Edvard Munch
L’œil moderne 1900-1944
Du 21 septembre 2011 au 9 janvier 2012 - Galerie 2, niveau 6
Edvard Munch, Pikene på broen [Les Jeunes Filles sur le pont], 1927
Au tournant du siècle
En 1991, le Musée d’Orsay organisait la dernière grande exposition parisienne consacrée au peintre norvégien Edvard Munch. Elle faisait suite à la rétrospective organisée par le Musée national d’art moderne en 1974, portant tout particulièrement sur les relations entretenues par l’artiste avec la France lors de ses nombreux séjours. Ces deux expositions s’intéressaient à la production fin de siècle de l’artiste et au rôle qu’elle avait pu jouer au sein des mouvances symbolistes et expressionnistes, faisant très peu état de l’œuvre poursuivie au début du vingtième siècle, et ce jusqu’en 1944, date de sa mort. Il aura fallu attendre 2002 pour qu’un musée, le High Museum of Art d’Atlanta, consacre exclusivement une exposition à son œuvre tardive.
Avec cette exposition Edvard Munch, l’œil moderne, riche de 140 œuvres dont une soixantaine de peintures, le Centre Pompidou, qui bénéficie du soutien du Munch-museet d’Oslo, revient sur cette période, fort d’un nouvel éclairage et de thèses à défendre : montrer comment la curiosité de l’artiste pour toutes les formes de représentation de son époque a transformé son inspiration, comment sa production des années 1900 à 1940 s’est nourrie du développement de la photographie et du cinématographe, de ses expériences dans le domaine théâtral, ainsi que des interrogations de son temps concernant les possibles interpénétrations des pratiques artistiques et littéraires. Il est sans doute l’artiste de sa génération qui a posé avec le plus d’acuité la question, fondamentale pour l’art du 20e siècle, de la reproductibilité de l’œuvre d’art.
On y découvrira que le peintre-graveur était aussi photographe et cinéaste amateur. Concevant son œuvre picturale comme une entreprise autobiographique, il comptait en éclairer la lecture par ses écrits et notamment par son journal intime. De même, sa pratique de la photographie apporte de précieuses indications sur sa manière d’envisager la conception d’une image.
Ce dossier propose de suivre le parcours conçu par les deux commissaires, Angela Lampe et Clément Chéroux, respectivement historien de l’art et historien de la photographie, tous deux conservateurs du Musée national d’art moderne.
Plan de l’exposition
Architecte-scénographe : Laurence Fontaine
Télécharger le plan de l'exposition (PDF, 500ko)
Prologue et Reprises
Expressionnisme et photographie
Bien que l’exposition soit dédiée au Munch du 20e siècle, la première salle, intitulée Prologue, réunit six œuvres iconiques du Munch du 19e siècle dont les motifs sont ceux auxquels le public identifie le plus souvent l’artiste : Jeunes Filles sur le pont, L’Enfant malade, Puberté et deux autres motifs que reprendra souvent Munch : Le Vampire et Le Baiser. Face à cette salle dédiée à ces œuvres majeures avec des prêts exceptionnels comme Puberté venue de la Galerie nationale d’Oslo, la deuxième salle intitulée Reprises présente un ensemble d’œuvres aux mêmes motifs mais avec des variantes tardives, l’idée des commissaires étant d’accueillir le visiteur avec ce qu’il sait déjà de l’œuvre de Munch puis de le surprendre et l’introduire dans sa production du 20e siècle.
À la fin du 19e siècle, le Norvégien Edvard Munch, le Néerlandais Van Gogh et le Belge James Ensor s’imposent comme les précurseurs de la mouvance expressionniste qui s’affirmera au début du 20e siècle de part et d’autre de l’Europe, et principalement en Allemagne avec le mouvement Die Brücke puis celui de la NKVM1, et en France avec le fauvisme2. Dès 1887, les paysages dépeints par Van Gogh incarnent ce dépassement de la figuration mimétique revendiqué plus tard par les expressionnistes. Mais c’est sans doute Le Cri peint par Edvard Munch en 1893 qui cristallise le mieux leurs recherches, devenant l’image à la fois inaugurale et emblématique de leur démarche, véritable icône de l'homme moderne, hurlant son angoisse existentielle au bord d'un fleuve noir, ondoyant sous un ciel apocalyptique.
1. Pikene på broen [Les Jeunes Filles sur le pont], vers 1901
Huile sur toile, 136 x 125 cm
Nasjonalmuseet for kunst arkitektur og design, Oslo
2. Pikene på broen [Les Jeunes Filles sur le pont], 1927
Huile sur toile, 100 x 90 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Dès 1892, Munch s’éloigne du caractère dessiné et des effets de clair-obscur atmosphériques qui caractérisent le symbolisme3 de la première génération, pour se tourner vers des formes synthétiques et colorées. À l’instar du groupe des Nabis fondé en 1888 par Paul Sérusier avec quelques camarades de l’Académie Julian, sous l’influence de Paul Gauguin4, il développe un vocabulaire formel où dominent les perspectives fuyantes, les courbes sinueuses, les coloris tranchés et appliqués par masses, des surfaces picturales marquées de larges coups de brosse, avec utilisation récurrente des frottis. Les Jeunes filles sur le pont que le peintre réalise en 1901 près de sa maison de vacances dans le village d’Åsgårdstrand, et qu’il reprendra en 1927, témoignent de ces différents aspects stylistiques et de leur renforcement au fil du temps.
Une maturation rapide
La maturation de son style a été, en effet, des plus rapides. Inscrit à l'École royale de dessin de Kristiania5 en 1880, Munch travaille ensuite auprès du peintre et écrivain naturaliste Christian Krohg, dans un atelier de l’avenue Karl-Johan. En 1884, il se mêle au mouvement artistique et littéraire de la Bohème de Kristiania, prenant de plus en plus distance avec le naturalisme. Il présente en 1886 quatre toiles au Salon d’automne de Kristiania, dont son tableau L’Enfant malade qui déclenche un scandale, la toile étant jugée comme une provocation par son absence manifeste de finition. Le traitement de la surface picturale, raclée sur plusieurs couches, patinée par les jus, semble aller dans le sens d’une obsession pour les thèmes de la maladie, de l’infirmité et de la mort. De plus, son geste, irrespectueux du savoir-faire traditionnel, passe pour celui d’un anarchiste.
En 1889, ayant obtenu une bourse d’État, il se rend à Paris, puis à Nice pour développer ses recherches en direction des impressionnistes et postimpressionnistes qu’il y avait découverts. Au cours de l’été 1891 qu’il passe dans sa maison d’Åsgårdstrand, il peint Mélancolie, considéré comme le premier tableau symboliste norvégien. Un an plus tard, invité par l’Union des artistes berlinois à présenter une exposition personnelle à Berlin, le spectacle de ses toiles, qualifiées d’inachevées, déclenche un nouveau scandale qui sera à l’origine de la fermeture de l’exposition et de sa fulgurante notoriété.
Mettre en avant la vision intérieure
Pour les représentants du symbolisme tardif, comme par la suite pour la mouvance expressionniste, il importe de s’éloigner de la vraisemblance du sujet représenté, qu’elle soit réaliste ou impressionniste. Il s’agit par-dessus tout de mettre en avant la vision intérieure, la subjectivité du regard qui opère au sein même de la perception. De même, pour Munch, « L’art est la forme de l’image conçue à travers les nerfs de l’homme – son cœur – son cerveau – son œil. L’art est l’aspiration de l’homme à la cristallisation […] La nature n’est pas uniquement ce qui est visible à l’œil – c’est aussi les images que l’âme s’en est faite – les images derrière la rétine ».6
Or, ce n’est pas un hasard si ce désir se développe dans le champ artistique au moment où, par ailleurs, la technique photographique se perfectionne, libérant la peinture de son devoir de mimétisme. Et cet intérêt pour la possibilité de retranscrire un instantané de l’âme n’est sans doute pas non plus sans rapport avec l’avènement de la psychanalyse.
Le développement du motif
Kyss [Le Baiser], 1897
Huile sur toile, 99 x 81 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Kyss på stranden i måneskinn [Le Baiser sur la plage au clair de lune], 1914
Huile sur toile, 77 x 100 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Prenant acte du développement de la photographie et de l’avènement d’une ère où l’image, techniquement reproductible, va changer de statut, par sa prolifération sur des supports et des formats variés, l’artiste s’interroge sur la valeur de l’image, sur son efficacité dans la peinture. « Qu’est-ce qui fait que tel tableau ait du succès partout, que ce soit une toile ou une estampe ? »7, se demande t-il dans un brouillon de lettre destinée à présenter à l’historien de l’art Axel Romdahl les raisons pour lesquelles il réalise de nombreuses copies de ses tableaux.
Le caractère mental de « l’image » lui apparait clairement et c’est sur celui-ci que la valeur artistique d’une peinture doit reposer. « Une pensée géniale ne meurt pas. Un trait au fusain sur un mur peut avoir plus de valeur artistique que plus d’un grand tableau richement encadré. »8 Outre de nombreuses reprises de ses peintures dans les œuvres lithographiques, dont il individualise les tirages en les retouchant à l’aquarelle, à l’encre ou au crayon, il réalisera de nombreuses toiles à partir de ses anciennes. Il s’agit pour lui de poursuivre l’exploration d’un motif, et ce tout en l’adaptant aux évolutions esthétiques de l’époque. Pour un même sujet, il passe ainsi d’un format à un autre, d’une technique à une autre, et d’un style à un autre. Ses peintures s'orientent sensiblement vers un rendu pictural toujours plus coloré, plus gestuel et globalement plus brut du point de vue de l’exécution.
Du motif au signe
Comme le souligne Angela Lampe, commissaire de l’exposition, « les motifs de Munch se transforment en entités spécifiques, qui flottent en toute liberté, et que l’artiste peut reprendre et placer à son gré dans de nouvelles configurations […] un signe ou un emblème autonome pouvant être repris et répété à l’envi. […] Munch crée en somme son propre répertoire de citations dans lequel il va lui-même puiser et où d’autres artistes viendront également puiser par la suite ».9
C’est notamment le cas, dans les deux versions du Baiser de 1897 et 1914. Les contours des deux visages, littéralement absorbés dans l’acte d’embrassement, se fondent en une seule masse informe, inquiétante comme l’animalité que l’expression de leur désir véhicule. La force synthétique de cette image, figurant la réunion des sexes en une même entité, justifie son emploi dans une dizaine de toiles. Ces deux versions, réalisées à près de vingt ans d’intervalle, proposent ainsi le même motif sur un fond qui a, quant à lui, radicalement changé, passant d’un l’espace obscur et confiné à un espace ouvert à la lumière laiteuse de la lune.
Constituer une unité cohérente
Pubertet [Puberté], 1914-1916
Huile sur toile, 97 x 77 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
La reproduction est aussi pour Munch un moyen de garder à ses côtés des toiles qu’il considère volontiers comme ses enfants et dont les sujets, d’une toile à l’autre, doivent constituer une unité cohérente. La Frise de la vie, qui regroupe les productions majeures des années 1890, parmi lesquelles Le Cri, Le Baiser, Vampire, Puberté, en est un bon exemple. Conçu dès le départ comme une série ouverte sur les thèmes existentiels de l’amour, de l’angoisse et de la mort, ce projet de vie en perpétuel changement conduit Munch à en modifier constamment les panneaux ainsi que l’ordonnancement. Il s’affaire donc à reprendre ses anciennes toiles pour les adapter au tempérament des dernières et combler les vides à mesure qu’il en vend.
On le voit se réserver, dans certains contrats de vente, le droit d’emprunter ses propres œuvres afin d’en réaliser des copies, et même s’inscrire dans le registre des copies de la Nasjonalgalleriet d’Oslo en 1925 pour copier deux de ses propres toiles, qui viendront compléter la frise qu’il élabore dans son atelier d’Ekely10.
Pour les quatre variantes de Puberté, entre la version originale de 1895 et celle de 1916, le renforcement des coloris − notamment de la rougeur faciale du personnage féminin −, l’accentuation ostensible des touches et la modification du fond − chargé dans la seconde de larges coups de brosse pommelés11 −, transforment radicalement la charge émotionnelle de la scène. Le caractère fauve du rendu accentue la dimension charnelle du sujet qui acquiert l’aspect d’une icône primitive.
Souvenirs écran
L’obsession du motif
Det syke barn [L’Enfant malade], 1896
Huile sur toile, 121,5 x 118,5 cm
Göteborgs Konstmuseum, Göteborg, Suède
D’une reprise à l’autre, « […] il y a toujours une évolution et jamais la même – Je construis un tableau à partir d’un autre. Comme avec L’Enfant malade qui est dans notre galerie sur lequel j’ai travaillé une année – Combien de fois ne l’ai-je pas repeint et gratté – Je me suis finalement arrêté quand il n’était simplement plus possible d’y travailler – Je n’étais pas arrivé à rendre ce que je voulais – Mais j’en avais sauvé l’âme ! Longtemps l’image est restée plus puissante et plus éclatante de couleur – C’est pourquoi j’ai pu continuer à peindre cette image – mais alors sur différentes toiles […] Tous ces tableaux sont différents – Certains me reprochent d’en avoir peint des quantités – Mais je dis : quand je suis tellement habité par cette image – et – n’est-ce pas aussi valable que de peindre des centaines de pommes ou de violons sur une table ? »12
Munch considère L’Enfant malade, dont la première des six versions est achevée à Paris en 1896, comme l’une des toiles les plus importantes de son œuvre. Sans doute l’obsession qui le pousse à revenir sans cesse à cette image, jusqu’en 1932, s’explique-t-elle par le désir de retrouver le ferment de toute son œuvre, le quelque chose qui l’a conduit sur la voie qu’il emprunte à ses débuts. La toile représenterait l’image de sa sœur cadette Sophie, assise sur son lit, à l’article de la mort. Elle s’est imprimée dans la mémoire du jeune garçon de quatorze ans qu’il est alors. Les longues recherches qu’il entreprend huit ans plus tard ne viseraient qu’à restituer, dans son intensité originelle, cette première impression gravée comme au fer rouge.
Or, c’est précisément sur la couleur incandescente du souvenir que le récit bascule dans la mythologie personnelle : les cheveux roux de la jeune fille malade ne sont pas ceux de sa sœur, mais ceux d’une jeune fille de onze ans, Betzy Nielsen, qu’il prendra par la suite pour modèle et que l’adolescent avait vue alors qu’il accompagnait son père médecin dans ses visites à domicile. Cette image primordiale résulterait ainsi d’une forme de surimpression mémorielle, une image partiellement déplacée et sans cesse retransformée à mesure qu’elle est réactivée dans le souvenir de l’artiste : un « souvenir écran » pour reprendre le concept que Freud invente en 1896 au terme de l’autoanalyse qui l’amène à faire émerger les bases théoriques de sa pensée13. Les notions freudiennes de compulsion et de répétition des situations traumatiques, vécues dans l’enfance, peuvent également éclairer ce qui incite Munch à reprendre sans cesse les mêmes motifs, substitut d’un travail psychanalytique opéré sur son subconscient14.
« Capter la première impression »
C’est le ressouvenir que tente de fixer Munch dans son acharnement, n’ayant de cesse de vouloir « capter la première impression ». Ainsi, pour rendre « le visage blafard avec ses cheveux d’un roux vif sur le coussin blanc […] la peau transparente, pâle, se détachant sur la toile – la bouche et les mains qui tremblent »15, il en racle la surface, brouille les contours, dilue ses couleurs. Il expliquera plus tard que l’expression picturale repose également sur la focalisation de son regard sur la tête de l’enfant, les autres parties du tableau étant reléguées au brouillard sombre qui caractérise la périphérie du champ de vision. Il précise également avoir cherché à rendre une vision de la jeune fille malade comme perçue à travers un voile de larmes16.
Ainsi, pour mettre en œuvre la célèbre formule : « Je ne peins pas d’après nature – Je ne peins pas ce que je vois – mais ce que j’ai vu »17, se sert-il d’une observation précise des phénomènes d’altération de la vision.
Autobiographie
Lier l’art au vécu
Selvportrett i atelieret på Skrubben i Kragerø [Autoportrait, atelier de Skrubben à Kragerø], 1909-1910
Épreuve gélatino-argentique, 9 x 9,4 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Edvard Munch, rappelle Clément Chéroux, commissaire de l’exposition, appartient à une génération d’artistes nés aux alentours de 1860 qui ont atteint une première maturité stylistique à la fin du 19e siècle, au moment du grand essor de la photographie amateur, permis par le développement d’un nouveau support sensible, le gélatinobromure d’argent18. Mais alors que la plupart d’entre eux s’emparent de l’appareil, devenu portable et facilement maniable grâce à cette invention, pour prendre des notes visuelles, mémoriser la position d’un modèle, réaliser des portraits de famille ou conserver des souvenirs de voyages, Munch va essentiellement tourner sa pratique vers l’autoportrait, saisir sa propre image, seul ou en compagnie de ses toiles, elles-mêmes photographiées comme s’il s’agissait de membres de sa famille.
Textes et photographies : exposer la vie pour éclairer l’œuvre
Cette pratique entre en écho avec la manière dont il envisage ses écrits. Concevant son œuvre picturale comme une vaste entreprise autobiographique, Munch comptait en éclairer la lecture par ses textes. On trouve ainsi la plupart des thèmes de La Frise de la Vie repris sous forme de poèmes en prose. Outre d’opérer un dialogue permanent avec sa peinture, ses textes sont constitués des fragments de récits privés, des réflexions et des récits d’expériences spirituelles qu’il consigne dans son journal intime, d’une série de poèmes en prose, de quelques bribes de récits protéiformes, et d’un conte illustré19.
À l’image des écrivains qui l’initient aux problématiques de la littérature dite fin de siècle, centrée sur le vécu20, Munch s’inspire de son passé pour nourrir sa production picturale. Ses photographies ont en charge de témoigner de tels rapports entre lui et son œuvre : les peintures trouvant leur sens à travers la vie du peintre, la vie du peintre trouvant son sens au travers de ses peintures. Et puisque ses toiles lui permettent de se révéler à lui-même, il est tout naturel, qu’usant de l’appareil pour se photographier, il se place dans leur entourage, et pose comme pour un portrait de groupe. Sur ce principe, l’autoportrait en pied que le peintre réalise en 1910, au milieu des portraits en pied qu’il a peints et entreposés dans son atelier à Kragerø, confère une étrange présence aux toiles, qui semblent étendre sa personne, ou bien composer une petite famille de fantômes.
Partir de sa vie pour faire œuvre
En 1884, fréquentant, comme nous l’avons déjà vu, la bohème intellectuelle de Kristiania, il se lie d’amitié avec l’écrivain anarchiste Hans Jæger.21 La question de l’intimité et la nécessité de faire œuvre de sa vie personnelle constituait un sujet de débat privilégié entre les deux amis. Lorsque Munch part pour la France en 1889, et qu’il sombre dans une période de dépression suite à la mort de son père, il commence à rédiger un journal illustré où il met en œuvre ces principes par écrit.
De même, en 1892, à Berlin, suite au scandale de son exposition, fréquentant un petit bar à vins baptisé Zum schwarzen Ferkel [Au porcelet noir] par l’écrivain et peintre August Strindberg22 qu’il retrouve régulièrement, il reprend ces débats en compagnie d’artistes et intellectuels scandinaves, allemands et européens de l’Est. Le poète Max Dauthendey se fera le relais des discussions animées qui y ont cours, quant à la nécessité de lier l’art au vécu personnel23.
Une présence fantomatique
Dans un fauteuil devant un autoportrait peint
À la fin de l’automne 1908, Munch tombe dans une grave dépression nerveuse, probablement liée à ses problèmes d’alcool et aux déboires de sa vie affective24. Son ami le poète Emmanuel Goldstein le fait admettre à la clinique privée du Dr Daniel Jacobson à Copenhague. Les spécialistes de Munch considèrent souvent cet épisode comme un tournant dans l’œuvre du peintre. N’ayant aucunement cessé de peindre durant les sept mois que dure son séjour – étant donné le coût des soins, l’artiste ne pouvait se le permettre – sa manière d’envisager la peinture en ressort sensiblement modifiée dans le sens d’une ouverture sur le monde extérieur et d’un apaisement relatif.
L’un des autoportraits photographiques qu’il réalise lors de sa cure, dans la chambre qu’il a aménagée en atelier de fortune, le montre en buste, assis dans un fauteuil devant un autoportrait peint. Cette œuvre marque le tournant de sa guérison. Le 30 avril 1909, Munch quitte la clinique. Peu de temps après, il confie à un ami collectionneur, Ludvig Ravensberg : « Il y a quelque chose dans mes tableaux que je ne peux surmonter, quelque chose de toujours transparent, de fantomatique. »
L’autoportrait photographique : mise à distance, déformation, aspect fantomatique
L’autoreprésentation, marquée par l’angoisse et la mort, lui permet de se dévisager. Aussi, dans la plupart des autoportraits photographiques réalisés depuis 1902, date d’acquisition de son appareil, Munch choisit délibérément de se présenter de profil, pour se découvrir sous un angle qu’un miroir ne lui permettrait pas d’adopter, de se voir comme un objet extérieur à lui-même et de prendre de la distance.
Selvportrett “à la Marat” på dr. Jacobsons klinikk i København
[Autoportrait « à la Marat », clinique du Dr. Jacobson, Copenhague], 1908-1909
Épreuve gélatino-argentique, 8,1 x 8,5 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
L’appareil amateur que Munch utilise est l’un des plus courants de l’époque, le Bull’s-eye Kodak 2, fabriqué par la firme américaine Eastman. Fixé à un petit boîtier rectangulaire, l’objectif à foyer fixe présente une optique courte focale, dit aussi grand angulaire, qui a pour particularité d’accélérer les lignes de fuite en déformant les corps, ce que l’on appelle communément l’effet « œil de bœuf ». Bien que les fabricants recommandent à ses usagers de ne pas trop s’approcher de l’objectif pour éviter toute déformation excessive, on peut voir dans l’Autoportrait « à la Marat », également réalisé à la clinique du Dr. Jacobson, comment la perspective fuyante est mise à profit d’une exacerbation du point de vue. L’effet de raccourci fait apparaître un corps disproportionné, le bas du corps ne figurant plus qu’un prolongement infirme du buste.
Au titre des « défauts » de prise de vue que Munch exploite pour amplifier l’étrangeté de ses apparitions photographiques, le « bougé » lui permet de s’inscrire en transparence sur la surface photosensible. Le temps d’obturation relativement long qu’implique la pénombre des intérieurs ainsi que le geste nécessaire au déclenchement de l’appareil accentuent l’aspect fantomatique de ses autoportraits.
Dans le double portrait de Munch et de son modèle, Rosa Meissner, réalisé avec le concours d’une tierce personne en 1907, c’est par double exposition consécutive du négatif que l’effet de transparence est obtenu. L’existence de plusieurs tirages, probablement réalisés par l’artiste lui-même à en juger par les empreintes digitales qui y apparaissent, semble indiquer que l’effet l’intéresse tout particulièrement, en ce qu’il peut être rapproché de l’aspect diaphane des silhouettes qui hantent quelques-unes de ses peintures. C’est, paradoxalement, la disparition même de la personne ainsi que l’effacement de son identité que la surface photosensible permet de révéler.
De telles correspondances entre peinture et expériences optiques faites au moyen de la photographie peuvent également se retrouver dans ses prises de vues de lieux et de paysages. Il en va ainsi des flous obtenus par les bougés ou par la trop grande proximité des objets photographiés, des courbes que décrivent les lignes de fuite de certains clichés pris en extérieur.
L’Espace Optique
Dramatisation du point de vue
Mettre le point de vue au centre
Galopperende hest [Cheval au galop], 1910-1912
Huile sur toile, 148 x 120 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Si la peinture d’Edvard Munch témoigne d’une volonté de retranscrire une vision intérieure et de s’éloigner du rendu fidèle de la réalité optique, celle-ci va, paradoxalement, trouver dans les nouveaux appareils optiques tout un registre de déformations qui permettront à l’artiste d’amplifier l’expression de la subjectivité.
Dès 1882, alors qu’il est encore étudiant, Munch aurait eu recours aux dispositifs de la camera obscura et de la camera lucida25 pour composer ses perspectives. En exacerbant les effets de loupe qui caractérisent les images saisies à l’aide d’objectifs grand-angle, il amplifie les déformations naturellement produites par l’œil humain et souligne le point de vue adopté. C’est moins la vue du paysage qui est mise en évidence que le regard de celui qui voit. Le caractère subjectif du point de vue, dramatisé par l’amplification des perspectives, souligne la dimension existentielle de la présence du regardeur au monde, irrémédiablement seul en son centre.
C’est ainsi que dans Cheval au galop, de 1912, le réel surgit à la face du spectateur sous les traits d’un animal en pleine course : la perspective enneigée, de même que la trajectoire du cheval et l’œil que celui-ci tourne vers lui, pointent dans sa direction. Aussi, n’est-ce pas un hasard si l’emplacement de l’œil correspond à celui du point de fuite, si l’on devait en placer un.
L’effet produit par ce surgissement n’est pas sans rappeler celui d’un autre cheval, à vapeur celui-là, qui nourrira la légende des premières projections des frères Lumière. Bien que le cadrage du plan de L’arrivée d’un train en gare de la Ciotat, tourné en 1895 et projeté en 1896, soit bien différent, la toile de Munch atteste, par la mise en scène spectaculaire du mouvement qu’elle suggère, de l’intérêt que l’artiste accorde également à la représentation cinématographique.
Saisir l’instant dans son caractère fugitif
Rød Villvin [La Vigne vierge rouge], 1898-1900
Huile sur toile, 119,5 x 121 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Au-delà des propriétés optiques de l’appareil photographique, les pratiques amateur et la photographie de presse déterminent l’apparition de nouveaux codes en matière de cadrage. La photographie permet de saisir l’instant dans son caractère fugitif. Les personnages apparaitront davantage en mouvement si leurs membres sont saisis dans le cours de la marche ; les déplacements de foule seront d’autant plus saisissants si les corps sortent du champ.
Sur ce même modèle, le personnage de La Vigne vierge rouge, de 1898, fait face au spectateur en le fixant du regard, comme une dernière fois avant de disparaître hors du cadre de l’image. Les mèches sinueuses qu’il traîne à sa suite constituent le sentier de terre qui vient de l’amener jusqu’ici. Le rapport virulent des complémentaires accentue le décentrement : le rouge échevelé de la vigne, au centre de l’image, capte toute l’attention et relègue l’étendue de vert terreux, avec le personnage qu’elle englobe, à la périphérie de la toile. Saisi sur l’instant, le visage qui s’offre au spectateur affiche une expression où l’on peut reconnaître les marques du désarroi, de l’angoisse face à la solitude ou encore le regard d’un homme surpris au cours de sa marche par celui du spectateur.
Présence et passages
De la même manière, dans Travailleurs rentrant chez eux, les personnages, glissant insensiblement sur les pavés de l’avenue qu’ils descendent, tournent en direction du spectateur un visage creusé par les ombres. Leur expression est de celles que l’on découvre sur les images de presse lorsque les personnes photographiées ont été surprises par l’objectif.
Ici, le rendu du mouvement évoque les procédés mis au point par les futuristes au même moment26. Des contours redoublés de jambes et de bustes indiquent un bougé, tandis que la transparence partielle des membres laisse apparaître la chaussée. La ressemblance des silhouettes vêtues de bleu suggère comme une décomposition du mouvement. De plus, la scène est traitée selon plusieurs points de vue : plus le plan est proche, plus il est figuré en plongée, ce qui accentue le déplacement.
Au-delà de l’intérêt pour la Sortie d’usine des frères Lumière et les coupures de presse, le spectacle des foules retient l’attention de Munch pour ce qu’il est le lieu où se manifeste, avec une acuité particulière, la présence de l’altérité, du monde extérieur.
En Scène
Le théâtre symboliste
Outre la relation entretenue avec le dramaturge August Strindberg au début des années 1890, Edvard Munch sera lié de près à la scène symboliste internationale. Il illustre différentes pièces d’Henrik Ibsen en partant de ses propres motifs picturaux, notamment pour les programmes du Théâtre de l’œuvre, chapelle française du théâtre symboliste, fondée à Paris par Aurélien Lugné-Poe. Force est de noter que, dès les années 1890, Munch compose ses scènes en leur conférant une dimension théâtrale, du point de vue de l’importance qu’il donne à l’expression des visages, aux postures hiératiques de ses personnages ainsi qu’à la disposition de ses figures.
Les Kammerspiele, ou théâtre de chambre, théâtre intimiste
Au printemps 1906, Munch reçoit un courrier du Deutsches Theater de Berlin, lui signifiant que le metteur en scène autrichien Max Reinhardt souhaite lui proposer la réalisation d’un décor pour son nouveau petit théâtre, qui devait inaugurer un nouveau genre de mises en scène, les Kammerspiele, ou théâtre de chambre, théâtre intimiste. Le nombre des sièges serait limité à trois cents, la fosse d’orchestre supprimée, la scène n’étant plus dissociée de la salle que par la légère surélévation d’une estrade. Ainsi, la réduction de la distance entre acteurs et spectateurs favoriserait l’empathie émotionnelle.
Pour mener à bien son projet, Reinhardt choisit de mettre en scène Les Revenants, d’Henrik Ibsen, récemment décédé, et l’idée de faire appel à Munch s’impose à lui comme une évidence : l’intervention de Munch, peintre de la « vie de l’âme moderne », également norvégien, permettrait d’atteindre au plus près l’atmosphère de concentration psychique caractérisant le huis-clos de cette pièce. Après quelques hésitations, Munch accepte et réalise des « études d’atmosphère » et des esquisses de mise en scène qui servent de point de départ au jeu des acteurs, Reinhardt décidant de renverser le rôle habituel accordé au décor dans la conception de la mise en scène.
À l’ouverture du théâtre en 1907, la pièce remporte un vif succès auprès de la critique. L’absence de stucs, de balcons, de rampes d’éclairages, le fait que chaque accessoire soit dépositaire d’une fonction symbolique, les effets de lumière et les atmosphères colorées jouant un rôle central dans la retranscription des affects, étirant les ombres des acteurs, les éclairant par en dessous ou les présentant à contre-jour… tous ces éléments conjoints tendaient à faire coïncider l’espace scénique avec l’image du for intérieur que l’individu moderne pouvait projeter sur son espace de vie domestique. Cette première réalisation du théâtre intime concrétisait les idées que Strindberg, précurseur de la tendance, avait développées dans la préface de Mademoiselle Julie, près de vingt ans plus tôt, sans jamais avoir eu la possibilité de les mettre en œuvre.
Suite à ce premier succès, Munch enchaîne sur la proposition d’un second décor pour les Kammerspiele du Deutsches Theater, avec la mise en scène d’une nouvelle pièce d’Ibsen, Hedda Gabler, cette fois sous la direction d’Hermann Bahr.
Vivant et travaillant sur place, entre 1906 et 1907 dans les sous-sols du théâtre où un atelier lui a été aménagé, Munch réalise la frise que lui avait commandée le metteur en scène autrichien au début de leur collaboration, La Frise Reinhardt. Sous l’aspect de scènes de genre familières propres aux petites villes côtières de Norvège, il y synthétise les thématiques essentielles de La Frise de la vie, en reprend certains motifs, comme ceux du Baiser ou de Mélancolie, dans une facture jetée aux couleurs crues.
L’espace intérieur
1. Sjalusi [Jalousie], 1907
Huile sur toile, 89 x 82,5 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
2. Mordersken [La Meurtrière], 1907
Huile sur toile, 89 x 63 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
À son retour de Berlin, Munch réalise de nouvelles toiles qui, bien que sans rapport direct avec le projet des Kammerspiele, portent la très nette influence de cette expérience. La volonté de réduire la distance entre l’acteur et le spectateur afin de faciliter l’empathie émotionnelle est manifeste dans la série La Chambre verte, entamée immédiatement après. La toile Jalousie, de même que La Meurtrière, font de l’espace de composition le lieu d’une véritable mise en scène.
La frontalité des personnages est amplifiée par celle de l’éclairage qui semble directement venir de l’espace du spectateur. Dans les deux toiles, les angles de la pièce sembleraient presque partir des quatre coins du châssis, creusant l’espace en profondeur, comme si la surface du tableau correspondait à une fenêtre, d’où l’on observe la scène. Enfermant le champ de vision, l’espace paraît d’autant plus carcéral que les murs y sont recouverts de barreaux verts, dont l’inclinaison induit un vertige hallucinatoire, proche des troubles perceptifs qui caractérisent les crises de panique dépressives. Le mobilier enfin − accessoires fonctionnels du décor − déborde hors du champ pictural pour introduire le spectateur dans l’intimité de la scène. Les expressions des visages, littéralement dissous par la lumière, restent indéterminées, renvoyant aussi bien à un état d’hébétude ou d’effarement qu’à une posture qui semble accuser l’intrusion d’un regard non autorisé.
D’un côté l’homme, de l’autre la femme, les deux toiles, Jalousie et La Meurtrière, se répondent, représentant vraisemblablement les deux pendants d’un même drame. Bien qu’on n’en connaisse pas les détails, le sujet renvoie une fois de plus à l’impossible réunion de l’homme et de la femme qui le trahit, à l’instar des nombreuses toiles que l’artiste réalise sur le thème de l’assassinat de Marat.
Mann og kvinne [Homme et femme], 1913-1915
Huile sur toile, 89 x 115,5 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Peints quelques années plus tard, L’Artiste et son modèle, 1913, puis Homme et femme, 1919, mettent également en scène l’attitude de couples qui font face au spectateur dans un espace clos. Les visages sont, cette fois, davantage ravinés par l’ombre, renforçant le sentiment d’un regard accusateur destiné à tenir le spectateur en respect, comme s’ils voulaient empêcher l’intrusion dans leur intimité. L’effet de contre-plongée dans Homme et femme le place dans une situation d’autant plus délicate. Le point de vue, à l’inverse, plongeant de L’Artiste et son modèle, comme pour les toiles de la série La Chambre verte, accentué par les déformations d’une perspective relevée, produit un effet de glissement non moins dérangeant.
Compulsion
Les forces primitives
La question du couple et du désir féminin
Rosa Meissner på Hotel Rohn i Warnemünde [Rosa Meissner à l’hôtel Rohn, Warnemünde], 1907
Épreuve gélatino-argentique, 8,7 x 7,3 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Parmi les motifs repris par Munch, celui de Femme en pleurs fait figure d’exception. Les différentes versions qu’il en obtient sont produites sur une courte période, en 1907, et constituent à proprement parler une série. Munch travaille sur ce motif au moment où il peint La Chambre verte, soit à peine un an avant la dépression qui le conduira à l’hôpital. Réalisant six versions peintes, plusieurs dessins, une lithographie dont il gouache les tirages, une photographie et même un modelage en plastiline27, l’artiste accorde à cette image une attention particulière.
Dans ses écrits comme dans ses peintures, Munch fait souvent référence à l’image du couple de l’homme et de la femme qui, à l’instar du mythe primordial de la genèse, forme un seul et même être. La récurrence du thème de la jalousie dresse, cependant, le constat amer de l’impossible entente entre les sexes et de la solitude existentielle qui scelle leur désunion. Dans la mythologie de l’artiste, la question du désir de la femme occupe une place centrale, thème notamment développé dans son conte illustré, Alpha et Oméga de1908, et dans nombre de ses toiles.
Gråtende kvinne [Femme en pleurs], 1907-1909
Huile et pastel sur toile, 110,5 x 99 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Ainsi, que ce soit dans sa Madone, dans Puberté, dans Vampire, ou comme ici dans Femme en pleurs, la violence du désir féminin transparaît souvent à travers l’emploi de la couleur rouge. La couleur rouge, courant à travers les toiles de ses différentes frises comme un ruban énigmatique dans la tresse d’une jeune fille, détermine tantôt la couleur d’une robe, d’un fond, d’un visage, d’une couronne ou d’une chevelure. Les cheveux rouges du Vampire féminin, penché sur son amant, l’embrassent et le recouvrent à la manière de racines, au point d’en absorber la silhouette.
Le rouge cramoisi qui recouvre le visage de la jeune fille dans les dernières versions de Puberté est le plus proche de celui qui monte au visage de sa Femme en pleurs. Son visage empourpré disparait sous l’effet du bouillonnement qui en efface les traits, et relève le chignon désordonné de sa coiffure en un couvercle roux, frisottant de toutes flammes. Sous l’apparente immobilité de la pose, « tout est feu, le feu est mouvement »28.
Cette image archétypale du désir souterrain et des tourments qu’il procure, désir obscur qui remue les entrailles de l’animal comme la lave secoue le ventre de la terre, est, dans la plupart des versions, confrontée à la présence d’un lit vide à l’arrière-plan. N’ayant pas d’objet apparent, la souffrance s’exprime, ici, sous la forme d’une solitude existentielle.
Rouge et vert : faits pour s’accorder
Au vu de l’ensemble des tableaux peints par Munch, la signification du rouge sur les visages féminins s’éclaire en ce qu’elle trouve son opposé sur de nombreux visages masculins, figurés dans des coloris verts livides. Le rouge et le vert étant opposés, ils sont faits pour s’accorder. Comme le souligne l’historien de l’art, Arne Eggum : « Dans les scènes mortuaires de la décennie 1890, les personnages de Munch sont souvent traités en contraste, les visages étant soit d’un rouge sang soit d’un vert livide »29. Il rattache cette observation à celles d’un physiologue danois, Carl Georg Lange, auteur en 1885 d’un essai sur la question de la couleur des émotions, ouvrage très important pour les symbolistes.30 Selon Lange, certaines personnes expriment la souffrance par un visage empourpré, d’autres par la pâleur, il s’agit là de réactions physiologiques qui traduisent les émotions. Pouvant être perçues de manière intuitive, ces manifestations physiques lui permettent de poser les bases d’une symbolique des couleurs.
Capter des couleurs invisibles
On sait aussi que les théories de Johann Wolfgang von Goethe exposées dans son Traité des couleurs, en 1808-1810, ont fortement marqué le peintre. La définition qu’il donne des couleurs et la place qu’il attribue au rouge sont également éclairantes. Pour Goethe, la couleur est un obscurcissement de la lumière qui est par définition blanche, de même qu’elle est un éclaircissement du noir. Entre le jaune, proche de la lumière, et le bleu, proche de l’ombre, le rouge représente la couleur la plus intense, révélatrice d'un état intérieur de force, dans un sens à la fois physique et moral.
Enfin, la pensée de Munch étant nourrie de culture ésotérique, il est nécessaire de mentionner le rôle qu’a pu jouer la symbolique des couleurs établie par la tradition théosophique, représentée en son temps par la mystérieuse Madame Blavatsky et son héritière spirituelle Annie Besant.31
Annie Besant et Charles Webster Leadbeater, membres de la Société Théosophique, publient en 1905, dans un ouvrage commun sur les Formes-Pensées, un atlas des couleurs établi en fonction des sentiments, des aspirations, des désirs ou des frustrations, où l’orangé est associé à la « jalousie ».32 Au-delà du symbole, ces couleurs sont censées correspondre aux degrés de développement spirituel qui transparaissent dans l’aura des êtres, pour qui parvient à les percevoir. Or, Munch théorise également sa pratique en ce sens, cherchant à capter des couleurs invisibles et, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, des ondes communiquant les intensités émotionnelles, les énergies psychiques qui émanent d’un lieu ou d’une personne.
Rayonnements
Ondes et courants
Explorer les fondements invisibles du réel
Kyss pà marken [Le Baiser dans les champs], 1943
Gravure sur bois, 40,5 × 49 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Du romantisme tardif à certaines formes d’expressionnisme abstrait, en passant par le symbolisme, l’expressionnisme, Der Blaue Reiter et De Stijl, la pensée théosophique a exercé une influence certaine sur l’histoire artistique et littéraire. Celle-ci se manifeste dans l’œuvre d’artistes déjà sensibles aux questions des correspondances, de la synesthésie, de l’intuition et plus généralement de la place de l’homme dans la nature, au sens cosmique du terme. Parmi les peintres, Gustav Klimt, František Kupka, Vassily Kandinsky et Piet Mondrian en sont les exemples les plus notables33. James Ensor et Edvard Munch s’y intéressent également de près.
L’idée que l’univers forme un tout indivisible et que toute démarche rationaliste ne permet finalement que d’en étudier les parties sans pouvoir en embrasser l’ensemble, donne tout son sens à la démarche artistique qui prétend à la connaissance intuitive du monde.
Pour les théosophes et leurs dissidents34, la cohérence du monde se lit à travers ses structures secrètes, structures perceptibles aussi bien à l’échelle macro que microscopique, et dont ils représentent le modèle dans des formalisations géométriques, entre schéma, symbole et glyphe.
Les sciences, qui explorent aussi les fondements invisibles du réel, sont abondamment sollicitées à l’appui de ces thèses. La circulation des théories portant sur les ondes imperceptibles qui permettraient la communication des corps avec les esprits se trouve même excitée par l’annonce de la découverte des rayons X par le physicien allemand Wilhelm Röntgen en 1885, et renforcée lorsqu’en 1912 un autre physicien allemand, Max von Laue, en établit la nature électromagnétique. Cette période est aussi celle de la mise en place de la psychanalyse et de ses révélations sur le fonctionnement invisible de l’humain.
Pour l’historien de l’art Pascal Rousseau, la congruence de la découverte de rayons capables de sonder les corps et de la psychanalyse visant à sonder les âmes nourrit l’engouement ésotérique et conforte Munch dans la possibilité de saisir et projeter sur la toile la forme enfouie des pensées et de leurs gestations.35
Les écrits de l’artiste nous renseignent sur les réflexions que recoupe le sujet : « La ligne ondulante qui domine mes peintures et estampes au début – correspond au pressentiment que j’avais des ondes de l’éther – au sentiment du contact existant entre les corps […] À cette époque la télégraphie sans fil n’était pas découverte. »36
Les formes de la pensée
Les courbes d’une chevelure et les méandres d’un ciel nuageux, s’enlaçant autour de deux corps pour ne plus en former qu’un, peuvent ainsi rendre perceptibles les liens qui unissent deux êtres au cours d’un baiser ou ceux qui s’étiolent lors de leur séparation ; les vibrations invisibles qu’émet l’âme angoissée d’un passant croisé sur un pont trouvent de la même manière leur écho dans l’onde tourmentée d’un fleuve…
Sur le même motif, la gravure sur bois du Baiser dans les champs, réalisée en 1943, emploie les nœuds et linéaments du support pour déployer l’enlacement des êtres sur tout le paysage. Pour obtenir cet effet, Munch retourne le principe traditionnel de la gravure sur bois qui consiste à creuser à la gouge les parties entourant les tracés. Ici, le trait apparaît en blanc, de sorte que le dessin structurel du bois recouvre la majeure partie de l’image, laissant à peine apparaître le contour des silhouettes qui disparaissent dans le paysage environnant, comme si les amants se trouvaient en état d’osmose avec l’univers.
Munch voit dans ces ondes invisibles, qui circulent à travers l’éther37, un dépassement de l’aspect purement mécaniste des nouvelles théories du fonctionnalisme dans le champ artistique. Aussi épurées qu’une ligne droite ou qu’un carré, ses courbes, fluides comme l’eau, comme la vie et la pensée, anticipent même sur de prochaines inventions telles que les ondes radio.
« J’ai cherché à simplifier – ce que par ailleurs j’ai toujours fait – C’était la construction en fer […] – La tour Eiffel – C’était l’arc tendu qui plus tard se relâche dans l’Art nouveau – La ligne ondoyante avait du reste aussi son origine dans la découverte et le pressentiment de l’existence de forces nouvelles dans l’atmosphère – Les ondes hertziennes […] Les vêtements simplifiés de la femme d’aujourd’hui ne sont-ils pas le résultat d’un essai de simplification dans l’art de notre temps. Et également du fonctionnalisme […] La Danse de la Vie et le rythme et le mouvement des danses de ces vingt dernières années ? […] N’y a-t-il pas des points de convergence entre les mouvements des groupes et des costumes et les lignes dans La Frise de la vie avec ceux de la jeunesse actuelle. »38
Une sédimentation mémorielle
Ce n’est pas un hasard si les peintures réalisées dans la seconde moitié de sa vie présentent des corps aux frontières de plus en plus diffuses. À l’image de la photographie de 1907, Autoportrait avec Rosa Meissner, plage de Warnemünde I, les silhouettes de ses Femmes au bain de 1917 deviennent littéralement transparentes. Dans cette toile, elles se limitent au seul tracé de leurs contours, décrivant comme un phénomène de sédimentation mémorielle. L’atmosphère de douceur sensuelle aurait imprimé dans le souvenir du peintre une succession d’images au travers desquelles se confondent toutes les postures adoptées par les baigneuses.
Selon une idée répandue dans la tradition théosophique, chacune des pensées de même que chacune des émotions éprouvées par les êtres vivants viennent s’inscrire et demeurent conservées dans l’éther. Pour Munch, la toile devient support d’impression des images contenues dans l’éther.
La sphère rayonnante
La sphère idéale
En dehors des motifs de l’onde et du principe de circulation qu’ils incarnent, celui de la sphère rayonnante fait également l’objet de toute l’attention de Munch. Forme du soleil, mais aussi de l’œil avec son iris, elle est l’image de la monade, de l’être. Chaque individu, animal ou végétal, est entouré d’une aura dont les faisceaux rayonnent vers le dehors. « L’arbre n’est pas un tronc pourvu de branches et de racines – il a en réalité une autre forme – en vérité presque ronde – entourée d’une gaine en forme de boule […] la terre est entourée de l’atmosphère et de l’éther – qui font partie de la terre et peuvent avoir la forme d’une sphère […] Il en est de même pour nous – Nous sommes entourés d’une gaine qui disons a une forme ronde. »39
Telle est la figure qui s’impose à Munch dans Le Tronc jaune de 1912, à travers la vision d’un arbre coupé, allongé sous un puits de lumière. Sa base dessine un disque d’or rayonnant, véritable symbole rencontré au hasard des bois.
« La terre elle a cette belle forme sphérique – d’où au printemps jaillit toute la verdure […] La terre est un atome vivant qui a sa propre existence et son intelligence – elle respire et son souffle se rassemble en nuages au-dessus d’elle. »40 La terre est, à l’image de l’homme et inversement, une entité indivisible. Avec cette nuance que l’homme ne peut former cette sphère idéale que lorsqu’il parvient à réunir ses deux moitiés.41 Divisée lors de la création du monde, tout comme l’ombre et la lumière, chaque moitié ne peut vivre sans l’autre. Comme l’illustre la toile Hommes tournés vers le soleil, de 1915, il faut que les complémentaires se rejoignent pour que l’homme atteigne la plénitude et recouvre l’image de son créateur, lumineux comme le soleil. Les conséquences de la désunion sont, quant à elles, abondamment illustrées au sein de La Frise de la vie.
Œil et soleil
Solen [Le Soleil], 1910-1913
Huile sur toile, 162 x 205 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Le rayonnement du soleil étant le parangon des rayonnements de l’âme, la couronne de lumière que déploie Soleil de 1910-1913, innervant le bleu de la pierre d’une dominante jaune, constitue le symbole de l’esprit vivant qui anime la matière inerte. La sphère céleste, ciselée dans le ciel, pointe l’endroit où fuit la perspective. Le paysage rocheux du premier plan s’arrondit sous l’effet d’une déformation optique qui amplifie celle de la pupille. La peinture produit un jeu de miroirs : le soleil de la toile et l’œil qui l’observe ne font qu’un, l’un éclaire l’autre.42
La délimitation de cellules de couleur au sein des rayons solaires évoquant les vitraux d’une rosace pourrait être rapprochée des rainures de l’iris. Ce renversement du regardant et du regardé met en lumière le principe esthétique sur lequel repose cette peinture, à savoir stimuler l’œil et lui donner pleine jouissance en lui fournissant la totalité harmonique du spectre lumineux – principe dont la démonstration constitue l’une des idées centrales du Traité des couleurs de Goethe.
Stjernenatt [Nuit étoilée], 1922-1924
Huile sur toile, 120,5 x 100 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
La valeur symbolique que Munch attribue à la couleur jaune est toute à la fois d’ordre physique et spirituel, union de la jouissance du corps et de l’éveil de l’esprit accédant à la lumière. En effet, l’intérêt de l’artiste se portait tout autant sur les traités d’héliothérapie que sur les essais ésotériques. Extase mentale et bien-être physique allant ici de pair.
Par opposition les bleus de cette Nuit étoilée, de 1922-1924, renvoient à la lumière sépulcrale d’une méditation sur l’au-delà. Cette toile, dont l’atmosphère est apaisée par ses reliefs arrondis et la spiritualité de ses bleus, est impartie au domaine des ombres qui se profilent au bas de l’image et s’étirent pour déborder sur le paysage. Ce passage d’une ambiance colorée à une autre met en correspondance toute la gamme des couleurs et celle des émotions, allant de l’ivresse à la dépression, de l’ombre à la lumière.
L’amateur de cinéma
Spectateur curieux et opérateur amateur
Dans les années 1910, Halfdan Nobel Roede, producteur, réalisateur et ami d’Edvard Munch, ouvre plusieurs salles de cinéma en Norvège. Cette entreprise s’avère lucrative à ses débuts, malgré la forte concurrence que Roede devance en variant les offres à grand renfort de spectacle. C’est dans ce cadre qu’il lui propose régulièrement de présenter ses toiles dans ses cinéma-galeries ou les salons qui les agrémentent. Outre ce rapprochement direct avec l’univers naissant du cinéma, Munch fréquente régulièrement les salles pour y voir des fictions européennes ou américaines, les films de Chaplin ou les actualités.
À cette activité de spectateur curieux se joint celle d’un opérateur amateur : au cours d’un voyage en France en 1927, le peintre fait l’acquisition d’une petite caméra « Pathé-Baby », avec laquelle il réalise des séries de vues dont à peine plus de cinq minutes ont pu être conservées. Il y témoigne, à travers une succession de courtes scènes, tournées caméra au poing, de son intérêt pour la vie urbaine : mouvement de piétons, passage de tramway, femme au coin d’une rue, homme marchant devant la caméra… Enfin, il ne manque pas de revenir à son sujet de prédilection, l’apparition de sa propre image dans tout son caractère étrange et fascinant. On le voit alors poser l’appareil devant lui, en faire le tour pour se placer à nouveau devant, se pencher vers l’objectif, et l’examiner avec attention comme s’il voulait voir ce qui se cache de l’autre côté du miroir.
Le Monde Extérieur
Figures historiques et archétypes
Exprimer la frayeur
Contrariant les stéréotypes du peintre reclus loin des réalités de son temps, exclusivement concerné par les mouvements de l’âme et avant tout de la sienne, Munch élabore au début du 20e siècle une œuvre qui se montre en prise avec le monde extérieur. Il s’inspire et témoigne des événements historiques, des faits divers que lui offre son environnement proche, des journaux pour leurs articles ou leurs images, des séances de projections cinématographiques auxquelles il se rend avec assiduité.
Au titre des motifs qui attirent son attention, les scènes d’incendie reviennent à plusieurs reprises, peintes, dessinées ou lithographiées. Cette récurrence peut s’expliquer par l’intérêt qu’un peintre de l’âme peut accorder à la fascination primitive que génère ce type de spectacle ; par la dimension allégorique que l’image peut revêtir dans une Europe à feu et à sang ; ou encore par une donnée purement conjoncturelle : les nombreux incendies qui se propagent dans les grandes villes de Norvège, d’autant mieux que le bois y constitue un matériau de construction privilégié.43
Mais c’est avant tout l’image de la peur panique, saisie à l’instant où elle s’empare de la foule qui revient à travers ces sujets. Bien que s’aidant, au besoin, de photographies de presse, il n’hésite pas à ajouter au premier plan les masques de terreur de quelques badauds fuyant loin du foyer, en direction du peintre.
C’est également cette composition qu’il adopte pour figurer en 1917, dans Panique à Oslo, la frayeur incontrôlable qui s’empare de la foule, probablement lors de l’événement du « lundi noir », jour où, suite à l’annonce de la Première Guerre mondiale, les habitants de la capitale se ruent dans les boutiques et les banques, engendrant une émeute. Taillant les traits des visages à grands coups, et emportant les éléments du décor dans l’agitation des lignes, la gravure traduit une forme d’incendie. Les faces échevelées apparaissent comme autant de flammèches prêtes à emporter les façades en brindilles comme feu de paille.
Le Meurtrier, 1910
Huile sur toile, 94,4 × 154,4 cm
Munch-museet, Oslo
Les événements historiques ou les faits divers qu’il choisit de traiter sont parfois repris à plusieurs années de distance. Il en confond même parfois les motifs. Son objectif reste toujours d’en dégager des figures emblématiques. Munch rend ainsi compte, au travers de quelques dessins, des exécutions de communistes liées aux événements de la guerre civile finlandaise qui eut lieu en 1918, motif repris dix ans plus tard dans une petite lithographie.
Sur ce même thème de la mise à mort, le sujet du meurtrier, emprunté au registre des faits divers, fait l’objet de plusieurs peintures. Le Meurtrier de 1910, Meurtre sur la route de 1919 ou celui de 1930 font très certainement référence à Kristoffer Nilsen Svartbækken, décapité en 1876 pour avoir tué à la hache un garçon de 19 ans alors qu’il rentrait chez lui en traîneau sur un chemin de campagne. La toile de 1910 témoigne tout particulièrement de l’intérêt de Munch pour appréhender l’archétype du monstre.
Les vues de foules
Sjøfolk i snø [Marins dans la neige], 1910-1912
Huile sur toile, 96 x 76 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
La réalité du monde extérieur est souvent abordée à travers des compositions de groupes, traités en files, en masses ou en vues de foules, qui rendent compte de l’émergence de la classe ouvrière, de son émancipation progressive, incarnant parfois l’image du mouvement ouvrier en marche.
S’il réalise Le Maçon et le Mécanicien en 1907 ou 1908 à Warnemünde44, l’intérêt de Munch pour le thème des travailleurs s’affirme en 1909 avec le spectacle que lui offre la construction de la ligne de chemin de fer entre Oslo et Bergen ainsi que la fréquentation de Kristoffer Hansen Stoa, ouvrier fortement politisé et voisin de sa maison à Kragerø. L’homme servira de modèle à la figure centrale de Travailleurs dans la neige. Dans la version peinte entre 1913 et 1915, la posture du groupe évoque celle des photographies d’époque où des équipes de travail se plantent fièrement devant l’objectif. La jambe avancée du personnage principal peut aussi signifier que le groupe est prêt à franchir les limites du cadre.
Dans Marins dans la neige, de 1910-1912, peint à Kragerø, les personnages constituent deux groupes compacts et bien distincts, suggérant l’avancée tout aussi symbolique de la réalité ouvrière. Jouant du contraste des vêtements sombres sur le fond clair de la poudreuse, le caractère massif des silhouettes s’impose avec force.
Le cinéma intérieur
Slagsmålet [La Bagarre], 1932-1935
Huile sur toile, 105 x 120 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Munch n’est pas insensible aux nouvelles formes de narration du cinéma muet. C’est en prenant pour modèle les actions stéréotypées qui en constituent le vocabulaire qu’il réinvestit dans sa peinture les événements les plus marquants de son histoire, voire de sa mythologie personnelle.
La Bagarre, de 1932-1935, fait référence au souvenir douloureux d’un événement survenu durant l’été 1905, au moment des troubles qu’entraînait la séparation de la Suède et de la Norvège. Munch et le peintre Ludwig Karsten, un ami, en viennent à se battre, l’origine de leur dispute étant un reproche fait par Karsten à Munch de ne pas s’engager pour son pays. Suite à cet incident, Munch quitte la Norvège et n’y revient qu’en 1909. L’image de cette scène, sans doute mêlée à d’autres souvenirs d’altercations, prend dans cette toile l’allure d’un étrange western où un homme en blanc, vu de face, se fait agresser par un homme en noir, vu de dos. Cette opposition contrastée des deux figures reprend un procédé très utilisé dans le cinéma des premiers temps.
Le caractère manichéen de la mise en scène, le jeu des différents plans qui mettent en valeur la profondeur de champ, la concordance du point de fuite de la perspective avec la tête ensanglantée de la victime, tout dans cette composition renvoie aux stratégies de construction de l’image cinématographique et au didactisme qui les caractérise. Les anciennes obsessions thématiques de Munch n’en sont pas pour autant évacuées : il est encore une fois question du surgissement d’un double, d’une ombre, qui vient ici agresser la figure centrale à laquelle il semble s’identifier.
Dessiner - Photographier
Interroger les rapports entre dessin et photographie
Au début de l’année 1930, le critique et historien de l’art allemand Paul Westheim publie dans la revue Das Kunstblatt − en français« Le Journal de l’art » dont il est le rédacteur en chef − un article sur l’exposition qu’il organise et qui confronte des dessins, gravures et sculptures aux photographies de leurs modèles. Son but est d’interroger les rapports entre les arts traditionnels et la photographie en abordant la question du statut artistique de celle-ci. Il y expose la nécessité pour l’art de dépasser la ressemblance. Le débat, déjà ouvert au milieu du 19e par Eugène Delacroix, fait néanmoins réagir Munch qui consigne quelques notes sur le sujet avec l’idée de les faire publier dans la revue norvégienne Kunst og Kultur, « Art et culture ».
Selvportrett foran Marats død IV. Ekely [Autoportrait IV, devant La Mort de Marat, Ekely], 1930
Épreuve gélatino-argentique, 11,5 x 8,8 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Le projet restera cependant lettre morte. Les photographies réalisées alors avec l’appareil qu’il vient d’acquérir sont très probablement destinées à accompagner son propos : montrer que « la fabrication mécanique faite par une main judicieuse peut donner de bons résultats »45. Un autoportrait dessiné dans le miroir représente son visage sous un angle similaire à celui des photographies. Cette nouvelle série l’amène à mettre en place un protocole jamais encore employé dans l’histoire de la photographie : pointer l’objectif vers son visage en tenant l’appareil à bout de bras.
Les clichés réalisés à l’intérieur de l’atelier, nécessitant un long temps de pose, montre à nouveau un visage brouillé par l’effet de bougé, qui l’inscrit en transparence sur ses toiles. Munch y paraît inséparable de ses peintures, signifiant par là le caractère éphémère de l’homme de chair qui ne peut être immortalisé par la pellicule si ce n’est à travers son œuvre.
Selvportrett med hatt (høyre profil) på Ekely [Autoportrait avec un chapeau [profil droit], Ekely], 1930
Épreuve gélatino-argentique, 11,7 x 7,9 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Un autre groupe d’images, pris devant l’atelier d’Ekely, présente le visage de Munch sous des angles variés, comme s’il s’agissait pour lui de faire le tour de l’objet que constitue sa tête. Sa proximité avec l’objectif en accentue les volumes et non les traits d’expression. Sur certains tirages, il offre à la lumière du soleil la surface de sa joue pour lui servir de réceptacle. Si les angles varient, les vues de profil et de trois quarts sont néanmoins les plus nombreuses, de telle sorte que son regard n’apparaît presque jamais à l’image. Du reste, ses yeux sont la plupart du temps mi-clos et s’ils sont ouverts, comme sur l’un des clichés, ils se résument à deux fentes noires, demeurant impénétrables sous le butoir du front. Munch venait d’avoir un accident vasculaire entraînant une hémorragie dans l’œil droit, ce qui pourrait en être l’explication.
Troubles de la vision
Le mal sublimé
Les troubles oculaires dont Munch est victime en mai 1930, suite à une hémorragie rétinienne, probablement due au surmenage et une forte tendance à la nervosité, perturberont le peintre jusqu’à la fin de l’année. Comble de malchance, l’œil atteint est « le bon », l’autre ayant perdu son acuité depuis longtemps. L’artiste doit se reposer et éviter toute activité éprouvante qui pourrait entrainer un nouvel accident de ce type et le rendre totalement aveugle.
Kunstneren og hans syke øye. Optisk illusjoner [La Rétine de l'artiste. Illusion d'optique créée par la maladie oculaire], 1930
Aquarelle et crayon noir sur papier, 49,7 x 47,1 cm
L’ordonnance ne sera que partiellement respectée. Après quelques semaines, alors qu’il recouvre en partie l’usage de son œil, il met à profit la période de convalescence pour rendre compte des visions spectaculaires auxquelles ce dernier lui permet d’accéder. Les formes qu’il voit alors se superposer au monde réel apparaissent en suspension dans l’espace, à quelques mètres de lui ou au loin, selon l’endroit où son regard se porte. Ce type d’apparitions, ayant lieu à l’intérieur de l’œil, appartient au registre des visions dites entoptiques, comme ces poussières en suspension que l’on voit se déplacer avec nos yeux, tout en transparence.
Ces apparitions entoptiques sont étudiées avec rigueur par l’artiste, qui en consigne les évolutions, compare leurs modifications en fonction des variations lumineuses, fixant tantôt un mur, tantôt un ciel, se plaçant tantôt dans la pénombre, tantôt en pleine lumière.
Les aquarelles qu’il en obtient, comparables à des peintures orphistes ou simultanéistes, ne sont pas pour autant pensées en termes d’abstraction. L’artiste cherche bien à peindre ce qu’il voit ; ces images sont certes immatérielles mais bien concrètes si l’on en juge par les plaintes que le malade formule dans ses lettres. Mais on sait que les orphistes partaient eux aussi de phénomènes liés à la perception de la lumière et que les phénomènes entoptiques les avaient intéressées au premier chef. Sonia Delaunay ne parlait-elle pas d’une lumière regardée « jusqu'à l'éblouissement » lorsqu’elle évoquait les origines de l’orphisme, ajoutant que « la lumière est la seule réalité »46 ?
Ces visions de globes rayonnant correspondent étrangement aux images par lesquelles le peintre se représente l’harmonie cosmique et le rayonnement des êtres cernés de leurs auras, ou de la terre entourée de plusieurs sphères. Nul doute qu’il y a là sujet à établir des correspondances éclairantes quant à la nature éthérée de l’être.
Kunstneren skadded øye. Knelende kvinnnelig akt med øye [L’œil malade de l’artiste. Nu agenouillé avec un aigle], 1930
Aquarelle sur papier, 50 × 32,2 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Lorsque la sphère qui occulte son champ de vision se dissipe, il voit apparaître différents motifs qui accompagnent l’angoisse de mort réveillée par sa maladie. Dans les descriptions que l’artiste livre de ses différentes visions, la projection phantasmatique joue une large part : « Devant moi, un grand oiseau sombre bougeait lentement – un oiseau aux plumes d’un brun sombre – il en émanait un rayonnement bleu lumineux qui tournait au vert puis se transformait en un beau cercle jaune […] des serpents rampaient sur les pieds des chaises et de la table – sur la chaise longue, de gros serpents bougeaient et s’enroulaient, dans les plus somptueuses couleurs […] la nuit lorsque je sirotais mon verre de vin – un autre monde s’enflammait – un feu d’artifice d’or. »47 Ainsi, dans Nu agenouillé avec un aigle, l’artiste se représente aux prises avec son handicap, mais également avec ses obsessions de mort qui le suivent, ombre dévorante, forme intériorisée de l’aigle de Prométhée.
D’après ses notes et tel que le montrent d’autres dessins, à mesure que le dépôt de sang se résorbe et décante à l’intérieur de l’œil, le bec de l’oiseau de proie qu’il formait s’ouvre et celui-ci remonte, par inversion optique. La nuée de corbeaux qu’il voit, par la suite, descendre du haut de ses paupières correspond aux résidus sanguins qui augurent de sa totale guérison.
Le Regard Retourné
L’ombre et son double
La pratique de l’autoportrait dans l’œuvre de Munch constitue comme un fil rouge suivi en pointillé au début de sa carrière et qui s’intensifie, avec plus d’une quarantaine entre 1900 et 1944 contre cinq entre 1881 et 1900. Si l’on considère en plus des peintures, les dessins et les photographies, il apparaît nettement que Munch n’a cessé de scruter son image, pour tenter de la mettre à distance ou pour pointer le sentiment d’étrangeté que lui suscitait sa vue. À ce titre, et ce jusqu’aux derniers autoportraits, Munch ne s’épargne guère. Ceux qu’il peint dans les dix dernières années de sa vie montrent tous un vieillard grimé par le passage du temps, attendant la mort à corps défendant.
Selvportrett i Bergen [Autoportrait à Bergen], 1916
Huile sur toile, 89,5 x 60 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
Au retour de son séjour à la clinique de Copenhague, Munch s’installe d’abord à Kragerø, puis, en 1916, à Jeløya aux abords de la capitale. Cette année-là, se rendant à Bergen pour une exposition de ses toiles à la Société des artistes, Munch peint son Autoportrait à Bergen, le figurant sur le balcon de l’hôtel où il est hébergé, en surplomb d’une petite place avec clocher. Tournant la tête vers l’intérieur de la pièce, son regard se détourne de l’animation colorée du monde extérieur pour fixer le spectateur d’un œil dubitatif. Dans cette position, légèrement penché en avant, comme pour bien se placer au centre de l’image ou pour mieux voir un objet qui, situé en dehors du champ, viendrait d’attirer son attention, c’est sa propre image qu’il semble observer dans un miroir. Le visage du peintre, à contre-jour, affiche une expression de surprise, soulignée par une lumière qui l’éclaire par en dessous, rehaussant son arcade sourcilière.
Outre le motif de l’apparition de l’ombre que représente le surgissement de sa propre image, Munch semble ici mettre en scène celui de l’artiste impuissant, qui se tient à distance de la vie bruyante et du cours de l’histoire. La correspondance formelle entre l’embrasure de sa pupille et l’œil du clocher au-dessus de sa tête suggère un rapprochement entre deux représentants de la vie contemplative, l’artiste et le religieux, identiquement situés dans les hauteurs.
Nattevandreren [Le Noctambule], 1923-1924
Huile sur toile, 90 x 68 cm
Munch-museet, Oslo, Norvège
De nouveau à contre-jour et penché vers le centre de l’image mais avec une insistance plus inquiète encore que dans l’Autoportrait de Bergen, le buste du Noctambule figure, en la dramatisant, la part d’ombre qui hante l’artiste et engloutit jusqu’aux traits de son visage. L’absence de détails dans le décor, le basculement de la perspective au niveau du sol et l’étirement de la partie inférieure de la toile situent le contexte de cette apparition au bord de l’abîme existentiel, du côté de l’angoisse nocturne. Le sentiment de solitude exacerbé et le titre de la toile font sans doute écho à l’atmosphère et au thème de John Gabriel Borkman, pièce d’Henrik Ibsen. Son personnage principal, ancien banquier condamné à cinq ans de prison, après avoir purgé sa peine, s’enfermant à nouveau dans la maison de son amour de jeunesse, arpente inlassablement l’espace de sa chambre.
L’apparition engendre un sentiment d’inquiétante étrangeté. Cette expression, définie par Freud, désigne le malaise produit par une rupture dans le cours rassurant de la vie quotidienne, sorte d’inquiétude engendrée par la vision de l’inconnu dans le retour du semblable, par ce qui sort de l’ombre.48
La flamme vitale
Dans ses derniers autoportraits, Munch porte son attention sur la dégradation de son corps et la diminution de son énergie vitale, traduisant l’étiolement des passions par un affadissement des couleurs.
L’Autoportrait près de la fenêtre, de 1940, en décrit le processus sous la forme d’une opposition entre la couleur chaude de la terre de Sienne qui recouvre le visage du vieillard et le vert de gris hivernal qui, par la fenêtre, entre dans la pièce et en a déjà conquis les deux tiers. Réinvestissant le thème ancestral de la correspondance des saisons aux âges de la vie, l’arrivée de l’hiver est accueillie par l’artiste avec une moue explicite. Le radiateur lui-même est gagné par le gel. La manière dont Munch tord les traits de son visage manifeste une apparente distance, montrant le caractère inéluctable d’un processus de refroidissement général où même l’angoisse perd en vivacité et paraît dérisoire.
Selvportrett i spanskesyken [Autoportrait avec la grippe espagnole], 1919
Huile sur toile, 150 x 131 cm
Nasjonalmuseet for kunst, arkitektur og design, Oslo
L’Autoportrait avec la grippe espagnole, peint en 1919, alors qu’il se croit sur le point de mourir, va dans le sens du processus décrit plus haut. Affaibli, décharné, sa bouche entrouverte échappant au contrôle de sa volonté, Munch exprime la dilution de sa force vitale dans l’affadissement des couleurs que renforce l’aspect liquide de la peinture. Sa pâleur contraste avec le coloris sombre de son manteau et le rouge de la couverture qui appartiennent à un univers solide auquel l’artiste semble déjà se soustraire. Les dissonances chromatiques du décor et la dominante bileuse de la toile de fond traduisent un état de morbidité.
Sa dernière œuvre, réalisée entre 1940 et 1944, est également un autoportrait. Intitulée Deux heures et quart du matin, la toile est totalement diluée dans les jus, figurant un vieillard sur son fauteuil, prêt à partir. Les quelques éléments de décor, une bibliothèque ou fenêtre, semblent déjà s’évanouir. Le visage n’est plus incarné que par la seule couleur de la bile cernée de vert. Un dernier sursaut semble animer le personnage, se dressant sous l’effet d’une angoisse subite, ou à l’appel de quelque voix, peut-être celle de la mort. On pourrait supposer, en considérant ses méditations sur les liens du corps et de l’âme, que c’est celle-ci qui sollicite l’ultime arrachement, pour pouvoir quitter son corps.
En savoir plus
Catalogue
Edvard Munch, l’oeil moderne. Sous la direction d’Angela Lampe et de Clément Chéroux.
Essais de François Albera, Magne Bruteig, Clément Chéroux, Arne Eggum, Lasse Jacobsen, Angela Lampe, Philippe Lanthony, Iris Müller-Westermann, Pascal Rousseau, Sivert Thue, Gerd Woll, Ingebjørg Ydstie.
Écrits et textes d’Hugo Perls, Paul Westheim, Edvard Munch.
Chronologie par Aurore Méchain.
320 p., 300 ill., 44,90€.
Album
Edvard Munch, l’oeil moderne
60 p., 8,50€.
En ligne
- Le site du Munch-museet
- L’agenda de l’exposition
Dossiers pédagogiques
- Le fauvisme et ses influences sur l’art moderne
- Le futurisme à Paris. Une avant-garde explosive
- Mondrian / De Stijl
Pour consulter les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée national d'art moderne, l’architecture du Centre Pompidou, les spectacles vivants…
En français
En anglais
Contacts
Afin de répondre au mieux à vos attentes, nous souhaiterions connaître vos réactions et suggestions sur ce document
Vous pouvez nous contacter via notre site Internet, rubrique Contact, thème éducation
Crédits
© Centre Pompidou, Direction des publics, septembre 2011
Texte : Norbert Godon
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cyril Clément
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques
Références
_1 Le mouvement Die Brücke, littéralement « Le Pont », est fondé à Dresde en 1905 par Ernst Ludwig Kirchner, Fritz Bleyl, Erich Heckel, Karl Schmidt-Rottluff, que rejoignent en 1906 Max Pechstein et Emil Nolde, puis Otto Müller et Cuno Amiet en 1910. Par la suite, d’autres peintres affiliés à l’expressionnisme œuvrent entre 1910 et 1913 : Max Beckmann, Oskar Kokoschka, Egon Schiele, Ludwig Meidner, Lyonel Feininger, Christian Rohlfs, le sculpteur Ernst Barlach… Le groupe Die Brücke se sépare en 1913, suite à des divergences politiques. En 1909, à Murnau, près de Munich, Vassily Kandinsky, Gabriele Münter, Alexeï Jawlensky constituent avec Franz Marc, August Macke et Marianne von Werefkin la Neue Künstlervereinigung München, ou NKVM, qui deviendra Der Blaue Reiter lors de leur scission. Le groupe se dissout en 1914.
_2 Tiré d'une expression du critique Louis Vauxcelles, le terme « fauvisme » est associé, en 1905, aux artistes exposés dans la septième salle du Salon d’Automne qui crée scandale en raison des couleurs criardes qu’ils utilisent. Y sont présentées les œuvres d’Henri Matisse, André Derain, Maurice de Vlaminck, Charles Camoin, Albert Marquet, Henri Manguin. Le fauve Kees Van Dongen, présenté dans une autre salle, sera également lié au groupe Die Brücke, assurant la jonction entre les deux groupes. Le mouvement s’étendra à la Russie, par l’intermédiaire de Nathalie Gontcharova et Michel Larionov. Exposés en 1908 à Paris, ils fondent l'association de La Toison d’or qui intègre aux revendications plastiques des fauves des sujets plus sociaux et des références aux traditions populaires russes. Le mouvement se dissout au début des années 1910. À noter que si les fauves ont en commun avec les membres de Die Brücke l’utilisation des couleurs primaires et la recherche d’une facture brute, les seconds y voient le moyen d’exprimer une profonde révolte contre le devenir mécanique de la société moderne (voir le dossier sur le fauvisme).
_3 Le symbolisme dont William Blake est considéré comme le précurseur, au début du 19e siècle, constitue un mouvement littéraire et artistique. Dans le champ de la peinture, il se développe essentiellement en Angleterre, en Allemagne et en France. En France, la première génération de symbolistes représentée par Gustave Moreau et Pierre Puvis de Chavannes est influencée par les orientalistes Delacroix et Chassériau. La seconde génération, représentée par Odilon Redon et Eugène Carrière est contemporaine des impressionnistes, des écoles de Pont-Aven, des Nabis, puis de l'Art nouveau. À la fin du 19e, Arnold Böcklin, Ferdinand Hodler, Max Klinger et Lovis Corinth, imprégnés du romantisme allemand, représentent ce mouvement qui s’inscrit en rupture avec le naturalisme et l’académisme alors prépondérant. En Angleterre, la confrérie des préraphaélites, créée en 1848 par Rossetti et Millais, avec pour théoricien John Ruskin, appartient aussi à la mouvance symboliste dont James Whistler reprend les préoccupations majeures, où l’idéalisme, la théorie des correspondances et la recherche d’harmonies occupent une large part.
_4 Signifiant en hébreu « prophète », « illuminé », le terme « Nabi » est proposé par Auguste Cazalis au cercle de jeunes peintres qui se forme autour de Paul Sérusier, suite à un débat engendré par son tableau Le Talisman, réalisé sur le conseil et en présence de Gauguin rencontré à Pont-Aven durant l’été 1888. Le cercle se forme autour de cette volonté de renouer avec le caractère sacré de l’art en développant des modes de représentation centrés sur une vision mentale du réel.
_5 Kristiania est la capitale de la Norvège qui prend le nom d’Oslo à partir de 1925.
_6 Edvard Munch, Note manuscrite, N0057-00-01-3 Warnemünde 1907.
_7 Edvard Munch, projet de lettre à Axel Romdahl, N3359, 1933, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_8 Edvard Munch, Note manuscrite ou projet de lettre à Johan Langaard, N1787, 1935, Oslo, Munch-museet, N0038-02.
_9 Angela Lampe, « Motifs détachés, la multiplication dans l’œuvre de Munch », in Edvard Munch, L’œil moderne, catalogue de l’exposition, éditions Centre Pompidou, Paris, 2011, pp.27-28.
_10 Munch acquiert sa propriété d’Ekely à Skøyen en 1916, où il demeure jusqu’à sa mort.
_11 On observera que l’utilisation de ce même procédé dans différentes reprises de l’artiste vise également à souligner le caractère cloisonné des lieux, voire à suggérer la présence des esprits qui les habitent, comme dans le cas du Combat contre la mort de 1915.
_12 Edvard Munch, projet de lettre à Axel Romdahl, N3359, 1933, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_13 Sigmund Freud publie les résultats de son autoanalyse en 1899 dans L'interprétation des rêves. Celle-ci suscitée par la dépression que lui causa la mort de son père et le sentiment de culpabilité qu’il entretenait à son égard, l’amènera à faire émerger, entre autres, l’idée du complexe d’Œdipe.
_14 Mai Britt Guleng, « Edvard Munch und die verborgenen Tiefen der Erinnerung », dans Edvard Munch und das Unheimliche, cat. exp., Vienne, Christian Brandstätter Verlag, 2009, cité par Angela Lampe, « Motifs détachés, la multiplication dans l’œuvre de Munch », op. cit.
_15 Note, MMN 70, 1928-1929, Oslo, Munch-museet, citée ici d’après Arne Eggum « Das Todesthema bei Edvard Munch », dans Ulrich Weisner (dir.), Edvard Munch, Liebe, Angst, Tod. Themen und Variationen. Zeichnungen und Graphiken aus dem Munch-Museum Oslo, cat. exp., Bielefeld, Kunsthalle Bielefeld, 1980.
_16 Voir H.P. Roede, « Edvard Munch på klinikk i København », Kunst og kultur, 1963, pp.69-70 ; voir également A. Eggum, Munch og fotografi, op. cit., p.30 et p.177.
_17 Edvard Munch, Note manuscrite, N0057-03r, Oslo 1890.
_18 Clément Chéroux « "Écris ta vie !" : photographie et autobiographie », in Edvard Munch, L’œil moderne, catalogue de l’exposition, éditions Centre Pompidou, Paris, 2011, p.47.
_19 Alpha et Oméga, 1908, consiste en une sorte de conte ou poème en prose, illustré de dix-huit lithographies, de quelques vignettes et caricatures retraçant les mésaventures d’un Adam qui voit son Ève, sa moitié vitale, le tromper avec chacun des animaux de la forêt jusqu’à ce qu’il la tue et soit lui-même tué par la progéniture de sa compagne.
_20 Une littérature centrée sur le vécu de héros souvent tourmentés, sur leur souffrance intérieure et leur refus de la morale bien-pensante.
_21 Écrivain, philosophe et théoricien anarchiste norvégien, Hans Henrik Jæger est notamment auteur de Fra Kristiania Bohemen [Scènes de la Bohême de Kristiania], roman-témoignage naturaliste publié en 1885, portant sur la vie de bohème et faisant l’éloge de la libération sexuelle. Munch réalise, entre 1915 et 1917, le tableau intitulé La Mort du bohémien qui représente la mort de l’écrivain, survenue en 1910.
_22 Écrivain, dramaturge et peintre suédois, Johan August Strindberg est considéré comme l’un des pères du théâtre moderne, affilié au naturalisme, puis au symbolisme et à l’expressionnisme. Ses pièces sont souvent comparées à celles du dramaturge Henrik Ibsen. Parmi ses œuvres les plus connues Fröken Julie [Mademoiselle Julie], 1888, dont la préface et l’épilogue plaident en faveur d’un théâtre de l’intimité, et les pièces expressionnistes Dödsdansen [La Danse de mort], 1900-1901, Spöksonaten [La Sonate des Spectres], 1907.
_23 Max Dauthendey publie, en 1893, un essai intitulé Kunst des Intimen [L’Art de l’intime], qui cite Munch en exemple.
_24 Munch ne s’est apparemment pas remis de la violente dispute amoureuse qui, en 1902, après une relation de quatre ans, avait scellé sa rupture avec Tulla Larsen d’un coup de feu, endommageant une phalange de sa main gauche. Dans une note manuscrite de 1943, il regroupe les photographies réalisées à la clinique comme les « photographies de la destinée fatale de 1902-1908 ».
_25 La camera lucida ou chambre claire consiste en une tablette à dessin munie d’un prisme permettant de copier un modèle à partir d’une source lumineuse naturelle. Son modèle est breveté en 1806 par William Hyde Wollaston qui modernise le modèle de la chambre noire, ou camera obscura, sorte de boîte constituant une table lumineuse, utilisée depuis le 16e siècle pour le dessin topographique et à l’origine du boîtier photographique.
_26 Voir dossier Le futurisme à Paris. Une avant-garde explosive.
_27 Modelage dont il fait faire une copie en plâtre en 1914 et qu’il pérennise par la réalisation d’un bronze en 1932.
_28 Edvard Munch, Note manuscrite, T2748-63-65, janvier 1930, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_29 Arne Eggum, « La femme doit pleurer », in Edvard Munch, L’œil moderne, catalogue de l’exposition, éditions Centre Pompidou, Paris, 2011, p.125.
_30 Carl Georg Lange publie Les Émotions en 1885, ouvrage qui sera complété par Bidrag til Nydelsernes Fysiologi som Grundlag for en rationel Æstetik (Contribution à une physiologie des plaisirs comme base d’une esthétique rationnelle), Copenhague, Gyldendalske Bogh, 1899.
_31 Helena Petrovna von Hahn, dite Madame Blavatsky, fonde en 1875 à New York, avec Henry Steel Olcott, juriste et écrivain, ainsi que William Quan Judge, la Société Théosophique. Elle établit son siège principal à Varanasi, puis à Adyar en Inde. Des loges annexes seront créées dans le monde entier. Le courant théosophique découle d’une tradition initiée au 3e siècle par Ammonios Saccas, consistant à soutenir que les différentes religions ne sont jamais que des tentatives d’approche de la connaissance du divin et que chacune d’elles recèle de fait une part de vérité. À la fin du 19e siècle, Charles Webster Leadbeater est également l’un des principaux théoriciens de la mouvance. Annie Besan, féministe et socialiste britannique, succède à Henry Steel Olcott à la tête de la société et étend le mouvement à une échelle internationale de 1907 à 1933, date de sa mort.
_32 Annie Besant, Charles Webster Leadbeater, Les Formes-Pensées, Paris, Publications théosophiques, 1905 ; cité par Pascal Rousseau, « Irradiations : le métabolisme des “nouveaux rayons“ », in Edvard Munch, L’œil moderne, catalogue de l’exposition, éditions Centre Pompidou, Paris, 2011, p.159.
_33 Voir le dossier Mondrian / De Stijl.
_34 Parmi ces derniers, le christosophe Mathieu Schoenmaekers, ami de Piet Mondrian, développe particulièrement cette théorie dans La nouvelle "forme plastique" du monde en 1915 et son Principe des mathématiques plastiques en 1916.
_35 Pascal Rousseau, « Irradiations : le métabolisme des “nouveaux rayons“ », in Edvard Munch, L’œil moderne, catalogue de l’exposition, éditions Centre Pompidou, p.159.
_36 Edvard Munch, Note manuscrite, T2748-37, 16 avril 1929, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_37 Les ondes psychiques que saisit le peintre réactivent des traditions établissant la circulation fluido-magnétique des pensées à travers l’éther, que l’on trouve aussi bien dans les traités de Madame Blavatsky que d’Emanuel Swedenborg avant elle ou encore de Franz-Anton Mesmer.
_38 Note manuscrite, n 43 ca. 1935, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_39 Edvard Munch, Note manuscrite, T2748-49-51, 4 mai 1929, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_40 Edvard Munch, Note manuscrite, T2748-13-21, 1928, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_41 Voir Isis Dévoilée, Clef des Mystères, Blavatsky, Helena Petrovna, traduction de l'anglais par R. Jacquemot Ronald ; publication sous la direction de Gaston Revel, 1913-1921, pp.13-16.
_42 L’idée que l’œil puisse éclairer le soleil comme celui-ci l’éclaire peut paraître étrange au regard de la physique moderne. Mais il faut ici considérer d’anciennes théories du fonctionnement de l’œil voulant que le phénomène de la vue s’explique par l’action d’un rayon visuel qui, partant de l’œil, viendrait se heurter aux particules émises par les objets qu’il rencontre. Cette conception est héritée de Platon.
_43 En 1879, un violent incendie dévaste le faubourg récent de Balkeby à Kristiania ; en 1916, Edvard Munch se rend à Bergen pour une exposition et en profite pour aller voir les ruines de l’incendie qui venait de dévaster le centre-ville ; en 1925, dans la capitale norvégienne, des zones entières de quartiers pauvres sont détruites par le feu. En dehors de ces événements de grande ampleur, Edvard Munch se rend en 1919 dans une commune voisine de sa propriété d’Aker pour réaliser quelques esquisses de l’incendie qu’il y avait vu poindre et, en 1927, alors qu’un incendie se déclare dans la demeure de l’un de ses voisins, il se précipite pour le peindre.
_44 Station balnéaire sur les bords de la mer Baltique où Munch passe plusieurs étés.
_45 Edvard Munch, Note manuscrite, N305, début des années 1930, Oslo, Munch-museet. Traduit du norvégien par Luce Hinsch.
_46 « Robert voulait regarder en face le soleil de midi, le disque absolu. […] Il se forçait à le fixer jusqu’à l’éblouissement. Il baissait les paupières et se concentrait sur les réactions rétiniennes. De retour à la maison, ce qu’il cherchait à jeter sur la toile, c’était ce qu’il avait vu les yeux ouverts et les yeux fermés ; tous les contrastes que sa rétine avait enregistrés. – Sonia, je vois les points noirs du Soleil… Il avait découvert des taches en forme de disques. Il allait passer de la couleur prismatique aux formes circulaires. » (Sonia Delaunay, Nous irons jusqu’au soleil, Robert Laffont, 1978, p.44.) Voir le dossier Le futurisme à Paris. Une avant-garde explosive, section 10.
_47 Edvard Munch, Notes manuscrites de l’artiste, Oslo, Munch-museet, T 2748, ms. 59.
_48 L’inquiétante étrangeté, Das Unheimlichkeit, est un concept freudien, issu d’un essai paru en 1919. Le premier à avoir analysé ce concept est Ernst Jentsch, auteur de Zur Psychologie des Unheimlichen en 1906. Le terme « Heimlich » en allemand renvoie à la fois à la maison au sens abstrait, à la famille, mais aussi au secret, voire au sacré.