, mars 2011
Texte : Norbert Godon
Œuvres de François Morellet © Adagp, Paris 2011
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cyril Clément

Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques Retour haut de page

Références

_1 Les règles du jeu peuvent être comparées à des principes syntaxiques que Morellet s’applique d’abord à employer séparément puis à combiner. En 1952, il s’adonne à ses premières « juxtapositions » et « superpositions » ; en 1953, viennent les premières « interférences » ; en 1954, ses premières « fragmentations » ; en 1958, ses premières œuvres faisant intervenir le « hasard », catégories qu’il s’amuse à établir lui-même en considérant son œuvre à la manière d’un historien de l’art…

_2 François Morellet, GRAV, Plaquette de l’exposition, galerie Denise René, Paris, 1962.

_3 Maurice Raynal, Peinture du XXe siècle, Skira, Paris, 1947, est l’un des rares ouvrages d’histoire de l’art à faire référence à l’œuvre de Mondrian avant la fin des années 1960, outre celui de Michel Seuphor, L’art abstrait, ses origines, ses premiers maîtres, Maeght, Paris, 1949.

_4 François Morellet, « Lettre à Vasarely », 1957, Mais comment taire mes commentaires, Ensba, Paris 1999, p.18.

_5 Voir note ci-dessus.

_6 Cette idée se retrouve également dans les écrits des constructivistes russes. Vladimir Tatline, précurseur du mouvement, reviendra souvent sur cette idée d’une unité stylistique permettant de lier l’invention individuelle à l’effort collectif. À titre d’exemple, en 1919, dans un essai « Le rôle de l’unité initiatrice dans l’activité créatrice de la collectivité », rédigé pour le premier numéro non publié de L’Art international, il propose de développer une analogie entre « l’univers des nombres » et la société des hommes. À l’image des nombres qui ne peuvent produire d’autres nombres qu’en s’alliant aux autres, les hommes ne peuvent créer individuellement, ils ne peuvent sortir d’eux que ce que la collectivité en eux détermine.

_7 François Morellet, cité par Stéphanie Jamet-Chavigny, Réinstallations, catalogue, Centre Pompidou, Paris, 2011.

_8 La première exposition personnelle de Morellet, en 1950, à la galerie Raymond Creuze, présente une vingtaine de peintures et une dizaine de sculptures d’inspiration primitive.

_9 Theo Van Doesburg, “Art Concret”, Art Concret, numéro d’introduction n°1, Paris, 1930.

_10 Max Bill, cité par Serge Lemoine, « Le Rythme Max Bill », in Beaux-arts magazine n°117, novembre 1993, p.48 à 53.

_11 Almir da Silva Mavignier partira étudier en Allemagne en 1953 à la Hochschule für Gestaltung d’Ulm, dont Max Bill est l’un des fondateurs, et le fera connaître à Morellet l’année suivante. Figurant parmi les principaux représentants de la mouvance cinétique, il participera notamment à la fondation du Groupe Zéro de Düsseldorf en 1958 et cofondera le mouvement Nouvelle Tendance à Zagreb.
Grâce à Mavignier, Morellet rencontre Max Bill à Zürich en 1954. Ce dernier lui conseille de rendre visite à Georges Vantongerloo, membre du mouvement De Stijl, qui réside alors à Paris. Ces rencontres l’amènent à se rapprocher de la Gestalt-théorie héritée de Theo Van Doesburg. Cette théorie, visant à définir la création d’après l’étude des relations dynamiques entre les formes, sera désignée plus tard par Morellet, exprimant sa défiance à l’égard des systèmes quels qu’ils soient, comme un ensemble « de bonnes justifications ». Au début de sa carrière, l’artiste s’en fera l’ardent défenseur, sans pour autant s’interdire cette distance critique qui caractérise déjà sa démarche et son penchant pour les chemins de traverse.

_12 Ellsworth Kelly, peintre géométrique abstrait affilié par la suite au mouvement minimaliste, réside à Paris depuis 1948. Il retourne à New York en 1954.

_13 L’artiste Véra Molnar avait également réalisé des toiles en référence aux réalisations de Mondrian, Jetée et Océan et Plus-Minus, alors que les deux artistes n’allaient se rencontrer qu’un an plus tard.

_14 « Moins c'est mieux », formule passée à la postérité que Mies van der Rohe emprunte au poète britannique du XIXe siècle, Robert Browning. Architecte et designer, fortement marqué par le mouvement De Stijl et le constructivisme, Mies van der Rohe est directeur du Bauhaus de Dessau puis de Berlin, de 1930 à 1933.

_15 Le mouvement du minimalisme, ou Minimal Art, reconnaît pour précurseurs Frank Stella et Ad Reinhardt. Parmi ses représentants les plus célèbres : Sol LeWitt, Carl Andre, Donald Judd, Agnès Martin, Ellsworth Kelly, Robert Mangold, Robert Ryman, Richard Serra, Dan Flavin, Niele Toroni, Peter Downsbrough, Robert Morris… Pour ces artistes, l’idée prime sur la réalisation. L’expression « Minimal Art » apparaît pour la première fois en 1965 sous la plume du philosophe britannique Richard Wollheim, concept qui fait école quatre ans plus tard avec l’exposition Primary Structures, au Musée juif de New York.

_16 Naum Gabo et Anton Pevsner défendent un constructivisme qui ne conduit pas à la dissolution totale de l’art dans la production industrielle, telle que la conçoivent les émules de Tatline et, après lui, de Rodtchenko. Les frères Gabo publient à Moscou, en 1920, le Manifeste Réaliste (voir le dossier sur l’Art cinétique). Cette divergence conduit à distinguer, dans la mouvance du constructivisme, l’école dite « formaliste » de l’école dite « productiviste » qui déclare la mort de l’art. Ainsi, au sujet d’un triptyque de monochromes, présenté à l’exposition 5x5=25 à Moscou en 1921, Alexandre Rodtchenko explique que ces trois toiles, comportant chacune une couleur primaire − Couleur rouge pure, Couleur jaune pure, Couleur bleue pure − représentent l’aboutissement des recherches constructivistes menant à la « fin » de l’art. Par la suite, Alexei Gan, autre théoricien influent du mouvement, écrit dans son essai-manifeste, Le Constructivisme, publié en 1922 : « L’art est mort ! Il n’a plus sa place dans la machine humaine du travail » (in Le Constructivisme russe, L’âge d’homme, Lausanne, 1987). La revue LEF, « Front de Gauche pour les Arts »,créée par Vladimir Maïakovski et Ossip Brik en 1923, essaie de concilier visions formalistes et productivistes. Elle s’intéresse, comme l’écrit Ossip Brik, en prenant l’art poétique pour modèle, à la « connaissance des lois de la production » plutôt qu’à « une pénétration mystique dans les secrets de la création ».

_17 François Morellet, « Lettre à Vasarely », 1957, Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, p.18.

_18 François Morellet, GRAV, Plaquette de l’exposition, galerie Denise René, Paris, 1962.

_19 François Morellet, Texte pour la revue Sigma, 1965, in Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, p.22.

_20 Piet Mondrian, « Art non figuratif », Abstraction Création, n°3, Paris, 1934, in Mondrian, catalogue de l’exposition, dir. Brigitte Leal, Centre Pompidou, 2010, p.33.

_21 Piet Mondrian, Le Néo-Plasticisme, éd. L’Effort Moderne, Paris, 1920, in Mondrian, catalogue de l’exposition, voir ci-dessus, pp.83 à 87.

_22 François Morellet, « Eloge du cul de sac », in Quelques courbes en hommage à Lamour, catalogue du Musée des Beaux-arts de Nancy, Musée des Beaux-arts de Nancy, Nancy, 2003.

_23 Artiste proche des lettristes avec lequel il entretient une relation d’amitié depuis bientôt cinq ans.

_24 François Morellet, cité par Bernard Blistène, Morellet, catalogue de l’exposition, dir. Bernard Blistène, Centre Pompidou, Paris, 1986, p.190.

_25 François Morellet, « Doctor Doesburg et Mister Bonset », Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, p.190.

_26 Hans Arp, membre fondateur du mouvement Dada, est également lié au mouvement De Stijl dès 1926 (Van Doesburg, Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp coréalisent notamment les décors de l’Aubette à Strasbourg entre 1926 et 1928). Il rejoint par la suite le mouvement Abstraction-Création fondé à Paris en 1931 par Georges Vantongerloo, Jean Hélion et Auguste Herbin, en vue de défendre la mouvance abstraite contre l’omnipotence surréaliste, mouvement dans lequel Van Doesburg intervient par ailleurs régulièrement, dès sa fondation en 1924.

_27 À noter qu’Ellsworth Kelly peint ses premières grilles de petits carrés à partir de tirages au sort en 1951, alors qu’il réside encore à Paris. Il réalise ainsi la série des Spectrum Colors Arranged by Chance, toiles comparables à celles de Morellet, bien que faisant appel à toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, auxquelles s’ajoutent parfois le noir et le blanc. Il réalise par ailleurs ses premières compositions de rectangles en 1949.

_28 En 1920 déjà, dans L’Almanach dada, publié à Berlin par Richard Huelsenbeck, les Dadas se demandent pourquoi les peintres ne réalisent pas leurs tableaux par téléphone, en faisant appel à des artisans compétents.

_29 László Moholy-Nagy, The New Vision and Abstract of an Artist, New York, Wittenborn, 1947, p. 79.

_30 Le GRAV de 1961 est né de la refonte du CRAV de 1960, le Centre de Recherche d’Art Visuel, fondé à Paris en réaction à l’abstraction géométrique à tendance traditionnaliste, devenue académique, dite de l’École de Paris. Le CRAV comprenait alors en plus des artistes précédemment cités : François et Vera Molnar, Hector Garcia Miranda, Hugo Demarco, Sergio Moyano et Servanes.

_31 Nouvelle tendance : titre donné par Ivan Mestrovic et Almir Mavignier à l’exposition qu’ils organisent à Zagreb en 1961 et où Morellet présente ses dernières réalisations.

_32 L’environnement de Raysse, aux couleurs flashy, composé de divers objets disposés sur une plage artificielle, évoque une atmosphère de vacances, dans une esthétique de collages visuels et d’incohérences plastiques qui présente, de manière exacerbée, celle de la société de consommation. Raysse Beach est présentée pour la première fois dans l’exposition organisée par le groupe des Nouveaux Réalistes et Robert Rauschenberg au Stedelijk Museum d'Amsterdam sous l’intitulé Dylaby, contraction de « Dynamisch Labyrint ». Ces derniers ont alors également en tête l’idée d’une réalisation commune, bien que chaque artiste dispose d’une salle distincte.

_33 Avant ces exemples, il faut noter l'utilisation du néon par le sculpteur tchèque Zdenek Pesanek vers 1937, les écritures lumineuses de Gyula Košice en 1946, le Black Environment que Lucio Fontana réalise en 1949 à partir d’ultraviolets et sa célèbre Spatial Light-Structure in Neon for the 9th Triennial de 1951.

_34 François Morellet, texte écrit pour le catalogue de l’exposition Lumière et Mouvement, Mnam, 1967, in Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, respectivement pp. 33 et 38.

_35 François Morellet, in Mais comment taire mes commentaires, p.215.

_36 Ces théories sont également à rattacher aux écrits de l’un des fondateurs de la sociologie moderne, Georg Simmel. Dans son essai Les grandes villes et la vie mentale, publié en Allemagne en 1903, il explique comment « les fondements psychologiques de l’individualité urbaine consistent en une stimulation nerveuse accrue issue de l’alternance rapide et incessante d’impressions intérieures et extérieures », p.185.

_37 László Moholy-Nagy, “Naturalismus”, 1925, in Malerei-Fotografie-Film, p.206.

_38 László Moholy-Nagy, “Von Material zu Architektur”, 1929, in Malerei-Fotografie-Film, p.18.

_39 À noter que les couleurs bleu, blanc et rouge, qui sont les seules à être employées pour les néons, ne correspondent aucunement à une différenciation symbolique, mais à la coloration naturelle du gaz néon pour le rouge, de l’argon pour le bleu ; le blanc correspond aux tubes d’argon les plus communs, paradoxalement teintés de manière à ne présenter aucune couleur.

_40 Cette citation et la suivante sont extraites de : Theo Van Doesburg, « Peinture. De la Composition à la Contre-Composition », De Stijl n°73-74, 1926, et « Peinture et plastique. Sur la Contre-Composition et la Contre-Plastique. Élémentarisme (Manifeste-Fragment) », De Stijl n°75-76, 1926, in le catalogue De Stijl, respectivement pp. 257 et 259.

_41 Theo Van Doesburg, « Peinture et plastique. Sur la Contre-Composition et la Contre-Plastique. Élémentarisme (Manifeste-Fragment) », De Stijl n°75-76, 1926, in le catalogue De Stijl, p.260.

_42 El Lissitzky, « A et Pangéométrie », Europa Almanach, Gustav Kiepenheuer Verlag, Potsdam, 1925 ; traduit de l’allemand par Martine Passelaigue.

_43 Illusion d’optique dont le principe a été découvert par le cristallographe suisse Louis Albert Necker, qui réalise le dessin de son cube en 1932.

_44 Theo Van Doesburg, « L’élémentarisme et son origine », De Stijl, n°87-n°89, 1928, in catalogue De Stijl, ouvrage déjà cité, p.263.

_45 Certaines réalisations de Morellet sont pensées pour ne fonctionner qu’à partir d’un point de vue, qu’il considère comme l’un des éléments de la pièce. Par exemple, celle qu’il réalise pour le Musée Rodin en 1990, Hommage aux tilleuls, consiste en une ligne rouge tracée à même hauteur sur le tronc des arbres et qui, à partir d’un point de vue défini, forme une ligne d’horizon rouge sur le fond de verdure.

_46 François Morellet, « Quelques réflexions au hasard », 1986, Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, p.122.

_47 François Morellet, « Géométrie iconoclaste et géométrie accidentée » 1981, in catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, 1986, ouvrage déjà cité, p.188.

_48 Bernard Blistène, Morellet, catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, 1986, ouvrage déjà cité, p.13.

_49 IK Bonset et Antony Kok, « Word-Art », De Stijl, n°6, 1922, in catalogue De Stijl, ouvrage déjà cité, p.268.

_50 Theo Van Doesburg « La volonté De Stijl », conférence donnée à Iéna, Weimar et Berlin, in De Stijl n°2-n°3, 1922.

_51 François Morellet, « Géométrie iconoclaste et géométrie accidentée », 1981, Morellet, catalogue de l’exposition du Centre Georges Pompidou, 1986, ouvrage déjà cité, p.188.

_52 Plaquette, galerie Denise René, 1971, p.42.

_53 À la fin des années quarante, Morellet fréquente notamment le cabaret parisien de la Rose Rouge où Raymond Queneau est régulièrement joué.

_54 Les titres de ses expositions, Rions noir, Ma Musée… pourraient constituer les devises de l’artiste depuis qu’il se dit « accro » du palindrome, ayant découvert ceux de Georges Perec et, avant, ceux d’André Thomkins.

_55 À titre d’exemple, réduction de la mise en scène à la présence d’un corps immobile sur scène, Oh les beaux jours, 1960, et plus tard à celle d’une simple bouche, éclairée par un unique point de lumière, Not I, 1972.

_56 Néon bilingue aléatoire, 1971, actuellement exposé dans la salle 39 du Musée, est commenté dans le dossier sur l’art cinétique.

_57 Cette citation et la suivante sont extraites de François Morellet, « Encore un hommage au carré », 1990, Mais comment taire mes commentaires, ouvrage déjà cité, p.189.

_58 La tendance Néo-géo, abréviation de Neo-geometrical art, qui émerge dans le courant des années 1980, a pour principe le détournement d'objets ou de signes domestiques employés comme matériaux ou comme motifs dans la peinture, la sculpture ou l’installation. Le geste consiste en une remise au goût du jour des préceptes visuels des avant-gardes géométriques et minimalistes, sous un angle à la fois ludique et savant, entre distance ironique et adhésion au comparatisme formel de la gestalt-théorie érigée en tradition depuis l’avènement du modèle du Bauhaus.

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