Dossiers pédagogiques
Parcours exposition

 


ROBERT RAUSCHENBERG
COMBINES (1953-1964)
11 octobre 2006 - 15 janvier 2007, Galerie 2, niveau 6

 

Monogram, 1955-59. Freestanding combine

 

Introduction

Quand créer est égal à combiner, assembler, intégrer

La parodie et ses différents avatars

La relation de l’œuvre au temps

Bibliographie

 

Introduction retour sommaire

Après le Metropolitan Museum of art de New york, et le Museum of contemporary art de Los Angeles, le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne présente, du 11 octobre 2006 au 15 janvier 2007, l’exposition « Robert Rauschenberg : Combines (1953-1964) ».

Au début des années cinquante Rauschenberg commençait sa carrière artistique par des peintures monochromes blanches, noires, or et rouges, avec papier journal marouflé et peint produisant des effets de différentes textures. Il voulait déjà abolir en art le principe sacro-saint de l’expression de soi. Ces surfaces, et en particulier les Withe painting, se veulent des miroirs, des surfaces neutres prêtes à accueillir le reflet du monde. « Aujourd’hui est leur créateur », dit l’artiste à leur sujet. La période des Combines vient immédiatement après. « Rauschenberg : Combines » est la première exposition consacrée exclusivement à cette phase essentielle de la création de l’artiste qui marque le début de son influence artistique internationale.

Comme le nom l’indique, les Combines sont des œuvres hybrides, qui associent à la pratique de la peinture celle du collage et de l’assemblage d’éléments les plus divers prélevés au réel quotidien. Ni peinture ni sculpture mais les deux à la fois, les monumentales Combines de Rauschenberg envahissent l’espace du spectateur et l’interpellent comme des véritables rébus visuels. Des oiseaux empaillés aux bouteilles de Coca-Cola, des journaux aux images de presse, aux tissus, aux papiers peints, aux portes et aux fenêtres, l’univers entier semble entrer dans sa combinatoire pour s’associer à la peinture. Ami de John Cage, le son l’intéresse aussi et, dans ses dernières Combines, il développera des analogies entre musique et arts plastiques. Proche aussi de Merce Cunningam et de la danse, certaines de ses œuvres seront des décors de scène.

« Ce n’est ni de l’Art pour l’Art, ni de l’Art contre l’art. Je suis pour l’Art, mais pour l’Art qui n’a rien à voir avec l’Art. L’Art a tout à voir avec la vie, mais il n’a rien à voir avec l’Art », affirme Rauschenberg. (Entretien avec André Parinaud, in Catalogue de l’exposition Paris New York Paris, Musée national d’art moderne, Editions du Centre Pompidou, 1977.)

S’inscrivant dans le sillage de l’invention du collage par Braque et Picasso, ainsi que dans celui de l’assemblage dadaïste, Rauschenberg réinvente ces pratiques pour leur donner, dans les Combines, un impact autre. Héritier de l’esprit dada, Rauschenberg est marqué par les assemblages de Kurt Schwitters, à l’instar duquel il suggère que l’art et la vie ne font qu’un. Néanmoins, comme le souligne Barbara Rose, l’art de Rauschenberg puise sa source dans l’Amérique de l’époque, et c’est à l’Expressionnisme abstrait et à ses visées d’absolu que l’artiste réagit en intégrant l’image tirée de magazines dans ses œuvres ainsi que des matériaux non artistiques. Comme tous les grands artistes, ses influences peuvent être cherchées très loin, et parmi les peintres qui l’ont profondément marqué, l’artiste cite Léonard de Vinci et son Annonciation (1475-1478) du musée des Offices à Florence. « Sa peinture étant la vie, l’arbre, le rocher, la Vierge ont tous la même importance en même temps. Il n’y a pas de hiérarchie c’est ce qui m’intéresse. » (Entretien avec André Parinaud, op.cit.). Il en va de même dans les Combines, où chaque élément conserve son intégrité sans occulter les autres. Présent, passé, images de presse ou reproductions de chefs-d’œuvre de l’art occidental, dessin et peinture, coussins et boîtes s’intègrent dans ses œuvres, qui veulent introduire « la totalité dans le moment ».

Aux Combines suivra la période des Silkscreen où l’image et sa reproduction prendront de plus en plus de place et coexisteront avec la peinture. Utilisant la technique de transfert d’image à l’aide d’essence sur la soie, Rauschenberg y laisse affleurer sa passion pour l’image photographique qui ne le quittera jamais. L’artiste avait hésité, au début, entre être peintre ou photographe, il conciliera, en effet, les deux pratiques. Ces œuvres ressemblent de plus en plus à des miroirs où s’inscrit, par les différents procédés d’utilisation de l’image de presse - transfert, montage et collage -, l’histoire des Etats-Unis des années soixante. L’artiste changera ensuite de pays et prendra le monde entier comme motif de ses œuvres. De la soie au métal : aluminium poli ou verni de la série Urban Boubon, cuivre de la série Borealis, aluminium brossé des Night Shade des années quatre-vingt-dix, aux transferts sur papier des Waterworks (1992-93), Rauschenberg n’arrête pas de mesurer support, image et peinture et d’en tirer leurs différentes possibilités créatrices.

Entretenant des relations de plus en plus subtiles entre peinture et sculpture, image photographique et abstraction, se réclamant d’un art total qui inclut la musique, la danse, et qui inscrit le temps dans l’œuvre plastique, l’artiste n’a pas arrêté de questionner et de dépasser les limites entre les arts.

Si, pour Jaspers Johns (qui, avec Rauschenberg, est un des précurseurs du Pop Art), Rauschenberg est l’artiste qui a le plus inventé au cours du XXe siècle depuis Picasso, pour l’historien d’art Léo Steinberg « ce qu’il a inventé par-dessus tout, c’est une surface picturale qui redonnait sa place au monde ».

S’attaquant à la période clef des Combines, ce dossier en étudie trois aspects fondamentaux :
- la mise en scène du processus de construction de l’œuvre : quand créer est égal à combiner, assembler, intégrer,
- la parodie et ses différents avatars,
- la relation de l’œuvre au temps.

 

Quand crÉer est Égal À combiner, assembler, intÉgrer retour sommaire

Depuis la Nature morte à la chaise cannée (1912) de Picasso, suivie par la Roue de bicyclette (1913) de Duchamp, les collages et assemblages de Kurt Schwitters, les collages et assemblages d’objets surréalistes, le XXe siècle n’a pas arrêté de convoquer le réel dans l’œuvre. Réagissant avec Jaspers Johns à l’esthétique de l’Expressionnisme abstrait qui dominait dans les années cinquante aux Etats-Unis, Rauschenberg, frondeur et expérimentateur invétéré, réintroduit le réel dans l’œuvre. Ce réel qui avait disparu derrière les élans des coups de pinceaux de Pollock, De Kooning et des autres expressionnistes abstraits, visant l’absolu et le sublime dans l’art.

Dès les débuts, l’artiste proclame : « Je désire intégrer à ma toile n’importe quel objet de la vie. » (Entretien avec André Parinaud, op.cit.) Proche du Dadaïsme et de l’utilisation de l’objet de rebut comme principe de création propre à Schwitters, Rauschenberg s’en éloigne par les dimensions de ses œuvres qui, très grandes, envahissent l’espace du spectateur. « Je voudrais faire un tableau et une situation qui laisserait autant de place pour le regardeur que pour l’artiste. » (Ibidem.)

Si, dans un collage de Picasso, l’objet ou le matériel hétérogène s’insère dans la trame de la composition, dans les Combines, les objets sont à la fois pris dans un réseau qui les intègre et profondément reconnaissables, rejetés en tant que tels. Toute illusion picturale et l’idée qu’une œuvre d’art n’a qu’une signification s’en trouvent entravées. « Dans l’œuvre de Rauschenberg, l’image ne repose pas sur la transformation d’un objet, mais bien plutôt sur son transfert. Tiré de l’espace du monde, un objet est imbriqué dans la surface d’une peinture. Loin de perdre sa densité matérielle dans cette opération, il affirme au contraire et de manière insistante que les images elles-mêmes sont une sorte de matériau. » (Rosalind Krauss, « Rauschenberg et l’image matérialisée », in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993). Ceci est valable chez Rauschenberg, qu’il s’agisse d’une image ou d’une photo d’art, d’une chemise ou d’un pneu.

Minutiae, 1954
Freestanding combine

Huile, papier, tissu, journal, bois, métal, plastique
avec miroir, sur structure en bois, 214,6 x 205,7 x 77,4 cm

Minutiae (menus détails) est un des premiers et des plus importants Combines paintings autoportants. Conçue pour un spectacle de danse de son ami Merce Cunningham, l’œuvre est dès le départ au cœur de la vie. Elle se compose de trois panneaux verticaux de différentes tailles, reliés entre eux.

Comme dans tous les Combines paintings, la surface est accidentée, recouverte de coupures de journaux représentant des bandes dessinées, de vieilles photographies et de morceaux d’affiches. La peinture recouvre le tout sous la forme de coulures ou de surfaces colorées. Entre les panneaux se profile un passage où un rideau de tissus multicolores opère la jonction des différentes parties. Ce tissu, fixé en haut des panneaux, permettait le passage des danseurs. Bois, métal, plastique, avec miroir, se mêlent à cette composition où dominent les rouges, les jaunes et les bleus. Sur le panneau de gauche un curieux motif végétal, comme arraché aux coups de pinceaux et presque intact dans sa vivacité picturale, faisant penser à une ancienne fresque de Pompéi, interpelle le spectateur, introduisant du coup un autre temps et une autre scène.

A la fois paravent, décor de scène, peinture, ce Combine painting se présente comme une structure ouverte. Insaisissable d’un seul coup d’œil, l’œuvre ne réclame pas la multiplicité des points de vue, mais la « multiplication des regards », note Catherine Millet. Elle ajoute que les Combines suscitent notre « libre cheminement dans l’œuvre. » (« Le corps morcelé de la sculpture, Robert Rauschenberg », in Art Press, n° 90, mars 1985.)

Untitled, Sans titre, 1955
Combine painting
Huile, crayon, pastel, papier, tissu, reproductions imprimées,
photographies et carton sur bois, 39,3 x 52,7 cm

Les titres ont une grande importance pour Rauschenberg. « Ce sont tous des coups d’envoi. Ils sont au départ de mon travail, soit que j’essaie d’être consciemment provocateur ou humoriste ou macabre… Le titre est comme un autre objet dans l’œuvre. C’est une pensée délibérément solide et complexe qui oblige à tourner autour des pièces car à cause d’eux on a l’impression de n’être jamais à la bonne place. » (Interview de Robert Rauschenberg par Catherine Millet et Myriam Salomon, in Art Press, n° 65, décembre, 1982).

Ainsi, quand l’artiste appelle Sans titre une œuvre, il donne à l’absence de titre toute sa force. Aucune entrée préalable dans le sujet du tableau à laquelle le spectateur puisse s’accrocher, aucun point de départ pour endiguer l’imagination. Le spectateur est seul face à l’expérience sensible et ouverte de l’œuvre. « A trop en dire, on ne voit plus rien. Mon travail est fait pour être vu », déclare l’artiste. Le spectateur est confronté ici à une œuvre qui lui demande un parcours, pièce par pièce, des différents éléments qui la composent sans que l’artiste insiste sur une signification par rapport à une autre. Car, comme le souhaitait Rauschenberg, il s’agit de réaliser des peintures que « deux personnes ne peuvent voir de la même façon ». A ce propos, C. Millet souligne subtilement que « Rauschenberg considère l’art comme un moyen d’individuation, opposé à tout ce qui dans le domaine social, idéologique, politique… ou magique, rassemble. » (Art Press, n° 90, op.cit). Il ne cherche pas une communauté de l’imaginaire. Son art divise plus qu’il n’assemble l’immense répertoire d’images, d’objets, de choses qu’est le monde.

Dans ce Combine, l’artiste met côte à côte des images de magazines, des photographies, des fragments d’affiches, du tissu à motifs sur lequel glisse la peinture. A l’image du nu féminin reposant sur l’oblique des troncs d’arbres s’oppose la frontalité horizontale de l’édifice où flotte le drapeau américain, tandis qu’aux pieds de la jeune femme un filet de peinture turquoise finit dans une mare de bleu.

Malgré d’autres éléments tels les tissus à motifs en partie repeints et d’autres accidents de la surface arrêtant une certaine lecture de l’œuvre, le rappel sibyllin à des pages célèbres de la peinture occidentale peut être évoqué. C’est à La Tempête de Giorgione (vers 1506) que semble renvoyer ce nu féminin sur des fûts d’arbres, évoquant la colonne tronquée qui, dans le tableau de l’artiste vénitien, divise la composition séparant les deux scènes, celle de la dame allaitant, assise sur l’herbe, et celle du jeune berger. Une rivière coule entre les deux personnages de ce tableau énigmatique, que la peinture bleue coulant aux pieds de la jeune femme chez Rauschenberg pourrait rappeler.

Le coq, dont la tête se dresse à l’extrémité droite de Sans titre, est fortement connoté dans d’autres œuvres de l’artiste comme une allusion à la masculinité, rappelant encore les deux figures en présence dans La Tempête.

Nu, rivière, colonne, féminin, masculin, fond de verdure où se découpe l’image ici et fond champêtre où se profile La Tempête, une constellation d’éléments semble revenir ici pour évoquer, dans Sans titre, le nom d’un des tableaux mythiques de l’histoire de la peinture.

Monogram, 1955-59
Freestanding combine

Huile, papier imprimé, reproductions imprimées, métal, bois,
talon en caoutchouc et balle de tennis sur toile, avec huile sur chèvre angora
et pneu sur socle en bois monté sur quatre roulettes, 106,6 x 160,6 x 163,8 cm

Monogram est un des plus célèbres Combines sur lequel Rauschenberg reviendra à plusieurs reprises avant d’arriver à la version définitive. Association incongrue, sur une sorte de tableau abstrait posé horizontalement, d’une chèvre angora au museau peint, ceinte d’un pneu d’automobile, et de différents collages allant d’une balle de tennis à différents papiers imprimés. Cette œuvre n’a rien des assemblages insolites des surréalistes, illustrant la célèbre phrase de Lautréamont : « Beau comme la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de dissection », et faisant appel à des associations inconscientes.

La combinatoire d’objets, d’images et de tracés de peinture ne vise pas, malgré le curieux entrelacs visuel de la chèvre et du pneu, l’unité perceptive, mais le morcellement. La chèvre restant, malgré le pneu qu’elle porte au cou comme un collier loufoque, irréductiblement chèvre et le pneu un pneu. La signification de l’ensemble en est atteinte.

Si le pneu renvoie à l’enfance de l’artiste habitant près d’une usine à pneus, l’association avec la chèvre empaillée pose question. Le titre Monogram rend ce montage encore plus énigmatique. Monogram, ou entrelacement de plusieurs lettres en un seul caractère, composé ici de l’enchevêtrement du bouc et du pneu. La lettre O du pneu passerait ainsi autour de l’animal pour faire un nœud rebelle au sens et à toute idée de beauté. Ready made (pneu) et animal empaillé coexistent en cette œuvre qui laisse, selon les souhaits de l’artiste, autant de place pour le regardeur que pour l’artiste.

Black Market, Marché noir, 1961
Combine painting
Huile, aquarelle, crayon, papier imprimé, reproductions imprimées,
bois, métal, boîte en fer blanc et quatre écritoires sur toile, avec corde,
tampon en caoutchouc, tampon encreur et divers objets, 127 x 150,1 x 10,1 cm

Black Market (Marché noir) a été exécuté pour l’exposition L’Art en mouvement organisée par le Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1961. Comme dans d’autres Combines painting du début des années soixante, qui relient la peinture à la sculpture, l’œuvre accrochée au mur se poursuit au sol par une ficelle qui la relie à une valise en bois ouverte contenant divers objets, sur laquelle est inscrit « Open ».

Le collage d’éléments à la surface rappelle Monogram. Quatre blocs-notes dont on peut soulever la couverture en métal ainsi qu’un panneau de signalisation « One Way » (sens unique) attirent le regard du spectateur, lui indiquant un sens de lecture qui va de gauche à droite. La peinture, appliquée avec une gestualité proche de l’Expressionnisme abstrait, relie et souligne les objets collés à la surface de l’œuvre.

Black Market était à l’origine une œuvre interactive nécessitant la participation du spectateur. En effet, par une carte écrite en dix langues à l’intérieur de la boîte posée au sol, Rauschenberg invitait les spectateurs à prendre un objet contenu dans la valise après l’avoir remplacé par un objet personnel. Cet objet devait être dessiné sur un des quatre blocs-notes collés à la surface du Combine où le spectateur devait apposer aussi sa signature. L’artiste proposait ainsi un commerce avec le public, une sorte de marché noir comme l’indique son titre car, par ce procédé, l’œuvre faisait entrer des objets qui ne sont pas de l’artiste dans l’œuvre et dans le musée. (Pour une lecture approfondie de cette œuvre, voir l’article de Branden W. Joseph, catalogue de l’exposition).

En insistant sur le caractère personnel des objets que le spectateur peut apporter à l’œuvre, Rauschenberg souligne leur signification auprès du donateur. Le véritable trafic que ce marché implique serait, selon Branden W. Joseph, « un trafic de significations ». Le spectateur n’est pas le producteur de l’œuvre, mais entre dans un jeu sémantique qui en change le sens. Le mouvement que l’œuvre était tenue représenter n’est pas mécanique mais devrait suivre plutôt celui de la vie. La vie de l’œuvre qui se prête aux transformations apportées par le public, la vie qui se reflète aussi dans les miroirs métalliques des blocs-notes absorbant les va-et-vient des spectateurs.

 

La parodie et ses diffÉrents avatars retour sommaire

« Parodier c’est toujours transformer une œuvre première » (Etienne Souriau, Vocabulaire d’Esthétique, Puf, 1990). Ce processus créateur qui n’a pas attendu le XXe siècle pour éclore est certainement aussi vieux que les premiers succès artistiques. Il faut en effet que l’œuvre parodiée soit célèbre pour que le clin d’œil culturel avec le spectateur ou le lecteur (s’il s’agit d’œuvres littéraires) puisse avoir lieu. L’œuvre parodique se prête donc, comme le remarque encore Souriau, à une « double lecture », qui permet de lire derrière les transformations touchant à la forme et au contenu, l’œuvre parodiée. Comme c’est le cas pour certaines œuvres de Rauschenberg, la dimension ludique et une certaine dérision sont toujours présentes dans la parodie.

D’abord par leur résistance à la signification, fruit de l’incohérence de leur combinatoire, les Combines parodient la visée créatrice en tant qu’expression d’une subjectivité ou d’un inconscient dont on pourrait trouver une logique dans l’œuvre. S’attaquant à des œuvres célèbres, à la visée d’absolu de l’Expressionnisme abstrait, à des mythes fondateurs de notre culture, la parodie de Rauschenberg les vide de leur substance et les montre sous des angles nouveaux.

Odalisk, Odalisque, 1955-1958
Freestanding combine

Huile, aquarelle, crayon, pastel, papier, tissu, photographies,
reproductions imprimées, journal, métal, verre, oreiller, poteau en bois
et lampes sur structure en bois avec coq empaillé, 210,8 x 64,1 x 63,8 cm

Dans la même année où il commence Odalisk, Rauschenberg réalise le célèbre Bed, perçu comme un objet et une surface horizontale, que l’artiste présente à la verticale accroché au mur. La célèbre fenêtre ouverte sur le monde à laquelle la Renaissance avait comparé le plan du tableau, devient ici objet réel bouchant l’illusion.

Avec Odalisk, c’est toute une tradition picturale de la représentation féminine qui est parodiée et, plus en particulier, le fameux tableau d’Ingres, La Grande Odalisque (1814), qui vient à l’esprit du spectateur. Il est évoqué par le titre et par quelques éléments traités avec humour. Chez Rauschenberg, par exemple, le coussin, sur lequel repose la jeune femme dans le tableau d’Ingres, évoque les rotondités féminines. L’odalisque d’Ingres déploie sa nudité ondulante dans un lit de soieries où tout est douceur, douceur des couleurs, des lumières et des formes. L’éventail en plumes d’oiseau, les draperies, le grain fin de la peau de la jeune femme, promesses de volupté, sollicitent l’espace du toucher.

Odalisk de Rauschenberg n’est pas seulement une peinture mais un Combine autoportant, reposant au sol comme une sculpture. Il s’agit d’une construction verticale réalisée par une boîte ouverte sur deux côtés, surmontée d’un coq, et fixée sur un pied blanc monté sur un plateau à roulettes. Entre le pied blanc et le socle est inséré un oreiller. L’oiseau empaillé, qui revient souvent dans les Combines, sort de la structure globale de l’œuvre et évolue dans l’espace réel. L’allusion sexuelle est évidente par la présence du coq, élément phallique complémentaire à la figure de l’odalisque. Les nombreux collages d’images représentant des nus féminins qui tapissent l’œuvre : photos de magazines, reproductions de peintures érotiques - comme Amour et Psyché (1817) de François-Edouard Picot et Le Concert champêtre (1509) attribué à Giorgione ou à Titien jeune - riment avec le motif de la concubine allongée dans un harem auquel renvoie le titre Odalisk.

La référence à La Grande Odalisque se lit en filigrane, se présente et s’annule dans la perception de l’œuvre constituée de bric et de broc, qui ne renvoie qu’à l’inventaire des éléments qui la composent. Aux courbes outrées du jeune modèle féminin répondent les arêtes sèches de la boîte centrale, aux soieries du décor la surface rêche des différents collages, au coup d’œil embrassant l’ensemble du tableau d’Ingres l’appel à multiplier les regards. Car l’œuvre demande au spectateur de tourner autour, de s’approcher, de regarder à l’intérieur de la boîte où clignotent plusieurs ampoules électriques.

Rauschenberg avait réalisé en 1954 Untitled, connu aussi sous le titre de Man with withe shoes, premier Combine autoportant considéré comme le pendant masculin d’Odalisk.

--> Pour voir La Grande Odalisque sur le site du musée du Louvre liens vers ce document

 

Pail for Ganymede, Pot pour Ganymède, 1959
Freestanding combine

Tôle et émail sur bois avec manivelle, engrenage, cire à cacheter
et boîte de conserve, 48,3 x 12,7 x 14,6 cm
Robert Rauschenberg, New York

La conception de ce Combine, où Rauschenberg explore de nouveaux matériaux comme la tôle et l’émail sur bois, est liée à une autre œuvre de la même année, Canyon, où l’artiste reprend L’Enlèvement de Ganymède (1635) de Rembrandt. Selon le mythe grec, Zeus, amoureux d’un petit enfant, Ganymède, se métamorphose en aigle pour l’enlever. Dans la toile de Rembrandt, Ganymède, accroché au bec de l’aigle qui le tient suspendu dans le ciel, pleure et urine en même temps, saisi par la peur. Ses jolies fesses rebondies sont nues et visibles par le spectateur.

Dans Canyon, Rauschenberg ajoute au Combine mural un aigle impérial empaillé qui porte au bout d’une corde un coussin, dont les formes rappellent les fesses de l’enfant dans le tableau de Rembrandt. Le coussin, comme dans Odalisk, joue le rôle de rappel formel d’un élément érotique du corps. A l’aigle peint se substitue l’énorme oiseau menaçant l’espace du spectateur, qui se trouve impliqué dans l’œuvre.

Pail for Ganymede est la suite humoristique de Canyon. Avec cette œuvre, l’artiste articule une séquence temporelle avec Canyon, car il imagine le pot qui pourrait accueillir les urines de l’enfant en détresse.

La relation de Rauschenberg à la grande tradition picturale est une constante. Qu’elle soit sous la forme de la reprise parodique, ou de la citation convoquant dans ses collages Botticelli, Titien, ou d’autres grands peintres, elle est toujours là, traversant le temps et l’histoire.

Factum I, 1957
Combine painting
Huile, encre, crayon, pastel, tissu, journal, reproductions imprimées
et papier imprimé sur toile, 156,2 x 90,8 cm

Parodiant avec ironie la facture, la gestualité subjective[1], la visée d’absolu de l’Expressionnisme abstrait, Rauschenberg réalise en 1957 deux œuvres jumelles, Factum I et Factum II. Il répète donc dans les deux œuvres les mêmes coups de pinceaux faussement spontanés. Par sa répétition contrôlée, le geste pictural, marque singulière de l’artiste, se transforme en stéréotype. En effet, ces deux œuvres sont parmi les plus conceptuelles de l’artiste. La répétition est à l’œuvre et même mise en abîme par la présence, à l’intérieur de l’original et de son double, du nombre deux. Deux sont les images d’Eisenhower en haut de chaque toile, deux les arbres dans la reproduction collée presque au centre, et deux sont les photos du bâtiment en feu en bas de Factum I et II.

La lettre T rouge et en capitales répond par sa rigidité géométrique à cet ordonnancement, auquel s’opposent, pour en donner un magistral équilibre, les coups de pinceaux en apparence aléatoires et les coulures de peinture. Rauschenberg voulait certainement montrer que ni la pulsion ni la méthode seules ne font l’œuvre, mais un mélange de volonté et d’aléatoire, de gestuelle impulsive et de pensée.

La relation de Rauschenberg à l’Expressionnisme est complexe, car si sa peinture relève en partie de l’Expressionnisme abstrait (auquel pour cet aspect l’artiste serait plus proche que du Pop Art), il en critique la répétition exténuante jusqu’à l’académisme, à laquelle il réagit en réconciliant l’art avec la vie.

C’est peut être dans ce sens qu’il faut aussi entendre son célèbre et scandaleux Erased De Kooning drawing, de 1952. Rauschenberg demande à De Kooning, peintre qu’il aimait, un de ses dessins pour l’effacer. Ce n’est pas tant l’acte blasphématoire qui prime ici, mais plutôt la reprise, le mouvement de l’œuvre qui comme celui de la vie se transforme, y compris dans les traces du coup de gomme.

La parodie est une des formes que prend en art le procédé plus général de la reprise.

Si la reprise et la citation caractérisent le postmodernisme des années quatre-vingt, la tabula rasa, la toile vierge de toute référence n’a jamais existé. Même dans les ruptures les plus retentissantes, la référence aux maîtres se fait sentir. Cézanne se réfère à Poussin, Picasso à Vélasquez ou à Delacroix, Manet lui-même dans Olympia (1863), œuvre de rupture s’il en est, n’avait pas oublié la Vénus d’Urbin de Titien ni la Maja nue de Goya.

Ainsi on pourrait continuer le questionnement ouvert par la parodie pour la faire entrer dans le champ de la reprise, la comparer par exemple au pastiche, forme qui serait plus proche de l’hommage, et suivre leurs différentes acceptions dans l’art et la littérature.

[1] De cette gestualité Roland Barthes écrit à propos de Cy Twombly, qu’elle est la trace singulière, non reproductible d’un corps, celui de l’artiste qui s’inscrit dans l’œuvre. (L’Obvie et l’obtus, Seuil, 1982) --> revenir au texte

 

La relation de l’œuvre au temps retour sommaire

« Le passé et l’avenir ne m’intéressent pas », déclare Rauschenberg. « Je suis dans le présent. Je cherche à célébrer le présent avec mes limites mais en utilisant toutes mes ressources », ajoute t-il (Entretien avec André Parinaud, op.cit.). Et pourtant le temps dans toutes ses acceptions est présent tout au long de son œuvre. C’est avant tout par les images que se donne à voir la dimension temporelle : images du passé de l’artiste, de l’art ancien qui revient côtoyer, dans les Combines, l’actualité des photos de presse.

Mais la temporalité prend chez Rauschenberg d’autres modalités expressives : de l’omniprésence des miroirs incluant dans l’œuvre le spectateur qui s’y réfléchit et son présent immédiat, à l’articulation de certains Combines en diptyque, ou tableau en deux temps, jusqu’à l’inclusion de véritables réveils, l’artiste n’a pas arrêté de mesurer son œuvre au temps.

Untitled, Sans titre, 1954
Freestanding combine

Journal, photographies, tissu, reproductions imprimées, graphite sur papier,
autocollants, tableau trouvé, miroir, chaussures et chaussettes sur structure bois
avec poule de race Plymouth Rock empaillée, 219,7 x 94 x 66,7 cm
The Museum of Contemporary Art, Los Angeles, The Panza Collection

William Rubin écrit : « L’iconographie des tableaux de Rauschenberg semble remonter le temps et la conscience, souvenir après souvenir ». (William Rubin, « Younger American Painters », in Art International, vol.4, n°1, janvier 1960). Ainsi, dans ses premiers Combines, à côté d’une peinture abstraite, Rauschenberg introduit des collages d’images ouvrant sur la figuration et l’autobiographie. Une autobiographie qui se lit dans des photographies de famille, des morceaux de papier peint, de tissus, de portes, liés à son enfance, sa vie privée et professionnelle.

Considéré comme le pendant masculin d’Odalisk, ce Combine autoportant s’impose massivement dans l’espace.
Ce qui attire d’abord dans cette construction, formée de boîtes ouvertes posées sur un plateau à roulettes, est la partie inférieure de l’œuvre. La photo d’un élégant jeune homme en blanc s’avance sur un parterre de miroir où se trouve posée aussi une poule de la race Plymouth Rock. Curieuse analogie visuelle qui impose d’emblée ce Combine comme un rébus à déchiffrer. Rimant avec la verticale de la silhouette blanche, le blanc, lui aussi vertical d’un pied de meuble, sépare comme une colonne l’espace du jeune homme de celui de la poule. Le dandy est comme un « portrait de l’artiste en jeune homme », auquel font écho les nombreuses images collées dans la partie haute de la construction. Ces images du passé familial ou professionnel de l’artiste renforcent la lecture de ce Combine comme un portrait de l’artiste à travers le temps. (Pour une lecture approfondie du rôle de l’autobiographie dans l’œuvre de Rauschenberg, voir l’article de Paul Schimmel, « Autobiographie et autoportrait dans les Combines », catalogue de l’exposition.)

Small Rebus, 1956
Combine painting

Huile, graphite, échantillons de tissu peints, papier, journal, coupures de magazines,
photographies en noir et blanc, fragments de carte des Etats-Unis,
tissu et timbres sur toile, 88,09 x 116,8 x 4,4 cm
Museum of Contemporary Art, Los Angeles, The Panza Collection

« Rébus » est souvent le mot qui vient à l’esprit du spectateur pour qualifier, renonçant à l’idée d’en découvrir le sens, les œuvres de Rauschenberg. Rebelles à une signification univoque, ces agrégats contradictoires d’images, de coulures de peinture et d’objets, s’imposent au regard et dans l’espace du spectateur comme des énigmes visuelles au décodage ardu, sinon impossible. Il n’est pas étonnant que l’artiste ait donné ce titre à deux de ses œuvres, parmi les plus commentées : Rebus de 1955, et Small Rebus de 1956. Aux images intimes du passé de l’artiste s’ajoutent celles d’un autre passé, l’histoire de l’art.

Si une reproduction de La Naissance de Vénus (1486) de Botticelli figure dans Rebus, une reproduction de L’Enlèvement d’Europe (1959) de Titien est collée à la surface de Small Rebus. Selon un sens de lecture qui va de gauche à droite, à L’Enlèvement d’Europe succèdent les photos d’un torero, d’un coureur à pied, de gymnastes, de la tête d’un cheval, et de la famille de l’artiste. Les autres images qui s’accumulent à la surface de ce tableau sont des timbres poste, un dessin d’enfant représentant le cadran d’une horloge, un fragment de carte géographique du nord des Etats-Unis. Rosalind Krauss a souligné l’emploi particulier de l’image ici et dans les Combines, qui relève, écrit-elle, « d’un processus de matérialisation ». Comme la couleur ou les papiers et tissus incrustés, l’image participe de la construction de la surface, ajoutant : « leur identité en tant que choses » prévaut sur « leur hétérogénéité en tant que signe ». (L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes contemporains, op.cit. pp. 298-305.)

Une singulière bande chromatique divise en deux l’œuvre, la traversant horizontalement sur toute sa longueur. Traitée en échantillons, la couleur de la bande horizontale couvre la totalité du spectre, comme si le peintre donnait à voir et réfléchissait sur toutes les possibilités de la peinture.

Cette œuvre particulièrement hétérogène – où, à la surface de la peinture, images, couleurs, tissus s’égalisent - renvoie, comme le souligne encore Rosalind Krauss, à « l’espace de la mémoire ». Impossible à appréhender d’un coup, elle réclame du temps dans sa perception. Rauschenberg, qui a toujours mis en avant la dimension temporelle de son œuvre, souhaite que le temps qui est propre à l’écoute, le soit aussi pour le regard. Mêlant littéralement écoute et regard, ses derniers Combines, comme Oracle, sont en même temps des collages visuels et sonores.

Second Time painting, 1961
Combine painting

Huile, papier, tissu et reproduction imprimée
sur toile avec réveil, 167,3 x 106,7 x 5,7 cm
Rose art Museum, Brandeis University, Waltham, Massachusetts

Ce tableau fait partie d’une série où l’idée du temps, présente dans le titre, est à l’origine de la conception de l’œuvre. Les trois tableaux de la série, First Time painting, Second Time painting et Third Time painting, furent réalisés pendant une performance qui eut lieu au théâtre de l’ambassade des Etats-Unis à Paris en 1961.

Installée sur scène, la toile tournait le dos au public de manière que personne puisse voir sa création. Frustrant la pulsion scopique du spectateur, mais donnant par contre à entendre l’artiste au moment de l’exécution de l’œuvre, un micro était fixé sur la toile. Un réveil collé au tableau faisait entendre sa sonnerie au moment où l’œuvre était finie. A ce moment l’artiste se levait, emportant son tableau dans les coulisses et soustrayant ainsi le tableau au regard des spectateurs. Du tableau le spectateur n’avait perçu que ce que d’habitude on ne perçoit pas, le temps propre à sa réalisation, et l’écoute se substituant au regard aura laissé entendre l’artiste à la place de l’œuvre. Manière magistrale de faire entrer de plain-pied le concept et la réalité du temps à l’œuvre.

Au-delà de la performance, les toiles, enfin visibles, présentent chacune un réveil qui occupe une place centrale dans l’œuvre. Dans Second Time painting, autour du réveil d’un vert pastel projetant sa double ombre pâle, règne souveraine la couleur. Elle intègre tout, papiers, tissus et reproductions. Des roses aux rouges, aux verts étouffés de blanc, au contraste essentiel et profond des noirs et des blancs, la couleur, appliquée en surfaces fluctuantes, débordant en coulures, orchestre autour de l’objet, une véritable leçon de peinture.

Travaillant « à la limite entre l’art et la vie » comme il aime le dire, Rauschenberg n’a pas cessé de pousser les arts plastiques vers leurs limites. Incluant la vie, mais aussi l’écoute dans les arts visuels et la durée, mesurant l’œuvre plastique à l’instant de la performance, au présent de la perception et à son « éternité » d’œuvre d’art, il a ouvert des voies innombrables à la création artistique contemporaine. Des dadaïstes aux installations, aux œuvres vidéo, l’inscription du temps dans l’œuvre plastique revient sans cesse au XXe siècle.

Des Combines de Rauschenberg aux longs couloirs de Bruce Nauman, au singulier comptage du temps dans les toiles d’Opalka, au temps comme suspendu de certaines installations de Rondinone, les rencontres que l’art contemporain propose avec l’expérience du temps pourraient être le lieu d’un questionnement impliquant les arts plastiques, la musique, la philosophie, la littérature.

 

Bibliographie sÉlective retour sommaire

Catalogues

Robert Rauschenberg Combines, Editions du Centre Pompidou, 2006 lien
Rauschenberg photographe, Editions du Centre Pompidou, 1981
Paris-New York (1908-1968), Musée national d’art moderne, Editions du Centre Pompidou, 1977

Ouvrages

• Youssef Ishagpour, Rauschenberg, Le monde comme images de reproduction, Farrago, Tours, 2003
• Rosalind Krauss, « Rauschenberg et l’image matérialisée », in L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993

Revues

• Catherine Millet « Le corps morcelé de la sculpture, Robert Rauschenberg » in Art Press, n° 90, mars 1985
• Catherine. Millet et Myriam Salomon, interview de Rauschenberg, in Art Press, n° 65, décembre, 1982).
• William Rubin « Younger American Painters », in Art International, vol. 4, n°1, janvier 1960

 

 

Contacts
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Crédits
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, octobre 2006
Texte : Margherita LEONI-FIGINI, professeur relais de l’Education nationale à la DAEP
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Maquette : Michel Fernandez
Coordination : Marie-José Rodriguez