Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse

 

 

Les Chiens de Navarre,
Nous avons les machines
Ou le thÉÂtre dans tous ses États
Du 1 au 4 février 2012, grande salle

 

01
 
 
Les Chiens de Navarre. Nous avons les machines, création en 2012
« Prenons un nom de troupe juxtaposant, tel un parapluie rencontrant une machine à coudre sur une table de dissection, la Navarre… et le canidé domestiqué… » (Isabelle Barbéris)
© Philippe Lebruman

 

En face / le pire / jusqu’à ce / qu’il fasse rire.
Samuel Beckett, Mirlitonnades

Après avoir caressé d'un geste enveloppant le volume schématique du machin, l'aveugle esquissa un certain nombre de préhensions. Enfin il reposa l'objet sur la table :
- Pas tellement compliqué dit-t-il ; c'est un vistemboir. 
Jacques Perret, Le Machin[1]

 

1. Une remise en cause de tous les codes du théâtre
   La scène, un incubateur d’émotions
   L’improvisation, le début d’un long chantier, sans point d’achèvement
   La libération de la puissance de l’acteur, un résultat explosif

2. Les Chiens de Navarre
   …une meute, ou une bande ?
   Sur les traces de quelques novateurs de la génération antérieure
   La machine : une métaphore de l’acteur
   Déclencher des processus inconscients de groupe

3. Théâtre et société
   Le théâtre et son rapport à l’histoire
   L’acteur et la figure archaïque du « bouc émissaire »
   Le refoulé transformé en clownerie, l’artifice théâtral

4. Mort de peur, ou mort de rire ?
   Le rire jusqu’au vertige

5. Les Chiens de Navarre au Centre Pompidou

6. Bibliographie indicative

 

 

1. une remise en cause de tous les codes du thÉÀtre haut

La scène, un incubateur d’émotions

Les Chiens de Navarre. Raclette, création en 2009
« Les Chiens de Navarre, c’est d'abord un groupe d'acteurs lâché sur un plateau » (Jean-Christophe-Meurice)
© Balthazar Maisch

Les propositions éruptives des Chiens de Navarre croisent, tressent, saturent, font et défont tous les codes du théâtre, depuis ceux hérités de l’Antiquité. Ici, l’ancien protagoniste[2] à fait place à un chœur désordonné, soudé tantôt dans l’idiotie du conformisme, tantôt dans la folie et l’hallucination. Tantôt fusionnel, tantôt discordant : dans cette machine à plusieurs, chaque acteur, tourniquet d’émotions porté par une insondable charge intérieure, se dispute la vedette in situ, avec autant de délectation que d’autodérision. Les allers-retours entre la littéralité scénique (la gratuité du « faire ») et l’imagination poétique situent en point de fuite la frontière entre réel et fiction. Proche du pot-pourri et du « bouillon de culture » qui faisaient le jus des spectacles dans les cénacles fumistes de la fin du 19e siècle[3], la scène est employée comme un incubateur d’émotions, au terme de quoi, surchargée puis nettoyée, dévastée puis épuisée dans ses moindres ressorts, elle laissera place à l’acteur, abandonné, contrit dans son impuissance autant que rechargé, tel un ressort prêt à rebondir, dans sa capacité à « repartir ex nihilo » – définition que Jean Duvignaud donne de l’acteur.

Les citations formelles, évidentes ou allusives qui émaillent ces spectacles nous renvoient ainsi au chariot de Thespis[4], l’ineffable et infatigable conteur et rapporteur du « bruit du monde ». Elles puisent dans les effets se voulant spectaculaires et surprenants du Boulevard du Temple (vaudeville, mélodrame, Grand-Guignol, drame à suspense), font un détour par l’exploration stanislavskienne de l’inconscient[5]. Elles frôlent le tréteau nu d’un Jacques Copeau quand il s’agit de laver la scène de son fatras[6], ont à voir avec la « palette salle », terme utilisé par Bertolt Brecht pour définir l’« architecture de scène » comme art de la contradiction et de l’incrustation de découpes de réel, de fragments de la réalité sociale tombés sur la scène.[7] Elles explorent à « gogo » la cruauté d’Artaud, exploration sans peur et sans reproche de l’acteur-paratonnerre, « sismographe » (Georges Didi-Huberman) qui enregistre, encaisse les décharges extérieures avant de les redistribuer.

L’improvisation, le début d’un long chantier, sans point d’achèvement

Théâtre visuel, théâtre vitaliste de l’acteur ou théâtre de la parole, où situer cette aventure collective au confluent de ces trois grandes tendances qui résument, pour schématiser, le courant d’autonomisation de l’Art du théâtre par rapport à la littérature dramatique ? Un moment que l’on peut faire démarrer aux expériences symbolistes et fumistes de la fin du 19e siècle où tout, déjà, s’accélérait, où la nervosité du geste gagnait le pas sur la parole, où les premiers sociologues et psychologues portaient au jour, analysaient, décryptaient le fonctionnement des mouvements de panique, des peurs collectives, des phénomènes incontrôlables et invisibles de la psyché.

S’il est difficile de répondre à la question de la catégorisation, l’on peut parler toutefois d’un théâtre qui s’écrit, d’abord au sein des improvisations qui précèdent l’agencement et le bouturage des spectacles, ensuite au sein des bribes et saillies d’improvisation qui continuent de les émailler une fois les canevas agencés et ciselés. Le spectacle hésite alors entre orfèvrerie (du jeu, du choix du mot, de la circulation de l’énergie) et un « n’importe quoi » dont le plaisir reste préservé.

« Dès le premier jour, explique Jean-Christophe Meurisse, nous commençons directement sur le plateau par des improvisations autour de thèmes, situations ou images proposées en amont. C’est le début d’un long chantier. Celui des acteurs, de l’espace et du vide. Toutes ces répétitions donneront champ à l'improvisation sur ce canevas pendant les représentations. (…) À travers cette expérience, nous cherchons ainsi une autre façon de raconter des histoires, une forme qui refuse toute tranquillité. Le geste doit rester vivant, toujours. Le récit s’invente, se constitue à même le plateau. Le travail n’est donc jamais figé. La représentation n’est que le prolongement des répétitions sans point d’achèvement. » (Extrait du dossier de presse de Nous avons les machines.)

La libération de la puissance de l’acteur, un résultat explosif

Les Chiens de Navarre. Raclette, création en 2009
« Des acteurs qui improvisent, qui se jugent, s’amusent ensemble, créent des oppositions provisoires, des crises éphémères,… » (Jean-Christophe-Meurice)
© Balthazar Maisch

Enfin, pour finir sur cette question générique de l’autonomisation de l’Art du théâtre, disons que le collectif permet de relocaliser la puissance actoriale et esthétique libérée par la performance et son histoire de plus de cinquante ans, dans les gonds conventionnels du théâtre. Le résultat est explosif et bien plus dérangeant que les provocations parfois faciles de l’art contemporain. Car le théâtre est une convention millénaire, un « bien public » collectif et participatif pour lequel chaque spectateur possède, consciemment ou pas, des repères, une culture, des attentes, des attaches, bref un patrimoine et un rituel que les Chiens de Navarre viennent à la fois commémorer et « déglinguer ». La mise à nu des rouages et des codes conventionnels (comédiens se fardant sous nos yeux, éclairages tombant des cintres, fracture du quatrième mur par des adresses littéralement forcenées au public), n’empêchent pas, à des moments choisis, les passages par l’illusion scénique et le respect des plus anciennes conventions.

 

 

2. les chiens de navarre haut

Un collectif… une meute, ou une bande ?

Prenons un nom de troupe juxtaposant, tel un parapluie rencontrant une machine à coudre sur une table de dissection[8], la Navarre… et le canidé domestiqué. L’incongruité de la copule, du syntagme même « chiens de Navarre » commence à produire du sens lorsque l’on se rappelle que le chien est l’animal préféré des Français. Ce détour par la faune domestique me permet ici de dériver vers la meute, pour enclencher une réflexion sur le collectif.

Apparue dans l’ancien français, « meute » désigne un groupe de chiens dressés pour la chasse, pour se métaphoriser plus tardivement et référer à toute forme de « bande »[9] organisée − aux visées la plupart du temps agressives (nous reviendrons sur la notion  d’agressivité au sujet du bouc émissaire, une des chevilles essentielles dans la temporalité des spectacles). Il s’agit d’ailleurs d’un terme stigmatisant : la meute devient rapidement « émeute », un terme aujourd’hui récurrent à l’intérieur des discours sécuritaires passés dans le langage courant. Plus intéressant encore : le terme s’enracine dans la même étymologie que le latin classique « motus », qui s’est dérivé à la fois du côté du « mouvement » et de l’« émotion ».

Sur les traces de quelques novateurs de la génération antérieure

Le collectif des Chiens de Navarre fait irruption dans le paysage scénique français il y a quelques années, dans un contexte encore dominé par la figure hiérarchique du metteur en scène, héritier du théâtre patrimonial de service public. Il suit les traces de quelques novateurs de la génération à peine antérieure, comme la compagnie du Zerep dirigée par Sophie Perez et Xavier Boussiron, des artistes qui exacerbent la puissance de l’acteur au travers de créations loufoques, de  bouffonneries parodiques et grinçantes qui font la part belle à la crise et au conflit. Comme ce sera le cas avec les Chiens, le conflit (agon) n’est plus à entendre au sens narratif mais pulsionnel et actorial : pris dans la mâchoire du théâtre, livré aux regards, lâché sur le « terrain vague » (Jean-Christophe Meurisse) de la scène, l’acteur exhibe sa boulimie de jeu, sa « mise en rapport du désir et de la représentation »[10] au sein de l’étau-théâtre, entre l’œuvre et la vie. Un acteur qui ne peut échapper, malgré toute tentative d’authenticité, à l’impossibilité de faire sans re-produire, et qui finit par se vautrer dans le simulacre avec une jubilation enfantine voire, avec les Chiens, attendrissante et pathétique :

(…) tra-duire, trans-poser, inter-préter, re-produire, ré-citer et ainsi de suite : il est significatif que tout le vocabulaire du théâtre indique une activité de redoublement et renvoie à un système d’échos dont le point d’origine est extérieur à la scène, comme s’il tentait d’apprivoiser une absence.[11]

La machine : une métaphore de l’acteur

Les Chiens de Navarre. Nous avons les machines, création en 2012
« La machine […], une métaphore de l’acteur qui se recharge en permanence en explorant ses limites » (Isabelle Barbéris)
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Jean-Christophe Meurisse[12] dirige depuis 2005 la compagnie qu’il a cofondée avec Caroline Binder. Elle est aujourd’hui constituée de huit trublions aux énergies et aux parcours hétérogènes : Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Anne-Élodie Sorlin, Thomas Scimeca, Maxence Tual, Jean-Luc Vincent. Pour Meurisse, « Les Chiens de Navarre, c’est d'abord un groupe d'acteurs lâché sur un plateau. Des acteurs qui improvisent, qui se jugent, s’amusent ensemble, créent des oppositions provisoires, des crises éphémères, des jeux imbéciles entre eux, avec ou contre le public ». La machine, présente dans le titre du dernier spectacle, n’est donc pas à chercher du côté de la technologie ni de la machinerie (encore que le jeu de mots, la « syllepse », fasse sens). C’est une métaphore de l’acteur qui se recharge en permanence en explorant ses limites, et dans laquelle on peut lire une référence à la notion deleuzienne de machine : une notion qui couple le vitalisme spontané et le déterminisme du système et de la mécanique.

Pour Susan Sontag, le happening, qu’elle découvre avec Allan Kaprow[13], ne serait rien d’autre qu’un dispositif permettant à une « chose d’arriver », un dispositif c'est-à-dire une « machine » qui « exprime ainsi une protestation sous une forme matérielle, et non pas idéologique. »[14] Elle oppose cette forme d’art, consistant à faire survenir des choses, à l’art réifié du musée, insistant sur les notions d’assemblage, de variété, de fragments, de bric-à-brac, de chaos, d’ambiance, se référant ici et là aux avant-gardes historiques, de Lautréamont à la « trouvaille » et au « cabinet de curiosités » chez les Surréalistes…

Déclencher des processus inconscients de groupe

Les Chiens de Navarre. Pousse ton coude dans l’axe, création en 2010
Une carte blanche du Centre Pompidou. Plus de trente heures de représentation en quatre jours
© Hervé Véronèse

L’acteur-machine navarrien joue en contredisant ces deux activités fondamentales : détermination (en priorité, celle de la convention théâtrale) vs libération spontanée, en tentant de rejoindre ce « corps sans organe » (Artaud, repris par Deleuze) désorganisateur. Le travail en bande nourrit une écriture rhapsodique qui avance par pulsions, échanges de rôles, suivant le principe du psychodrame (tel que défini par Jacob Levi Moreno[15]).

Le principe du collectif et de l’écriture par sketches improvisés puis chevillés, ouvre des possibilités comme il en ferme, mécaniquement là encore. Ainsi, la contrainte « mécanique » d’occuper à huit le plateau réduit certaines possibilités d’agencement spatial. Mais ce parti pris de l’occupation scénique permet surtout des déclenchements de processus inconscients de groupe, comme la panique, horizon que le théâtre contemporain, souvent pauvre en personnages comme en acteurs, ne pointe que très rarement.

Les Chiens de Navarre. Pousse ton coude dans l’axe, création en 2010
« Relier la théâtralité à cru des Chiens à l’histoire de la performance » (Isabelle Barbéris)
© Hervé Véronèse

De cette organicité de la recherche ont déjà émergé plusieurs formes scéniques aux noms souvent surréalistes, par référence à l’arbitraire qui régit la liberté de création de la troupe : Une Raclette en 2009 (intitulée sous ses précédentes versions, depuis 2005, Chiens de Navarre; L'autruche peut mourir d'une crise cardiaque en entendant le bruit d'une tondeuse à gazon qui se met en marche en 2010 ; et Pousse ton coude dans l’axe, cycle qui répondait à une carte blanche du Centre Pompidou, en 2010 également, avec, pour contrainte, une occupation acharnée du vide. La proposition a donné lieu à une série de performances goupillées entre elles de façon à produire plus de trente heures de représentation en quatre jours : un théâtre ininterrompu sans commencement ni fin. Peu de temps après l’expérience du « Théâtre permanent » menée par Gwénaël Morin aux Laboratoires d’Aubervilliers, les jets de Pousse ton coude dans l’axe permettaient de relier la théâtralité à cru des Chiens à l’histoire de la performance, à savoir l’utopie d’une confusion entre l’art et la vie, dans le flux et le flou.

 

 

3. ThÉÂtre et sociÉtÉ haut

Le théâtre et son rapport à l’histoire

Les Chiens de Navarre. L’Autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche, création les 25, 26 et 27 mars 2010, en référence à la signature du Traité de Rome fondant la CEE, le 25 mars 1957
© Balthazar Maisch

11 novembre, pièce jouée le 11 novembre 2009, a été imaginée pour le nouveau festival du Centre Pompidou à Paris à la demande de Sophie Perez et Xavier Boussiron. Elle actualise scéniquement le thème de l’« armistice » (dépôt des armes, du latin arma, « armes » et sistere, « cesser ») du 11 novembre 1918.

Meurisse et ses Chiens ont ensuite décliné ce one shot dans le cadre d’un autre festival alternatif parisien, Étrange Cargo à la Ménagerie de Verre (Paris). Le second jet, intitulé par goût de la friction sémantique et de l’amalgame L’Autruche peut mourir d’une crise cardiaque en entendant le bruit d’une tondeuse à gazon qui se met en marche, reprend la mécanique du premier, s’amusant cette fois de sa date de programmation et de son écho historique avec la signature du Traité de Rome fondant la CEE, le 25 mars 1957 (pour être précis, la pièce s’est jouée les 25, 26 et 27 mars 2010).
En jouant de la superposition du temps-réel scénique et de l’Histoire, le théâtre entre dans le questionnement de son rapport à cette dernière, de sa nécessité sociale (ou de sa parfaite inutilité-gratuité) en s’attaquant à la gestion de la violence mémorielle, et en la nouant autour de la figure archaïque de l’acteur bouc émissaire.

Globalement, les deux pièces épousent une structure en deux parties. La structuration à deux temps, sous forme de diptyque, dont Nous avons les machines poursuit l’exploration, fait image du côté de la césure rythmique, du basculement, du retournement, du changement de régime sans transition.

Dans 11 novembre puis L’Autruche, les spectateurs étaient d’abord invités à pénétrer dans la salle pour y découvrir les acteurs en pleine séance de step, invention gymnique bien connue de l’homo occidentalis. Puis le public, de la salle de gym, lieu de dépense (mais aussi sas de pressurisation de la relation théâtrale), se trouve projeté dans une situation de détente (tout du moins, c’est ce qu’on lui laisse présager en lui offrant la possibilité de s’asseoir). Cette dépressurisation se trouve accréditée par le retour des cinq acteurs du spectacle qui s’installent paisiblement autour d’une table (garnie de verres, de bouteilles de vin et d’un saladier), les acteurs se présentant sous leurs noms véritables (programmes à l’appui), procédé classique de la performance.

Le second temps de l’action scénique commence par une invitation en direction du public : le chef de meute, Jean-Luc Vincent (le coach de gym de la première partie) propose de trinquer « à la paix » − en souvenir, c’est selon, de l’Armistice du 11 novembre 1918, ou bien de la signature du Traité de Rome, date importante dans la constitution de la fonction supposée pacifiante du consensus libéral… Les dialogues qui s’ensuivent sont écrits à partir des improvisations des acteurs et rejoués sur scène devant les spectateurs, dans un vrai-faux sentiment d’improvisation (un « mentir-vrai ») − bien que celle-ci persiste, jusqu’au point d’admettre les fous rires des interprètes qui s’intègrent à merveille dans le processus de la représentation.

Ce double temps « step-verre de l’amitié » est lui-même joué deux fois, ce qui permet au spectateur de mesurer la manipulation des codes de l’improvisation qu’explore in situ l’acteur, en exploitant ce faisant sa propre capacité à « relancer la machine ». La répétition du diptyque « step-verre de l’amitié » thématise ainsi le processus de « bégaiement » de l’histoire[16] qui fait alterner cycles de réconciliation et de représailles (les spectacles se prêtent à merveille à une analyse girardienne[17]) voire de panique – cyclicité dans laquelle on peut voir une métaphore des mouvements qui agitent le monde des marchés.

L’acteur et la figure archaïque du « bouc émissaire »

Les Chiens de Navarre. Raclette, création en 2009
« L’agressivité, l’acteur en train de jouer de sa fonction de bouc émissaire, une des chevilles essentielles dans la temporalité des spectacles… » (Isabelle Barbéris)
© Balthazar Maisch

Le second temps du spectacle (le verre à l’amitié qui donne lieu à l’évocation bavarde et dépenaillée, vulgaire, des horreurs de la guerre) met en place un « chaud-et-froid » caractéristique des expérimentations des Chiens. Il sert en fait de cadre à la transposition de la violence sociale sur l’acteur. L’évocation des conflits mondiaux va donner lieu, à force d’échanges de banalités, de vérités dégradées (la « Graande » guerre est une « boucherie », la « graaande illusion », Hitler est le plus grand acteur allemand, la langue française est plus mélodieuse que la langue allemande, etc) et de propos bien-pensants transpirant (au sens premier !) la xénophobie, à l’émergence de conflits à l’intérieur même de la troupe jusqu’à l’éviction de son meneur de jeu, Jean-Luc Vincent.

Le psychodrame interne à la troupe répétant en son sein la crise mondiale commence avec le déclenchement d’une bagarre entre Robert Hatisi et Manu Laskar, présentés (et c’est le cas) comme « l’Allemand » et le « Juif » de la troupe. Le chef de troupe (Jean-Luc) qui tente ensuite de les réconcilier en les prenant dans ses bras se voit à cette occasion taxé de « pédé sur les bords » par Anne-Élodie Sorlin, mix de mégère et de figure maternelle, qui le chasse de la scène en l’insultant copieusement. Cette purgation symbolique laisse place à une chansonnette mélodramatique de Robert l’Allemand, accompagnée à la guitare par Manu le Juif, mais tout se passe comme si (l’effet comique est imparable) la chanson était tellement investie par l’acteur d’un point de vue psychodramatique qu’elle n’arrivait pas à « sortir » ou à « sexprimer » (je reprends le jeu de mot cher à Copi). Ce qui donne lieu à toute une série de singeries désopilantes de la part des deux performers qui restent à ce point seuls en scène, comme chargés de « nettoyer » l’espace de la précédente crise. Puis, pour faire bref, l’action recommence à son point de départ : le step. Boucle bouclée.

Le refoulé transformé en clownerie, l’artifice théâtral

Dans ces deux spectacles qui consistent en une variation sur le même thème (la guerre et le consensus, la crise et sa purgation), l’acteur est mis en situation de prendre en charge, de stocker et de déstocker le refoulé collectif et de le transformer en clownerie décapante. Les Chiens de Navarre réinventent ainsi la catharsis, qui s’exhibe et qui exhibe l’acteur en train de jouer de sa fonction de bouc émissaire et de s’y surpasser. Ce qui n’est pas sans évoquer les audaces d’un Tarantino dans Inglourious Basterds, dans la possibilité hautement dérangeante d’une purgation et d’un ludisme après Auschwitz, comme le critique, poète et compositeur David Christoffel le résume de sa plume alerte : « Le traumatisme est exemplaire de volontarisme. C’est une donnée hautement dramatique ».[18]

Au fil de cette analyse, on aura compris que le cynisme trublionesque des Chiens n’enferme pas l’acteur dans la figure souffrante de bouc émissaire (thématique largement exploitée par le body art et l’art corporel, on pense notamment en France à Michel Journiac). Son art du dérapage contrôlé conforte le spectateur dans le sentiment de protection qu’offre la feintise théâtrale (effet de la « frappe feinte » analysée par Descartes[19]) puisqu’il n’ignore pas que la violence stockée et affolée sur scène reste endiguée par l’artifice théâtral.

 

 

4. Mort de peur, ou mort de rire ? haut

Le rire jusqu’au vertige

Le travail des Chiens de Navarre se joue du sens préconçu, mettant le spectateur en proie à ses propres désirs, ses propres fantasmes, ses propres réflexes, à sa propre « parano ». La mécanique du rire qu’il déclenche condense ces phénomènes d’excitation et de rejet. La paranoïa du public est attisée en de multiples endroits : peur du dérapage, du débordement du théâtre sur la vie, du passage à un régime purement poétique, sans limite, peur d’un grand rire béant et affolé. C’est cet état à vif que la liberté de jeu des Chiens tente de mettre en place en intensifiant les potentialités du théâtre, c’est-à-dire d’un art vivant où tout est possible, où la convention ne tient qu’à un fil élimé.

Car de quoi rit-on dans les spectacles des Chiens de Navarre ? De l’idiotie des acteurs et des situations ? De la nôtre ? De notre propre incapacité à étouffer ce rire qui, éhontément, a jailli ? Le rire possède le rieur… Baudelaire en avait perçu la nature incontrôlée et « satanique ». Ces clowns et bouffons modernes cultivent le rire jusqu’au vertige, « pratique ludico-destructive »[20] qui reflète l’ambivalence fondamentale des formes comiques, rétives à tout ordre moral.

Le rire, la dépense, la violence sont des énergies disruptives qui mettent un terme aux « conversations » des acteurs en mal de dire. Ce rire-là n’est pas arrangeant certes, car il insinue dans la « conversation » la conscience lucide de la mort : selon Baudelaire, Bergson, ou Bataille, point de rire sans la supériorité d’une conscience d’une fin du monde, réglant la question théâtrale de ne pouvoir en finir, comme le rappelle Ionesco avec la finesse de son esprit de contradiction et d’autodérision :

Peut-on, on ne peut certainement pas, doit-on essayer d’arriver à quelque chose ? Finalement, je ne le pense plus vraiment. Il reste à dire où l’on en est [...]. Des états présents, suivis d’autres états présents sans aboutissement autre, ou sans espérance d’aboutissement autre que le rire. Le rire malgré tout. […] Le rire des morts en sursis.[21]

Qu’est-ce que l’humour ? Rire du malheur et de son propre malheur. C’est aussi une dénonciation de l’absurdité, un dépassement du drame. L’humour suppose une conscience lucide. Il suppose un dédoublement, une conscience lucide de la vanité de ses propres passions. On continue alors de vivre ses passions tout en sachant qu’elles sont absurdes, ou stupides même si on ne peut très bien lutter contre.[22]

C’est tout cela que nous raconte la folie et la révolte que les Chiens de Navarre ont localisées dans le théâtre, pour mieux l’ex-primer.

 

 

5. Les Chiens de Navarre au Centre Pompidou haut

Jean-Christophe Meurisse, Les Chiens de Navarre : Nous avons les machines
Du 1er au 4 février, 20h30, Grande salle

Mise en scène : Jean-Christophe Meurisse / avec : Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Scimeca, Anne-Elodie Sorlin, Maxence Tual, Jean-Luc Vincent / création et régie lumière : Vincent Millet / régie plateau : Yvon Julou / création son : Isabelle Fuchs / administration, production, diffusion : Antoine Blesson et Claire Nollez.

Production déléguée : Le Grand Gardon Blanc / Coproduction : Théâtre de Gennevilliers – CDN de Création Contemporaine ; Maison des Arts de Créteil ; Théâtre de Vanves – Scène conventionnée pour la danse ; Les Spectacles vivants – Centre Pompidou ; Parc de la Villette dans le cadre des Résidences d'artistes.

Précédents spectacles présentés au Centre Pompidou

Les Chiens de Navarre. Raclette, création en 2009
© Balthazar Maisch


Les Chiens de Navarre.
Pousse ton coude dans l’axe, création en 2010
© Hervé Véronèse

Une raclette, 17 - 19 mars 2011
Les rendez-vous du Forum : Pousse ton coude dans l’axe, 29 septembre - 2 octobre 2010
Nuit blanche 2010, performance, 2 octobre 2010
Au nouveau festival 2009 : 11 novembre etcetera, performance et lecture de lettres de Poilus : les introuvables, 11 novembre 2009

 

 

6. Bibliographie indicative haut

Essais

Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Œdipe [1972], Les Éditions de Minuit
Susan Sontag, Against interprétation, in Œuvres complètes V, Christian Bourgois, 2010, pp. 401-421
Georges Bataille, La Part maudite [1949], précédé de La Notion de dépense [1933], Éditions de Minuit, 2011
• Un chapitre est consacré aux Chiens de Navarre dans :
  Isabelle Barbéris
, Théâtres contemporains. Mythes et idéologies, PUF, 2010 : « L’acteur minoré. L’acteur révolté »

Sur le rire et ses phénomènes connexes

Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, L’Art romantique, Classiques Garnier, Bordas, 1990
Henri Bergson, Le Rire, « Quadrige », PUF, 1995
Mireille Losco-Lena, Rien n’est plus drôle que le malheur du comique, Presses universitaires de Rennes, 2011
Nathalie PreissPour de rire ! La blague au XIXe siècle, Presses universitaires de France, coll. Perspectives littéraires, 2002
Avita Ronell, Stupidity [2001], Points Seuil n° 599, 2006

Le site des Chiens de Navarre

www.chiensdenavarre.com

 

 

 

 

Pour consulter les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée national d'art moderne, l’architecture du Centre Pompidou, les spectacles vivants…
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Contacts

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Crédits

© Centre Pompidou, Direction des publics, février 2012
Texte : Isabelle Barbéris
Design graphique : Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques - Stéphanie Chaillou, Service des Spectacles vivants

 

 


 

[1] Jacques Perret est l’auteur du Machin, un recueil de nouvelles datant de 1955 dont « Le Vistemboir », qui désigne un objet inutilisable, inclassable, à la fois banal et extraordinaire, voire mythique. Jacques Perret définit le Vistemboir, comme « un appareil à mesurer la connerie »…

[2] Dans le théâtre grec antique, le protagoniste est celui qui joue le rôle du personnage principal.

[3] Fumistes, Hydropathes, Hirsutes… la fin du 19e siècle voit fleurir de nombreux et joyeux cercles ou cénacles artistiques, où humour et absurdité torpillent toute idée reçue, sortes de contre-pouvoir « indigné » aux modes du jour. Alphonse Allais est reconnu comme un des chefs des Fumistes dans les années 1880.

[4] Thespis est considéré comme le premier poète grec (6e siècle av. J .-C.),  le  père de la tragédie et le premier acteur. Il parcourait les routes avec sa troupe, sur un char (le Chariot de Thespis) qui servait de « scène » pour interpréter ses pièces.

[5] Stanislav Grof, psychiatre tchèque (né en 1931) a travaillé sur les états modifiés de conscience, lesquels peuvent être provoqués par des substances psychotropes (alcool ou hallucinogène), par intervention psychologique (l’hypnose par exemple), par des pratiques spirituelles (comme le yoga), des traumatismes physiques (pertes de conscience, états proches de la mort).

[6] Jacques Copeau (1879-1949) crée le théâtre du Vieux Colombier en 1913 où, conformément à ses exigences morales et esthétiques, il se met au service du texte et des grands classiques dans une mise en scène des plus dépouillées. Plus tard, à la recherche d’un art plus populaire, d’un public élargi, il se tournera vers les œuvres des théâtres grec et médiéval. La référence à Copeau, ici, concerne son retour à une scène théâtrale dépouillée et non son retour au texte.

[7] Bertolt Brecht (1898-1956), Écrits sur le théâtre, La Pléïade, 2000. Fragments rassemblés dans le chapitre « L’Architecture de scène ».

[8] Selon la formule de Lautréamont, précurseur du surréalisme, dans Les Champs de Maldoror.

[9] Terme « brut » que le directeur de troupe, Jean-Christophe Meurisse, préfère à celui de « collectif ».

[10] Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne [1978], Tel, Gallimard, 1994, p.318.

[11] Suzanne Lafont, Suprêmes clichés de Loti, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 1993, p.333.

[12] Après l’ERAC (Ecole Régionale des Acteurs de Cannes), Jean-Christophe Meurisse suit une carrière d’acteurs qui l’amène à travailler avec Catherine Marnas, Alain Gautré dans des pièces du répertoire classique (Paul Claudel, Bertolt Brecht, Roland Dubillard) et contemporain (Grégory Motton). Il complète sa formation d’acteurs par l’apprentissage du clown, intégré à sa pratique scénique actuelle (un des axes de travail de l’acteur consiste à « tuer son clown »). Insatisfait par la place accordée à l’acteur sur la scène contemporaine, il fonde sa compagnie pour explorer ses vraies potentialités.

[13] L’artiste américain Allan Kaprow crée son premier happening en 1959 à la galerie Reuben.

[14] Susan Sontag, « Les Happenings, art des confrontations radicales » (1962), in Œuvres complètes V, Christian Bourgois, 2010, pp.401-421.

[15] Jacob Levi Moreno (1889-1974), philosophe, psychothérapeute de groupe et homme de théâtre, est l'inventeur du psychodrame, qui se présentait à l’origine comme un projet de « thérapie sociale », rejoignant le sens premier de la catharsis aristotélicienne.

[16] Selon la célèbre formule prêtée à Karl Marx, lorsque l’histoire se répète, elle ne fait que « bégayer ».

[17] René Girard, La Violence et le sacré, Hachette, 1998 ; le « bouc émissaire » est un des fondements de sa pensée et de toute son œuvre.

[18] David Christoffel, « Inglourious Basterds theories », Revue des ressources, 22 février 2010, http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1524, consulté le 2 mai 2010.

[19] Cf. Passions de l'Âme, art. 13 : « Si quelqu'un avance promptement sa main contre nos yeux, comme pour nous frapper, quoique nous sachions qu'il est notre ami, qu'il ne fait cela que par jeu et qu'il se gardera bien de nous faire aucun mal, nous avons toutefois de la peine à nous empêcher de les fermer : ce qui montre que ce n'est point par l'entremise de notre âme qu'ils se ferment, puisque c'est contre notre volonté [...] mais que c'est à cause que la machine de notre corps est tellement composée, que le mouvement de cette main vers nos yeux, excite un autre mouvement en notre cerveau, qui conduit les esprits animaux dans les muscles qui font abaisser les paupières. » La frappe feinte, métaphore si l’on veut du théâtre, suscite donc un mouvement réflexe de protection, ce que l’on peut considérer comme un effet de réel, tout en renforçant presque simultanément le sentiment de protection du spectateur.

[20] Catherine Dousteyssier-Khoze, « Fumisme : le rire jaune du Chat noir », In (Ab)normalities. Dousteyssier-Khoze, Catherine & Scott, Paul Durham, Durham Modern Languages Series, pp.151-161.

[21] Eugène Ionesco, Le Blanc et le Noir, Gallimard, 1985, p.19.

[22] Cf. Claude Bonnefoy, Entretiens avec Eugène Ionesco, Belfond, Paris, 1977.