Du 27 novembre 2002 au 10 mars 2003 -
Galerie 2, niveau 6
Roland Barthes au Maroc, 1978. © Collection Roland Barthes/IMEC
INTRODUCTION
LA SOCIETE ET SES SYSTEMES
LINGUISTIQUE, STRUCTURALISME ET SEMIOLOGIE
Les Mythologies
Extraits de textes: la nouvelle Citroën, le visage de Garbo, Saponides et détergents
Prolongements: mythes modernes et mythes de la tragédie grecque
Système de la mode
LA LITTERATURE, LART
LEXPERIENCE DE LA SUBJECTIVITE
Le texte littéraire
Quest-ce que la littérature ? : Le Degré zéro de lécriture, Le Grain de la voix
La nouvelle critique: Sur Racine
Nouveaux Essais critiques - Extraits de textes: Proust et les noms
Du texte à limage, la relation à luvre dart
Sur la peinture: LObvie et lobtus
Extraits de texte: Arcimboldo ou Rhétoriqueur et magicien
LECRITURE DE SOI
AUTOBIOGRAPHIE ?
Roland Barthes par Roland Barthes
Lautobiographie: un texte aux guillemets incertains
La Chambre claire
La photographie: une écriture du vacillement
RESSOURCES
BIBLI0GRAPHIE
AUTOUR DE LEXPOSITION
INTRODUCTION
Le parcours de Roland Barthes (1915-1980) est celui dune
pensée critique singulière, dense et multiple, profondément
investie dans son époque et sen dégageant à la fois.
Sémiologue, écrivain, sa pensée en perpétuel
mouvement traverse la pluralité des discours critiques et théoriques
(Marx, Freud, Saussure, Lévi-Strauss, Kristeva), en les adoptant et les
détournant. Fidèle toujours à son projet initial, Barthes
na pas arrêté de traquer et de combattre le pouvoir du langage
institué.
A travers son uvre, Roland Barthes questionne lhistoire, la mode,
la littérature, la publicité, la photographie, la peinture, le
théâtre
, pour en mettre à nu la structure et le sens.
Par son approche si originale, faite de scientificité et
de désir, de plaisir et de lucidité, il a entièrement révolutionné
la critique littéraire et artistique plaçant le sujet au centre
de toute tentative de lecture dune uvre. Le sujet barthésien
réunit toujours trois niveaux, celui de la pensée, de limagination
et de laffect, les seuls qui garantissent la qualité de linterprétation
et son effet de vérité.
Lexposition du Centre Pompidou suit pas à
pas le devenir de cette expérience signifiante mouvante et de lécriture
qui la explicitée.
Elle sarticule autour dune douzaine de séquences qui
reconstituent lunivers dobjets, de textes, dimages qui ont
sollicité lécriture de Barthes.
A partir de lobjet qui, alternativement, a retenu la pensée de
lauteur, trois grands axes se délimitent:
la société et ses systèmes
(Mythologies, Système de la mode);
la littérature, lart (textes de critique
littéraire: Degré zéro de lécriture, Sur
Racine, S/Z, Fragments dun discours amoureux, textes sur la peinture:
LObvie et lobtus, sur la photographie: La Chambre claire);
lécriture de soi (Roland Barthes
par Roland Barthes, La Chambre claire).
Mythologies (1957)
Lexposition souvre par une installation conçue
par deux artistes contemporains à partir dun petit lexique barthésien,
suivie par une suggestive présentation des objets qui, au gré
de lactualité, ont suscité la réflexion de Barthes
pendant environ deux ans: de 1954 à 1956, époque où il
écrivait le texte des Mythologies, publié en 1957 (Ed.
du Seuil).
Dans cet ouvrage, Barthes analyse avec un humour scientifique les mythes de
la société française de lépoque. On
trouvera ici, écrit lauteur dans sa préface, deux déterminations:
dune part une critique idéologique portant sur le langage de la
culture dite de masse; dautre part un premier démontage sémiologique
de ce langage: je venais de lire Saussure et jen tirai la conviction quen
traitant les représentations collectives comme des systèmes
de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse
et rendre compte en détail de la mystification qui transforme la nature
petite-bourgeoise en nature universelle.
Le mythe est une parole, affirme Barthes, mais pas nimporte
laquelle. Cest un système de communication, cest un message
lié à une certaine société dans un moment bien précis
de son histoire. Pour étudier le mythe qui est un message, la linguistique
(science qui a pour objet la langue envisagée en elle-même
et pour elle-même, Saussure) ne suffit pas, cest plutôt
la sémiologie, science générale des signes, linguistiques
ou pas, qui viendra en aide. La sémiologie que le linguiste Ferdinand
de Saussure avait postulée, une quarantaine dannées auparavant,
est en train de se constituer en cette fin des années cinquante. Le problème
central de la sémiologie est justement celui de la signification
à laquelle reviennent aussi dautres disciplines comme la psychanalyse
et le structuralisme.
Saussure, sur lequel sappuie Barthes, a travaillé uniquement sur
un système sémiologique, la langue. Pour ce dernier le signe
linguistique, le mot, est constitué de la double articulation
signifiant (image sonore) et signifié (concept, sens véhiculé
par le signe). Or, dans le signe mythologique, qui peut être une
parole, mais aussi une image, un objet, une publicité,
etc., à la relation signifiant/signifié sajoute un troisième
terme qui est la signification. Le mot est ici dautant mieux
justifié, que le mythe a justement une double fonction: il désigne
et il notifie, il fait comprendre et il impose. (Mythologies p.
202.) La dimension idéologique est au cur du mythe, mythologie
rime avec idéologie, norme petite-bourgeoise, que les Mythologies,
dorientation marxiste, dénoncent avec ironie.
Comme le souligne Barthes, les matières de la parole mythique (langue
proprement dite, photographie, peinture, affiche, rite, objet, etc.) sont, dans
le discours mythologique, comme décalées dun cran par rapport
à leur première signification, et introduites dans un système
de sens où elles acquièrent une autre valeur. Pour souligner léphémère
dun tel système qui veut montrer à lhomme du commun
comme naturel ce qui est le fruit de lidéologie, il ajoute quil
ny a aucune fixité dans les concepts mythiques car ils peuvent
se faire, saltérer, se défaire, disparaître complètement.
Avec une subtile acuité dans lobservation et dans lanalyse
de lensemble de signes qui concourent à établir une ou plusieurs
significations dans un mythe donné, Barthes traverse un certain nombre
de mythes dont se nourrissait lactualité de la fin des années
cinquante.
Lexposition
présente une riche documentation concernant, entre autres, la DS,
voiture fétiche, un certain genre de cinéma: le Péplum,
les Guides bleus, des couvertures de Paris-Match, la publicité
pour les savons et détergents, le visage de Greta Garbo, celui de labbé
Pierre, le catch, etc.
Pour mieux saisir la structure de ces mythes modernes, qui nont rien à
voir avec les mythes anciens fondateurs de lhumanité et qui structurent
en profondeur la psyché humaine (dipe, par exemple), voici des
extraits particulièrement parlants de Mythologies.
Mythologies, extraits commentés
La nouvelle Citroën
La
DS, 1957. Dr
Je crois que lautomobile est aujourdhui léquivalent
assez exact des grandes cathédrales gothiques: je veux dire une grande
création dépoque, conçue passionnément par
des artistes inconnus, consommée dans son image, sinon dans son usage,
par un peuple entier qui sapproprie en elle un objet parfaitement magique.
La nouvelle Citroën tombe manifestement du ciel dans la mesure où
elle se présente dabord comme un objet superlatif. (
) La
Déesse a tous les caractères (du moins le public commence-t-il
par les lui prêter unanimement) dun de ces objets descendus dun
autre univers (
). (Mythologies p. 151.)
Barthes alimente aussitôt ses considérations dune analyse
détaillée des formes, de la matière, des grandes surfaces
vitrées, de linsigne fléchée Citroën, signifiants
qui concourent tous vers la même signification mystifiée: une exaltation,
une spiritualisation de lobjet qui va au-delà de la
voiture et la fait vendre, non seulement comme objet, mais comme sens.
Le visage de Garbo
Greta
Garbo. Dr
Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où
la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus grand trouble, où
lon se perdait littéralement dans une image humaine comme dans
un philtre, où le visage constituait une sorte détat absolu
de la chair, que lon ne pouvait ni atteindre ni abandonner. (
) Cest
sans doute un admirable visage-objet (
) ce nest pas un visage peint,
cest un visage plâtré, défendu par la surface de la
couleur et non par ses lignes (
). Même dans lextrême
beauté, ce visage non pas dessiné, mais plutôt sculpté
dans le lisse et le friable, cest-à-dire à la fois parfait
et éphémère, rejoint la face farineuse de Charlot, ses
yeux de végétal sombre, son visage de totem. (
) (Mythologies
p. 71.)
Barthes met en évidence, ensuite, comment le visage de Garbo se lie à
une dimension idéale de la beauté où rien ne bouge: Elle
est toujours elle-même (
) le même visage de neige et de solitude.
De neige car elle est comme tombée du ciel, et porte en elle un idéal
de clarté et de solitude, car elle est absolue,
pure essence. Cest un visage qui ne peut pas se comparer à un autre.
Dans cette analyse Barthes procède, comme toujours, en allant de ce qui
est de lordre du signifiant: approche phénoménale
de lobjet en question, à la dimension du signifié: concepts, idées qui sy rattachent ponctuellement, pour ensuite
passer à la dimension de la signification, au message qui se cache
derrière. La signification du mythe du visage de Garbo renvoie à
une perfection intellectuelle, elle est idée inaltérable
et non pas beauté plastique.
Saponides et détergents
Parmi
les mythes publicitaires, il serait fructueux de sarrêter à
la publicité pour les Saponides et détergents (pp. 38-40).
Lauteur y décèle un déplacement, pour ne pas dire
un renversement de sens entre des signifiants en apparence transparents mais
qui cachent une opacité du signifié.
Ces signifiés nous renvoient inconsciemment vers dautres significations
plus profondes car le mythe de la blancheur et de la pureté dissimule
une violence de fond. Barthes est sensible à la véhémence
des verbes: (
) les eaux de Javel ont toujours été
senties comme une sorte de feu liquide dont laction doit être soigneusement
mesurée, faute de quoi lobjet lui-même est atteint, brûlé
(
), le produit tue la saleté. Quant aux poudres,
elles chassent la saleté. Les chlores et les ammoniaques
sont sans aucun doute les délégués dune sorte de
feu total, sauveur mais aveugle; les poudres sont au contraire sélectives,
elles poussent, conduisent la saleté à travers la trame de lobjet,
elles sont une fonction de police, non de guerre.
Derrière ce discours se dessine aussi toute une dimension de la blancheur
qui est liée à la dimension superficielle du paraître social,
mais que le discours publicitaire change en signifié contraire:
la profondeur, celle de laction du détergent sur le tissu. Cest
supposer que le linge est profond, ce quon navait jamais pensé
(
).
Ainsi le sémiologue montre, étape par étape, les glissements
de sens dun langage pervers et trompeur qui brouille les consciences et
mélange abusivement les concepts.
La merveille de ce petit texte vient de lécriture de Barthes qui
épouse la prolifération des messages et des images qui semblent
sortir comme par magie de signifiés aussi contradictoires que la légèreté
de la mousse et la profondeur du travail de nettoyage.
Prolongements:
mythes modernes et mythes de la tragédie grecque
Il
sera opportun damener les élèves à constater le changement
de plus en plus rapide de ces nouveaux mythes modernes et de se questionner
sur leur devenir actuel.
Lenseignant pourra comparer les Mythologies à louvrage
capital de Guy Débord, La Société du spectacle (1967,
Ed. Champ libre), où lauteur étudie, à travers ce
quil appelle le devenir image du monde, comment le spectacle
du réel sest interposé entre lhomme et les choses
et comment le sujet moderne est, par la stratégie spectaculaire (médias),
de plus en plus dessaisi de lui-même, de sa pensée, mais aussi
de ses sensations.
La Société du spectacle est une critique radicale de toute
société où règnent les conditions modernes de production.
Une telle société, écrit Débord, sannonce
comme une immense accumulation de spectacles. Tout ce qui était directement
vécu sest éloigné dans une représentation.
(p. 9.) Et plus loin: Le spectacle nest pas un ensemble dimages,
mais un rapport social entre des personnes, médiatisé par des
images. Le spectacle sinsinue partout: La réalité
vécue est matériellement envahie par la contemplation du spectacle
et reprend en elle-même lordre spectaculaire en lui donnant une
adhésion positive. On assiste aussi à un renversement du
monde où le vrai est un moment du faux, qui sempare
de tout. Lécriture est ici dun style classique, la pensée
procède par aphorismes qui tombent comme des sentences amères.
Enfin,
sur un plan littéraire, on pourra comparer ces productions du discours
dominant aux vrais mythes anciens, tels quon peut les lire dans la tragédie
grecque (Eschyle, Sophocle et Euripide), ou la poésie latine (Ovide et
ses Métamorphoses). Cest comparer un discours appauvrissant
et contraint à celui hautement éthique de la parole poétique,
champ où ne règne plus lordre mais la vraie liberté.
Giambattista
Calandrucci. Tête de Méduse, XVIIe siècle
Dessin, 32 x 17 cm.
Louvre, D.A.G., Paris. © Rmn, Paris
Le propre du mythe dans la tragédie grecque était de permettre
aux spectateurs de sidentifier au destin exemplaire dun héros
à travers la catharsis tragique, véritable traversée et
libération des affects, qui avait un rôle édifiant pour
le sujet.
Barthes avait associé cette puissance dangereuse de sidération
propre à la loi sociale et à lopinion régnante, quil
appelle la Doxa, à la figure plastique de la Méduse.
La doxa, cest lopinion courante, le sens répété
comme si de rien nétait. Cest Méduse: elle pétrifie
ceux qui la regardent. Cela veut dire quelle est évidente. Est-elle
vue ? (Roland Barthes par Roland Barthes, p. 126.)
Dans la légende grecque, Méduse est la seule mortelle des trois
Gorgones, monstres fabuleux de la civilisation pré-olympienne, avec une
chevelure de serpents, qui changeaient en pierre quiconque les regardait. Persée
la tue, se servant de son bouclier poli comme dun miroir pour ne pas la
regarder.
Réunissant
la thématique du regard, ainsi que celle du miroir, le mythe de Méduse
traverse de manière emblématique lhistoire de la peinture:
de Léonard au Caravage, aux frères Carrache, à la peinture
surréaliste. Lapproche de Roland Barthes, forcément pluridisciplinaire,
interpelle la philosophie, les arts plastiques, la littérature, lhistoire
et leur enseignement.
Lexposition présente en vis-à-vis de lunivers des
Mythologies une série duvres plastiques: estampes,
gravures, représentant la Méduse.
Système de la mode (1967)
Entrepris en 1957, terminé en 1963 et paru en 1967,
le Système de la mode est un essai de sémiologie appliqué
à un phénomène culturel, le vêtement de mode. Outre
la présence de magazines de mode de lépoque, pour cette
section, lexposition propose une interprétation pédagogique
du structuralisme à travers le Système de la mode intitulée
La petite leçon de structuralisme, dont la réalisation
ludique a été confiée à un concepteur multimédia.
La mode na pas cessé dintéresser les sciences humaines:
psychologues, sociologues, esthéticiens. Barthes linterroge dun
point de vue inédit, cest la mode écrite, ou mieux, décrite
par la presse quil soumet à lanalyse en dévoilant
un système de signification et de sens que le vêtement de mode
et la parole qui linstitue véhiculent. Ce travail ne porte
à vrai dire ni sur le vêtement ni sur le langage mais, en quelque
sorte, sur la traduction de lun dans lautre, précise
Barthes dans son introduction. Si la mode interpose entre lobjet et son
usage un tel réseau de parole cest pour obnubiler la conscience
comptable de lacheteur. (p. 10.) Limaginaire de la mode est
constitué selon une fin de désir, car ce nest pas lobjet
qui le fait vendre mais son sens.
Barthes distingue trois niveaux du vêtement: le vêtement réel
ou porté, le vêtement-image (photographié), et
le vêtement écrit sur lequel portera son analyse. Le corpus
de cet ouvrage est essentiellement constitué de deux journaux: Elle
et le Jardin des Modes que lauteur suit tout au long dune
année.
Pour le Système de la mode Barthes sinspire toujours de
la linguistique de Saussure, mais aussi des leçons du structuralisme.
Le structuralisme est lié aux recherches de lanthropologue Claude
Lévi-Strauss qui, dans larticle paru en 1955 sur Lanalyse
structurale des récits, applique les modèles linguistiques
à la lecture des mythes. Un mythe serait structuré comme un récit,
Lévi-Strauss ouvre ainsi la voie à lanalyse structurale
des textes. La méthode structurale se définit principalement par
une attention portée aux réseaux de relations entre les signes
qui, seule, peut dégager dans un mythe, ou un texte, une structure. Autrement
dit, il ne peut pas y avoir de sens dans un fait isolé, ce qui a du
sens cest le rapport qui réunit un élément à
un autre. La mode peut ainsi se lire comme une combinatoire de signes en
vue dune certaine signification.
Mais ce qui fait le caractère inimitable de cet ouvrage, où Barthes
énumère et répertorie tous les méandres et les subtilités
de la rhétorique de mode, cest le choix des énoncés
malgré tout suggestifs et quelquefois presque littéraires qui
font revivre un univers de matières, de textures, de transparences, de
formes et motifs, un agencement de phrases évoquant un temps qui nest
pas si éloigné de nous mais qui paraît déjà
obsolète. Pour en donner la teneur, en voici quelques-uns: Une
petite ganse fait lélégance, Gazes, organzas,
voile, mousseline de coton, voici lété, Les
tenues de ville se ponctuent de blanc, Pour le déjeuner de
fête à Deauville, le canezou douillet.
A ces systèmes de signes chargés de sens: Mythologies, Système
de la mode, Barthes oppose plus tard (1970), un empire de signes
à lui quil trouve dans le Japon, son Japon. Pourquoi le Japon
? parce que cest le pays de lécriture: de tous les pays que
lauteur a pu connaître, le Japon est celui où il a rencontré
le travail du signe le plus proche de ses convictions et de ses fantasmes, ou,
si lon préfère, le plus éloigné des dégoûts,
des irritations et des refus que suscite en lui la sémiocratie occidentale.
Le signe japonais est fort: admirablement réglé, agencé,
affiché, jamais naturalisé ou rationalisé. Le signe japonais
est vide: son signifié fuit, point de dieu, de vérité,
de morale au fond de ces signifiants qui règnent sans contrepartie.
(LEmpire des Signes, Skira, 1970, extrait de la quatrième
de couverture.)
Le texte littéraire
Opposée à la société et à
ses systèmes, sérige lexpérience de la littérature
et de lart, lieu de la subjectivité. Le signifié ny
est plus univoque, le sens y est tremblé et non fermé.
Littérature et critique littéraire, deux pratiques quinterrogera
sans cesse Roland Barthes.
Ecrire cest ébranler le sens du monde, y disposer une interrogation
indirecte, à laquelle lécrivain, par un dernier suspens,
sabstient de répondre. La réponse cest chacun de nous
qui la donne, y apportant son histoire, son langage, sa liberté; mais
comme histoire, langage et liberté changent infiniment, la réponse
du monde à lécrivain est infinie: on ne cesse jamais de
répondre à ce qui a été écrit hors de toute
réponse: affirmés, puis mis en rivalité, puis remplacés,
les sens passent, la question demeure. (Sur Racine, 1963, Points,
Seuil, p. 7.) Lécrivain interroge. Le principe de luvre
littéraire et de luvre dart en général
est, pour Barthes, le principe allusif, le sens y est posé
et déçu à la fois.
Quest-ce que la littérature ? : Le
Degré zéro de lécriture (1953), Le Grain de
la voix (1981)
Dans Le Grain de la voix, Entretiens de 1962 à 1980 (Seuil, 1981),
Barthes pose la question de lenseignement de la littérature. Ce
quil faudrait commencer par faire avec des lycéens, cest
secouer une bonne fois, lidée même de littérature,
se demander ce quest la littérature, savoir par exemple si on peut
y inclure des textes de fous, des textes de journalistes, etc. (p. 91.)
Comme dans une sorte de théologie négative, on approcherait
de lessence de la littérature en disant ce quelle nest
pas. En faisant sien le fameux mot de Nietzsche, Barthes remarque que chaque
écrivain introduit une nouvelle façon de sentir, une nouvelle
façon de penser. Dans Le Degré zéro de lécriture
(Seuil, 1953), Barthes posait déjà à propos de la littérature
des questions ontologiques: Quest ce que lécriture ? Le style
? La poésie ? Lécriture du roman ?
La nouvelle critique: Sur Racine
(1963)
Et quest-ce que la critique littéraire ? Barthes y répondra
plus tard, dans Critique et vérité (collection Tel Quel,
1966), réponse à la querelle soulevée par Raymond Picard
qui, dans Nouvelle critique nouvelle imposture (Ed. J.-J. Pauvert, 1965),
avait attaqué louvrage Sur Racine de Barthes.
La critique barthésienne, avec dautres, avait été
appelée nouvelle critique, par opposition à
une critique plus académique qui prétend expliquer luvre
par un extérieur, par autre chose quelle-même (critique des
sources, critique biographique, etc.). La nouvelle critique est
une activité de déchiffrement du texte, car lancienne
au fond ne déchiffrait pas, elle ne posait même pas le problème
du déchiffrement. (Le Grain de la voix, p. 90.) Toute nouvelle
critique, soit-elle de type thématique, psychanalytique, existentiel,
etc., a toujours le même but: chercher à saisir un sens vrai
du texte, pour découvrir sa structure, son secret, son essence.
(Ibid., p. 90.)
La lecture, pour Barthes, est toujours une lecture qui fait percevoir des symboles,
cest-à-dire des coexistences de sens. Cest un
sens multiple, propre à luvre littéraire, quil
met à jour dans ses lectures plurielles, attentives aux nombreuses
résonances du texte. Toutes les analyses de Sur Racine se rattachent
à une lecture symbolique afin de dégager la structure signifiante
du texte. Pour cela les différentes disciplines, sémiologie, psychanalyse,
etc., sont subsidiaires à lécriture critique. Cest
ce que Barthes appelle la disponibilité de la littérature,
qui en conditionne lessence, et qui lui permet de se maintenir éternellement
dans le champ de nimporte quel langage critique.
Contrairement à dautres critiques, Barthes na jamais été
fidèle à une seule discipline. La sensibilité de son écoute,
sa lecture bord à bord de luvre lui ont permis de traverser
linguistique et structuralisme, sémiologie et psychanalyse, de les faire
cohabiter dans linterprétation.
Nouveaux essais critiques (1972)
Extraits commentés: Proust et les noms
Si, dans Sur Racine, Barthes analyse la structure signifiante de la tragédie
à travers une lecture des lieux (chambre, antichambre, extérieur),
des deux formes dEros (amour-ravissement et amour-durée),
du trouble, etc., pour en déceler à chaque fois le sens, dans
ses Nouveaux essais critiques (écrits entre 1961 et 1971, Seuil,
1972) cest encore aux grands classiques quil sattache en parcourant,
de La Rochefoucauld à Proust, la littérature française.
Ici Barthes sarrête à ce qui lui paraît le plus essentiel,
le plus propre à lécriture de chacun des auteurs choisis.
Il sagira donc de cerner au plus près la maxime chez La Rochefoucauld,
lobjet dans les planches de lEncyclopédie,
la phrase et sa structure chez Flaubert, lanamnèse
dans la Vie de Rancé de Chateaubriand, le rôle fondateur
des noms propres dans La Recherche du temps perdu de Proust, lamour
dans Dominique de Fromentin.
Arrêtons-nous un instant sur ladmirable article Proust et les
noms, 1967. Pour Barthes, lévénement poétique
qui a lancé la Recherche, cest la découverte des
noms propres. Le nom propre est la classe verbale qui possède le
pouvoir reconstituant de la sensation, ou mieux, du signifié.
Le Nom propre est en quelque sorte la forme linguistique de la réminiscence.
Une fois le système onomastique trouvé, la Recherche a
pu sécrire, ajoute Barthes.
Le Nom propre est lui aussi un signe, et non bien entendu, un simple indice
qui désignerait sans signifier, comme le veut la tradition courante,
de Peirce à Russell. Comme signe, le Nom propre soffre à
une exploration, à un déchiffrement (
). (p. 125.)
Ce signe est volumineux, toujours gros dune épaisseur touffue
de sens, quaucun usage ne vient réduire, aplatir, contrairement
au nom commun qui ne livre jamais quun de ses sens par syntagme.
(p. 125.)
Cest au critique douvrir ce signe riche de sens proche du mot poétique.
Dans une analyse des plus inspirées, Barthes étudie le nom de
Guermantes, limpide comme son nom: un château féodal en plein
Paris (
), et de Balbec, qui interpelle le lecteur tout dabord
phonétiquement pour renvoyer enfin à des signifiés aussi
divers que architecture gothique et tempête sur la mer.
Luvre littéraire est pour Barthes une uvre ouverte,
le texte nest pas le produit déterminé dune conscience
créatrice, lécrivain frappe denchantement
le sens intentionnel, retournant la parole vers une sorte den deçà
du sens. (p. 117.)
Lexemple concret nous en est donné par lexpression de Chateaubriand
écrivant, dans la Vie de Rancé, le chat jaune de labbé
Seguin à la place du chat perdu. Peut-être, écrit
Barthes, ce chat jaune est toute la littérature, car si la notation renvoie
sans doute à lidée quun chat jaune est un chat perdu,
disgracié (p. 116), néanmoins le sens reste comme entêté,
au niveau des couleurs (p. 117).
La véritable lecture est donc celle qui reçoit la multiplicité
symbolique du texte dans ses excès les plus inattendus. Lire nest
pas seulement passer dun mot à un autre pour comprendre la suite
événementielle, cest comprendre au-delà de la signification
une signifiance propre au texte, cest-à-dire comment à lintérieur
dun texte des signifiants signifient.
Du texte à limage, la relation à
luvre dart
Roland Barthes naimait pas visiter des musées,
il ne voulait pas quau nom de la tradition académique ou aussi
bien de lavant-garde, il puisse être contraint à voir et
admirer un ensemble duvres réunies de façon arbitraire.
Pourtant Barthes a, à plusieurs reprises, questionné le statut
de limage. Quil sagisse de limage si particulière
quest la peinture, de limage en mouvement: cinéma, ou fixe:
photographie, il a créé une approche nouvelle des arts du visible,
une sémiologie de limage.
Sur la peinture: lObvie et lobtus
(recueil darticles parus entre 1961 et 1980, publié à titre
posthume en 1982)
Ses textes les plus connus sur Arcimboldo ou sur Erté, sur Twombly, sont
des commandes quil a honorées avec toujours la même acuité
du regard et la même finesse décriture. En écrivant
sur la peinture, Barthes se mesure à une autre langue, une langue opaque
qui demande au critique de rentrer dans son jeu pour mieux en découvrir,
comme dans un texte, les multiples sens. Le tableau souvre comme un récit
où se trouvent impliqués les divers codes picturaux: celui de
la construction, celui du regard, du geste, de lidéologie
Comme pour le texte littéraire, Barthes approche luvre dart
de près, son discours na rien de celui dun historien dart
qui craint la proximité de luvre: Ce quon a appelé
histoire de la peinture, écrit-il, nest quune suite culturelle
et toute suite participe dune Histoire imaginaire. (LObvie
et lobtus, Seuil, 1982, p. 208.) Ce qui importe, cest le discours
que le tableau nous amène à tenir à partir uniquement de
lui-même. Mais pour que la lecture soit proche de luvre, il
faut que luvre interpelle celui qui regarde. Pas de lecture neutre,
mais une lecture impliquée. Dans La Chambre claire (collection
Cahiers du cinéma, 1980, Gallimard-Le Seuil), Barthes appelle ce point
qui nous poigne et nous point le punctum, cest de là
que luvre regarde le spectateur.
Cette notion capitale chez Barthes marquera profondément la critique
artistique contemporaine, à commencer par les travaux de Georges Didi-Huberman.
Dans son ouvrage Devant limage (Minuit, 1990, pp. 310-312), Didi-Huberman
souligne ce que le concept de pan, propre à ses travaux
sur la peinture, doit au punctum de Barthes. Contrairement au détail,
le pan (ce mot est de Proust dans la Prisonnière: devant la Vue
de Delft de Vermeer, Bergotte sextasie et se répète,
avant de mourir: ce petit pan de mur jaune) est une zone de défiguration
où limage semble se défaire et renvoyer à la peinture
elle-même. Comme le punctum chez Barthes, le pan a un grand pouvoir
dexpansion sur le reste de limage et comme le punctum encore,
le pan a un effet médusant qui engloutit le regard du spectateur.
Néanmoins linterpellation du sujet du regard namène
pas chez Barthes un discours subjectif éloigné de luvre,
au contraire, cest comme à un effet de vérité
que nous convie la lecture où le critique révèle et dit
ce que le tableau ou la photographie semblaient garder, comme sur le bout
de la langue. Ce dire vient dune attention portée à
tout le réseau signifiant, à chaque petite partie de sens que
lauteur nous laisse écouter lune après lautre,
en amenant à la conscience les mouvements infimes qui nous remuent devant
luvre dart.
Barthes semble résumer dans LObvie et lobtus (quatrième
de couverture) celle quon pourrait appeler sa méthode
pour approcher un tableau, mais aussi un texte, ou une séquence de cinéma.
Il me semble distinguer trois niveaux de sens. Un niveau informatif, ce
niveau est celui de la communication. Un niveau symbolique, et ce second
niveau dans son ensemble, est celui de la signification. Est-ce tout
? Non. Je lis, je reçois évident, erratique et têtu, un
troisième sens, je ne sais quel est son signifié, du moins je
narrive pas à le nommer, ce troisième niveau est celui de
la signifiance.
Le sens symbolique simpose à moi par une double détermination:
il est intentionnel (cest ce qua voulu dire lauteur) et il
est prélevé dans une sorte de lexique général, commun,
des symboles: cest un sens qui va au devant de moi. Je propose
dappeler ce signe complet le sens obvie. Quant à lautre
sens, le troisième, celui qui vient en trop, comme un supplément
que mon intellection ne parvient pas bien à absorber, à la fois
têtu et fuyant, lisse et échappé, je propose de lappeler
le sens obtus.
Ce troisième sens, qui fait lessence de la littérature et
de lart, ouvre le champ du sens totalement, cest-à-dire infiniment.
Cest, on la vu à propos de Chateaubriand, la notation du
chat jaune de labbé Seguin, notation qui en dit toujours
plus ou moins de ce que lauteur voulait dire et qui permet au lecteur
ou au spectateur de se glisser dans cette béance pour en compléter,
par limagination, le sens.
Lexposition présente un grand nombre duvres dart, tableaux, photographies, gravures, qui ont inspiré lécriture de Roland Barthes. Le long dun mur qui parcourt sa partie centrale sont exposées des uvres qui vont de la lettre A de laphabet de Erté à Twombly, en passant par la calligraphie japonaise, Réquichot et Masson. Dans dautres espaces figurent des tableaux de Mondrian, Steinberg, Arcimboldo, Saenredam, Girodet. Des photographies de Boudinet, Faucon, Saloff accompagnent la section consacrée à la photographie et à louvrage que Barthes lui dédie, La Chambre claire. La rencontre avec ces uvres pourra donner lieu à des travaux de lecture dimage sappuyant sur les écrits de Barthes. Parmi ces écrits, les points dattaque que lauteur a adoptés dans son approche de la peinture dArcimboldo, de Twombly, des photogrammes dEisenstein pour le cinéma (cf. LObvie et lobtus), ainsi que de la photographie dans La Chambre claire, restent exemplaires.
Arcimboldo ou Rhétoriqueur
et magicien in LObvie et lobtus, pp. 122-138
Giuseppe
Arcimboldo. Le Bibliothécaire, 1566
Huile sur toile, 95 x 72 cm
Skoklosters slott, Skokloster, Suède © Skoklosters slott, Skokloster
Arcimboldo (Milan-1527, id.-1593) est connu pour ses têtes composées,
assemblages de végétaux, dobjets ou danimaux, comme
par exemple le Printemps, lEté, lAutomne,
lHiver. Dans la section dédiée au cabinet de travail
et à la bibliothèque de Roland Barthes, lexposition présente
un tableau dArcimboldo, Le Bibliothécaire, 1566, Skoklosters
Slott, Suède.
Comme lindique le titre de larticle, Barthes lit la peinture fantastique
du peintre italien Arcimboldo comme un texte avec ses figures de style, sa rhétorique:
Un coquillage vaut pour une oreille, cest une Métaphore.
Un amas de poissons vaut pour lEau, dans laquelle ils habitent, cest
une Métonymie. Le Feu devient une tête flamboyante, cest
une Allégorie. (p. 128.) Tout signifie et cependant
tout est surprenant. Arcimboldo fait du fantastique avec du très connu:
la somme est dun autre effet que laddition des parties: on dirait
quelle en est le reste. Il faut comprendre ces mathématiques bizarres:
ce sont des mathématiques de lanalogie. (
) Si vous regardez
limage de près, vous ne voyez que des fruits et des légumes;
si vous vous éloignez, vous ne voyez plus quun homme à lil
terrible, au pourpoint côtelé, à la fraise hérissée
(lEté): léloignement, la proximité sont
fondateurs de sens. (p. 132.)
Barthes nhésite pas, dans une approche on ne peut plus fouillée
du tableau, à changer littéralement de point de vue et à
passer du code du langage à celui de lespace, il pratique une sémantique
vivante qui sautorise, au nom de leffet de vérité,
toute prouesse. Arcimboldo passe virtuellement dune peinture newtonienne,
fondée sur la fixité des objets représentés, à
un art einsteinien, selon lequel le déplacement de lobservateur
fait partie du statut de luvre. Arcimboldo est animé dune
énergie de déplacement si grande que, lorsquil donne plusieurs
versions dune même tête, il produit encore là des changements
signifiants: de version en version la tête prend des sens différents.
(
) Tout se passe comme si, à chaque fois, la tête tremblait
entre la vie merveilleuse et la mort horrible. Ces têtes composées
sont des têtes qui se décomposent. (pp. 133-134.)
Une fois évoqué le premier niveau du sens qui est lié ici
à la perception des formes qui valent pour des autres, le second
qui est lié à leur signification: chaque tête oscille
entre la vie merveilleuse et la mort horrible, Barthes analyse le
troisième niveau du sens que les uvres dArcimboldo suscitent
en nous. Ce troisième niveau du sens, ce sens obtus dont
parle lauteur, est celui de laffect.
Les effets remués en nous par lart dArcimboldo sont
souvent répulsifs. Voyez lHiver: ce champignon entre les
lèvres semble un organe hypertrophié, cancéreux, hideux:
je vois le visage dun homme qui vient de mourir, une poire dangoisse
enfoncée jusquà lasphyxie dans la bouche. (
)
Les têtes dArcimboldo sont monstrueuses parce quelles renvoient
toutes, quelle que soit la grâce du sujet allégorique (lEté,
le Printemps, Flore, lEau) à un malaise de
substance: le grouillement. (p. 137.)
Une fois laffect nommé, Barthes le replace dans son contexte culturel:
Pour le siècle dArcimboldo, le monstre est une merveille.
(
) Or la merveille - ou le monstre - cest
essentiellement ce qui transgresse la séparation des règnes, mêle
lanimal et le végétal, lanimal et lhumain; cest
lexcès, en tant quil change la qualité des choses
auxquelles Dieu a assigné un nom: cest la métamorphose,
qui fait basculer dun ordre dans un autre (
). (p. 137.)
Ainsi Barthes suit les mouvements de la peinture qui vont de la rhétorique
à la magie, et convoque, à la fin de son article, la figure centrale
ici de la métamorphose. Cest par étapes successives,
avec des glissements progressifs de sens que lauteur nous livre cette
notion fondamentale de la peinture dArcimboldo, après avoir soumis
sa propre écriture au travail du sens. Barthes nous fait toucher
ainsi, mais seulement à la fin, ce qui paraît comme évident
dans ces tableaux, mais lévidence ne se rejoint quaprès
un long parcours découte.
Dans le cadre de la lecture de limage et de la lecture des textes, qui occupent une place centrale dans lenseignement du français et des arts plastiques, lenseignant pourra sappuyer sur les analyses de Roland Barthes pour suggérer aux élèves de lycée une véritable méthode de lecture plurielle des uvres littéraires et artistiques.
Roland Barthes par Roland Barthes (1975)
Lautobiographie: un texte aux guillemets
incertains
Sémiologue, critique, Roland Barthes est aussi
écrivain. Avec son ouvrage Roland Barthes par Roland Barthes,
lécrivain se mesure à un genre littéraire canonique:
lécriture autobiographique, ou lécriture de soi.
Roland Barthes a toujours été écrivain car même
dans sa phase structuraliste, où la tâche essentielle était
de décrire lintelligible humain, il a toujours associé
lactivité intellectuelle à une jouissance. (Roland
Barthes par Roland Barthes, collection Ecrivains de toujours, Seuil, 1975,
p. 107.) Jouissance de lécriture, doù la beauté
et la pertinence de ses textes. Néanmoins, on voit bien comment lécriture
saffirme de plus en plus chez Barthes et comment la dimension idéologique
du départ laisse la place, dans les dernières années, à
un intérêt de plus en plus grand pour le signifiant. Au
sujet des écrivains quil aime et qui lont influencé,
Barthes écrit: Quest-ce qui me vient deux ? Une sorte
de musique, une sonorité pensive, un jeu plus ou moins dense danagrammes
(
) ce que je désirais, ce que je voulais capter cétait
un chant didées-phrases: linfluence étant purement
prosodique. (R.B/R.B. p. 111.) Et encore: Lobjet inducteur
nest pas lauteur dont je parle, mais plutôt ce quil
mamène à dire de lui. (R.B/R.B. p. 110.)
Avec son ouvrage Roland Barthes par Roland Barthes, lécrivain
se mesure à un genre littéraire canonique: lécriture
autobiographique, ou lécriture de soi. Comme le souligne Tzvetan
Todorov (Les Genres du discours, Seuil, 1978), lautobiographie
repose sur deux identités: celle de lauteur et du narrateur,
et celle du narrateur et du personnage principal. Ainsi se distingue-t-elle
de la biographie mais aussi du roman, genre fictionnel et non pas référentiel
(comme le sont la biographie, lautobiographie et les Mémoires).
Néanmoins, déjouant les pièges du genre autobiographique,
le livre de Barthes est précédé dune prémisse:
Tout ceci doit être considéré comme écrit par
un personnage de roman, et souvre sur une photographie: celle de
sa mère jeune, savançant sur une plage des Landes. Première
image qui est à lorigine de toutes les autres.
Ce commencement dune autobiographie par une image pourrait être
comparé à un autre célèbre incipit, celui
de la Vie de Henry Brulard (1836) de Stendhal. Le livre souvre
par une vue superbe sur Rome, et sur lévocation de La Transfiguration,
tableau de Raphaël. A la peinture succède ici la photographie, celle
de la mère de Barthes, mère qui était cruellement absente
des premières pages de la Vie de Henry Brulard. La figure de la
mère, que Stendhal avait perdue très jeune, arrivera une cinquantaine
de pages plus tard, car lauteur diffère le récit pénible
de sa mort. Ma mère Henriette Gagnon était une femme charmante,
et jétais amoureux de ma mère. Je me hâte dajouter
que je la perdis quand javais sept ans. (
) Ainsi il y a quarante-cinq
ans que jai perdu ce que jaimais le plus au monde. (V.H.B.,
Pléiade, Gallimard, p. 556.) Curieusement, le dernier texte écrit
par Barthes: On échoue toujours à dire ce quon aime
(in Le Bruissement de la langue, Seuil, 1984) est dédié
à Stendhal. Rappelons aussi que les deux auteurs ont aussi écrit
deux ouvrages sur lamour: Stendhal, De lAmour (1820), et Barthes,
les Fragments dun discours amoureux (collection Tel Quel, 1977).
Un parallèle entre lécriture de Barthes et celle de Stendhal pourrait aisément être proposé aux élèves.
Texte et image se donnent donc la main dans ce début dautobiographie,
qui est aussi sa fin, car Barthes écrit: Voici pour commencer quelques
images: elles sont la part de plaisir que lauteur soffre à
lui-même en terminant son livre. (R.B/R.B., p. 5.) Un livre
qui nest pas au sens strict du terme une autobiographie, si lon
entend par autobiographie le récit des événements mémorables
dune vie, écrits par la personne même qui les a vécus.
Il sagirait plutôt ici dun portrait de soi réalisé,
non par lui-même, mais par Roland Barthes. Comme le note Louis Marin
(Roland Barthes par Roland Barthes ou lautobiographie au
neutre, in LEcriture de soi, Puf, 1999): Le redoublement
de linstance du nom de la marque didentification sociale dans le
titre du livre, creuse une distance entre celui qui écrit et la matière
de son écriture. (p. 4.) Et plus loin: Le portrait de Roland
Barthes, sa portraiture est faite de paradigmes brisés, de
têtes de chapitres; cest un sommaire, lindex raisonné
dun traité qui ne serait pas de spiritualité, mais de critique
et de théorie (littéraires). (p. 5.)
Cette écriture de soi sécrit, pour la plupart du temps,
à la troisième personne: il. La distance est donc
gardée, au-delà du titre, dans le texte, mais elle se double dune
proximité aussi, car le il peut laisser la place au je,
au sein du même article. Ainsi, par exemple, le passage intitulé
Mon corps nexiste
sécrit à la première
personne. Ce corps nest pas décrit mais senti et pensé.
(p. 65.) Il en va de même pour lirruption du souvenir lié
à la craie blanche sur le tableau noir, souvenir de la classe de troisième
A, au Lycée Louis-le-Grand (p. 49) et pour un grand nombre dautres
articles. Il sagit toujours dun je qui se cherche dans les plus
petits méandres de la sensibilité, de la sensation pensée.
Ces pages sécrivent donc à lenseigne de lambiguïté,
notion très chère à Barthes.
Le rêve de ce livre, écrit-il, serait dêtre ni
un texte de vanité, ni un texte de lucidité, mais un texte aux
guillemets incertains, aux parenthèses flottantes (ne jamais fermer les
parenthèses cest très exactement: dériver).
(pp. 109-110.)
Et pourtant, malgré léparpillement presque infini du texte,
dun fragment à lautre se trace le sillage du sujet Roland
Barthes, avec ses goûts: Jaime je naime pas (pp.
120-121), ses souvenirs: Anamnèses (pp. 111-114), ses théories
littéraires, son rapport au monde.
Comme le remarque encore Louis Marin, lautobiographie post-moderne,
dans laquelle il inclut Roland Barthes par Roland Barthes, serait une
forme de réflexion et de réflexibilité qui ne serait
pas spéculaire. Le miroir est ici constamment brisé et demande
au lecteur den parcourir les multiples éclats dont lensemble
sappelle texte. Ailleurs Barthes appellera le texte: le
corps certain. (Le Plaisir du texte, collection Tel Quel, 1973,
p. 39.)
A
partir de lautobiographie, quest et que nest pas Roland
Barthes par Roland Barthes, plusieurs pistes de travail pourraient être
proposées. Avant tout un questionnement sur lautobiographie et
lautoportrait: quest-ce que se peindre et quest-ce que
sécrire ?
Lenseignant pourra aussi comparer, à travers lhistoire littéraire,
différentes sortes dautobiographie: de Montaigne à Rousseau,
à Chateaubriand, à Stendhal et, plus près de nous, Nathalie
Sarraute par exemple. En arts plastiques et histoire de lart, lon
pourra mettre en relation le genre de lautoportrait au 20e siècle:
Picasso, Bacon, Dubuffet, avec la tradition classique: Dürer, Michel-Ange,
Caravage, Poussin, Rembrandt.
La Chambre claire (1980)
La photographie: une écriture du vacillement
Le dernier ouvrage de Roland Barthes, La Chambre claire,
paru en 1980, année de sa mort accidentelle, est consacré à
la photographie. Ce titre sonne comme un contrepoint lumineux à la camera
obscura, la chambre noire de la représentation doù est
sortie la peinture et la photographie aussi. Lintérêt de
Barthes pour la photographie sinscrit demblée dans une trame
romanesque. Elle est aussi au cur dun paradoxe en posant labsence
et la présence passée dun même objet.
De limage photographique Barthes écrit quelle est de lordre
de ce qui a été une seule fois et qui ne pourra plus
se répéter existentiellement. Barthes cherche donc
lessence de la photographie du côté de lirrévocablement
perdu. Il venait de perdre sa mère à laquelle il était
profondément lié, et sans elle la vie lui semblait perdre
son âme, cest-à-dire sa qualité.
(p. 118) Cest à lenseigne dun deuil impossible à
faire que sécrit cet ouvrage sur la photo, que lon ne pourrait
pas qualifier dessai ni décrit simplement autobiographique.
Texte limite, mettant en cause les limites mêmes de la littérature.
Dans La Chambre claire, lémotion se donne comme point de
départ. Le sujet de lécriture y est plus que jamais impliqué,
et pourtant laffect nest jamais laissé à sa seule
expression mais délicatement analysé. Ici cest le trouble,
la perte, le vacillement du désir qui sont en jeu, et lauteur
sy dit à la première personne.
Louvrage commence comme un roman. Un jour, il y a longtemps, je
tombai sur une photographie du dernier frère de Napoléon, Jérôme
(1852). Ladverbe de temps, longtemps, nest pas
sans évoquer le début de la Recherche du temps perdu, car
Proust était de plus en plus présent dans sa pensée à
la fin de sa vie. (Cf. sa conférence au Collège de France: Longtemps
je me suis couché de bonne heure, 1978).
Létonnement qui suit la découverte de cette photographie
se résume en ces mots: Je vois les yeux qui ont vu lEmpereur.
Rappelons aussi que cest à lenseigne de la vue de Napoléon
que Stendhal écrit lépisode inaugural de la bataille de
Waterloo dans La Chartreuse de Parme, où le jeune Fabrice Del
Dongo rate, à cause de quelques verres deau de vie, la vue sublime
de lEmpereur sur le champ de bataille pour laquelle il avait quitté
lItalie.
Ce début hautement littéraire de La Chambre claire est
surdéterminé de sens. Lexclamation du narrateur ne vient
pas dune vue directe, mais dune mise en abyme du voir: Je
vois les yeux qui ont vu lEmpereur. Merveille que la photographie
accomplit, car à ces yeux photographiés, Barthes attribue une
autre vie, un hors-champ auquel le spectateur na pas daccès,
et qui est lié à la vie du modèle.
Lintérêt pour la photographie sinscrit demblée
dans une trame romanesque. Pourtant, dès les premières
pages, le projet révèle une question ontologique:
Je voulais à tout prix savoir ce quelle (la photographie)
était en soi. La première constatation à ce sujet
est: Ce que la photographie reproduit à linfini na
eu lieu quune fois. (p. 15.) Elle renvoie à la dimension
temporelle du ça a été (p. 148.). Le référent,
note Barthes, est toujours là dans limage et pourtant absent dans
la réalité. La photographie produit donc un paradoxe, car
elle pose dun même mouvement labsence et la présence
passée dun même objet. Ce passé
introduit le rapport au temps qui est central dans la photographie. Chaque photo,
qui véritablement interpelle le narrateur, introduit une zébrure
qui en trouble la perception car le sujet de limage est irrévocablement
soumis au temps et donc à la mort. En me donnant le passé
absolu de la pose (aoriste), la photographie me dit la mort au futur.
(p. 150.) De chaque sujet je peux dire quil va mourir, ajoute
lauteur. Cest comme une énigme fascinante et funèbre
que Barthes vit la photographie. Evidemment, il sagira surtout de portraits
photographiques et de photographies privées qui prennent souvent en compte
la dimension de lamour, le lien damour qui lie celui qui regarde
à la personne photographiée. Amour et mort sont pour Barthes liés
à son rapport à la photographie.
La dimension du temps et de la mort qui interpelle le sujet du regard dans la
photo est un des aspects de la notion capitale, ici, du punctum. Barthes
distingue, en effet, dans toute approche de limage photographique deux
moments quil appelle, en latin, le studium et le punctum.
Le studium suscite un intérêt vague dordre culturel
qui permet den savoir sur le photographe et sur ses visées. Le
punctum, écrit Barthes, dérange le studium, car
cest une blessure, une piqûre, une
marque faite par un instrument pointu dont le nom latin garde toute lintensité.
Le punctum dune photo cest ce hasard en elle qui me
point (mais aussi me meurtrit, me poigne). (p. 49.) Cest un détail
qui mattire ou me blesse (p. 69) et qui emporte toute la lecture
de luvre car il a un grand pouvoir dexpansion. Le punctum
est toujours subjectif.
Ainsi, par exemple, dune photo de Nadar représentant Savorgnan
de Brazza, 1882, entouré de deux jeunes nègres habillés
en matelots, Barthes écrit: Le punctum pour moi, ce sont
les bras croisés du second mousse. (p. 84.) Cest ce détail
de limage qui trouble sa parole et la met en échec. La force de
ce livre est de pousser lanalyse dans ces zones obscures de laffect
qui arrêtent la nomination, et de donner néanmoins à ces
espaces limite une parole.
Cest seulement dans la seconde partie du livre que lauteur affronte
la question de limage maternelle, qui est à lorigine de ces
pages, où le savoir sage a cédé la place à une écriture
du vacillement. Le texte reprend le même style romanesque des premières
pages: Or un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma
mère, je rangeais des photos. Je nespérais pas la retrouver,
je nattendais rien de ces photographies dun être, devant lesquelles
on se le rappelle moins bien quen se contentant de penser à lui.
(p. 99.)
Aucune photo ne pourra rendre ce quil y a de plus fugitif et de plus essentiel
chez la personne chère disparue, lexpression. Les remarques: cest
presque elle !, devant certaines photos, sont plus déchirantes
que de se dire, devant dautres: ce nest pas du tout elle.
(p. 104.) Pourtant la retrouvaille soudaine et inattendue adviendra grâce
à une photographie de sa mère à lâge de cinq
ans (1898) dans un Jardin dHiver. Observant la petite fille, le narrateur
trouve enfin sa mère: la clarté de son visage, la pose naïve
de ses mains, la place quelle avait occupée docilement sans se
montrer ni se cacher, son expression enfin (
) (p. 107.) Pour une
fois la photographie rejoint lintensité du souvenir et presque
la réminiscence proustienne. Elle saisit, ici, ce que Lacan appelle le
trait unaire, ce trait unique et inqualifiable qui est lessence
dun être.
Ce livre qui en dit plus sur la photographie que nimporte lequel, et moins
car il ne sattache pas à son signifiant (cadrage, profondeur de
champ, grain de limage, contrastes de lumière, etc.), reste néanmoins
une référence majeure dans lanalyse de limage photographique.
A partir de la notion de punctum que Barthes illustre dun grand nombre dexemples pris à des photographes célèbres, lenseignant pourra amener les élèves à produire des textes écrits. Il sagira décrire à partir de ce point si personnel, chercher son propre punctum, et du punctum sinterroger sur le reste de limage. Cest une façon originale de rentrer dans luvre dart et de réduire lécart et linhibition qui nous sépare delle. Lecture dimage et production de textes sont des activités qui peuvent prolonger, en classe, la lecture de Barthes et la visite de lexposition.
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Texte: Margherita Leoni-Figini, professeur relais
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