Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Claudia Triozzi, Ni vu ni connu  / 1 2 3 4 5 Repères

 

 

Claudia Triozzi ou l’invention d’un personnage, par Marie Glon*
1. Les contours d’un personnage en danse

Le personnage : une notion atypique dans le champ chorégraphique

1. Claudia Triozzi, Ni vu ni connu, avril 2010, Centre Pompidou
Depuis 2002, le travail vocal est extrêmement présent dans les créations de la chorégraphe
Photo Hervé Véronèse – Centre Pompidou
2. Claudia Triozzi, Park, 1998
Adena, un personnage qui n’est pas pris dans une histoire
Photo Olivier Charlot

« Cela m’intéresse qu'on ne sache plus si c'est la machine ou le personnage qui agit » ; « j'avais imaginé un personnage qui soit une sorte de soubrette désespérée » ;  « c'est le seul passage où le personnage ne se maîtrise plus[1] »...

Pour désigner sa présence en scène, Claudia Triozzi parle volontiers de personnage. Une telle référence a quelque chose d’insolite dans le champ de la danse, et tout particulièrement dans le pan du monde de la danse dont Claudia Triozzi est issue : un personnage, si l’on reprend la définition qu’en donne Robert Abirached, est d’une part un « faux visage, interposé entre l'homme et le monde », un masque, un rôle en attente d'être incarné ; il est d’autre part un caractère, c'est-à-dire qu'il est doté d'une « constellation de marques laissées par le réel » qui définissent sa singularité et font effet de réalité ; enfin il est construit sur un type, un canevas reconnaissable, ancré dans l'imaginaire collectif[2].

Or les créations chorégraphiques des années 1990 et 2000 présentent rarement l’enjeu de composer ainsi une personne fictive. Bien souvent, la notion même de personne ou d’individu cède le pas lorsque l’expérience proposée au spectateur consiste à se rendre disponible à des sensations, à des états corporels singuliers – et à questionner la façon dont cette expérience sensible se construit. Le travail de Claudia Triozzi lui-même, avec son étonnante exploration de la voix et ses scénographies/installations qui viennent perturber nos conceptions de la scène, s'inscrit dans ces recherches qui nous invitent à traverser des états troubles, à mettre en œuvre de nouvelles façons de percevoir.

La notion de personnage n'en occupe pas moins une place importante, voire centrale, dans les créations de la chorégraphe, comme elle le souligne elle-même – et ce alors que ses pièces font vaciller les cadres dramaturgiques traditionnellement liés au personnage : la narration, la distinction entre le réel et la fiction, ou encore la notion de « jeu » théâtral. L’œuvre de Claudia Triozzi nous invite en fait à interroger ce que peut être, aujourd'hui, un personnage en danse.

Une figure dans le monde de la danse

Si la notion de personnage convient au travail de Claudia Triozzi, c'est sans doute d'abord parce qu'elle-même est ce que l'on appelle communément un personnage : une figure marquante, haute en couleurs, qui s'est imposée au fil de son insertion dans le milieu chorégraphique (elle s'est installée à Paris en 1985 pour danser, et a commencé à travailler avec plusieurs compagnies) et des créations qu’elle présente régulièrement depuis 1996. Elle est aujourd'hui connue comme une « danseuse-chorégraphe-performeuse[3] » de talent qui a su affirmer une façon singulière de faire du spectacle : « Une figure à part dans le champ chorégraphique », résume Laurent Goumarre dans un article intitulé « Le cas Triozzi[4] ».

En ce sens Claudia Triozzi nous rappelle qu'être artiste, c'est déjà incarner un personnage : tenir un rôle spécifique dans le milieu culturel et, plus largement, dans la société. Le rôle, dans son cas, est d'abord celui d’une artiste dont les propositions, déjouant nos attentes vis-à-vis d’un spectacle et vis-à-vis du corps dansant, ne laissent jamais indifférent.

A la vigueur de la démarche artistique s’ajoute un côté « bête de scène » : Claudia Triozzi est également connue pour sa présence et son dynamisme en tant qu’interprète (qu’il s’agisse de ses propres créations ou de celles d’autres artistes). Les défis qu’elle se lance régulièrement, sous la forme de projets hors-théâtre, sont à ce titre particulièrement révélateurs : en octobre 2009 par exemple, dans un amphithéâtre de l’université Paris 7, elle improvise pendant deux heures lors d’un cours de neurosciences, devant un public d’étudiants qui, tout en étant immergés dans le bain sonore proposé par cette improvisation, prennent en note l’exposé du professeur et posent des questions à ce dernier[5]. Elle confie le plaisir qu’elle prend à ces projets pourtant particulièrement instables, avec un temps de préparation réduit, impliquant d’agir et de prendre des décisions rapidement : « C’est une question d’énergie », dit-elle. C’est aussi la marque d’une grande maîtrise technique et d’une capacité à se mettre en danger, dans un contexte n’offrant pas le confort du cadre théâtral.

Le personnage sans la narration

Dans plusieurs pièces de Claudia Triozzi, on retrouve les éléments constitutifs du personnage tels qu’ils sont définis par R. Abirached : elle endosse une identité différente de la sienne (par exemple, pour reprendre la citation ci-dessus, celle d’une « sorte de soubrette désespérée », ou encore un véritable masque dans un autre passage de Ni vu ni connu), qui se caractérise en jouant sur la ressemblance avec la « vie réelle » (son costume consiste souvent en une tenue de ville ; les situations dans lesquelles elle s'expose renvoient parfois à des scènes de la vie quotidienne ; enfin ce personnage se construit sur un « modèle » reconnaissable (la femme-objet, l'être humain dépassé par les appareils qui devraient lui faciliter la vie... ).

En ce sens on peut donc parler de personnages chez Claudia Triozzi. Dans Park (1998), elle avait même donné un nom au personnage qu’elle incarnait : Adina. Cependant, alors qu’un personnage théâtral a généralement une fonction dans un récit[6], le personnage, ici, n’est pas pris dans une histoire. Les pièces sont loin de mettre en œuvre des affects identifiables ou un cheminement rationnel d’une situation à une autre : Adina est « le personnage d'une fiction sans narration », écrit Yvane Chapuis[7].

C’est en fait la notion de « psychologie », plus que celle de récit, qui semble convenir à la chorégraphe pour évoquer la façon dont elle compose ses personnages[8] : « Si je travaille sur des personnages, c’est parce que mes pièces parlent de psychologie, de questions qui n’ont pas de solution », précise-t-elle. Or pour aborder les « méandres de l’analyse psychologique », comme elle le dit, son cheminement n’est pas rationnel : « Le personnage se construit d’une façon un peu inconsciente, sur le mode de l’accumulation et de l’association d’idées. Il ne s’agit pas du tout de narration : mon chemin à l’intérieur de la pièce, c’est le dire et la scénographie. Les objets sont rarement à mon service : je dois me confronter à la scénographie. C’est à partir de cela que je construis des tableaux et que le personnage se développe. Quant aux textes et aux chansons, ils sont très structurants dans le cheminement : c’est avec eux que je me situe dans la pièce et que se définit ma posture physique. » Depuis 2002 en effet, le travail vocal est extrêmement présent dans les créations de la chorégraphe.

* Marie Glon est chercheuse en danse.

 

[1] Sauf mention contraire, les citations sont tirées des entretiens menés avec Claudia Triozzi au sujet de sa création 2010 (Ni vu ni connu), avril et mai 2010.
[2] Robert Abirached, La Crise du personnage dans le théâtre moderne, Paris, Gallimard, 1994 [1978], p. 17.
[3] Marie-Christine Vernay, « Adina dort, dîne, badine... », Libération, 1er juin 1998. Au sujet du titre de « performeuse », Claudia Triozzi, interrogée sur ses liens avec le monde de la performance, souligne cependant la distance qui sépare ses pièces, très écrites, très « répétées », du champ de la performance. Voir Claudia Triozzi. Entretien conduit par Geisha Fontaine, réal. Centre National de la Danse, 2005 (DVD consultable à la médiathèque du CND).
[4] Danser, n°265, mai 2007.
[5] Projet initié par Bétonsalon. Claudia Triozzi intervenait, avec la compositrice Haco, lors d’un cours de Marc Maier.
[6] Dans un texte fondateur comme la Poétique d’Aristote, le personnage théâtral n’est jamais envisagé indépendamment d’une action, c’est-à-dire de la représentation d’un récit. Cette conception « fonctionnelle » du personnage est restée très prégnante ; on la retrouve par exemple chez Propp (Morphologie du conte, Paris, Seuil, 1970 [1928]), puis dans les analyses structuralistes du récit et du théâtre proposées par Roland Barthes ou Algirdas Julien Greimas.
[7] Yvane Chapuis, « Adina fume des anglaises », Mouvement n°5, juin 1999.
[8] On pourrait relier la démarche de Claudia Triozzi à la façon dont Milan Kundera définit le personnage dans le roman moderne : le personnage, dit-il, n’est plus un être qui cultive la ressemblance avec la réalité, mais un être imaginaire, un « ego expérimental » (L’Art du Roman, Paris, Gallimard, 1986, p. 51).

 

 

 

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