Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse

 

 

La Ribot, PARAdistinguidas
Du 23 au 27 novembre 2011, Grande salle

 

Benny’s Pin Ups, n° 38PARAdistinguidas, 2011 — La Ribot — Interprètes : Laetitia Dosch, Ruth Childs — Photo Rares Donca

 

Revisitant le protocole des Pièces distinguées, PARAdistinguidas met en scène une nouvelle série de courts soli avec cinq interprètes et vingt figurants. Dans ce projet, La Ribot poursuit deux axes majeurs de son travail : d'un côté, questionner la structure et la condition du spectacle contemporain, de l'autre, interroger le statut des figurants, qu'elle sollicitait déjà dans 40 Espontáneos, et qu'elle assimile à de la matière vivante.
Teresa Calonje, historienne de l’art, qui a suivi le processus de création de PARAdistinguidas, explique ici les concepts de l’œuvre de La Ribot, à la frontière du spectacle et des arts visuels.

Spectacle proposé dans le cadre du Festival d'Automne à Paris.

 

1. La Ribot et le Projet distingué
   Créer des œuvres d’art vivant
   Une mise en valeur du vivant : la vente des pièces

2. Le protocole des Pièces distinguées – des constantes esthétiques
   La brièveté
   La nudité et la solitude
   Les objets
   Tout est aplati
   L’humour subversif

3. PARAdistinguidas : continuité et explosion du protocole distingué
   La multiplication du solo
   Le rôle des figurants, un « spectateur utilisé »
   Poésie politique : pouvoir et exploitation

4. En savoir plus
   Dates du spectacle, liens internet, le site de La Ribot

 

 


 

 

1. La Ribot et le projet distinguÉhaut

Créér des œuvres d’art vivant

N°26 – Mas distinguidas, 1996
La Ribot
La pièce est reprise ici dans Panoramix – Tate Modern, Londres, 2003
Photo Manuel Vason
Propriétaire distingué : Ion Munduate, San Sebastian

Avec un corps et une marque indissociable de danseuse, La Ribot pense et crée comme un peintre. Son Projet distingué cherche à secouer les deux mondes, celui de la scène et celui des objets artistiques et, si elle ne prétend pas faire de la politique, elle touche et gène chacun de ses spectateurs.

En 1993, elle commence une série de pièces chorégraphiques courtes qu’elle appelle les Pièces distinguées. Elle se présente en solo. Son corps, long, mince, délavé, devient une nouvelle surface de présentation et d’interrogation différente de toutes les formes artistiques traditionnelles. Son propos est de mettre les idées en avant, la chorégraphie devenant un instrument pour les dévoiler. « L’enjeu de la danse, c’est de penser avec le corps, de défendre à travers lui des idées. Elle n’engage pas des images mais des forces » (La Ribot). La danse, le corps et le mouvement deviennent une nouvelle forme d’expression artistique capable de réactiver les dimensions sociopolitiques de l’esthétique. Les pièces distinguées ne sont ni un divertissement, ni un récit, ni une représentation. Il s’agit d’une manifestation d’idées, adaptation de concepts à travers le corps, engagée dans la trame et les drames contemporains. « La danse, je ne la sens pas, je la pense », dit La Ribot (1993).

Sur papier, La Ribot a voulu établir ses propres paramètres. Elle définit une pièce distinguée comme « une œuvre d’art vivante chorégraphiée par La Ribot et interprétée par elle-même et d’autres interprètes, d’une durée d’environ 30 secondes à 7 minutes. Valorisée comme œuvre d’art et mise à la vente dans le marché des arts visuels ».
Les pièces sont distinguées non seulement parce qu’elles sont toutes différentes les unes des autres, indépendantes mais aussi parce qu’elles sont uniques dans leur définition. Elles ne sont purement ni théâtre, ni danse, ni arts visuels, ni cinéma, mais elles intègrent toutes ces formes en même temps. La Ribot peut aussi bien gagner un prix national de Danse (Prix National de Danse, Espagne, 2000), qu’être invitée à un festival international du Mime (ICA, Londres, 1997), ou même vendre ses pièces et être représentée par une galerie commerciale (Galerie Soledad Lorenzo, Madrid). La Ribot se sent à l’aise dans tous les espaces et en même temps elle subvertit tous les milieux. Au final, les disciplines ne sont que des constructions artificielles, des classifications économiques et académiques. Comme le dit Joan Brossa, artiste espagnole qui a beaucoup influencé son travail, elles sont les différentes facettes d’une même pyramide.

Une mise en valeur du vivant : la vente des pièces

Sans leur présentation « vivante », les pièces de La Ribot n’existent pas. Elles doivent se déclencher dans un corps qui n’est jamais le même et vivre dans la mémoire toujours subjective des spectateurs. La Ribot met en valeur cette condition toujours changeante du vivant, de l’expérience humaine, en la plaçant au centre même de la vente de ses pièces. Dès le début, et pour bien les définir comme œuvres d’art, elle les vend. Bien que toutes soient déclarées comme chorégraphies selon le code de la propriété intellectuelle, elles ne sont, dans le marché des arts visuels, qu’un concept. Avec ce jeu qu’elle introduit dans le marché de l’art, La Ribot donne une nouvelle lecture de son projet. Que veut dire vendre une pièce d’art vivant ? Quelle valeur donner à l’expérience, à la vie par rapport à l’objet ? Que cherche-t-on vraiment à posséder ? Quel est le rôle du marché dans la valorisation de l’art ?

La Ribot a créé un système par lequel elle vend l’idée, le concept de la pièce, et le concept de l’échange immatériel. L’acheteur devient dès lors un « propriétaire distingué », distingué car il a su comprendre le jeu de l’artiste, distingué aussi parce qu’il est désormais associé à la pièce. Son nom sera annoncé chaque fois qu’elle sera présentée ; il apparaîtra dans les programmes et les publications comme celui des collectionneurs lors d’une exposition ou dans un catalogue. Il sera aussi invité à toutes ses représentations, pourra même inviter des amis pour leur montrer son acquisition. Le propriétaire ne doit plus rien espérer de matériel, ni même un droit de représentation. L’échange est fait de façon informelle, d’une manière, pourrait-on dire, plus humaine, en tête-à-tête. Le propriétaire distingué établit, à partir du moment de l’achat, une relation de confiance et de complicité avec l’artiste ainsi qu’une relation intime avec sa pièce.

La Ribot n’offre aucun objet, aucune photo, aucune relique du moment « live » comme échange à la propriété distinguée. Bien que des films et des photos des pièces existent et circulent, pour l’artiste, tous ces objets ne servent qu’à abreuver l’industrie mais n’ont rien à voir avec l’authenticité de l’expérience des pièces. Pourquoi s’obséder avec la possession d’un objet si tout se transforme en autre chose ? Qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre le moment où Chris Burden se crucifie sur une Volkswagen en 1974 et les clous de cette même performance gardés précieusement et exposés au public dans un musée aux Etats-Unis ?

En vendant ses pièces – elle en a déjà vendu vingt-sept – La Ribot défie le marché basé sur l’objet, et l’institution des arts visuels qui prête plus d’attention à la conservation des objets qu’à celle des corps et des expériences. Elle place la vie, le changement, l’incontrôlable, la valeur du moment au centre de sa valorisation des pièces distinguées.

 

 

 

2. Le protocole des piÈces distinguÉes haut
des constantes esthÉtiques

La brièveté

Narcisa, n°16 – Mas distinguidas, 1996
La Ribot
Extrait de l’ouvrage La Ribot, éditions La Ribot, Marc Perennes et Luc Dervke

Narcisa, nº16 (1996).[1]  La Ribot prend une photo avec un appareil polaroïd de chacun de ses seins et une troisième de son pubis. Avec un peu de scotch, elle colle chacune des photos sur la partie de son corps correspondante. Puis elle attend avec ce regard détaché, impassible, distingué, sur le spectateur, un regard qu’elle maintient pendant toutes ses pièces distinguées, un regard qui, dirait-on, suit scrupuleusement des instructions, et qui rappelle ce qu’Erik Satie[2] − compositeur et pianiste que La Ribot admire et à qui les pièces doivent leur distinction[3] – attendait du jeu de ses interprètes. Elle attend le développement des photos… Une fois que le vide laisse place aux « petits morceaux de significations » (La Ribot) et que les images apparaissent, elle enlève brusquement les trois photos et les jette à terre.

Toutes les pièces, d’une durée de 30 secondes à 7 minutes, sont comme des étincelles artistiques. Ce sont des micro-drames qui se révèlent en un instant. L’artiste semble vouloir nous dire que si l’essentiel prend trop de temps à se révéler, trop d’espace dans notre tête, peut être est-ce parce que, finalement, il n’est pas si important. L’intérêt de La Ribot pour la brièveté tient aussi à son intérêt pour les arts dits pauvres, les formes de divertissement populaires : le sketch, le gag, et même le spot commercial. Ses pièces, courtes mais poignantes, présentent une compression de significations, ou seulement un fragment de signification, ou même un petit caprice scénique qui laisse l’interprétation ouverte au spectateur.

La nudité et la solitude

Socorro ! Gloria !, 1991
La Ribot
Photo Pilar Cambrero

Socorro ! Gloria ! (1991). Sur scène, elle enlève d’abord son manteau et son chapeau, elle s’assoit, mais ne se sentant pas à l’aise, elle enlève son pull-over, puis un soutien-gorge blanc. Non contente avec cela, elle continue à se débarrasser de ses couches de vêtements : une blouse blanche, un pantalon, une combinaison en léopard, un chausson de danse qu’elle retrouve entre une des couches, et ainsi de suite un nombre de collants de couleur, de culottes, jusqu'à ce qu’elle soit nue. Les vêtements sont éparpillés par terre.

La Ribot s’est dépouillée de toutes conventions et préjugés, pour se réinscrire dans son corps. Elle interprète nue, pour que son corps puisse devenir cette toile sur laquelle et par laquelle elle peut travailler. Socorro ! Gloria ! pièce fondatrice et prologue au projet distingué, reprenait pendant sept minutes le geste de se « désarmer », comme dirait l’artiste, « se déprotéger », laissant ainsi le corps vulnérable, totalement exposé au temps, à l’espace, à l’Autre. Si elle prend l’art de la danse dans une de ses versions marginales, le striptease, elle en repousse cependant la connotation érotique. Elle tente même de l’annuler. Mais demeure la possible aliénation de se convertir en objet de désir ou d’humiliation – une fine ligne les séparant.

Divana, n°25 – Mas distinguidas, 1996
La pièce est reprise ici dans PanoramixTate Modern, Londres, 2003
La Ribot
Photo Manuel Vason
Propriétaire distingué : De Hexe Mathilde Monnier, Montpellier

Le corps de l’interprète, nu et seul, devient davantage vulnérable quand, en 2000, avec la série des pièces Still Distinguished, elle commence à partager un même espace avec le spectateur.[4]  En 2011, avec PARAdistinguidas, La Ribot fait encore un pas quand le spectateur, devenu figurant, entre en contact direct avec le corps de l’interprète.

Enfin, le dépouillement de La Ribot est une réaction à l’aspect spectaculaire des arts scéniques. La production des pièces distinguées est volontairement pauvre, domestique, bricolée par l’artiste. Tout se produit sans que rien ne soit caché, sans effets spéciaux. Tout se montre sans coupures – comme dans ses films Pa amb tumàquet, n°34 (2000), Despliegue (2001), Travelling (2003), Mariachi (2009).

Les objets

Dans toutes ses pièces, La Ribot se sert d’objets, objets quotidiens, pauvres, comme des fragments de sa vie, des mémoires chosifiées. Sous l’influence de Tadeusz Kantor ou de Joan Brossa, les objets les plus vulgaires y sont magnifiés. Souvent étalés par terre dès le début de la présentation, ils incitent le spectateur à s’interroger sur le pourquoi de leur accumulation chaotique – mais bien méditée – et le comment de leur utilisation. Ils attendent tous de prendre leur sens. La Ribot les manipulera pendant quelques secondes ou quelques minutes, puis les rejettera pour passer à autre chose. Ils retomberont dans le vide, symbole de la vie, de ses mémoires enfouies, oubliées, mais aussi de l’usure et de la décrépitude.

1. Divana, n°25 – Mas distinguidas, 1997
La Ribot
Photo Monique Jacotte
Propriétaire distingué : De Hexe Mathilde Monnier, Montpellier
2. Candida iluminaris, n°30 – Still distinguished, 2000
La Ribot
Photo Mario Del Curto
Propriétaire distingué : Victor Ramos, Paris

Une épingle à cheveux en forme de fleur, une petite voiture d’enfant bleue, un sapin miniaturisé, un ours en peluche, un camion orange de son fils Pablo, une autre épingle à cheveux achetée en Macédoine, un petit ventilateur bleu utilisé pour Divana, nº25 (1997) et qu’elle met en marche, une montre Swatch de collection, une tresse faite de ses propres cheveux, un carton sur lequel on lit « do not touch », une de ses chaussures à talons roses, ses propres culottes, le siège de la chaise en bois, la radio utilisée dans Ya me gustaría a mí ser pez ! nº6 (1993), laissée allumée sur une émission sans fréquence, le pull-over orange qu’elle enlève, le mètre de la pièce Capricho mío nº8 (1994)… : ce sont les objets de Candida iluminaris, nº30 (2000), alignés par terre, du plus petit au plus grand, formant une ligne au bout de laquelle se place La Ribot, et qui se prolonge entre les spectateurs assis par terre, leur sac et leur manteau… Tous sont aussi importants pour que la pièce soit complète.

Les objets ont de l’importance dans la mesure où ils font partie de l’expérience vivante, du moment artistique. Ce sont des morceaux de mémoire… Une fois la pièce terminée, ils retombent dans le vide. Beaucoup des objets sont recyclés, d’autres se perdent ou sont volés. Dans ce cas, ils restent irremplaçables. La Ribot les identifie par un carton commémoratif, avec la date et le lieu de leur disparition, une plaque tombale, annonçant l’absence, la mort d’un moment.
Lors de la présentation, objets, corps, musique ont tous la même valeur. La Ribot met tout au même niveau, y compris le spectateur et l’artiste.

Tout est aplati

Muriendose la sirena, n°1 – 13 Piezas distinguidas
La Ribot
En mémoire de Chinorris
Créé en 1993, le solo est repris, ici, dans Panoramix, Tate Modern – Londres, 2003
Photo Manuel Vason

Muriéndose la sirena, nº1 (1993). Elle s’allonge par terre, une perruque blonde couvre sa tête et un drap blanc ses jambes jusqu’à la ceinture. Elle ne bouge pas et elle respire avec difficulté. On entend le bruit d’un camion-poubelles.

L’horizontalité domine toute l’œuvre de La Ribot, c’est ainsi que les hiérarchies peuvent être aplaties. Tout tombe, tout est remis au même niveau. La sirène, le camion de son fils Pablo, un saladier argenté, La Ribot, le spectateur et, dans PARAdistinguidas, les nouvelles interprètes, danseuses elles aussi de formation, ainsi que les figurants ou « espontáneos ». Tout est magnifié pendant le moment artistique, mais une fois l’œuvre d’art vivant achevée, tout retombe dans la vie ordinaire. Personne n’est divinisé, rien n’est chosifié en objet d'art.

N°26 – Mas distinguidas, 1996
La Ribot
La pièce est reprise ici par Anna Williams dans Anna y las Más distinguidas, 2002
Photo Manuel Vason
Propriétaire distingué : Ion Munduate, San Sebastian

Avec Muriéndose la sirena (la mort d’une sirène), La Ribot réclame la fin de l’héroïne, la fin une fois pour toutes de l’aura de l’artiste. Dans Anna y las Más distinguidas (2002), ses gestes sont réincarnés par un autre corps, celui d’Anna Williams. Ainsi La Ribot devient, elle aussi, remplaçable ; elle peut, elle aussi, être rejetée comme les autres objets. Demeure alors ce qui est essentiel, la chorégraphie et l’idée.

Reste aussi le public sans lequel les pièces n’existent pas. Les pièces observent les spectateurs, s’exposent à leurs interventions. Elles ne peuvent vivre que par et pour eux. Surtout depuis l’an 2000 où objets, artiste et spectateurs partagent un même territoire et moment artistique. Bien que la chorégraphie soit bien fixée par l’artiste, l’intervention du spectateur est devenue incontrôlable. Celui-ci peut bouger, intervenir, observer, parler, se retirer. Comme lors d’une « corrida », ce qui se passe dans l’arène ou les gradins à la même importance. Le spectateur choisit et définit ce qui est intéressant ou pas pour lui.
La Ribot compare la façon dont elle aplatit l’ordre établi avec le Web. Sur le web, cette « toile d’araignée mondiale », un article philosophique a la même place qu’une recette de cuisine, une page pornographique ou un blog appelant à la révolution dans la rue.

L’humour subversif

Sin título III, nº23 (1997). Elle se présente nue devant le public, tenant par le cou un poulet déplumé en caoutchouc. Elle reste immobile pendant quelques minutes, le regard grave qui observe le spectateur. Les deux corps se ressemblent… Elle finit par dire : « Là, je ne sais pas quoi faire », et elle jette le poulet.

Une constante dans le travail de La Ribot est son recours à l’humour, grâce auquel elle prend le recul nécessaire et, en même temps, souligne les aspects les plus absurdes d’une réalité difficile à comprendre, à croire, à digérer. Elle expose sans arrêt la douleur, le sacrifice, la torture, la violence, l’absurde, la solitude, l’incapacité, la fragilité, toujours emmêlés, juxtaposés. Elle les aborde avec détachement, avec un regard qui rappelle celui de Buster Keaton. Tous les sentiments et idées sont présentés de façon chaotique (comme les objets), sans aucun ordre apparent, mais tout est cohérent dans son excentricité. José Antonio Sánchez cite, à son propos[5], le grand poète espagnol Ramón Gómez de la Serna : « Chez l’humoriste se mêlent le clown, l’excentrique, et l’homme triste qui les contemple tous les deux »[6]. La Ribot préfère provoquer le rire que les larmes pour se confronter au drame.

 

 

 

3. PARAdistinguidas : continuitÉhaut
et explosion du protocole distinguÉ

Nudité, objets, horizontalité, humour subversif…
1. Angle Dance, n°36 – PARAdistinguidas, 2011
La Ribot. Interprète : Ruth Childs et figurants, Théâtre de Hautepierre, Strasbourg, 2011
Photo Gilles Jobin
2. Benny’s Pin Ups, n°38, PARAdistinguidas, 2011
La Ribot. Interprète : Laetitia Dosch
Photo Rares Donca

PARAdistinguidas revisite donc le protocole des pièces distinguées : brièveté, nudité, objets, horizontalité, humour subversif, et rassemble en une même pièce une succession ou juxtaposition de soli, sans distinguer artiste, interprète et figurant. Mais avec une ouverture toujours plus grande à l’incontrôlable dans le développement de l’œuvre d’art…

La multiplication du solo

Juan Lan Hong, nº41 (2011). Une femme distinguée entre sur scène, habillée en blouse de travail, elle prend une autre blouse posée à terre et monte un escalier qui la conduit dans un atelier de couture clandestin. Elle commence son travail de couture ; le son de la machine est amplifié. Quelques minutes plus tard, une deuxième femme monte sur scène et se dirige vers la cabane. Elle s’habille avec la blouse de travail et prend son tour de couture. La première femme descend et rejoint le groupe du fond. Ainsi vont se succéder pendant toute la série des pièces, plusieurs couturières, interprètes et figurants à part égale. Le bruit de la machine à coudre toujours présent. 

Dans le prolongement de son expérience avec Anna Williams, La Ribot dissocie, une fois de plus, ici, l’artiste et l’interprète, cessant d’être la seule distinguée sur scène, donnant aux quatre autres interprètes le même statut de femme distinguée, car elles sont, chacune, uniques dans leur singularité, et toutes savent à travers leur corps entrainé révéler de multiples significations.

Les soli donc se succèdent, se multiplient, se juxtaposent, dans différents corps à la fois ou, a contrario, tout classiquement se maintiennent seuls. Dans Benny’s Pin Ups, nº38 (2011) – dédié à Benny Hill, comédien fétiche de la « working class » –, les interprètes se passent le solo l’une à l’autre dans une chorégraphie excentrique de gestes, couleurs et objets, un jeu comique et léger autour de l’imagerie du nu féminin. 

Le rôle des figurants, un « spectateur utilisé »

The Exchange, nº40 (2011). Une femme distinguée entre sur scène habillée en culotte et chemise blanche. La scène se remplit de gens habillés de blanc. Elle leur donne doucement des ordres auxquels ils obéissent, soumis, demande à une petite femme de s’approcher d’elle. Équilibres, extensions de jambes, écartements… la petite femme, à quatre pattes, lui sert de support pour réaliser ses exercices extrêmes, en souriant, en criant, tout en subissant les ordres, soumise. La Ribot souligne, ainsi, les relations de pouvoir et d’exploitation qui existent entre les protagonistes et les anonymes de la société contemporaine.

40 Espontáneos, 2004
Interprètes : Figurants, Le Quartz, Brest, 2004
Photo Anne Maniglier

Au début de cette pièce, nous nous retrouvons pratiquement dans la situation développée, dix ans auparavant, dans Still Distinguished (2000) ou Panoramix (1993-2003), quand scène et public se confondent et que les spectateurs deviennent des figurants spontanés, des « espontáneos », des « spectateurs utilisés », dirait La Ribot. En 2004, elle réalisait même un projet complet autour de cette figure, 40 Espontáneos, en référence à ce qu’on appelle « espontáneo » dans le monde de la tauromachie, celui qui, au cours d’une corrida, saute dans l’arène pour prendre la place du torero. Poussé par un désir de gloire, de distinction, et le plus souvent sans aucune formation, l’individu prend un énorme risque et met aussi en risque le spectacle.
Mais, dans The Exchange, si la femme distinguée partage à nouveau l’espace chorégraphique, c’est avec des figurants qui, cette fois-ci, deviennent spectateurs. Les limites entre spectateur, figurant et œuvre s’y brouillent constamment.

Angle Dance, nº36 (2011). Femmes distinguées et figurants entrent sur la scène pour former une ligne. Au bout de la ligne, une femme distinguée commence à réaliser des mouvements complexes au son de la musique. Comme dans les revues de Broadway, ils tentent de synchroniser leurs mouvements. Mais tous n’ont pas le même rythme ou la même habilité. La chorégraphie s’adapte à chaque corps, à chaque humanité.

Pour chaque présentation de PARAdistinguidas, une annonce est publiée peu de temps avant le spectacle, pour la sélection des figurants locaux. « Profil souhaité : hommes et femmes entre 18 et 60 ans ayant un intérêt ou une pratique amateur en danse ou en théâtre. » À Paris, les répétitions auront lieu les 21 et 22 novembre, juste avant les représentations. En choisissant des individus sans expérience de la scène, c’est l’incontrôlable que La Ribot cherche à introduire, « la beauté de ce qui n’est pas toujours efficace ou bien fait, [mais] plus réelle » (La Ribot).

Another Hors Champ, n° 43 – PARAdistinguidas, 2011
La Ribot. Interprète : Laetitia Dosch
Photo Gilles Jobin

En utilisant des figurants, elle joue, d’un côté, avec l’aspiration de tous dans cette société du spectacle d’obtenir les « 15 minutes de célébrité » dont parlait Andy Warhol et, d’un autre, questionne leur utilisation dans l’industrie cinématographique. « Prolétariat du septième art, réalité louée », dirait-elle. Dans le cinéma, les figurants ou extras sont embauchés en échange de très peu pour donner toute sa dimension réelle au film. Toujours situés dans un second plan, ils font souvent partie d’une foule anonyme mise dans des situations de guerre ou de fête. En leur donnant un rôle essentiel dans les nouvelles pièces, La Ribot cherche à aplatir ces hiérarchies économiques et sociales qui distinguent le figurant du protagoniste. Par extension, elle rend hommage à la main d’œuvre à bon marché, anonyme et réprimée, qui alimente le système économique mondial.

Poésie politique : pouvoir et exploitation

La Ribot se nourrit toujours de l’actualité la plus troublante mais souvent la moins visible. Déjà dans Hacia donde volver los ojos, nº 10 (1994) (Vers où tourner le regard), elle interprète perchée sur une chaise un même geste, vu sur une photo de presse, celui d’une jeune femme de 23 ans, malade mentale, enfermée dans un hôpital psychiatrique dans une Croatie en pleine guerre. Victime directe de l’horreur d’une guerre, victime cependant abandonnée, oubliée.

La femme est toujours présente dans ses pièces. La Ribot aime la femme, travaille avec et sur la femme bien qu’elle ne se dise pas activiste féministe.
Juan Lan Hong, qui signifie en chinois Gracieuse Orchidée Révolutionnaire, est un nom de femme qu’elle a inventé comme elle l’a souvent fait dans ses pièces passées : Eufemia, Numeranda, Narcisa, Angelita, Divana et même Gustavia, titre du spectacle qu’elle a créé avec Mathilde Monnier en 2008. En donnant ce nom de femme à la pièce des couturières, La Ribot la dédie à toutes les femmes travailleuses, en Chine ou d’ailleurs.

Chairs 2011, n°37 – PARAdistinguidas, 2011
La Ribot. Interprètes : Ruth Childs et Figurants, La Comédie de Genève, 2011
Photo Rares Donca

Chairs 2011, nº37 (2011). Une femme distinguée entre sur scène, habillée d’un corset en plastique très dur, comme une poupée, les jambes nues. Une autre femme venant du public monte sur scène, pose une chaise pliante en bois sur le sol. Celle-ci « enfile » la chaise ouverte comme une robe. Une série de figurants monte sur scène, un par un. Ils posent à terre, chacun à leur tour, une chaise et s’intègrent ensuite au groupe du fond qui regarde. À quatorze reprises, la femme distinguée prend une des chaises et l’« enfile » sur son corps. La sculpture de chaises devient énorme. Silence/ Piano/ Silence. La femme distinguée tourne dans l’espace doucement avec ses chaises.

N°14Mas distinguidas, 1996
La Ribot
Photo Pau Ros
Propriétaire distingué : Lois Keidan, Londres

Antithèse, pourrait-on dire, de la figure et de la grâce d’une danseuse, la chaise est devenue le seul compagnon, souvent destructeur, de La Ribot depuis Carita de Àngel (1985). Dans la pièce nº14 (1996), la chaise est un élément de torture. L’artiste, « enfilée » dans une chaise pliante, l’ouvre et la ferme de façon brusque sur son corps. Un carton sur lequel on lit « Se vende » (À vendre), pend à son cou. Le claquement de la chaise se poursuit pendant plusieurs minutes, jusqu'à ce que son corps tombe à terre. Le bruit violent de la chaise semble interminable, comme si le corps subissait une souffrance indéfinie dans une réalité toujours présente qui existe au-delà de l’œuvre d’art. La Ribot renouvelle cette lecture avec Chairs 2011, nº37. Cette fois-ci, l’interprète « enfile » une chaise après l’autre, jusqu'à ce que son corps s’annule dans une forêt de bois.

En même temps [7], on entend le bruit de la machine à coudre de Juan Lan Hong nº 41, un martèlement mécanique interminable. L’aliénation provoquée par le bruit, le travail en série nous transporte dans tous les ateliers clandestins du monde globalisé, réalité silencieuse de notre société de consommation. Mais Juan Lan Hong ne s’arrête pas là, cette pièce fait aussi allusion à l’œuvre d’Erik Satie, Vexations, dont le motif unique est répété 840 fois, interminablement. Cette subtile et poétique superposition de significations, toutes élevées au rang d’œuvre d’art, est une des grandes beautés des pièces de La Ribot.

Le travail, la masse, la femme, la vulnérabilité, l’aliénation, le pouvoir, l’exploitation… Par un simple geste, La Ribot touche aussi bien à des inquiétudes esthétiques qu’à des sujets politiques. C’est ce dont parlent toutes les pièces distinguées − des chorégraphies courtes, simples, délicatement élaborées pour arriver à exposer dans leur forme et dans leur contenu, avec une originalité unique et une touche d’humour, des significations sociales, politiques, mais aussi poétiques et esthétiques.

 

 

4. En savoir plushaut

La Ribot, PARAdistinguidas

Du 23 au 26 novembre 2011 à 20h30, le 27 à 17h, Grande salle

Direction et chorégraphie : La Ribot / interprétation : Ruth Childs, Laetitia Dosch, Marie-Caroline Hominal, La Ribot, Anna Williams / objets et décors : La Ribot, Victor Roy / création lumière : Eric Wurtz / costumes : Vivienne - Jean-Paul & Cie / régisseur son : Clive Jenkins / assistante plateau : Margaux Monetti / avec la collaboration de Teresa Calonje.

Production : La Ribot – Genève (manager : Rares Donca, assistante de production : Clémentine Küng, comptabilité : Yves Bachelier, attachée à la production : Nicky Childs) / Coproduction : La Comédie de Genève - Centre dramatique (Genève) ; Festival d'Automne à Paris ; Les Spectacles vivants - Centre Pompidou (Paris) ; Théâtre Pôle Sud (Strasbourg) ; Triennale d'Aichi 2010 (Nagoya, Japon) / Produit en association avec Künstlerhaus Mousonturm (Francfort) / Avec le soutien de Pro Helvetia - Fondation suisse pour la culture ; la Loterie Romande ; la Fondation Ernst Göhner et la Fondation Leenaards / La Ribot bénéficie du soutien de la Ville de Genève ainsi que de la République et canton de Genève / La Ribot est artiste en résidence au Théâtre Pôle Sud - Strasbourg pour l'année 2011.

La Ribot au Centre Pompidou

llámame mariachi, du 11 au 14 novembre 2009
Laughing Hole, 1er avril 2009
Gustavia, Mathilde Monnier et La Ribot, du 15 au 26 octobre 2008
40 Espontáneos, du 18 au 21 novembre 2004
Panoramix, du 15 au 20 octobre 2003

Liens

Le site de La Ribot
La Ribot à propos de son travail de chorégraphe. Des mots de minuit - 17/11/2004 - 26min08s. Vidéo sur le site de l’Ina
Pour une chorégraphie des regards. La danse contemporaine au Centre Pompidou, dossier pédagogique

 

 

 

 

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Contacts

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Crédits

© Centre Pompidou, Direction des publics, novembre 2011
Texte : Teresa Calonje
Design graphique : Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques - Stéphanie Chaillou, Service des Spectacles vivants

 

 

 

 


[1] La numérotation des pièces est faite par ordre de création. La Ribot en a créée trente-quatre jusqu'à l'an 2000, puis dix nouvelles pour la série PARAdistinguidas.

[2] À chaque nouvelle pièce, Satie annotait sur sa partition la façon dont le pianiste devait l’interpréter. On peut lire, par exemple, sur l’une d’entre elles : « Face à cette musique légère et grave, d'une ironie désespérée, mais porteuse d'une des plus grandes utopies de l'histoire de la musique occidentale, l'interprète se méfiera de tout gonflement mélodique, encore plus de préciosité d'aquarelle [...] Face à son piano, l'interprète ne doit aucunement s'efforcer d'exprimer douleur ou frustration [...]. » Citation extraite du livre La Ribot, vol.1 (Centre national de la danse, Pantin et Merz/Luc Deryke, Gent, 2004).

[3] Les pièces s’appellent « distinguées » en honneur à la pièce d’Erik Satie Les Trois Valses distinguées du précieux dégoûté (1914).

[4] Jusqu’en 2000, les pièces sont surtout présentées dans des théâtres ; à partir de la série de Still Distinguished (2000) elles vont l’être le plus souvent dans des espaces non théâtraux, musées ou galeries d'art.

[5] José A. Sanchez, « La distinction et l´humour », dans La Ribot, Centre national de la danse, Pantin et Merz/Luc Derycke, Gent, 2004.

[6] Ramón Gómez de la Serna, « Gravedad e importancia del humorismo », Revista de Occidente, février 1928, pp.348-360. Madrid: Alianza, 1973.

[7] Comme nous l’avons vu, Juan Lan Long se juxtapose à toutes les autres pièces. Pendant tout le spectacle, femmes distinguées et interprètes vont se relayer à la machine à coudre, située dans la petite cabine de couture placée en hauteur d'un côté de la scène.