Qu’est-ce que
la performance ?

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Steven Cohen, Chandelier, 2001 © John Hogg


Steven Cohen, Chandelier, 2001

Par Gérard Mayen, critique de danse

Une définition impossible ? Retour haut de page

C’est devenu une figure quasi obligée de tout exposé concernant la performance : entamer celui-ci en s’interrogeant sur l’impossibilité même qu’il y aurait à la définir. L’embarras peut toucher à la période comme aux champs artistiques où on va pouvoir la repérer. Par exemple, Roselee Goldberg, qui fait souvent autorité dans ce domaine, va embrasser généreusement les avant-gardes de tout le vingtième siècle, depuis le futurisme ou le dadaïsme, et reconnaître l’empreinte de l’art-performance dans des formes que d’autres considèreraient conventionnellement théâtrales ou chorégraphiques.
À l’inverse, des analyses plus « radicales » ne retiendront que le mouvement en son temps désigné comme celui de la Performance, des années 60 et 70 surtout occidentales – particulièrement américaines. Et d’exiger que les formes en aient été absolument uniques, produites en dehors de tout contexte scénique conventionnel, avec une démarche de remise en cause radicale des codes établis de la représentation.

Devant pareil embarras, on s’entendra bien souvent à conclure que l’instabilité de sa définition doit être rangée parmi ses traits caractéristiques. Etant une pratique, attestant d’une manière de se concevoir en artiste agissant dans le monde, la performance transgresse les catégorisations par disciplines artistiques. Elle se manifeste volontiers de manière fulgurante. Elle ne cherche surtout pas à constituer une œuvre, ni même parfois à laisser la moindre trace. L’insaisissable participerait de sa définition même.

C’est parfois en passant par ses marges, ou en précisant ce qu’il en est de pratiques voisines, que nous esquisserons une constellation ayant trait à la performance. Cela plutôt que d’en borner on ne sait quel champ strict et définitif.
Les artistes et les performances cités ici, le seront pour ce qu’ils ont de significatif au regard des thématiques exposées. Ces citations ne cultivent aucune prétention à dresser une liste « complète » et incontestable, ni même un florilège, de l’art-performance.

Un embarras terminologique Retour haut de page

Une action en train de se produire Retour haut de page

Ici, il faut abstraire le terme de performance de sa composante qui tire vers les notions de prouesse ou d’excellence – une acception qu’on laissera plus volontiers au domaine du sport, par exemple. Et on recentrera la performance sur la notion de l’effectivité d’une action en train de se produire, avec les effets que cela provoque dans le réel.
L’art-performance désignera la pratique d’un artiste se concentrant radicalement sur l’effectuation d’une action, et sur l’immédiateté de son pouvoir signifiant. Cela au mépris des conventions de la représentation. Un mépris déjà traduit dans le renoncement à la mise en forme d’un objet, d’une pièce d’art.

Il faut donc encore distinguer la performance au sens d’art-performance, de la performance au sens anglais, qui désigne l’effectuation de n’importe quelle action scénique, théâtrale notamment, dans n’importe quel style, y compris des plus conventionnels. Au regard de quoi les Britanniques distingueront l’art-performance comme du live art. Or, voici que ce terme se retourne à nouveau complètement si on le traduit en français. En effet, nos propres « arts vivants » ne sont autres que les arts de la scène au sens le plus large qui soit…

L’énoncé performatif : dire/produire Retour haut de page

Plus délicate enfin, la façon dont la notion de performance, et celle surtout de performativité, sont devenues relativement usuelles, en débordant de leurs terrains d’origine, la linguistique et la philosophie. Ici, il faut pointer l’extraordinaire prospérité du concept d’énoncé performatif, forgé par le linguiste Austin, à partir du fameux exemple du maire déclarant qu’il unit deux personnes par les liens du mariage. Ici, l’énoncé ne consiste plus à constater un état de fait, mais à produire une transformation substantielle dans la réalité. Cet énoncé est performatif.

Dans cette brèche se sont engouffrées nombre de théories et de pratiques qui alertent sur le fait que les représentations, loin de se contenter de rendre compte du monde tel qu’il est, ont en même temps pour effet de produire ce monde même. C’est de cette façon que le post-féminisme étaye ses théories du genre, par lesquelles le corps finit par être perçu comme produit de la culture : un complet renversement de perspective ! Nombre d’artistes de la performance la plus contemporaine trouvent là un accélérateur vertigineux pour leurs approches.
Il est dès lors permis de se demander si, tout ailleurs que dans le seul champ de l’art, il peut s’imaginer une manifestation dans le monde qui soit exempte d’une notion de performativité. Le fait de désigner des éléments du monde recèlerait déjà une performativité, et en définitive le monde lui-même serait à percevoir comme découlant du régime de ses représentations, avec tout ce potentiel performatif que ses représentations, désignations, énonciations, recèlent.

On pourra remarquer l’actuelle prolifération des jeunes artistes se revendiquant de la performance, quelles que soient leurs filières disciplinaires respectives d’origine. A cet égard, il ne manque pas de critiques pour craindre qu’on soit passé d’une transgression de l’académisme à un académisme de la transgression.
Sous cette optique, la performance se déplace : son intention était de produire un fulgurant effet de réel, pour agresser des conventions trop sages qui caractérisaient son contexte. Mais voici qu’elle apparaît gagnée par ce contexte, puisque – on vient de le voir – plus rien de ce dernier n’est abordé, qui ne relève de la performativité des représentations. Dans cet ordre d’idée, il ne manque pas de philosophes – un Boyan Manchev, par exemple – pour s’interroger à partir de la troublante homonymie lexicale qui embrasse aussi bien la performance des agents économiques néocapitalistes d’une part, et l’action d’artistes qui pourtant entendraient soumettre ce régime néocapitaliste à leurs assauts critiques d’autre part.

À l’origine : les arts visuels Retour haut de page

L’action painting Retour haut de page

Dans l’Occident des années 50-60 du siècle dernier, le contexte moral entourant l’émergence de l’art-performance est celui de l’assimilation intellectuelle des tragédies de la Seconde Guerre mondiale, tandis que se répand la fulgurante et insouciante insignifiance de la société de consommation. Laquelle ne va pas sans libérer des aspirations émancipatrices du sujet, qui se heurtent alors à des cadres d’autorité traditionnelle (famille, religion…) toujours puissants. Par ailleurs, l’ordre géopolitique global est ébranlé par les luttes d’émancipation des peuples soumis aux dominations impérialistes.

Jackson Pollock, Number 26 A, Black and White, 1948Jackson Pollock, Number 26 A, Black and White, 1948
Peinture glycérophtalique sur toile, 205 x 121,7 cm

La scène new-yorkaise des arts visuels, que l’afflux des exilés d’Europe a rendue prédominante, vit à l’heure de l’action-painting d’un Jackson Pollock. La légitimation de l’œuvre ne s’y entend qu’à travers la présence agissante de toute la personne de l’artiste dans un débordement de la matière et du cadre. L’apparition de l’art-performance à la toute fin des années 50 peut en être perçue comme un dépassement et un prolongement. Allan Kaprow lance ses premiers happenings en revendiquant de n’être plus un « peintre d’action », mais dorénavant un « artiste d’action »,voué à participer directement au monde (non plus à la seule production de ses images).

C’est bien dans le champ des arts visuels qu’il faut situer le foyer d’où émerge l’art-performance, même si sa logique implique aussitôt les croisements interdisciplinaires (par exemple avec les compositeurs John Cage, La Monte Young…). Un arrachement fulgurant se produit dans cette sortie des ateliers, ce renoncement au medium, aux cadres matériels, techniques, symboliques, pour un engagement de l’artiste dans sa personne même, et son corps directement, sans pour autant qu’il devienne un comédien ou un danseur.

Un espace « autre », loin du marché Retour haut de page

Il s’ouvre bien ici un espace « autre » dans l’exercice de l’art. A celui-ci sera souvent attribué le sens politique d’un refus de la réduction de l’art à la mise en forme d’objets que le marché ou les institutions d’autorité peuvent assimiler. De même on y reconnaît une occurrence supplémentaire de ce vaste projet esthétique du vingtième siècle, qui est de réduire l’écart entre l’art et la vie.

L’art-performance porte d’emblée l’empreinte d’une dimension quelque peu épique, subversive. Très peu de ses manifestations, souvent uniques, auront fait l’objet d’une documentation systématique. On est autorisé à se demander si cette rareté des traces, de même que leur caractère souvent inopiné (des photos, des récits faits par des gens présents), ne contribuent pas à l’aura quelque peu légendaire qui marque le pouvoir d’attractivité durable qu’exerce cette modalité artistique particulière.

Voisinages, cousinages Retour haut de page

Les happenings & Fluxus Retour haut de page

Claes Oldenburg, Happening I, 1962Claes Oldenburg, Happening I, 1962
Film cinématographique 16 mm noir et blanc, silencieux, durée: 28'

Quelques précisions sur d’autres modalités artistiques peuvent aider à mieux situer la constellation de l’art-performance.
Les happenings se développent dans les années 60. Mais dès le milieu des années 50, certaines expérimentations des David Tudor, John Cage, Robert Rauschenberg, les laissent présager. Les happenings impliquent plusieurs intervenants, artistes de disciplines diverses, ou non artistes, dans la multiplication et l’entrechoc d’actions totalement hétérogènes, volontiers provocatrices, exemptes de toute cohérence narrative ou intention illustrative. Ils provoquent souvent l’implication directe de leur « public », censé alors cesser d’en être un. Faisant place à l’improvisation, nombre de happenings ne s’en développent pas moins à partir d’intentions et principes préalablement fixés, souvent avec une portée conceptuelle. Parfois considérés comme partie prenant de la démarche générale de l’art-performance, on peut toutefois souligner que les happenings présentent une dynamique de débordement collectif, quand la performance s’attachera plus précisément à des actions plus concises et circonscrites, avec l’objectif d’une production signifiante plus déterminée et fulgurante.

Au risque de se voir opposer de très puristes démentis, Fluxus peut être considéré comme un réseau d’artistes ayant œuvré dans le sens plus général des happenings. Mais cela en trouvant une couleur spécifique, expérimentale, dans les caractéristiques d’avoir été très international, avec des effets de résonances épisodiques et elliptiques, et d’avoir connu la participation d’une forte proportion de musiciens et compositeurs (John Cage, La Monte Young, Yoko Ono), enclins à des approches sur partitions. Au sein de Fluxus se cultivèrent les renversements conceptuels par lesquels tout est art, et rien n’est art, non sans écho à Marcel Duchamp et ses ready-mades.

L’Event Retour haut de page

Jasper Johns, Merce Cunningham, portfolio, 1974Jasper Johns, Merce Cunningham, portfolio, 1974
Reproduction photomécanique, 75,8 x 56 cm

L’Event se rattache très précisément à l’œuvre du chorégraphe Merce Cunningham – lui-même très proche de Fluxus. L’Event consiste à présenter des spectacles de danse dans tous types de lieux non spécifiquement conçus à cet effet, et à le faire selon des modes d’exécution aléatoires d’extraits des pièces préexistantes sélectionnées de manière également aléatoire. Ainsi sont mises en cause les limites qui pourraient circonscrire ce qu’on entend par « pièce de danse ».




Happenings et Events

Lire en complément, dans le dossier pédagogique consacré à John Cage, les chapitres suivants :
- Le principe d’indifférence : avec Duchamp, dépasser la question, du beau et de l’usage
- L’art et la vie confondus : Untitled Event, 1952, le premier « happening » de l’histoire de l’art, avec la Merce Cunningham Dance Company et Robert Rauschenberg ; Allan Kaprow, l’inventeur du happening
- A l’origine du mouvement Fluxus : Yoko Ono, La Monte Young, George Maciunas, Nam June Paik, Wolf Vostell

L’improvisationRetour haut de page

L’improvisation est une composante participant volontiers de cette modalité d’action artistique qu’est la performance. L’improvisation peut recéler des dimensions d’imprévisibilité, d’aléatoire et de débordement des cadres académiques. Autant de caractéristiques aptes à se conjuguer avec la visée volontiers perturbatrice qui est celle de la performance. Mais cet appariement n’est en rien automatique, ni nécessaire. En effet, bien des performances relèvent de protocoles très rigoureusement établis, et présentent des modalités opératoires, finalement un déroulement, strictement établis – cela étant à distinguer du caractère éventuellement soudain, inattendu, voire provocateur des effets produits.

Par ailleurs, il faut se garder de considérer naïvement que l’improvisation, de son côté, ressortirait à un principe généralisé du « n’importe quoi ». L’improvisation, elle aussi, se développe souvent à partir de grilles, de consignes ou de principes étayés, préalablement posés. Et elle requiert des techniques affinées, notamment dans les registres perceptif et relationnel, l’improvisateur devant développer un sens aigu de l’écoute, une capacité de connexions, et finalement d’élaboration de ce qu’on appellera une composition instantanée.
On le répète donc : un rapport de familiarité existe entre performance et improvisation. Mais tout autant, l’une peut aller sans l’autre.

L’installation Retour haut de page

Vito Acconci, Convertible Clam Shelter, 1990Vito Acconci, Convertible Clam Shelter, 1990
Installation sonore
Fibre de verre, acier, cordages, coquillages, éclairage, environnement sonore
Chaque coquille : 150 x 240 x 280 cm
Poids de chaque coquille : 600 à 700 kg

L’installation se répand dans les années 70. L’artiste conçoit lui-même le dispositif de présentation de ses œuvres au public. Celles-ci sont alors souvent conçues de manière à rendre actif le contact avec le visiteur, invité par exemple à pénétrer au cœur d’une œuvre composite, ou bien sollicité sur un mode interactif. La proximité de l’installation et de la performance tient dans le souci d’une imbrication de l’art dans la vie. Mais l’installation se passe le plus souvent de la présence physique active de l’artiste. Au contraire de la performance, l’installation continue de relever du régime de production d’un objet artistique.

Le Body art Retour haut de page

Le Body art enfin nous laissera devant un réel embarras. Certains commentateurs y voient un ensemble de pratiques axées sur l’implication directe du corps de l’artiste. Cela recoupe alors des pans extrêmement larges de l’art-performance, au point d’en sembler parfois synonyme. D’autres en proposent une vision bien plus circonscrite, selon laquelle les artistes du Body art spécifient l’art-performance en se concentrant sur des interventions strictement corporelles, parfois extrêmes, dégageant des significations ayant trait à la sexualité, aux maladies, aux expansions technologiques des fonctions humaines ou mutations dans les assignations de genre.

ORLAN en robe de Paco Rabanne embrassant un calque pour la 4e performance chirurgicale, Opération Réussie ORLAN en robe de Paco Rabanne
embrassant un calque pour la 4e performance chirurgicale, Opération Réussie

On citerait alors un Stelarc, défiant son enveloppe corporelle en s’abandonnant aux lois de la gravitation, suspendu à des crochets transperçant sa peau, mais aussi incorporant des prothèses de haute-technologie ; ou ORLAN, transformant ses traits physiques par voie d’opérations de chirurgie esthétique orchestrées sur le mode de performances − série de performances-chirurgicales réalisées entre 1990 et 1993, notamment Opération Réussie, Opération Opéra et Opération Omniprésence) ; ou encore Ron Athey qui fait art de ses pratiques sadomasochistes en heurtant les stigmatisations engendrées par l’épidémie du sida (Martyrs and Saints, 1993).




Body art et « corps à l’œuvre »

Lire en complément, dans le dossier pédagogique consacré au Corps dans l’œuvre, les chapitres suivants :
- Le corps à l’œuvre : le corps en action, Jackson Pollock
- Le corps support de l’œuvre : Body art et changement d’identités, Gina Pane, ORLAN, Cindy Sherman

Entre Vienne et Tokyo Retour haut de page

Le mouvement Gutai Retour haut de page

Shozo Shimamoto, Marcher là-dessus, s'il-vous-plait Shozo Shimamoto, Marcher là-dessus, s'il-vous-plait, 1956
Performance dans le cadre de l'exposition en plein air de Gutaï en 1956,
à la forêt de pin au bord de la rivière Ashiya

Il n’est pas fortuit que le pays qui a vu la radicalité transgressive de l’invention du butô, ait connu l’expérience du mouvement Gutaï. Dans les années 50 et 60, les artistes japonais du Gutaï inventent leur propre forme d’action painting, dont les performances marquantes purent être le saut à travers des cadres de peintres, transperçant les toiles, ou des peintures de boue par l’artiste immergé tout entier dans cette matière.

L’actionnisme viennois Retour haut de page

Hermann Nitsch, Aktion 12, 1965Hermann Nitsch, Aktion 12, 1965
Epreuve gélatino-argentique, 70 x 50 cm

A Vienne, de 1962 à 1968, les artistes de l’actionnisme usent de leur corps pour hurler un rejet du très profond conservatisme autrichien. Lequel se sent exempté de tout examen de conscience quant à sa compromission dans le nazisme (ce pays étant parvenu à se poser en victime d’un voisin qu’il accueillit pourtant à bras ouverts). Otto Muehl, Hermann Nitsch, Günter Brus, Rudolf Schwarzkogler, entre autres, déclenchent une série d’actions à l’assaut de tous les tabous et conventions morales. A rebours de toute prétention à la beauté, de toute distanciation raisonnante, le corps lui-même y devient une sorte d’objet d’action.

Toutes ses fonctions, y compris excrémentielles, paraissent démantelées et réintégrées dans un processus énergétique dévastateur. Celui-ci peut prendre des formes rappelant le désordre souhaité des happenings, ou au contraire se développer en amples rituels où des saillies blasphématoires le disputent à des réminiscences archaïques, dans la quête de puissants effets cathartiques.
L’actionnisme aura plus travaillé dans des dimensions organiques, éventuellement empreintes d’influences psychanalytiques, qu’en direction des projections conceptuelles plus coutumières dans l’art-performance. Il n’en demeure pas moins l’un de ses moments d’extrême incandescence.

D’autres gestes et d’autres sons : musique, danse, poésie et performance Retour haut de page

Si la présence active de l’artiste dans tout son corps livré à son geste suffisait à définir la performance, alors il faudrait considérer que tout danseur, et tout musicien en situation de représentation ou de concert ressortissent à l’art-performance. Il n’en est rien, bien évidemment. Seuls des secteurs limités dans l’art chorégraphique et dans la musique peuvent y être rattachés.

La post-modern dance new-yorkaise : des gestes tirés du quotidien Retour haut de page

Anna Halprin. Anne Collod & Guests, Parades & Changes, Replay, 2008Trisha Brown, Early Works, 20081. Anna Halprin. Anne Collod & Guests, Parades & Changes, Replay, 2008
2. Trisha Brown, Early Works, 2008

La séquence privilégiée du Judson Dance Theater en 1962 et 63, puis du Grand Union dans les années 70, mettent en lumière la post-modern dance new-yorkaise (sans oublier toutefois les pionnières californiennes Simone Forti et Anna Halprin). Des artistes tels que Deborah Hay, Trisha Brown, Yvonne Rainer, Steve Paxton, Lucinda Childs, se consacrent alors à une déconstruction systématique des conventions de la représentation scénique chorégraphique.
La sortie des lieux de spectacle en est une des caractéristiques. De même, le recours à des gestes « trouvés », tirés du quotidien (à commencer par la marche), et ré-agencés selon des partitions de tâches à exécuter, en-dehors de toute notion d’investissement psychologique ou d’évocation narrative. L’accumulation de gestes, les évolutions en positions paradoxales (suspensions, évolutions à la perpendiculaire de murs) sont des procédés de composition. Les collaborations interdisciplinaires, les redistributions de rôles, le rejet des statuts d’autorité d’auteur, sont expérimentés. L’exploration perceptive, le renoncement à la mise en forme du mouvement, l’improvisation à partir de l’entrée des corps en contact, l’invention de nouvelles géographies corporelles sont préconisés.

Sons trouvés et instruments altérés Retour haut de page

En ce qui concerne la musique, chez des La Monte Young ou Charlemagne Palestine, la notion de performance s’inscrit là encore dans le recours à des sons trouvés, l’altération des instruments de musique, l’imbrication interdisciplinaire et technologique, le collage et la juxtaposition hétérogène des motifs et des registres.
La poésie sonore, quant à elle, ne se résume pas à la simple déclamation des écrits, mais travaille la langue dans les mêmes perspectives d’éclatement de ses cadres, de remise en cause de ses logiques structurelles, d’engagement vocal à travers toute une implication corporelle sonore, etc.
A tous ces égards, l’engagement de l’artiste dans l’action se conjugue avec la mise au défi de toutes les limites que pourraient lui inspirer les héritages disciplinaires et autres cadres académiques. Cela avec une forte composante expérimentale, voire élaboration conceptuelle, à distinguer nettement de la seule notion d’improvisation concertante largement répandue en musique.

Aux risques du corps Retour haut de page

Ébranler les codes Retour haut de page

Tant de gestes extrêmes sont rattachés à l’art-performance, qu’une compréhension superficielle pourrait en faire percevoir les auteurs comme des têtes brûlées et risque-tout en proie aux ivresses de la provocation, si ce n’est, en définitive, en quête de surenchère spectaculaire.
Or les artistes de la performance mettent en place des protocoles souvent très étudiés, en vue d’un effet escompté de perturbation radicale des représentations corporelles établies. Car c’est à même le corps que s’inscrivent des habitus perceptifs, des techniques acquises, des mises en conditions instituées, qui nouent l’intime et le politique, et qui traduisent, sinon produisent, un ordre établi des structures de pouvoir, d’obéissance, de production, de hiérarchisation, etc. C’est cela qu’il s’agit d’aller débusquer. Prise de risque physique et prise de risque intellectuelle se conjuguent et la première crée les conditions perturbatrices des cadres, favorisant l’exercice de la seconde.

Gina Pane, Action Escalade non-anesthésiée, avril 1971Gina Pane, Action Escalade non-anesthésiée, avril 1971
Photographies noir et blanc sur panneau en bois,
acier doux, 323 x 320 x 23 cm

Le passage aux limites est alors une stratégie permettant d’ébranler les codes qui conditionnent la perception, aussi bien du performeur que de son spectateur. Et cet engagement va jusqu’à la prise de risque la plus effective.
Chris Burden est finalement blessé quand il demande à un partenaire de lui tirer dessus à la carabine (Shoot, 1971). Il explique concevoir son art sur le mode d’un « travail d’enquête ». Tout autant, il se fera crucifier sur le toit d’une automobile de marque très populaire (Trans-Fixed, 1974), ou brisera la glace pour nager à température extrême (Through the Night Softly, 1975).
Marina Abramovic et son compagnon Ulay tiennent plus de quatre minutes en se faisant face et en abandonnant leur poids vers l’arrière de manière à tendre chacun un arc armé d’une flèche prête à être décochée dans le corps de l’autre (Rest energy, 1980). Marina Abramovic explique : « Je n’apprends que de ce que je crains le plus ».

Gina Pane procède, pieds nus, à l’ascension d’une échelle dont les barreaux portent des lames de rasoir qui entament sa chair (Escalade non-anesthésiée, 1971). Plusieurs de ses performances agresseront l’apparence d’une intégrité physique par trop sage pour ne rien cacher.
Dans un autre registre, deux semaines durant, Stuart Brisley s’immerge pendant deux heures chaque jour dans une baignoire remplie d’un liquide noirâtre où flotte de la viande en état de putréfaction (And for today nothing, 1972).

Représentations en déroute Retour haut de page

Une action non reproductible Retour haut de page

Une performance ne saurait être composée par un auteur et interprétée par un autre artiste – sauf protocole exceptionnel qui aurait été délibérément pensé dans ce sens, ou bien encore dans les cas de reconstitution « patrimoniale ». Par ailleurs, la performance ne recherche en rien l’adhésion d’un public – et notamment pas ses applaudissements. Elle est action, percutante. Non spectacle développé.
Du reste, elle peut excéder les cadres habituels de la perception d’une représentation. Cela peut passer par la production d’une action quasi imperceptible, telle cette déambulation de Seulgi Lee (Story of a grapefruit, 1999) pendant une heure dans les rues de Chicago, dans l’attitude d’une passante anonyme, mais présentant l’anomalie de tenir un poignard à la main. Pour Seedbed (1972), alors même qu’il est couché et se masturbe sous leurs pieds, Vito Acconci demeure totalement dissimulé aux visiteurs d’une galerie, sous une passerelle que ceux-ci empruntent sans s’apercevoir de sa présence.

Ou d’une durée insaisissable Retour haut de page

Marina Abramovic, Are you riding a jade dragon in the void ?, 1988Marina Abramovic, Are you riding a jade dragon in the void ?, 1988

Alors qu’elle est souvent brève, la performance peut au contraire déborder dans des expansions de durée ou d’espace qui en interdisent, ou quasiment, la saisie in extenso : par exemple Marina Abramovic et Ulay restent dix-sept heures assis dos à dos, leurs deux chevelures emmêlées (Relation in time, 1976). Ou ils mettent trois mois pour partir chacun de l’une des extrémités de la muraille de Chine et se retrouver exactement au milieu – pour y acter leur séparation définitive (The Lovers Walk on the Great Wall, 1988).

Perturber la vision du spectateur Retour haut de page

Dan Graham, Performer/Audience/Mirror, 1975Dan Graham, Performer/Audience/Mirror, 1975
Pouce PAL, noir et blanc, son, durée: 22'52"
Voir un court extrait de la performance sur l’Encyclopédie Nouveaux médias

La fonction perceptive du spectateur peut être méthodiquement perturbée par Dan Graham qui se présente face à un public, avec un miroir dans son dos Performance/Audience/Mirror, 1975. Là, il développe un discours alors même que les spectateurs perdent tout attention, confrontés qu’ils sont à leur propre image de face, et gagnés par la gêne d’avoir à s’observer les uns les autres. Le même Graham peut compléter l’usage du miroir par l’installation d’une captation vidéo en léger différé, de sorte que le regard s’affole entre l’action effective, son reflet en temps T et sa restitution en temps décalé.

Bruce Nauman recourt à la vidéo, pour restituer des dispositifs d’arpentages systématiques et répétitifs d’espaces confinés et géométrisés, qu’il parcourt de ses pas outrés et ralentis à l’extrême, de surcroît captés par une caméra en plan renversé de côté (Walking, 1968-69). Des stratégies de ce type mettent à mal les croyances en l’évidence des données de la représentation, souvent partagées entre artistes et spectateurs, alors même qu’elles ne relèvent que de conventions que tout autorise à ré-envisager, voire transgresser.

Sophie Calle, Gregory Shephard, No Sex Last Night, Double Blind, 1995Sophie Calle, Gregory Shephard, No Sex Last Night, Double Blind, 1995
Durée : 76'

Sophie Calle, Double Blind (No Sex Last Night), 1992
Voir un court extrait du film sur l’Encyclopédie Nouveaux médias

Enfin, les stratégies de la performance, en impliquant directement les artistes dans leur présence non médiée, peuvent favoriser les démarches autofictionnelles, produisant de troublantes mises en scène imaginaires de leur propre réalité. C'est le cas, par exemple, d'une Sophie Calle ou d'une Cindy Sherman.

Politique toujours, féministe souvent Retour haut de page

Intervenir, perturber Retour haut de page

Dans les années 60, en pleine guerre du Vietnam, Yayoi Kusama provoque la réunion de groupes dont les participants se mettent intégralement nus, tiennent de grandes bannières aux couleurs de l’Amérique, et arpentent ainsi les espaces publics new-yorkais. L’action est ici très directement dénonciatrice, politique. De manière moins frontale, mais toujours très incisive, Grand Orgy to Awaken the Dead at MOMA (1969) consiste, là encore dans le plus simple appareil, à se livrer à des actes d’amour devant la porte du Musée d’Art Moderne à New York, dans l’espoir de « réveiller les morts qui y sont conservés ».
Depuis les années 1960-1970, ORLAN a fait de très nombreuses performances dont, entre autres, Corps-Sculpture, les MesuRages d'Institutions, Marche au Ralenti, et le fameux Baiser de l'Artiste (nommé dans les 100 Chefs-d'œuvres du XXe siècle que le Centre Pompidou a récemment sélectionnés dans une publication).

Esther Ferrer, Le chemin se fait en marchant, 2002Esther Ferrer, Le chemin se fait en marchant, 2002
Festival Street Level, Hertogenbosh, Pays-Bas

Ponctuelle, légère, mobile, non coûteuse, perturbatrice : le format de la performance se prête idéalement à des stratégies d’intervention, au nez et à la barbe de dispositifs répressifs plus habitués à contrôler des situations repérées. Dans l’Espagne franquiste, Esther Ferrer et le groupe ZAJ produisent des actes uniques, littéraux, condensés jusqu’au bord de l’absurde, minimaux et tranchants. Et contrairement aux idées reçues, les pays du bloc soviétique connurent des manifestations non négligeables dans le domaine de la performance. Puis après l’effondrement de leurs régimes, les jeunes artistes de l’Est européen trouvèrent dans la performance des modalités adaptées à l’esprit d’invention de sociétés radicalement nouvelles, comme à la maigreur des moyens matériels sur lesquels ils pouvaient compter.

Mettre en jeu des situations d’exclusion Retour haut de page

La performance est aussi un mode d’action prisée par nombre d’artistes de pays non occidentaux, ou soucieux de mettre en jeu des situations spécifiques d’exclusion, d’oppression, de maintien en statut de minorité, ou de déni de reconnaissance. Des situations concises, des gestes appropriés, peuvent produire une perturbation efficace et particulièrement percutante pour révéler, déjouer, mettre en cause des systèmes coercitifs installés.

Valie Export, Aktionshose : Genitalpanik (Action pantalon : Panique génitale), 1969 (détail)Valie Export, Aktionshose : Genitalpanik, 1969
(Action pantalon : Panique génitale)

Tirage offset sur papier, 69,8 x 49,8 cm

A ce jeu, les féministes auront excellé, en trouvant dans la performance un moyen corrosif de mettre à mal les stéréotypes des représentations sexuées des rôles familiaux, domestiques, érotiques, etc. La liste serait extraordinairement longue à dresser, qui voit très tôt une Carolee Schneemann provoquer de grands ébats sexuels collectifs et publics (Meat Joy, 1964) mettant à mal l’ordre puritain dans ses hypocrisies ; la même dérouler un long parchemin logé dans son vagin, sur lequel elle lit les stéréotypes sexistes que son art a inspirés à des critiques masculins (Interior Scroll, 1975) ; ou une Valie Export s’imposer dans les allées d’un cinéma porno, le pantalon découpé de manière à laisser voir son sexe, mais une mitraillette à la main, mettant au défi les spectateurs, honteux, d’y venir (Aktionshose : Genitalpanik, 1969).

Voir sur le site elles@centrepompidou, chapitre Corps slogan, un extrait de la performance Meat Joy, 1964 de Carolee Schneemann

Dangereux au regard de l’ordre public Retour haut de page

Ce volet particulier trouvera dans les théories des genres les ressorts d’une puissante réactualisation, quand celles-ci établiront que le fait même de se comporter en homme ou en femme relève déjà de comportements performatifs consistant à interpréter des partitions de rôles culturellement construites et reproduites par la société.
Souvent les autorités n’ont guère douté de la dangerosité que pouvait receler la performance au regard de l’ordre public. Les actionnistes viennois ou, dans la France de de Gaulle un Jean-Jacques Lebel, initiateur de happenings, eurent plusieurs fois à connaître les geôles. Du reste, Jean-Jacques Lebel a toujours estimé que le happening le plus réussi consista en définitive en l’explosion des événements de Mai 68. À la suite de quoi, il bascula intégralement dans des actions de contestation sociale militante.

Entre underground et assimilation Retour haut de page

L’art-performance ne constitue pas une discipline, ni un mouvement artistique, ni a fortiori une école. Il se recompose sous une nouvelle forme ici, quand on avait observé son extinction là. Parmi le nombre incalculable d’artistes qui peuvent s’en revendiquer, beaucoup ne recourront à la performance que pour un volet parcellaire de leur travail, ou pour un temps donné. Ainsi l’art-performance peut prospérer dans des espaces temps atypiques et circonscrits, ou connaître des collisions régénératrices contre des éléments de contexte historique.

Dans la sphère underground Retour haut de page

À la fin du XXe siècle à New York, la performance connut une grande vitalité dans la sphère underground des night-clubs du Lower East Side (Le CBGB’S, Pyramide, Mudd Club…). Elle s’y conjuguait avec l’expression des cultures transgenres, drag-queen, et s’imprégnait d’un activisme antisida qui usait de techniques d’intervention par l’image, les sons, les mises en scène de rue, elles-mêmes proches de la performance. Des artistes comme Keith Hennessy (à San Francisco), David Wojnarowicz, Ron Athey, Leigh Bowery (en Angleterre) composèrent de multiples variations sur les représentations corporelles, les normes dominantes, les postures minoritaires, dans un contexte stimulé par la résistance à l’épidémie.
Imposer une vision désacralisée d’un corps souffrant mais totalement légitime, est aussi au cœur des interventions de l’artiste polonaise Katarzyna Kozyra atteinte d’un cancer, et posant nue en position d’Olympia (1996) de Manet, dans son environnement hospitalier.

Performance, danse, théâtre, musique Retour haut de page

Grand Magasin, Les Déplacements du problème, 2009La Ribot, Laughing Hole, 20091. Grand Magasin, Les Déplacements du problème, 2009
2. La Ribot, Laughing Hole, 2009

A l’inverse de ces exacerbations contextuelles, la performance tend aussi à une certaine banalisation, qui la fait réimporter au cœur des champs disciplinaires artistiques établis. Elle y est alors soumise à hybridation, permettant une stimulante réactualisation de ces autres arts qui lui font appel. Dans les salles de spectacle s’observent les formes portées par le courant des chorégraphes français voués à la déconstruction de la représentation et à une approche plasticienne de la présence scénique – puissamment nourris par une relecture du Judson new-yorkais (Jérôme Bel, Emmanuelle Huynh, Julie Nioche, Xavier Leroy) – ou par le courant théâtral post-dramatique, qui ne consiste plus principalement à transmettre un texte préalable, mais s’invente intégralement à travers l’acte scénique (Wooster group, Forced Entertainment, Sophie Perez et Xavier Boussiron, Joris Lacoste). Et, rappelant l’une des grandes caractéristiques de la performance, on peine à ranger sous une catégorie fixe et établie des artistes tels que Steven Cohen, La Ribot, Grand Magasin, Claudia Triozzi.
Depuis 2009, le nouveau festival, produit de manière totalement interdisciplinaire par le Centre Pompidou, vise aussi à accorder une place de choix à ces nouveaux courants (2e édition du nouveau festival en février-mars 2011).

Bibliographie Retour haut de page

Essais

Catalogue

Revues

Films et vidéos, Espace des collections Nouveaux médias et Films

Le Musée national d’art moderne (Centre Pompidou) tient accessible au public un Espace des collections Nouveaux medias et Films qui comporte un grand nombre de documents essentiels à la connaissance de l’art-performance au XXe siècle, relatant les travaux, ou créés par des artistes, tels que Vito Acconci, Dan Graham, Mike Kelley, Bruce Nauman, Marina Abramovic et Ulay, Joseph Beuys, Chris Burden, Valie Export, Karen Finley, Allan Kaprow, Charlemagne Palestine, etc.

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Crédits

© Centre Pompidou, Direction des publics, février 2011
Texte : Gérard Mayen
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cyril Clément

Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques Retour haut de page

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