Arts de la scène : aux limites du théâtre

 

 

Quelles limites pour le théâtre ? Le passage du texte au corps, par Christine Farenc

Limites du théâtre ou limites de l’acteur ? Dans l’un et l’autre cas, le mot « limites » souligne les profondes transformations qui se sont opérées sur la scène théâtrale et notre besoin de partir en reconnaissance pour en comprendre l’état actuel. Plutôt que de parler des limites du théâtre, Christine Farenc nous invite à une réflexion dans le temps, des origines du théâtre à la scène d’aujourd’hui, pour conclure sur l’émergence d’un nouvel interprète, l’acteur-créateur.
Christine Farenc est comédienne et metteur en scène. Professeur d’art dramatique, elle enseigne notamment à l’université Paris III-Sorbonne Nouvelle
[1].

 

« thÉÂtre », le « lieu d’Òu l’on voit »

Dire « aux limites du théâtre », c’est être tenté par l’extra-territorialité. C’est croire en une essence du théâtre, qui serait un espace d’action et de sens, territoire clairement circonscrit, aux frontières identifiables. Et la contemporanéité du théâtre, ce serait justement l’exploration de ces frontières. Mais qu’est-ce que le « théâtre » ?

C’est un lieu où une action se joue. Au regard de l’étymologie grecque du mot, la question des limites du théâtre semble infondée : Theatron désigne l’endroit « d’où l’on voit ». Il n’y aurait donc aucune spécificité du type d’action. Toute action convoquant un public dans un espace dédié, permanent ou provisoire, serait théâtre : vaste territoire, sans bornes. Tout art du spectacle vivant s’appellerait théâtre.

A côté de cela, son histoire est une longue liste de qualificatifs qui délimitent des sous-ensembles[2] : Théâtre de la Cruauté, Théâtre d’Art, Théâtre épique, Théâtre Pauvre, Théâtre dansé (Tanztheater), théâtre antique, théâtre classique, théâtre contemporain, théâtre amateur, Théâtre National Populaire, théâtre de rue, théâtre de l’absurde, théâtre de marionnettes, théâtre d’ombres, théâtre lyrique, théâtre naturaliste, théâtre français, théâtre élisabéthain, théâtre russe, théâtre scandinave, théâtre américain, théâtre privé, théâtre publique, théâtre expérimental, théâtre politique, théâtre jeune public, théâtre radiophonique, « théâtre dans un fauteuil », théâtre filmé, théâtre « in-yer-face », théâtre de tréteaux … A défaut de limites extérieures, il y a donc bien une multitude de lignes intérieures.

Qu’est-ce que je vais voir au juste quand je vais au théâtre ?
A quoi suis-je convié(e) ?

Le « lieu d’où l’on voit », c’est la partie pour le tout, une métonymie qui pointe dans le fait théâtral, non pas ceux qui font, mais ceux qui regardent. Le théâtre, c’est étymologiquement, le lieu des spectateurs. Le théâtre s’origine dans la présence d’un public et la vectorisation du regard[3]. L’acte de jouer ne se justifie que parce qu’il est regardé.

Envisageons donc le fait théâtral du point de vue du récepteur (le spectateur). Pourquoi ne pas convenir que « ce soir, je vais assister à un spectacle vivant » ? D’où vient ce besoin de définir ce que je vais voir, de le ranger dans une case plus restrictive que celle de spectacle vivant ?

Plus qu’un espace, le théâtre est un dispositif associant, dans un même lieu, une assemblée de regardants, les spectateurs, et de regardés, les acteurs (qui ne sont pas forcément des comédiens). Le regardé se sait regardé, le regardant se sait regardant. Le regardé donne à voir quelque chose. Tout l’art de l’acteur résidera d’ailleurs dans sa capacité à donner à voir[4]. Le regardant vient voir quelque chose, il s’attend à quelque chose. Le théâtre organise dans un espace donné un échange reposant sur un pacte tacite qui unit regardés et regardants ; ils se sont mis d’accord à l’avance sur le motif de leur rassemblement et sur les conditions (code de jeu, contenu) de l’échange. Le théâtre est une pratique infiniment sociale, reposant sur une grammaire partagée du donné à voir et remettant en jeu chaque soir ces conventions, dans un ludisme des références, soit pour les célébrer, soit pour les transgresser[5].

D’où vient donc ma certitude ?

Si j’ai besoin de savoir que je vais voir de la danse, du théâtre ou du cirque, c’est parce que j’ai besoin de m’attendre à. J’anticipe le système de signes qui va m’être proposé, privilégiant telle ou telle sémiotique, dans un code et un genre identifiables. Familier ou non des plateaux de théâtre, j’identifie intuitivement le genre (comédie, tragédie, drame, vaudeville, hybride…) et le code de jeu (naturaliste, hyper-réaliste, commedia dell’arte, mime, théâtre baroque, « distancié »…). Que je les goûte ou non, je comprends intuitivement qu’il s’agit de conventions, c’est-à-dire d’une cristallisation des pratiques scéniques dans des conditions socio-historiques[6] d’émergence, et dont les règles précises organisent le rapport de ce qui est représenté au réel.

Mon plaisir de spectateur dépendra du comblement de mon attente, qui intègre une marge de surprise, et de mon adhésion au code de jeu. Mon adhésion est proportionnelle à ma compréhension : est-ce que je reconnais la proposition qui m’est faite ? Pourtant, ce n’est pas parce que je ne « reconnais » pas ce que je vois, que je peux dire pour autant, formellement : « ceci n’est plus tout à fait du théâtre ». D’où vient donc ma certitude ?

Cela vient de ce que le spectateur occidental de théâtre occidental, s’attend à un théâtre de la représentation. Toute remise en cause profonde de ce modèle[7] est une forme d’extra-territorialité, de pratique des confins. Mais d’où nous vient ce modèle ?

 

Aristote et sa PoÉtique 
le premier grand traitÉ sur le thÉÂtre

La Poétique[8] d’Aristote est le premier grand traité théorique de l’Antiquité grecque sur le théâtre. Il reste la référence de toute pensée du drame en Occident. Modèle ultra-dominant, il a imprégné le « goût » du récepteur au théâtre et a trouvé à rebondir dans le drame hollywoodien : le cinématographe, comme son avatar, la fiction télévisuelle sont majoritairement aristotéliciens.

La question de la représentation (mimésis en grec), dans toute l’esthétique théâtrale occidentale, n’a cessé de se construire et de se déconstruire par rapport à la pensée aristotélicienne qui, depuis le IVe siècle avant notre ère jusqu’au XIXe siècle, a été prolongée, pour être combattue au XXe siècle.
Contredisant Platon, qui fait de la mimésis une imitation, un « simulacre » du réel, c’est-à-dire une image fausse et dégradée, Aristote réhabilite la « représentation », tous les arts mimétiques et en particulier le poème dramatique, dont il fixe le canon : la nature philosophique du rapport au réel, la nature du « drame », les règles d’écriture du « texte-en-vue-de-la-scène ».

Qu’est la « représentation » par rapport au « réel » ?

« Dès l’enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à représenter − et l’homme se différencie des autres animaux parce qu’il est particulièrement enclin à représenter et qu’il a recours à la représentation dans ses premiers apprentissages − et une tendance à trouver du plaisir aux représentations »[9], nous dit Aristote.

Qu’est la « représentation » par rapport au « réel » ? La tentation de l’imitation parfaite de la nature, d’un rêve de transparence, s’incarne dans la légende des raisins que le peintre de l’antiquité grecque Zeuxis aurait peints sur le marbre et contre lequel les oiseaux se brisaient le bec à vouloir les picorer. Les raisins de marbre ne seraient de toute façon pas les « vrais » raisins. Il y a une différence ontologique majeure en laquelle réside peut-être tout l’intérêt de la représentation : son écart avec le réel. L’aventure de l’art peut commencer : comment combler l’espace entre le réel et sa représentation.

D’abord, la représentation peut être une idée, un modèle intellectuel du réel, dont la source se trouve dans la matérialité du monde sensible. Ce modèle est anthropologique (le théâtre oriental, par exemple), idéologique (le christianisme et les Mystères au Moyen Âge), ou socio-historique : la Commedia dell Arte, la tragédie classique, le mélodrame, le vaudeville…[10]
Le modèle associe le « code », qui élabore un système de signes (le théâtre baroque, par exemple), et le « genre », qui attribue à la représentation une finalité spécifique (le divertissement dans la farce, l’élévation des âmes et la transcendance dans la tragédie classique).
Ou bien, la représentation est intertextuelle. Elle s’élabore en fonction de modèles anciens.[11]

Enfin, la représentation peut imiter la subjectivité du créateur, comme dans la théorie romantique, ou chaque fois que la condition humaine est envisagée par le truchement d’un « moi » particulier (notamment le metteur en scène-créateur au XXe siècle).

Les règles d’écriture selon Aristote

Le poème dramatique, selon Aristote, porte à la scène des acteurs qui réalisent une action[12], « hic et nunc » (ici et maintenant), à laquelle interprètes comme spectateurs s’identifient, au point de susciter et ressentir (respectivement) pitié et frayeur, source du plaisir au théâtre. Par le procédé de l’identification, s’opère la purgation des passions, une catharsis. L’action repose sur une fable, une histoire, dont les épisodes s’enchaînent dans un lien de causalité, de nécessité, avec un nouement, un dénouement, des reconnaissances et des renversements de situation.

Aristote élabore une théorie de l’écriture dans laquelle le mètre et la métaphore occupent une place centrale. Le drame aristotélicien oppose à l’accusation platonicienne de « faux », les notions de « vraisemblable » et de « possible », en termes d’action, d’espace et de lieu. De là pourront découler les notions d’intrigue, de personnage, de continuité spatiale et temporelle.
En définissant les règles d’écriture du poème dramatique Aristote établit le lien indissoluble entre l’écrit et la mise en jeu du parlé.

De la représentation à la présentation

Le XXe siècle met en crise toutes ces notions. Après 1950, dès le théâtre de l’absurde (Ionesco, Beckett), on s’attaque à la structure du drame, à la pertinence du texte comme support de la pratique, à la monade « personnage » : qui parle, à qui ? L’intrigue s’efface ; il n’y a plus d’enjeu ; le temps et l’espace sont fragmentés. Il s’opère un glissement de la représentation vers la présentation.

Un fait de contemporanéité au théâtre, c’est aussi le phénomène d’hybridation. Les autres arts de la scène et les arts plastiques sont convoqués pour repenser une pratique en crise avec son référentiel tutélaire. Les notions de collage, de transparence, de cadre, de superposition, de verticalité, d’espace, de ligne, de matière, de largeur du trait, d’installation, de « performance » sont transposées dans l’écriture théâtrale et sur le plateau. Le jeu des signes du théâtre, soit que l’on donne à voir (et entendre) le signifiant ou le signifié, s’accompagne d’un investissement de la scène par des moyens scénographiques diversifiés. Il n’y a plus de hiérarchie entre le texte, le corps, le mouvement, la parole, les lumières, les éléments architecturaux ou la sculpture de plateau. Tout est théâtre, tout signifie. La démarche de Philippe Quesne est révélatrice à cet égard.

 

La reprÉsentation du rÉel au thÉÂtre

Nous nous sommes interrogés sur les rapports entre représentation et réel. Mais qu’est-ce que le réel ? Si le réel s’inscrit dans l’espace et le temps, il n’existe qu’autant qu’il accède à l’écume de la conscience : on n’en connait que ce qu’on l’on en perçoit. L’expérience humaine n’est jamais que la coexistence de fragments de conscience. Nous devons nous contenter de l’intuition de l’instant et le présent est toujours passé ou à venir. Comment la représentation traduit cet espace-temps discontinu du réel tel que nous le percevons ?

L’espace-temps de la représentation

Face à cette discontinuité de l’expérience humaine, la représentation aristotélicienne propose la continuité temporelle. Contrairement à la peinture qui s’offre au regard dans l’immédiateté et l’entièreté de ses composants, la représentation théâtrale est une durée. Cette durée est une histoire, racontée dans l’« ici et maintenant » de l’action. Elle est Histoire, c’est-à-dire devenir humain (puisque l’homme, contrairement à l’animal, devient). La fable aristotélicienne va quelque part, elle a un sens : elle est une téléologie.

Le théâtre, art de la représentation du réel, propose donc un système de signes, animés d’une intentionnalité, dans un espace-temps. Être au théâtre, c’est célébrer l’être-ensemble dans un référentiel spatio-temporel commun. L’espace-temps vécu au théâtre est triple. L’espace est lieu architectural (la scène élisabéthaine avec ses galeries, sa scène surélevée et son balcon), lieu codifié (toute scène jouée sous le balcon est scène d’intérieur, l’avant de la scène est réservée pour les scènes d’extérieur…), et enfin, lieu de la fiction (la France et l’Angleterre dans Henri 6 de Shakespeare). La temporalité d’une représentation théâtrale est d’abord celle du temps universel qui s’écoule (je suis assis dans mon fauteuil de théâtre de 20h à 22h), puis du temps performatif, (c’est-à-dire le temps du dire, de l’écriture, de l’action des acteurs), du temps de la fiction enfin (une quarantaine d’années dans Henri 6 de Shakespeare).

L’acteur joue et se joue de cette matrice spatio-temporelle. En fonction de sa technique du « dire », et de son type d’incarnation, il peut faire exister cette multitude d’espace-temps, littéralement « se jouer » de l’espace et du temps. Le classicisme français, qui est un aristotélisme radicalisé, organise leur simultanéité au nom du vraisemblable (ce que l’on peut croire). Avec Bérénice de Racine, cette simultanéité des espace-temps est à son comble : les deux heures de représentation (temps universel) sont le temps nécessaire pour dire les  1 518 vers de la pièce (temps performatif), et le temps qu’il faut à un homme pour dire à une femme qu’il aime qu’il la quitte (temps de la fiction), dans un espace architectural et théâtral, qui pourrait bien être l’antichambre, le « entre-deux-portes » de la fiction. Ici, la tragédie classique surpasse le vraisemblable pour atteindre au vrai. Le temps de la fiction équivaut aux temps performatif et universel, qui sont vrais.

Le virtuel, nouvelle instance du réel ?

Si la représentation du réel est une mimésis de la perception du réel, alors toute modification de cette perception est de nature à « ébranler » la représentation, à la faire changer de ligne. Les avancées technologiques du XXe siècle ont modifié irrémédiablement notre perception qui est devenue, selon l’expression de Roland Barthes, « effet de réel ». Le besoin aristotélicien d’unité spatio-temporelle s’est retranché dans l’unité du signifiant. Le signifié, lui, s’est morcelé. Ainsi par le prisme de la télévision, la continuité spatiale n’est que l’effet donné par l’unité et la stabilité de l’écran. De même, ce qui dans « l’actualité » donne cette illusion du présent permanent est un collage ininterrompu de faits tout juste actés, mais déjà passés et fragmentés. La télévision déploie un « effet de réel » puissant, entérine la scission du signe, et la perte du signifié. L’Internet parfait l’avènement de cette nouvelle instance du réel : « le virtuel ».

La représentation théâtrale contemporaine reflète bien cette crise du signe et la contestation de toute téléologie. Aporie du sens, la représentation théâtrale se donne comme objet à elle-même.

 

Du texte et de l’oralitÉ

La querelle de la prééminence du texte sur la pratique scénique accompagne tout le XXe siècle. Un théâtre de répertoire s’opposerait aux écritures de plateau. Dans le premier cas, le texte préexiste à la scène, dans l’ordre de la littérature. Dans le second cas, un texte s’établit a posteriori de la pratique scénique.[13]
Il est alors la trace écrite d’un ensemble de signes, langage, gestes et actions du corps, dont la source d’inspiration peut être littéraire et/ou dramatique. Ainsi le théâtre d’interprétation de Didier Galas à partir de Rabelais, Cervantès, Gombrowicz ou les « traductions » de grandes œuvres du répertoire par le Wooster (Phèdre, Hamlet).

Qui s’exprime dans le corps de l’acteur ?

Dans le passage à la scène, en quoi consiste l’oralité du texte ? Mettre en scène un texte, c’est travailler sur deux niveaux de représentation : la mimésis littéraire (la littérature est déjà une représentation du réel), et la mimésis de l’action.
Est-ce « dire » une écriture, « incarner » un langage, « incorporer » la langue ? A qui s’adressent ces mots ? Qui est celui qui parle, qui s’exprime dans ce corps d’acteur : l’auteur, le metteur en scène, l’acteur lui-même, le « personnage » ?

La langue est ce « système de signes vocaux et/ou graphiques, conventionnels, utilisé par un groupe d'individus pour l'expression du mental et la communication ».[14] La langue est aussi organe de la phonation. Le langage est la « faculté que les hommes possèdent d'exprimer leur pensée et de communiquer entre eux au moyen d'un système de signes conventionnels vocaux et/ou graphiques constituant une langue : par métonymie, le langage est la réalisation de cette faculté ».[15] La littérature est « usage esthétique du langage écrit »[16], tandis que la parole est « faculté d'exprimer et de communiquer la pensée au moyen du système des sons du langage articulé, émis par les organes phonateurs. »[17] Le texte enfin, dans son sens premier, est la « suite de signes linguistiques constituant un écrit ou une œuvre ».[18]

Constant Coquelin, le grand comédien du XIXe siècle, créateur du rôle-titre de Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand, l’énonce solennellement dans ses écrits sur l’art du comédien, à la fin du XIXe siècle : « C’est ici le lieu de le déclarer : le devoir de l’acteur est de respecter son texte. Quelle que soit la façon dont il le dise, il doit dire ce qu’a écrit l’auteur, rien de moins, rien de plus ». Il précise que le texte est le pacte qui relie l’acteur et l’auteur : « On ne doit pas jouer Molière comme Beaumarchais, […]. Chaque auteur a sa nature particulière, qui se trahit dans son œuvre et que l’acteur doit refléter. […] Cet accent, l’accent de l’auteur, le comédien doit l’avoir. A lui de pénétrer son homme assez pour le trouver. C’est une autre collaboration, plus intime et plus profonde encore que celle à laquelle il se livre en cherchant le personnage et en lui insufflant sa vie ». 

Le « dire » en France a longtemps été l’héritier du rapport analytique à la langue, résultat de son mode d’apprentissage. La diction est pensée comme « analyse littéraire en action », obsession de la clarté, explication de la langue. Elle regroupe les mots, respire la ponctuation, restitue les préséances syntaxiques, repère les beautés de la langue, choisit d’accentuer tel ou tel. Être intelligible semble le premier devoir de l’acteur français. Uni dans une même conception de la langue, l’horizon d’attente du public français valorise cette intelligibilité.

Dans son Théâtre des paroles, Valère Novarina dénonce cette terreur de l’apprentissage analytique que « le bon acteur français » doit désapprendre[19]. Il rappelle aussi à l’acteur de langue française, que s’il est en effet « bouche », tout un corps intestinal l’attend, que la langue, c’est d’abord l’organe, tandis que la langue française littéraire, c’est l’oppression d’une langue d’Etat dans le corps de l’individu.

Roland Barthes : « Ce qu’on appelle dire un texte »

Résumant le dilemme autour de la diction du français, Roland Barthes, dès les années soixante, expliquait dans Sur Racine, que l’intelligibilité de la langue, et en particulier dans l’alexandrin, souffrait d’une « hypertrophie de la signification parcellaire », dont la tradition impose à l’acteur de « sacrifier à la clarté du détail, et à la musicalité de l’ensemble » et, ce qui est inconciliable, d’« à la fois pulvériser le texte en une multitude d’effets signifiants et le lier dans une mélodie générale» [20].
Et de stigmatiser un art pointilliste de la parole, comme « art bourgeois », c’est-à-dire la croyance que « la vérité d’un ensemble ne peut être que la somme des vérités particulières qui le constituent, que le sens général d’un vers, par exemple, n’est que l’addition pure et simple des mots expressifs qui le composent. En suite de quoi, on attribue une signification emphatique à la plus grande quantité possible de détails : dans la coulée du langage, le comédien bourgeois intervient sans cesse, il « sort » un mot, suspend un effet, fait signe à tout propos que ce qu’il dit là est important, a telle signification cachée : c’est ce qu’on appelle dire un texte. »

Roland Barthes insiste sur les conséquences de cette hypertrophie de signes sur le jeu de l’acteur « bourgeois » : « l’emphase du détail […] déforme la communication des acteurs entre eux. Tout occupé à faire valoir son texte détail après détail, l’acteur ne s’adresse plus à personne, sauf à quelque dieu tyrannique de la Signification. Les acteurs ont beau se regarder, ils ne se parlent pas ; on ne sait à qui Phèdre ou Hippolyte disent leur amour[21]».

Raccourcir la chaîne langue-langage-littérature-texte-parole
à langue-parole

Dans un textocentrisme, où le théâtre est avant tout mise en scène d’un texte préalable, la parole de l’acteur se trouve au bout de la chaîne langue-langage-littérature-texte. Aux excès soulignés d’une diction française qui déborde périodiquement en déclamation[22], s’est ajoutée la contestation du langage, dont la linguistique et les structuralistes, au XXe siècle, dénoncent le caractère idéologique et, partant, l’incapacité à dire le monde, hors des structures sociales et oppressives (critique féministe). S’opposer au texte, c’est souvent vouloir réhabiliter le corps délivré du « langage », mais en pleine possession de sa « langue ». Et ces nouvelles expériences de plateaux tentent de raccourcir la chaîne de langue-langage-littérature-texte-parole à langue-parole. Une façon de se départir d’une diction est peut-être, en effet, de remplacer l’acteur-orateur par des acteurs spécialistes du corps et non du langage (danseurs, performeurs plasticiens…).

En France, le corpocentrisme scénique, inspiré des Artaud, Copeau, Decroux, Dullin, Lecoq…, fonctionne doublement, par l’apologie du silence ou du borborygme, et par la tentative de trouver un ailleurs du corps, par l’emprunt aux corporéités orientales notamment. Le théâtre balinais, le et le Kabuki japonais, le Kathakali d’Inde, le King-Tiao (Théâtre de Pékin) fascinent un théâtre occidental qui tente régulièrement d’acculturer ces théâtres « autres », où le rite et le sacré s’entremêlent avec le profane.[23]

 

Aux limites de l’acteur

Depuis la Grèce antique, on a tout demandé à l’acteur occidental, tout à tour sacré puis déchu, excommunié, réhabilité, starifié, banalisé. Sous le prosopôn grec (masque théâtral mais aussi « visage »), il lui fallait montrer, citer le personnage comme un autre venant se superposer à lui. Dans le théâtre romain[24], il s’agissait de « défigurer » l’interprète. La persona romaine, de persona, substantif dérivé du verbe per-sonare (« faire résonner à travers »), fonctionnait comme neutralisation du visage, mise en transparence de l’acteur.

Au Moyen Âge, corps grimé des Mystères, il est allégorie, voix criée, représentant indifférencié d’un pathos universel. La psychologie n’est pas encore née, l’individu non plus. L’acteur shakespearien se confronte à des dramatis personae, caractères archétypaux au langage hautement métaphorique. Les rôles chez Molière en sont un pendant français. L’acteur est alors, en fonction de sa morphologie et de son tempérament, cantonné à un emploi, il joue les valets, ou les jeunes premiers, ou les vieux barbons. Artisan d’effets dans un jeu codifié, il est tenté par la déclamation : mélopée, parole plus musicale que signifiante. Endroit du fameux « paradoxe » de Diderot[25], il lui fallait jouer de sang-froid, l’émotion en scène étant le signe d’une perte de contrôle de l’acteur et d’une incapacité au final à émouvoir le spectateur.

L’acteur-créateur, sujet et objet à la fois

Dès la fin du XVIIIe siècle, synchrone de l’évolution de la société, il se singularise : à la scène sa présence s’individualise. Sa personne devient visible et valorisée. Le comédien, tout à la fois instrument − luth −, fabricant de l’instrument − luthier − et instrumentiste − luthiste −, doit désormais penser cette relation tripartite, où sujet et objet se confondent constamment. L’acteur moderne est en train de naître, qui investit activement, et c’est nouveau, la part du luthier et du luthiste, accédant au stade ultime de l’acteur-créateur. Avec l’avènement du personnage, cette instance individualisée, ensemble des traits physiques et psychologiques particuliers, il a désormais un double à imiter ou à remplir.

A la fin du XIXe siècle, le Russe Constantin Stanislavski[26] lui a appris à ressentir, à incarner tous les replis conscients et inconscients du rôle, dans la parole et le geste, « comme si c’était lui ». Début 1900, le théoricien anglais du théâtre, Edward Gordon Craig, a rêvé d’un acteur « sur-marionnette », débarrassé d’un ego inutile, tout entier instrument au service du parti pris de mise en scène, transparent à lui-même.

Le super-acteur meyerholdien[27], au début du XXe siècle, polyvalent, musicien, danseur, artiste de cirque et de variétés, est capable à tout moment de concentrer son jeu ou de briser sa continuité dans l’exploit de la musique ou de la danse. Lieu de la synthèse des arts, sa formation est complète. Il sait tous les codes de jeu des grandes traditions théâtrales. Il en joue, metteur en scène de lui-même, virtuose de l’espace-temps du théâtre. Chez Brecht[28], il apprend « l’étrangéisation », le jeu distancié, c’est-à-dire sans identification au rôle. Il devient citoyen, civique, investi d’une mission de sens. Il participe aux aventures du corps « bio-mécanique », « plastique », « anthropologique », parfois mystique, chez Meyerhold, Kantor[29], Grotowski[30], Barba[31]. D’Artaud[32] à Novarina, il a voulu s’affranchir du langage, être acteur du borborygme, « acteur sans organes »[33], ou acteur organique.

En apprentissage permanent

Avec la crise du personnage qui glisse vers la « figure », l’acteur de la fin du XXe siècle doit organiser le reflux du psychologique, le recul de l’incarnation, devenir un interprète qui prête un dispositif physiologique entraîné à une parole qui le traverse et dont il ne sait rien a priori. Au XXIe siècle, il côtoie les images technologiques qui s’emparent des plateaux. Il sait établir un dialogue avec les images dédoublées, fragmentées, amplifiées de son propre corps. Il a appris à jouer de l’intériorité et de l’extériorité, car comédien au théâtre, il est aussi acteur au cinéma et à la télévision. On lui a demandé de « jouer », puis de « ne pas jouer », c’est-à-dire  d’arrêter de montrer, d’oublier qu’il est regardé, d’être, plutôt que de faire. Il sait que le « naturel » n’est jamais qu’un code de plus. Il comprend les enjeux de la représentation contemporaine, la dissolution du réel en virtuel.

Mis en danger par une « société du spectacle »[34], où il n’a plus le monopole du « simulacre », l’acteur contemporain est tenté par la virtuosité, l’émancipation d’avec le metteur en scène. Les défis de la scène contemporaine le traversent. Il est en apprentissage permanent, dans le compagnonnage artistique ou la solitude rilkéenne. Il a parfois disparu de certaines scènes expérimentales « limites ». Mais à ce jour, sa présence sur un plateau reste bien la possibilité inégalée d’un acte de théâtre.

 

 


[1] Christine Farenc rédige actuellement une thèse sur l’art de l’acteur : « Penser l’acteur français contemporain – Hypothèses pour une pédagogie. »

[2] Ces sous-ensembles se distinguent par l’espace, l’époque, l’intentionnalité, le mode de rapport au réel, le moyen d’expression scénique…

[3] Dans cette première acception, être aux limites du théâtre, ce serait donc remettre en cause le fait d’être (à) vu : un acteur réalise une action qu’on ne verra pas, soit qu’il ne la donne pas à voir, ce qui ne veut pas dire qu’il ne la fait pas, soit qu’il n’y a pas de spectateurs (l’art pour l’art).

[4] Donner à voir implique cependant une technique, un style, une esthétique, des signes, des moyens (voix, corps, gestes).

[5] La transgression fait partie de l’histoire du théâtre. Lorsque l’acteur Lekain apparaît dans le premier costume de théâtre sous Louis XV, alors que jusqu’à présent les comédiens jouaient dans leur tenue de ville, c’est un « coup ». Quand Talma, l’acteur du premier Empire, se montre en toge romaine, les jambes nues pour jouer Néron, il y a scandale. Quand Hugo déstructure l’alexandrin classique, insultant la césure à l’hémistiche, bafouant le sexe des rimes avec son vers romantique, c’est la « bataille d’Hernani » un soir de 1830. Quand le courant naturaliste invente le « quatrième mur », plaçant le spectateur en position de voyeur, ignoré de l’acteur qui se met à lui tourner le dos au début du XXe siècle, c’est un choc. Néanmoins, ces transgressions sont à chaque fois identifiables : antithèse d’une convention existante, le geste est choquant mais situable dans un référentiel parfaitement assimilé par tous. A partir de la fin du XXe siècle, c’est bien ce système de convention qui semble si remis en cause que certaines propositions de plateaux peuvent manquer de lisibilité, en ce qu’elles sapent le référentiel de compréhension mutuelle basé sur le référentiel du théâtre occidental : la poétique aristotélicienne.

[6] Une pratique théâtrale s’inscrit dans une époque, tributaire de sa socio-économie, des conditions d’exercice de son art, et en fonction du niveau de développement de la science et des techniques. On attribue par exemple la naissance de la pantomime, au monopole du théâtre parlé exercé par la toute jeune Comédie-Française et les comédiens italiens sous Louis XIV : d’où l’invention d’un théâtre remplaçant la parole par le geste.

[7] En ce sens, le théâtre épique de Brecht, parce qu’il réfute le processus d’identification du spectateur au drame, et de l’acteur à son rôle, serait déjà « aux limites » du théâtre. Le théâtre épique ne propose pas la purgation des passions (catharsis). Par un retour à la narration (qui s’oppose ici à action), et par « étrangéisation » de la fable racontée, il se pose comme savoir global et se donne pour fonction l’éveil des consciences politiques.

[8] La Poétique, Aristote, traduction R. Dupont-Roc et J. Lallot, Le Seuil, Paris, 1980.

[9] Ibid. Ch. 4, p. 43.

[10] Le mélodrame français (par exemple La Dame aux Camélias d’Alexandre Dumas fils) se nourrit des courants romantique et réaliste. Mais en développant le motif de la courtisane, en valorisant le sentiment, il emprunte sans doute aussi aux « faubourgs » − enclaves de plaisir et de métissage social dans un Paris pas encore haussmannien − et aux stratégies d’élévation sociale dans le contexte de la « monarchie bourgeoise » de Louis-Philippe.

[11] Ainsi, lorsque le théâtre classique établit la règle de la bienséance, qui hiérarchise la conduite des caractères en fonction de leur statut, bannit le prosaïque, et limite l’expression de la violence, c’est en référence à la notion de decorum développée par Horace dans son Art Poétique.

[12] Aristote distingue ainsi le drame de l’épopée, qui est narration et non action.

[13] Cette pratique est basée principalement sur l’improvisation des acteurs en fonction d’une direction (thème, œuvre littéraire ou plastique source, situation,...)

[14] Source Trésor de la Langue Française informatisé, TLFI, dictionnaire en ligne édité par le CNRS Nancy 2.

[15] Ibid.

[16] Ibid.

[17] Ibid.

[18] Ibid.

[19] Le Théâtre des paroles, Pour Louis de Funès, Valère Novarina, P.O.L, Paris, 1989, p. 132 :
« Le bon acteur français doit refaire chaque jour l’acquisition du français, pas trouver cet idiome naturel. Les sons français, les seize voyelles, dix-neuf consonnes, trente mille syllabes, le plongent dans la stupeur, l’étrangeté, le frappent, hébété. Il est comme l’enfant qui doit parler par les oreilles, car c’est avec les oreilles qu’on parle, elles qui font tout le travail de la parole, qui ont l’intelligence de tout. L’acteur doit refaire l’enfance du parlant. Il doit, tous les jours, réouvrir, réopérer le jour où il a appris la parole. Porte avec toi les enfances de la parole ! Contrairement à ce que dit l’orthophonie, l’apprentissage de la parole ne s’est pas fait en des années mais d’un seul jour, immédiatement. Le jour soudainement où j’ai vu tous les sons hors de moi. Car les vrais sons se voient et ne s’entendent pas : on les voit sortir hors de soi. L’acteur qui parle s’entend lui-même hors de lui il voit son corps sorti et comme porté tout devant lui par quelqu’un d’autre. Il ne parle plus que des paroles qui n’ont plus lieu dans aucune tête. C’est l’homme-animal, c’est l’omnimal qui a entendu pour la première fois la parole hors de soi. Pas du tout le premier parlant, mais le premier qui entend une langue tomber d’ailleurs. C’est le seul animal qui n’est pas en lui-même. Le premier être au monde à n’être pas contenu par son corps, le premier mal situé, le premier animal du monde pas d’ici. Et protestant contre l’espace en parlant. »

[20] Sur Racine, Roland Barthes, Seuil, Paris, 1963, p. 138.

[21] Ibid, p. 136.

[22] TLFI : « Art de réciter devant un public un texte de manière expressive », et par extension, souvent péjorative, « Emphase, affectation dans l'expression orale, écrite ou artistique. »

[23] Dans le théâtre traditionnel japonais, l’acteur est « un fantôme qui s’incarne, mais ne se dévoile pas. Masqué, il vient danser et chanter. Et les seules traces d’une présence humaine sont les mains et, entre le masque et le costume, la frontière du cou. Un cou ridé, des mains plissées…Il faut imaginer un être à partir de ces aveux. Je parle maintenant de la connaissance d’un corps, et non pas de la reconnaissance d’un acteur, dont la gravité de la voix, la maîtrise des postures, le sens de l’équilibre et le pouvoir de projeter des énergies disent la qualité. Ici, on peut prendre la mesure d’un artiste, mais on ne peut jamais identifier un acteur. » L’acteur qui ne revient pas, Journées de théâtre au Japon, Georges Banu, Gallimard – Folio / Essais, Paris, 1993.

[24] Voir L’Orateur sans visage, essai sur l’acteur romain et son masque, Florence Dupont, PUF, Paris, 2000.

[25] Diderot Denis, Paradoxe sur le comédien, 1773.

[26] Voir Ma vie dans l’art, Constantin Stanislavski, trad. Denise Yoccos, L’Âge d’homme, Lausanne, 1980, réimp. 1999, et La ligne des actions physiques, répétitions et exercices de Stanislavski, textes réunis et présentés par Marie-Christine Autant-Mathieu, L’Entretemps, Montpellier, 2007.

[27] Vsevolod Meyerhold, Introduction, choix de textes et traduction de Béatrice Picon-Vallin, Actes Sud-Papiers, collection Mettre en scène, 2005.

[28] Ecrits sur le théâtre, Bertold Brecht, Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, Paris.

[29] Le théâtre de la mort, textes réunis et présentés par Denis Bablet, l'Âge d'homme, Lausanne, 1977, et Kantor : l'artiste à la fin du XXe siècle, Georges Banu, Actes sud – Papiers, 1993.

[30] Vers un théâtre pauvre, Jerzy Grotowski, trad. Claude Levenson, L’Âge d’Homme, Lausanne, 1983.

[31] Le Canoë de papier, Traité d’anthropologie théâtrale, Bouffonneries, Eugénio Barba, L’Entretemps, 2003.

[32] Le théâtre et son double, Antonin Artaud, Gallimard, Quarto, Paris, 2004, (1938).

[33] L’expression est d’Antonin Artaud

[34] Concept situationniste, d’après le texte de Guy Debord, La société du spectacle, 1961.

 

 

 

Arts de la scène : aux limites du théâtre