Dossiers pédagogiques - Collections du Musée
Parcours thématiques
|
|
Claude Lévêque, Valstar Barbie, 2003 Installation sonore. Dans une salle entièrement peinte en rose : 1 escarpin rouge géant balayé par la lumière d'un projecteur ; 3 cerclages chacun avec 24 lumières roses clignotantes ; 18 ventilateurs font onduler des volants en tissu blanc ; 20 tubes de néon recouverts d'un filtre rose. Escarpin : 200 x 357 x 100 cm |
L’art, réservoir
inépuisable de beauté
Derrière l’opacité du visible
Du Beau idéal au ravissement et à l’expression
Le beau, commencement du « terrible »
Le retour du mot « beauté »
Atteinte à la beauté
Beauté convulsive, beauté de la présence
Pablo Picasso. Jean Dubuffet
Max Ernst
Christian Boltanski
Une beauté qui trouble
Giuseppe Penone. Bill Viola. Claude Lévêque
Une belle mélancolie
Pierre Bonnard. Ugo Rondinone. Sophie Calle
Sublime beauté de la
peinture
Henri Matisse. Sam Francis. Valérie Favre
L’art, rÉservoir inÉpuisable du beau
Qu’est-ce que la beauté ? Ou, plus précisément, qu’en est-il de la beauté dans l’art du XXe siècle et d’aujourd’hui ? Question immense à laquelle on ne peut pas répondre directement et que l’on ne peut approcher que sous la forme de l’interrogation, cédant parfois le pas au constat historique, aux réflexions esthétiques et aux exemples que fournit l’art contemporain. La question étant ici celle d’une beauté qui n’est pas naturelle mais qui relève du domaine de l’art, ce réservoir inépuisable du beau sous différentes formes.
DerriÈre l’opacitÉ du visible
À partir du XVIIe siècle l’adjectif beau accolé à arts, nommant l’ensemble de la production plastique, donne lieu au substantif Beaux-Arts, reliant intrinsèquement l’art et la beauté. Il s’agit de l’Art dans sa manifestation noble, opposé à la production artisanale et aussi aux Arts appliqués ou Arts industriels. C’est « l’activité créatrice dans l’ordre esthétique » qu’embrasse le terme Beaux-Arts, comme le souligne Etienne Souriau dans son Vocabulaire d’esthétique (Puf, 1990), car la création fait de l’artiste un nouveau Dieu qui s’affranchit des normes pour créer des formes nouvelles. L’art ne rend pas le visible mais rend visible ce qui, sans l’entremise de l’art, ne se montrerait pas, écrivait Paul Klee. S’affranchissant de la mimesis (imitation du réel), fondement de la poétique et de l’esthétique depuis Aristote, l’art révélerait ce qui se cache derrière l’opacité du visible.
L’art révèle et fait éclore l’être de l’étant, écrit Heidegger (« L’Origine de l’œuvre d’art », in Chemins qui ne mènent nulle part, Tell Gallimard, 1962). Interrogeant à partir du tableau célèbre de Van Gogh Les souliers l’essence de l’art, Heidegger la trouve dans l’ouverture, l’avènement de la vérité de l’étant que l’œuvre d’art permet. Ce n’est pas dans l’imitation fidèle d’une paire donnée de souliers de paysan que réside l’œuvre d’art mais dans « la restitution en elle d’une commune présence des choses », cette présence qui se referme dans la réalité, l’art l’ouvre, et « la beauté est un mode d’éclosion de la vérité », ajoute Heidegger.
Néanmoins, il est difficile de parler de la beauté dans l’art sans l’aborder dans la nature, où elle a été depuis toujours liée à ce qui est agréable à contempler car il s’y mêle harmonie et proportion (Grèce) mais aussi splendeur et éclat du vrai (Platon). Pour Kant, est beau ce qui universellement plaît sans concept. Le terme plaisir étant au cœur de l’expérience de la beauté, qui rassure et apaise. Distingué du beau, le sublime en tant que démesure, dépassement des limites de la perception humaine, serait pour Kant source d’angoisse et d’effroi éprouvé comme une menace d’engloutissement.
du Beau idÉal au ravissement et À l’expression
Pour Stendhal, la beauté n’est que promesse de bonheur (De l’Amour). La grâce serait plus belle encore que la beauté car elle aurait les charmes de l’imprévu, tandis que la beauté serait liée à l’idée que l’on s’en fait. C’est ainsi que, dans son Histoire de la peinture en Italie (1817), il parle de « beau idéal ancien » et de « beau idéal moderne ». La beauté antique, expression « de la force, de la raison, de la prudence », s’oppose à la beauté moderne qui attache les âmes tendres et leur parle à travers les tableaux du Corrège, « magie des lointains », mais aussi, comme dans certains passages de la poésie du Tasse1, mélancolie et souvenir.
Dans les deux cas, la beauté est liée à un idéal. « Ainsi le charme divin de la nouveauté manque presque entièrement à la beauté. Lorsqu’il s’y trouve réuni, il y a ravissement. » C’est ce que Stendhal éprouve devant les œuvres de ses peintres favoris, d’où émane « l’air mutin, l’imprévu, le singulier qui font la grâce ». Néanmoins, c’est par « l’expression » que l’art s’approche du plus grand but de l’homme : « penser et sentir ». « L’expression est tout l’art. Un tableau sans expression n’est qu’une image pour amuser les yeux un instant », écrit-il (Histoire de la peinture en Italie).
1. Torquato Tasso, en français Le Tasse, est un poète italien, connu pour son ouvrage La Jérusalem délivrée (1580), poème épique en 20 chants inspiré de la première croisade. Ce poème, dans la tradition du roman de chevalerie de la Renaissance, est annonciateur, par les conflits émotionnels de ses personnages, des vertiges du baroque.
Le beau, commencement du « terrible »
Quelques années après Stendhal, Baudelaire affirme que « Le beau est toujours bizarre », et Rimbaud, anticipant sur le XX siècle, osera s’attaquer à la beauté : « Un soir, j’ai assis la Beauté sur mes genoux. - Et je l’ai trouvée amère. - Et je l’ai injuriée. » (Une saison en Enfer.)
Pour Rilke le beau n’est « rien que le commencement du terrible que nous supportons encore, et si nous l’admirons c’est qu’il dédaigne indifférent de nous détruire. Tout ange est terrifiant » (Elégies de Duino). Le sublime kantien est inclus dans cette approche du beau qui n’est pas sans rappeler la terribilità dont parlait Vasari au sujet des sculptures de Michel-Ange. Devant la Sixtine et Le Jugement dernier de Michel-Ange, Stendhal admiratif et bouleversé s’était demandé comment le peintre a pu « faire naître la terreur par la forme d’un bras ».
En 1919, Freud écrit un texte fondamental pour l’approche de l’œuvre d’art : L’Inquiétante étrangeté (Das Unheimliche). Dans cette étude, la psychanalyse se mesure à l’esthétique, entendue non seulement comme doctrine du beau mais aussi « comme la science des qualités de notre sensibilité ». Le concept d’inquiétante étrangeté, apparenté à celui de peur, d’angoisse, d’effroi, présente néanmoins un sens qui lui est propre. Pour Freud, est « unheimlich » tout ce qui devrait rester caché et qui se manifeste, c’est le symbole qui se défait et renvoie à ce qu’il était tenu symboliser. Ce sentiment qui serait peu répandu dans la vie courante, trouverait dans l’art ses plus importantes manifestations. Ce sera, en effet, à partir de textes littéraires, les Contes fantastiques d’Hoffmann, que Freud va bâtir son article. La peinture, la sculpture, l’écriture peuvent aussi véhiculer une beauté trouble qui accroche spectateurs et lecteurs, les interpellant des zones obscures de l’inconscient.
Le retour du mot « beautÉ »
Presque disparu au XXe siècle chez
les artistes et critiques, le mot Beauté refait peu à peu sa
réapparition depuis quelques années. Le passage au troisième millénaire est
salué à Avignon par une exposition qui fait date au Palais des Papes : La Beauté in Fabula. Les plus éminents
artistes contemporains y sont convoqués et leurs œuvres dialoguent avec
d’autres, plus anciennes et de différentes cultures. La beauté y est célébrée
comme une quête et un parcours se
dénouant dans les méandres du magnifique palais.
Un ouvrage intitulé Histoire de la Beauté est dirigé par Umberto Eco en 2004, une autre
imposante somme sur la beauté vient d’être publiée chez Gallimard (100 000 ans de Beauté, 2009), un
recueil sur Qu’est-ce que le Beau ? vient de paraître aux
éditions Laffont Presse, tandis que François
Jullien interroge Cette étrange idée
du beau (Grasset, 2010) propre à l’Occident et qui, écrit-il, n’a pas de
correspondance dans la pensée chinoise. La beauté suscite encore des questions
et des passions.
Parallèlement, l’exposition inaugurale du Centre Pompidou-Metz, qui s’ouvre en mai 2010, s’intitule Chefs-d’œuvre ? Apparentée à la notion de beauté, celle de chef-d’œuvre a aussi été souvent écartée par les artistes du XXe siècle. Le sens d’une telle notion y est interrogé à travers une présentation de plus de 500 œuvres, pour la plupart issues des collections du Centre Pompidou.
Ce dossier, à travers un parcours
des collections modernes et contemporaines du Centre Pompidou, Musée national
d’art moderne, veut interroger des œuvres où la
beauté retentit encore. Il s’articule autour de quatre aspects
essentiels :
- les atteintes aux canons esthétiques classiques dans la représentation de la
figure et du lieu, propres aux mouvements historiques majeurs et à certaines expériences
contemporaines,
- la beauté qui naît du trouble et qui inquiète,
- la mélancolie comme séduction et attrait de l’œuvre,
- le retour extatique à la beauté de la peinture.
Atteinte À la BeautÉ, beautÉ convulsive, beautÉ de la prÉsence
DÉfigurer
En même temps que l’image de l’ancienne figure du monde s’en va dans les événements tragiques du XXe siècle : guerres mondiales, massacres, génocides, ébranlant la confiance en l’homme et dans le progrès chère au XIXe siècle, une importante révolution plastique se met en place. Elle est accompagnée d’une remise en cause philosophique de la pensée cartésienne et de la naissance de la psychanalyse, abolissant l’unité du sujet conscient, pour révéler un sujet clivé entre le « moi » et les différentes instances inconscientes. Les artistes, ébranlant les codes figuratifs traditionnels, s’attaquent à la représentation humaine, pour en donner une image disloquée, géométrisée, déformée, défigurée.
Pablo Picasso (1881-1973)
S’attaquant avec la même force tant aux natures mortes qu’au corps humain, le cubisme, faisant voler en éclat la représentation du réel, déforme la figure humaine jusqu’à la monstruosité. Picasso qui, déjà en 1907 avec les Demoiselles d’Avignon, avait révolutionné l’art moderne, introduisant l’art ibérique et africain, se lance dès 1908, dans l’aventure du cubisme.
Picasso, La Muse ; Jeune femme dessinant dans
un intérieur ; Deux femmes [1935]
Huile sur toile, 130 x 162 cm
Peinte en 1935, cette
toile traite du thème de la création. La muse inspiratrice y
devient l’objet de la peinture, elle dessine, tandis qu’une autre femme aux
lignes courbes (il s’agit de Marie-Thérèse, enceinte de l’artiste à l’époque)
repose sa tête sur la table. Intégrant présentation de profil et de face, la
tête de la jeune femme à l’arrière-plan montre la (dé)formation du visage chère
à Picasso dès 1913.
Dominée par les couleurs froides que sont le violet et le vert, la toile
exprime la douceur, le recueillement et le calme. Le corps humain y est traité
de manière géométrique et structurée, nouant un dialogue avec l’espace clos de
l’atelier. Même si d’époque plus tardive, la multiplication des plans, fruit de
l’éclatement du point de vue, ainsi que la simplification des volumes et la dépersonnalisation
de la figure sont typiquement cubistes.
Au-delà des « charmantes
harmonies » ou des « couleurs exquises » comme il le dit lui-même,
Picasso cherche une présence, la marque indélébile
de l’être ou de l’objet qu’il peint, et cette présence est belle d’une beauté
qui dépasse l’agréable car elle est vraie.
« C’est volontairement que j’ai peint les nez de travers. Voyez-vous, j’ai
fait ce qu’il fallait faire pour forcer les gens à voir un nez. » Et au
sujet de Guernica où il s’agit de
représenter la guerre, l’artiste s’exclame : « Je n’ai pas peint la
guerre parce que je ne suis pas ce genre de peintre qui va comme un photographe
à la quête d’un sujet. Mais il n’y a pas de doute que la guerre existe dans les
tableaux que j’ai fait alors ».
Faire exister la guerre dans le tableau, avec son propre langage qui est celui
de l’éclatement de l’expérience sensible, cela ne relève plus de la beauté
agréable mais de la poésie au sens étymologique du terme qui renvoie à faire1, faire la guerre
dans la peinture, comme dans un visage s’il s’agit d’en rendre la fulgurante
vérité.
1. En grec, le verbe poiein signifie faire.
Jean Dubuffet (1901-1985)
S’articulant en un certain nombre de séries qui constituent à chaque fois un changement de style, l’œuvre de Dubuffet n’en est pas pour autant moins cohérente du point de vue de la pensée et d’une certaine vision de l’homme, de l’art et de la culture. Réduire son œuvre à l’art brut ou inspiré des dessins d’enfance serait oublier le caractère délibéré d’un tel art et le côté savant de son œuvre alimentée par de nombreux écrits théoriques.
S’intéressant à la représentation du corps humain, Dubuffet y revient à plusieurs reprises et notamment en 1950-1951 avec la série des Corps de dames, où il se mesure au genre le plus sacré de la peinture occidentale : le nu féminin. Il dépouille la figure humaine de ses plus chères prérogatives : ordre, beauté, symétrie. Il aplatit les formes qui se confondent dans la matière. « Changés en galette, aplatis au fer à repasser » selon ses dires, les corps sont transformés en des champs ouverts de matière chaotique, juste un peu cernés par de lointains et vagues contours. Toute profondeur est abolie. L’espace pictural coïncide avec la surface du support. Derrière la monstruosité des corps représentés se cache néanmoins un propos qui est d’ordre philosophique : montrer que le corps demeure plus complexe qu’on ne le croit, en donnant une vision organique de la machine humaine comme vue de l’intérieur.
Le peintre américain Willem de Kooning est subjugué par ces peintures présentées à New York en 1951. Il s’en inspire pour élaborer ses Women.
Jean Dubuffet, Le Métafizyx, août 1950
Huile sur toile, 116 x 89,5 cm
Cette œuvre dérange. C’est la première et insistante constatation qu’on peut faire à son sujet. On ne peut pas lui trouver le côté ludique et drôle de son Olympia, ni la bonhomie d’autres figures féminines qu’il a réalisées précédemment, Terracotta la grosse bouche de 1946, par exemple. Ce qui frappe, d’abord, c’est la couleur faisant massivement « corps » avec la matière picturale, lourde, épaisse. Cette couleur évoque celle de l’or, et confère à la silhouette féminine un caractère d’icône ou plutôt d’idole sacrée.
Pourtant
c’est à une désacralisation de la
représentation du nu féminin que
l’on assiste ici. La figure s’étale immense, prenant largement possession de l’espace,
la tête, de taille réduite, est déjà l’annonce d’un crane. Appel à la dimension
mortelle, à l’être-matière-finie ; femme rime ici avec mère, mater, materia. Les
écrivains au XXe siècle ont largement insisté sur cette dimension de la femme,
« cette mère qui nous donne la vie mais pas l’infini » dit Beckett,
ou alors « ces femelles qui nous gâchent l’infini » selon Céline ou
Joyce.
Il s’agit, ici, d’atteintes à la beauté, comme pour Picasso. L’œuvre est belle
de sa vérité, à savoir sa matérialité, allant de pair avec celle, mater, materia, de la femme.
« Convulser » la beautÉ
Proposant
une véritable révolution du sens et du sensible, la beauté surréaliste est hasardeuse,
surprenante, explosive, convulsive. La phrase de Lautréamont « Beau comme
la rencontre fortuite d’un parapluie et d’une machine à coudre sur une table de
dissection » est au cœur de l’esthétique du collage, si chère aux
surréalistes.
« La beauté sera convulsive ou ne sera pas », écrit André Breton dans Nadja et encore : « La
beauté convulsive sera érotique-voilée, explosante fixe, magique-circonstancielle
ou ne sera pas », précise-t-il dans L’Amour
fou.
Des monstres mi-humains mi-oiseaux des romans-collages et des peintures de Max Ernst aux Minotaures de Picasso, aux métamorphoses de Miró, aux corps mêlant l’animé et l’inanimé de Magritte, c’est un cortège de « monstres », à la fois merveilleux et terribles, qui se déploie alors. Troublant la conscience du spectateur et l’amenant dans la région enfouie de l’inconscient, qui ignore le temps et la contradiction, ces corps polymorphes visent le choc visuel et psychique.
Max Ernst (1891-1976)
Par son œuvre novatrice et complexe, Max Ernst est une figure dominante du surréalisme. Il a été l’inventeur d’un grand nombre de techniques nouvelles comme le frottage, le grattage, la décalcomanie, qui ont permis la création de nouvelles images ouvertes à l’inconscient.
Max Ernst, Chimère, 1928
Huile sur toile, 114 x 145,8 cm
Cette toile, une des plus connues et énigmatiques, occupe une place centrale dans le bestiaire fantastique des surréalistes. S’imposant avec une évidente force de choc, l’œuvre qui illustre à merveille l’esthétique surréaliste a été immédiatement acquise par Breton. Sortant du fond noir comme des profondeurs de la nuit, la chimère, agrégat monstrueux de membres de différents animaux, se déploie dans la toile comme une apparition. Le torse féminin se prolonge en aigle et renoue avec la thématique de l’oiseau, si chère à l’artiste, annonçant l’oiseau supérieur, le Loplop des années trente auquel l’artiste s’identifie. Le contraste violent entre la forme unitaire de l’animal, couleur de feu, et le fond dont elle se détache par la découpe de son ombre bleue est souligné par un autre contraste : les aplats noirs du fond et le modelé du corps hybride.
VÉritÉ de la prÉsence
La
recherche d’une vérité qui serait au cœur de l’expérience esthétique, et qui
dépasserait l’adage canonique de l’art comme beau mensonge, caractérise l’art du
XXe siècle. Cézanne l’avait annoncé dans sa phrase célèbre : « Je
vous dois la vérité en peinture et je vous la dirai ».
Poussant au-delà de la représentation la recherche du « rendu » de la vérité, des artistes contemporains qui
travaillent les installations veulent immerger le spectateur dans l’espace de
l’œuvre qui se confond avec l’espace réel.
Christian Boltanski (1944-)
L’œuvre de Boltanski s‘élabore à l’enseigne de la mémoire. Mémoire autobiographique et affective qui disparaîtra avec la mort, liée aux événements de tous les jours, qu’il nomme la « petite mémoire », et qu’il oppose à la « grande mémoire » gardée par les livres. Ses réalisations dépassent les genres. La photographie, par exemple, qu’il utilise souvent, peut s’imprimer sur des volumes, habiter les murs, côtoyer dans ses installations les objets arrachés à l’oubli. Les matériaux humbles, objets domestiques, photographies de famille, habits usagés constituent le matériel de prédilection de l’artiste.
Christian Boltanski, Réserve, 1990
Installation. Vêtements en tissu, lampes
Dimensions variables
Réserve se dénoue dans les murs d’une pièce sans fenêtres qu’elle tapisse d’habits usagés, l’œuvre enveloppant de différents tissus le spectateur. Il s’y dégage l’odeur d’un magasin exigu de fripes où les vêtements s’entassent et envahissent l’espace du spectateur qui pourrait s’en saisir, toute distance étant abolie entre celui-ci et l’œuvre.
Cette installation est au cœur d’une méditation sur la mort que l’artiste développe dans les années 80. La référence à l’holocauste va peu à peu s’inscrire dans ses œuvres, dont Réserve est un des principaux témoignages. Dans cette chambre recouverte de vêtements polychromes, faisant appel au visuel et le dépassant à la fois, la tension entre le visible et l’espace vécu est à son apogée. La sensation visuelle, olfactive, la très grande présence physique de l’œuvre saturent l’espace sensible du spectateur.
L’appel très fort à l’ici et maintenant des objets contrastant avec l’appel à la mémoire qu’ils suscitent, rend l’installation hautement dramatique. « Petite mémoire » du temps qui passe dans la vanité de vêtements qui nous renvoient à des êtres inéluctablement perdus, et « grande mémoire » liée à l’histoire du XXe siècle sont ici à l’œuvre. Un sentiment tragique d’absence et de silence se libère de cette œuvre où, à l’accumulation des vêtements anonymes, répond, par un terrible hiatus, celle des corps disparus. « Nous sommes fâchés avec la mort », dit l’artiste, et c’est avec elle que l’œuvre essaye de nous réconcilier.
Réserve poigne le spectateur, le clouant à la limite du représentable : sa propre mort, la présence de l’absence, là, à portée de sa main. La beauté nait ici de l’intense vérité de l’œuvre portant avec prégnance sur les questions essentielles de la vie, de la mort, de notre être de passage.
Belles sans doute, séduisantes même, certaines œuvres attirent le spectateur dans leur espace et le retiennent entre exclamation et émotion, enchanté et troublé à la fois. Il s’agit parfois d’installations qui, se déployant dans un espace réel et non pas représenté, sollicitent une expérience totale des sens : l’odorat et le tact chez Penone, les images aux limites du visible chez Viola, la lumière et la musique ensorcelantes chez Lévêque. La beauté qu’elles véhiculent n’est pas rassurante. Tenant les sens en éveil, elles se tiennent comme au bord d’un précipice esthétique, sur le point de vaciller dans le terrible ou la menace.
Giuseppe Penone (1947-)
Giuseppe Penone est associé au mouvement de l’Arte povera qui naît en Italie vers la fin des années soixante et qui prône le recours de l’art à des matériaux naturels comme la terre, à des éléments végétaux, minéraux et se double d’un primitivisme des formes et des gestes créateurs. Au sein de ce mouvement, Penone mène une trajectoire singulière. Son œuvre se caractérise par une interrogation sur l’homme et la nature et par la beauté, de plus en plus affirmée, de ses formes et de ses matériaux. Sa sculpture, en prise avec des questions qui la débordent, comme celles du temps, de l’être, du devenir, évoque la dimension kantienne de l’infini et du sublime comme beauté en mouvement et tentative de cerner l’incernable.
Mettant l’accent autant sur le processus créateur que sur l’œuvre, le sculpteur s’identifie au fleuve (Être fleuve), au souffle, à ce qui est par essence mouvement et vie. Toujours au plus près de la nature dans son essence végétale, Penone perce, à plusieurs reprises, dans ses interventions au sein de la forêt des Alpes maritimes, la vie du bois dans ses manifestations les plus infimes.
Giuseppe Penone, Respirare l'ombra (Respirer l'ombre), 1999-2000
Installation
200 cages grillagées remplies de feuilles de laurier et une
sculpture en bronze doré « Les poumons »
Dimensions de l'installation variables
4 formats de cage : 117x78x7cm; 100x78x7cm; 78x78x7cm;
50x78x7cm
Sculpture en bronze : 48 x 22 x 30 cm
Dans l’été 2000, Penone est invité à l’exposition, au Palais des Papes à Avignon, qui a pour sujet La beauté. Il répond à l’invitation en réalisant une étonnante installation faite de cages de laurier qui tapissent une salle. L’œuvre qui, après Avignon, a été donnée par l’artiste au Musée national d’art moderne, a été adaptée pour sa présentation en musée. La voûte a disparu mais les quatre murs tapissés de cages de laurier sont restés. Si, à Avignon, la suggestion du lieu, sa poésie, le drame amoureux que l’œuvre exalte dominaient, dans le musée elle prend, selon les dires de l’artiste, une dimension plus historique qui la relie aux autres œuvres présentées.
Voulant
traiter de la beauté à Avignon, Penone s’inspire du grand poète italien
Pétrarque (Arezzo, 1304 - Padoue, 1374) qui, dans son Canzoniere, avait célébré son amour platonique et malheureux pour
Laure de Noves, rencontrée et perdue dans ces lieux. L’œuvre est l’évocation
poétique de la forêt tellement chantée par Pétrarque et de son amour. Le choix
du laurier est surdéterminé de sens : le laurier fait écho avec le nom de
la femme aimée du poète, mais il est aussi le symbole de la poésie elle-même et
de Pétrarque qui avait été couronné poète des poètes. On peut comprendre
l’attrait de Penone pour Pétrarque car, comme l’artiste, le poète avait célébré
la nature dans son osmose avec l’homme et plus particulièrement avec le corps
de Laure.
Le laurier est aussi une plante dont le parfum vivace et sa couleur résistent
au temps. La disposition des feuilles à l’intérieur des cages veut donner, par
la vibration des nuances de vert, une dimension de mouvement. Le format des cages
est celui de rectangles construits selon la section dorée, respectant donc des
proportions idéales.
Dans un des murs, une sculpture en bronze représentant deux poumons moulés dans des feuilles trouble la présence paisible des verts aromatiques. Elle est le rappel du parfum qui se dégage du lieu et qu’il faut respirer, comme l’ombre. Elle est aussi de l’ordre de ce qui, en tant qu’organes de la respiration, devraient rester cachés, et qui se montrent, forcement étranges et inquiétants. C’est pourtant cette ombre, portée au cœur même de l’œuvre, qui la ponctue et lui confère sa forte beauté d’impact et de choc qui interroge et interpelle.
Bill Viola (1951-)
L’œuvre de Bill Viola –
lequel fut surnommé par Nam June Paik « le poète de l’art vidéo » –
transcende le travail de la caméra pour créer des atmosphères qui modifient la
perception de l’espace-temps, amenant le spectateur à l’intérieur de ce que
Viola appelle « le réalisme des sensations et des émotions, des
perceptions et des expériences (…), réalisme de la perception d’un objet, non
l’objet lui-même » (Art Press, n°233, interview de Rosanna
Albertini).
Le spectateur, dépassant les limites de son identité, est immergé dans la
dimension du temps que l’outil vidéo rend manifeste et dans les fluctuations de
la lumière qui fait et défait les images. Si l’image est présente dans son
œuvre et si dans certains travaux il interroge la peinture et en particulier
l’œuvre de Pontormo (The Greeting, 1995), recréant dans une installation
vidéo une peinture vivante, c’est la
perception humaine et ses limites
apparentes que Viola explore et interroge en les dépassant.
Bill Viola, Five
Angels for the Millennium, 2001
1. Departing
Angel. 2. Angel of Birth. 3. Angel of Fire. 4. Ascending Angel. 5. Angel
of Creation
Installation vidéo
Projetées sur cinq immenses
écrans, cinq figures accomplissent au ralenti leur action : plongée dans
l’eau, sortie de l’eau et ascension, dans un décor sonore tendu jusqu’à l’explosion.
Explosion acoustique qui accompagne l’émergence de la forme humaine de la
matière lumineuse. Figure toujours brouillée, participant à la fois de
l’élément aquatique et du ciel. En effet, comme l’indique le titre, Five
Angels for the Millennium, il s’agirait de cinq anges : celui qui s’en
va en plongeant, celui de la naissance, celui du feu, celui qui monte dans un
mouvement ascensionnel et celui de la création.
La consonance mystique est évidente dans cette œuvre où Viola, qui s’insurge
contre le manque de dimension contemplative propre à notre époque, met en scène une figure spirituelle difficilement
représentable, celle de l’ange, qui a hanté la représentation picturale en
Occident pendant des siècles, poussant la représentation aux confins de
l’infigurable et l’image à la limite de la dématérialisation.
Plongé dans le noir profond de la pièce où est projetée l’œuvre, le spectateur est invité à une expérience de tous les sens, remettant en cause la perception et ses lois. Le temps semble s’allonger dans la durée des actions qui se prolongent ; eau et ciel se confondent dans un espace qui abolit les limites entre les choses. Le visible est menacé par l’invisible, l’obscurité rongeant à chaque instant la lumière, et la tension émotionnelle, véhiculée par le son, explosera au moment de l’apparition des corps propulsés hors de l’eau ou engloutis en elle. Rien ne reste, tout bouge inlassablement et l’image aussitôt formée rentre dans le processus de sa disparition.
Création, naissance, mort, élévation, vie, sont les
moments forts de l’œuvre scandés par le titre. Une œuvre qui, voulant libérer
chez le spectateur les affects refoulés, est de l’ordre de la catharsis.
« Il n’existe pas de lieu officiellement consacré à l’expérience
subjective dans notre culture. L’art y pourvoit », déclare en effet Bill
Viola.
Belle, l’œuvre de Viola l’est dans le sens de Rilke, d’une beauté à la limite
du terrible, car elle contient en elle une menace d’engloutissement pour celui
qui la regarde. « Tout ange est terrible » écrit le poète, et ceux de
Viola véhiculent cette beauté des extrêmes et de l’ambiguïté.
Claude Lévêque (1953-)
L’œuvre de Claude Lévêque s’articule autour de travaux mettant en scène des objets liés à des souvenirs d’enfance. Utilisant des matériaux de récupération ou faisant intervenir la lumière et le son, elle se caractérise par son intensité émotionnelle. Affectionnant de plus en plus le travail in situ, son œuvre crée des espaces et des atmosphères impliquant le spectateur dans un parcours où les éléments puisés au réel, retransfigurés par la lumière, prennent un sens souvent onirique.
Claude Lévêque, Valstar Barbie, 2003
Installation sonore
Dans une salle entièrement peinte en rose : 1 escarpin rouge
géant balayé par la lumière d'un projecteur; 3 cerclages chacun avec 24
lumières roses clignotantes; 18 ventilateurs font onduler des volants en tissu
blanc ; 20 tubes de néon recouverts d'un filtre rose
Escarpin : 200
x 357 x 100 cm
Créée pour l’ancien entrepôt de La Sucrière à la VIIe Biennale de Lyon, Valstar Barbie est une immense pièce peinte en rose, baignant dans une lumière rose émise par deux tubes fluorescents. Se laissant, comme toujours, imprégner par les lieux, Lévêque en propose une lecture au premier abord féerique. Le spectateur pénètre dans l’espace invité par la musique : l’extrait d’une valse de Strauss diffusé en boucle. Un volant parcouru par le vent émis par des ventilateurs crée l’illusion du mouvement, auquel contribuent la musique tournoyante, la lumière fluorescente et l’escarpin géant figurant au fond de la pièce, devenue ainsi une immense piste de danse. Allusion évidente aux contes de fées : Cendrillon, le bal et l’escarpin perdu, l’œuvre renoue aussi avec l’enfance par son titre lié à la poupée célèbre : Barbie.
Néanmoins, le spectateur est alerté par l’échelle géante de l’escarpin, élément central, contrastant avec la petitesse de ce dernier dans le conte, et le sentiment d’enfermement et d’oppression qui émerge peu à peu de cet environnement illusoire. Le doute qui s’installe au sein de la perception réinterroge le titre, porteur d’un double sens, associé au nom du célèbre commandant de la Gestapo de Lyon, Klaus Barbie. L’élément familier et rassurant lié à l’enfance et à ses rêves se retourne aussitôt en son contraire, devenant inquiétant. L’œuvre révèle son aspect double et envoutant et le spectateur se perd avec trouble et délices dans sa perception.
Comme le soutient déjà Aristote et comme le pensait la Renaissance, la mélancolie, ou bile noire, est-elle le propre du génie ? L’œuvre d’art serait-elle soumise au versant dépressif qui doublerait chez l’artiste le côté créateur ? L’histoire de l’art et des arts nous prouvent que la beauté naît souvent dans la mélancolie, s’en nourrit, la véhicule. Parlant au spectateur ou au lecteur de cette zone sombre qui le rive à l’affect, à la douleur, au non-sens, la mélancolie attire malgré elle.
Des tristes paysages des arrière-plans de La Mort de Procris de Piero di Cosimo (1462-1519) où avec Céphale la nature entière semble pleurer la mort de la nymphe aimée, au troublant Christ mort d’Hans Holbein (1497-1543), à l’œuvre de Nerval, de Dostoïevski ou de Duras en littérature, l’expérience créatrice n’arrête pas de se mesurer à l’expérience de la perte et du « deuil impossible de l’objet aimé et perdu », comme l’écrit Julia Kristeva dans Soleil noir. Dépression et mélancolie (Gallimard, 1987).
La beauté inaccessible, car perdue, vers laquelle nous amènent de telles œuvres parcourt l’univers d’artistes modernes et contemporains qui, de Bonnard à Sophie Calle ou Ugo Rondinone, déclinent la beauté attachante de la perte : intimement en rapport avec l’expérience amoureuse, ou plus existentielle car liée à la perte radicale du sens, propre à la culture occidentale, après la mort de Dieu dont Nietzsche a parlé.
Pierre Bonnard (1867-1947)
Pierre Bonnard fait tout d’abord partie du groupe des Nabis, à côté d’Edouard Vuillard, Maurice Denis, Félix Vallotton. Le mouvement des Nabis s’illustre par l’importance accordée à la couleur au dépens de la forme, simplifiée, et par l’intérêt porté vers des scènes de tous les jours que la peinture arrête et rend atemporelles. Après avoir excellé dans l’art de l’affiche, Bonnard évolue vers une peinture de plus en plus personnelle où, dans un langage d’origine impressionniste, il glisse les thèmes qui lui sont chers : des scènes intimes, des intérieurs, des nus et des figures au miroir, des vérandas ouvertes sur des extérieurs éblouissants de lumineuse végétation, caractérisées par un cadrage toujours singulier associant de manière intime sujet et objet.
Pierre Bonnard, L'Atelier au mimosa, hiver 1939/octobre
1946
Huile sur toile, 127,5 x 127,5 cm
A partir de 1939, Bonnard se fixe définitivement dans sa villa du Bosquet au Cannet, qu’il a acquise en 1925. Modeste maison dont l’atelier se trouve au premier étage. Pour peindre, l’artiste a choisi la mezzanine perchée plus haut et illuminée par une verrière, laissant percer le paysage splendide au loin, la mer, les toits du village et, tout près, la végétation éblouissante.
C’est la fenêtre illuminée par le mimosa, lequel occupe les trois quarts de la composition, qui devient le sujet du tableau. L’espace de la représentation est habilement scandé par la géométrie solide des montants de la verrière où les horizontales et les verticales se voudraient contenir la pluie dorée s’échappant du mimosa pour animer l’espace autour : la transparence de la vitre, le métal des montants en fer où elle se prolonge comme dans une incandescente éruption. La couleur, appliquée par touches aérées, brille et se diffracte et le regard, saisi par la puissance de l’apparition, se tient au bord de l’éblouissement.
Inversant les lois de la perspective atmosphérique, c’est ici le plus proche, le mimosa, que l’œil n’arrive pas à cerner, se donnant comme une percée de couleur intense tandis que le paysage, au loin, se profile plus net dans les touches déterminées de rouge, bleu, vert et gris. Plus près du spectateur, sur l’angle gauche au bas de la toile, un visage se fait à peine jour. De la même nature que le mur où il s’inscrit, il plane dans le lieu, fait lui-même lieu. Certainement le visage de sa femme aimée, depuis toujours son modèle, Marthe, morte en 1942.
Au cœur même de la vie, dans la fulgurance lumineuse du mimosa qui, tel un soleil, se répand dans l’espace, l’ombre fantomatique de la mort jette un voile, renvoyant le spectateur à la fragilité des êtres et des choses, au temps qui passe et avalera, dans son inéluctable passage, le printemps des fleurs, comme la vie humaine. Le souvenir seul peut alors rappeler celle qui, un jour resplendissante comme le mimosa, n’est aujourd’hui que reflet, ombre planante.
L a métaphore de la fleur et de sa brève beauté pour exprimer le temps qui passe et détruit tout est un topos classique de la littérature. De Ronsard à Proust en passant par Shakespeare, les écrivains ont toujours établi des correspondances entre l’être aimé et les fleurs. Tel un poème, le tableau semble lever une plainte mélancolique sur la perte de l’être aimé et sur sa fragile splendeur.
Ugo Rondinone (1963-)
Découverte à la Biennale de São Paulo en 1996, l’œuvre d’Ugo Rondinone s’impose depuis, sur la scène artistique internationale, par la diversité de sa production et l’atmosphère singulière qui la caractérise. Ses installations intègrent la peinture, le dessin, la sculpture et la musique à travers des bandes sonores qu’il réalise lui-même. Prenant à contre-pied les valeurs contemporaines de l’efficacité, du dynamisme, de l’énergie, Rondinone, qui avance caché, met en scène entre le spectateur et lui un curieux personnage de clown, antihéros par excellence, mou et avachi, indolent, porte-parole de l’artiste.
Ugo Rondinone, The evening passes like any other. Men and women float alone throught the air. They drift past my window like
the weather. I close my eyes. My heart is a moth fluttering against the walls
of my chest. My brain is tangle of spiders wriggling and roaming around. A
wriggling tangle of wriggling spiders. (Stillsmoking Part IV), 1998
Salle blanche de 10m x 10m x 4m (minimum)
The evening passes (…), dont le titre en anglais prend la forme d’un poème en prose qui retrace l’atmosphère languissante et en circuit fermé de l’œuvre, est une installation mixte. Il s’agit d’une salle blanche aux plinthes vaporisées de peinture jaune cadmium où trois immenses monolithes clairs flottent dans l'espace, les notes d’une musique mélancolique y retenant le spectateur comme prisonnier. À cette musique qui encercle dans sa mélodie plaintive et enchanteresse ce dernier, répond la contemplation hypnotique des films diffusés sur des moniteurs placés en haut, aux coins de la pièce.
Les films présentent, au ralenti, les fragments d’un geste, d’une action qui se répète jusqu’à devenir inquiétante. La femme, qui secoue quelque chose dans l’air près de la fenêtre, semble sur le point de prendre un envol qui pourrait être fatal. La voiture qui avance sur une route enneigée traîne, derrière elle, une voiture accidentée dont la silhouette est presque imperceptible. Dans un autre écran, un homme esquisse un geste qui invite et refuse à la fois. Tout est comme suspendu dans un temps infiniment lent où se perdent les contours des choses et où tout flotte dans l’indécidable.
« Sentiment océanique » où le sujet se perd dans une nuit d’avant le temps individuel, vie fœtale à laquelle renvoie aussi la forme des cocons sonores, sont des dimensions auxquelles appelle l’œuvre. Avec une force irrésistible, The evening passes (…) ravit le spectateur dans sa ronde pour le tenir comme captif d’un autre temps, d’une autre logique qui s’oppose au sens commun.
Sophie Calle (1953-)
Figure majeure de la scène de
l’art français, Sophie Calle interroge depuis plus de trente ans, à travers des
films, des installations, des photographies et des textes, cette zone sombre de
la vie psychique à laquelle nous rive l’expérience
de la perte. Dès ses premiers travaux − Les Dormeurs (1979) et La Suite Vénitienne (1980) avec lesquels
elle met en place son procédé consistant à reconstruire des situations réelles et
autobiographiques, où l’art et la vie affective se mêlent −, elle relate
minutieusement par l’image et le texte des situations où le spectateur est
confronté à l’expérience de ce qui n’est plus.
Déserté comme les chambres de la Suite
Vénitienne, sentimentalement perdu comme dans Douleur exquise (1984-2003) ou dans les travaux plus récents autour
du deuil de la figure maternelle, l’art de Sophie Calle n’a de cesse de se
confronter à la disparition et la gamme d’affects qui s’y relient.
Sophie Calle, Douleur exquise, 1984-2003
Troisième volet Après la
douleur (détail)
Installation. Ensemble dissociable de 9 polyptyques
Portée pendant presque vingt ans, cette œuvre a attendu l’exposition Sophie Calle. M’as-tu vue, au Centre Pompidou, pour être créée. Se déployant dans trois salles, elle relate une rupture amoureuse, vécue par l’artiste en 1984 alors qu’elle était en voyage. Dans la première salle le temps se mesure en jours, les jours qui ont précédé cette séparation : 92, nombre qui correspond aux éléments qui figurent encadrés ici : lettres, documents et photographies. La deuxième salle qui rassemble les photographies faites dans la chambre d’hôtel où elle apprend que son amant la quitte, lieu du choc émotionnel, est au cœur de l’œuvre. Le troisième espace constitue un essai de dépasser la douleur par les mots, les siens et ceux d’autres personnes qu’elle interroge au sujet de leur plus grande douleur. Cette dernière partie de l’œuvre est constituée de 72 diptyques composés chacun de deux photographies et de deux textes brodés sur un panneau de lin.
L’œuvre du Centre Pompidou comprend neuf de ces diptyques où, à la photographie
du téléphone rouge par lequel l’artiste apprend la nouvelle et au texte
relatant son histoire, succède une photographie en référence avec la personne
interrogée, accompagnée du texte relatant le nouveau récit douloureux.
Retranscrits dans un style épuré qui rend encore plus poignante la traversée de
la douleur, les textes, comme les photographies, encadrés de noir, s’alignent telles des stèles mortuaires.
L’allusion ultime à la mort et le recours à la photographie comme moyen de
rendre plus efficace la perception de l’irrémédiablement perdu sont au cœur de
l’œuvre. Barthes avait pointé le lien indissociable entre photographie et
perte. Écrit après la mort de sa mère, La
Chambre claire (1980), qu’il consacre à la photographie, en définit l’essence
du côté de « ce qui a été une seule fois » et qui ne pourra plus se
répéter « existentiellement ».
C’est de la parfaite jonction entre le signifiant (la photographie) et le signifié (le sens de l’image) que naît la profonde beauté de cette œuvre où la « douleur » devient « exquise ». La froideur visuelle introduite par l’alignement des textes, noir sur blanc, va de pair avec le cadre en verre qui soustrait l’œuvre au pathos, l’inscrivant dans une autre sphère, celle de l’art et de la sublimation des affects. L’ensemble, textes et photos, participe de la même froide beauté qui épingle le débordement des sentiments et canalise la douleur.
S’affranchissant de toute relation à l’histoire − « ce cauchemar dont j’essaie de me réveiller » disait Joyce −, ou de tout ce qui trouble et inquiète, d’autres artistes semblent passer à travers les trames douloureuses de l’existence pour, comme Matisse, n’exprimer que « luxe, calme et volupté ». C’est aussi l’approche jouissive de la couleur diluée dans les étendues aériennes des toiles de Sam Francis, quand ce n’est pas un retour à la peinture comme plaisir lié au medium lui-même chez des artistes contemporains tels que Valérie Favre. La beauté s’y livre alors liée à l’équilibre chromatique, à une certaine relation avec l’espace, à la belle volupté de la matière elle-même. Sublime dans le sens de « transcendant les sujets et les genres », elle se fait rencontre avec ce qui, au-delà de tout souci représentatif, persiste dans toute la splendeur de son immédiate présence.
Henri Matisse (1869-1954)
Les mots équilibre, harmonie, définissant la beauté au sens classique, sont au cœur de la peinture de Matisse, pour lequel l’art ne doit pas inquiéter mais au contraire être un « lénifiant, un calmant cérébral ». L’artiste a consacré toute sa pratique picturale à la recherche de l’équilibre entre la couleur et la forme, qu’il parvient à exprimer de la manière la plus simple et la plus directe à la fin de son parcours.
Henri Matisse, Grand intérieur rouge, printemps 1948
Huile sur toile, 146 x 97 cm
Chez Matisse, qui consacra au motif de l’intérieur un grand nombre de ses toiles, l’espace et la dimension qu’y créent les objets suffisent à garantir l’intérieur pictural. Ainsi, Grand Intérieur rouge est avant tout « expression essentielle dépouillée de toute anecdote », comme le veut l’artiste pour toute œuvre d’art. (In Henri Matisse, Écrits et Propos sur l’art, Hermann, Paris, 1972.) La dialectique dessin-couleur, platitude-profondeur qui travaille son œuvre est ici synthétisée. Couleurs et lignes noires alternent tout naturellement sur le fond de peinture rouge. L’équilibre de la couleur et du dessin est souverain.
Le peintre met à l’œuvre le langage plastique qui lui est cher, fondé sur les oppositions entre droites et courbes, vides et pleins, intérieur et extérieur, et joue sur l’illusion de l’ouverture simulée par le dessin et le tableau au mur qui, comme deux fenêtres, semblent s’ouvrir sur le dehors. Mais tout s’inscrit dans le même plan-surface qui est celui de la lumineuse couleur rouge s’étalant partout. « Je sens par la couleur, c’est donc par elle que ma toile sera toujours organisée. » (In Henri Matisse, op.cit.)
Selon Matisse, il faut réduire la gamme des couleurs qui ne rejoignent leur véritable force expressive qu’en lien avec l’intensité de l’émotion du peintre. Ici l’intensité du rouge, accentuée par la chaleur des jaunes et des orangés, rend tout le reste comme immatériel, y compris les objets. Le dessin noir crée une dimension d’espace, introduisant par l’oblique de la table et de la chaise une certaine profondeur, aussitôt démentie par les tapis jaunes au sol qui se dressent parallèles au plan du tableau, accentuant ainsi la planéité de la surface que l’omniprésence du rouge proclame.
Sam Francis (1923-1994)
Sam Francis commença à peindre suite à un accident d’avion, qu’il commandait, lors de la Seconde Guerre mondiale. C’est pendant une convalescence de 4 ans que le jeune homme, grand lecteur d’Hölderlin et de Melville, découvre la peinture et peint « pour rester en vie », comme il le dit. Ce sont les jeux de lumières dans sa chambre, les variations de la couleur du ciel au long d’une journée qui orientent sa peinture. De son œuvre si singulière où la couleur par touches diluées et cotonneuses dialogue avec des fragments d’espace blanc, Pontus Hulten écrit : « Parfois, comme un morceau coupé dans une toile sans fin, la terre qui se serait roulée dans les nuages ou à l’intérieur d’un ange − mais ceci n’est pas un art comme. C’est l’action du pinceau sur la toile ». (In L’œuvre de Sam Francis dans les collections du Musée d’Idemitsu, Paris, Pavillon des Arts, 1986.)
Sam Francis, In Lovely Blueness (Dans l'adorable
bleuité), 1955-1957
Huile sur toile, 300 x 700 cm
Vers le milieu des années cinquante, Sam Francis quitte la scène new-yorkaise pour travailler à Paris. Ce tableau, inspiré par les Nymphéas de Monet, saisit le spectateur l’emportant d’emblée dans son immensité qui, comme une couverture céleste, l’enveloppe, lui parlant ciel, océan, lumière. Le titre, In Lovely Blueness, est la traduction d’un poème d’Hölderlin et sonne comme un hymne à la beauté suave de la couleur. Ce tableau ouvre une nouvelle période de sa peinture où l’artiste fait dialoguer les formes colorées qu’il désagrège avec les plages de blanc en réserve. Tout se fait souffle, air, mouvement des éléments colorés qui s’enchevêtrent, espacement infini et enchanteur, véritable extase picturale.
Valérie Favre (1959-)
Après avoir vécu en Suisse et une quinzaine d’années en France, Valérie Favre s’installe à Berlin où elle continue sa pratique artistique. Elle se fait remarquer par une peinture qui voudrait renouer avec la « narration », une narration souvent en prise avec l’imaginaire des contes de fées.
Valérie Favre, Domination, Le Troisième Frère Grimm,
2004
Tableau en 3 panneaux
Huile sur toile, 250 x 450 cm
Ce très grand tableau en trois volets fait partie d’une trilogie, appelée « Le troisième Frère Grimm », l’allusion aux récits classiques de l’enfance se fait explicitement entendre. L’œuvre évoque, par la dominante des verts et des formes des arbres qui s’y devinent, la forêt, lieu de prédilection des récits et des fantasmes associés à la perte du chemin, aux rencontres dangereuses, à l’engloutissement par dévoration des protagonistes, suscitant peur et enchantement chez l’enfant et l’adulte aussi. Et ici, comme dans un souvenir lointain, les formes se font et se défont, surgissent du fond sombre du panneau central qui organise la composition, pour venir fluctuer à la surface de la peinture verte, prenant l’aspect d’étranges animaux, de silhouettes humaines, où l’imaginaire l’emporte sur le réel.
Mais au-delà de tout sujet, la véritable protagoniste de l’œuvre est ici la peinture à l’huile dans la richesse infinie de ses possibilités, celle de se montrer elle-même dans l’évidente jubilation de sa matière : coulures et glacis, transparences et opacités, glissant fluide sur les choses comme sur les zones de silence.
Qu’est-ce que la beauté ?
Imprévue, n’ayant pas
forcement les caractères propres de l’idéal comme le voulait Stendhal, la
beauté, rassurante ou troublante, envoutante ou mélancolique, serait la force
d’impact d’une œuvre allant de pair avec son effet de vérité ?
Serait-elle ce qui, dans la
juste adéquation du signifiant (composante matérielle) et du signifié (le
sens), émane d’une œuvre et l’excède ?
Irréductible à toute formule définitive,
traversant les siècles et les courants artistiques, son efficace reste la
même devant la Sixtine de Michel-Ange ou Respirer
l’ombre de Penone, arrachant au spectateur sensible la même exclamation
qui le ravit et le poigne.
• Platon, Phèdre (nouvelle traduction de Luc Brisson), GF Flammarion
• Platon, Hippias Majeur, Hippias Mineur, traduction Jean-François Pradeau et
Francesco Fronterotta, GF Flammarion.
• Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, 1790,
traduction Alexis Philonenko, Vrin, 1993
• Stendhal, Histoire de la Peinture en Italie, 1817, Editions Gallimard, Folio
Essais, 1996
• Sigmund Freud, Essais de psychanalyse appliquée,
traduction Marie Bonaparte et Mme E. Marty, Idées Gallimard, 1933
• Martin Heidegger, Chemins qui ne mènent nulle part, 1949,
traduction Wolfgang Brokmeier, Tell Gallimard,1962
• Rudolf et Margot Wittkover, Les enfants de Saturne, traduction
Daniel Arasse, Macula, 1985
• Jean-Louis Chrétien, L’Effroi du Beau, Editions du Cerf, 1987
• Julia Kristeva, Soleil noir. Dépression et mélancolie,
Gallimard, 1987
• Etienne Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Puf, 1990
• La Beauté, catalogue, réunissant trois expositions dont « La
Beauté in Fabula », ouvrage collectif, Flammarion, 2000
• Umberto Eco (sous la direction), Histoire de la Beauté, traduction Myrem
Bouzaher, Flammarion, 2004
• 100 000 ans de Beauté, ouvrage collectif, Gallimard, 2009
• Qu’est-ce que le Beau ?, ouvrage collectif, Laffont Presse,
2010
• Art moderne, Collection du Centre Pompidou-Musée national d’art
moderne, éditions du Centre Pompidou, 2006
• Art contemporain, Collection du Centre Pompidou-Musée national
d’art moderne, éditions du Centre Pompidou, 2007
Liens internet
Lien externe
• Sur l’exposition « La Beauté » à Avignon, 2000
Dossiers pédagogiques
• Giuseppe Penone. Rétrospective
• Christian Boltanski
• Sophie Calle.
M’as-tu vue
• Jean Dubuffet (1901-1985). Exposition du centenaire
• Matisse
• Picasso
• La Révolution surréaliste
Pour consulter
les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée
national d'art moderne, l'architecture du Centre Pompidou
En
français
En anglais
Contacts
Afin de répondre au mieux à vos attentes, nous souhaiterions connaître
vos réactions et suggestions sur ce document.
Vous pouvez nous contacter
via notre site Internet, rubrique Contact,
thème éducation
Crédits
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics,
avril 2010
Texte : Margherita
Leoni-Figini
Design graphique : Michel
Fernandez,
Coordination : Marie-José
Rodriguez (responsable éditoriale des dossiers pédagogiques)
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education
rubrique
’Dossiers pédagogiques’