Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Gisèle Vienne, This is how you will disappear  / 1 2 3 4 5 Repères

 

 

« This Is How You Disappear out Between Midnight, called Up Under Valleys of Torches And Stars. »
Scott Walker, Rawhide

2. entre beautÉ formelle et dÉvastation

Montrer ce qui nous anime

Éternelle Idole, création 2009
Aurore Ponomarenko
Une confrontation entre la beauté formelle du patinage artistique
et la douleur de l’athlète en quête de perfection

Les pièces de Gisèle Vienne mettent en jeu deux grandes directions esthétiques : un travail sur la beauté et la perfection (Une belle enfant blonde, par exemple, interrogation d’une certaine fascination pour les Lolita, Showroomdummies, qui explore la question de la stéréotypie, ou encore Éternelle idole, variation sur le patinage artistique) et un goût pour la dévastation, la ruine, affirmé au contact de l’écriture de Dennis Cooper (les adolescents suicidaires et potentiellement meurtriers de I Apologize, Jerk ou Kindertotenlieder).

Si ces approches se croisaient déjà dans les créations antérieures, elle a souhaité les articuler au sein d’un même spectacle, car « ces deux directions, en réalité intimement liées, reflètent le moteur de ce qui nous anime d’un point de vue éthique et sensible ». Ainsi, This is how you will disappear, dont le travail préparatoire a duré trois ans, réunit conception apollinienne du beau, c’est-à-dire idéale, ordonnée, et désordre dionysiaque. Selon Nietzsche, qui développe cette idée dans La Naissance de la tragédie (1872), l’union de ces deux pulsions en apparence antagonistes amènerait au tragique, c’est-à-dire à l’acceptation par le biais du théâtre de la dualité plaisir/douleur.

La métaphore de l’athlète et de l’entraîneur

Le désir de travailler avec la danseuse Margrét Sara Gudjónsdóttir a, par ailleurs, conforté ce projet de réunir au sein d’un même spectacle ces deux versants esthétiques, l’apollinien et le dionysiaque. Gymnaste de formation, l’interprète a bien connu l’obsession de l’exploit technique qu’implique la rigueur extrême d’une telle pratique. Ce douloureux parcours était déjà au centre d’Éternelle idole, création pour une patineuse et un comédien : en se focalisant sur la relation de l’athlète et de son entraîneur, la pièce soulignait le lien ambigu qui unit la perfection à un ascétisme poussé à l’extrême, au point de paraître effroyable.

This is how you will disappear, création 2010
Conception Gisèle Vienne
Margrét Sara Gudjónsdóttir (la gymnaste), Jonathan Capdevielle (l’entraîneur)
Une exploration de la relation complexe qui lie l’athlète à son entraîneur

Devenu la figure centrale de This is how you will disappear, l’entraîneur (Jonathan Capdevielle) incarne à lui seul la rencontre de ces deux pendants de la quête du beau. En lui se personnifie la dangereuse bascule qui peut advenir de cette volonté d’idéal et dont l’aboutissement suprême ne peut finalement être que la mort. Il n’est pas surprenant que cette problématique de la pratique sportive à haut niveau apparaisse au sein d’un questionnement sur les liens du corps humain au corps déshumanisé et sur la stéréotypie. L’athlète devient, dans ce cadre, une autre version de la marionnette ou du corps parfait, façonné, démembré en vertu d’un absolu.

La rock star incarne, quant à elle, un autre stéréotype, liant la beauté à la ruine. Elle est en quelque sorte le miroir inversé de la jeune athlète, s’inscrivant dans la lignée des adolescents romantiques et suicidaires qui traversent les écrits de Dennis Cooper et font écho à des figures populaires comme Kurt Cobain [6]. « La rock star et l’athlète ne sont en réalité que le fruit des fantasmes opposés, contradictoires qui animent l’entraîneur et qui se matérialisent dans des corps. L’athlète est un fantasme que l’entraîneur peut admettre, alors que la rock star est de l’ordre du refoulé. C’est comme s’il ne pouvait accepter cette attraction pour la déchéance, pour la violence, cette pulsion pour le désordre et le chaos. Comme s’il découvrait ce désir qui l’habite alors qu’il essaie d’être garant de l’ordre. Pour moi, quand l’entraîneur tente de tuer la rock star, il essaie avant tout de refouler quelque chose qu’il ne veut pas voir en lui-même. J’aime que les fantasmes deviennent des fantômes, que se formalisent des choses abstraites. »

Les poupées : une première rencontre avec la mort

La fin du spectacle, enfin, voit apparaître un autre type de personnages que sont les poupées : six silhouettes d’adolescents, dont trois pourraient être l’athlète, l’entraîneur et la rock star, morte.
« Il ne s’agit pas de copies conformes de ces personnages, donc le doute est instauré. S’agit-il d’eux, enfants ? D’un événement que l’entraîneur aurait vécu et qui l’aurait amené à construire ces fantasmes ? D’une photographie qu’il aurait vue ? On est, en tout cas, face à une représentation d’adolescents découvrant un cadavre dans la forêt. Dennis Cooper et Alain Robbe-Grillet parlent beaucoup de l’influence qu’a eue sur leur écriture leur confrontation à des événements dramatiques marquants, qui se sont déroulés dans leur entourage alors qu’ils étaient jeunes : le meurtre de trois adolescents pour Cooper, celui d’une jeune fille pour Robbe-Grillet. Ce qui m’intéressait, c’était de dire cette première rencontre avec la mort. J’ai voulu que cette installation des poupées au sein du spectacle rappelle un diorama [7] et qu’elle opère un court-circuit temporel dans le déroulement de la pièce, comme un moment de cristallisation. C’est la raison pour laquelle j’ai choisi les poupées pour l’une de ces dernières scènes. C’est une vision du chaos, du désordre qui vient comme se décoller du spectacle. »

« J’ai beaucoup pensé aussi au tableau de chasse, métaphore pour la représentation du crime que je fais apparaître à un autre moment de This is how you will disappear par l’introduction d’une buse volant vers une petite proie. J’ai joué sur cet imaginaire que l’on peut voir au Musée de la Chasse, à Paris, et qui permet de dire métaphoriquement le désordre humain. Je souhaitais rendre la distance par rapport au crime de plus en plus visible. Plus le spectacle avance, plus l’on souligne qu’il s’agit non d’un vrai meurtre, mais d’une représentation du meurtre. »

 

[6] [Ndlr] Kurt Cobain était le chanteur mythique et guitariste du groupe Nirvana dont la mort, officiellement, a été un suicide.
[7] Un diorama est un tableau, ou une suite de tableaux de grandes dimensions, en usage surtout au 19e siècle, qui, diversement éclairé, changeait d'aspect, de couleur et de forme, était agrémenté ou non de premiers plans en relief et donnait aux spectateurs l'illusion du mouvement.

 

 

 

 

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