Dossiers pédagogiques
Parcours Exposition

 


SAMUEL BECKETT
Du 14 mars au 25 juin 2007

 

Samuel Beckett pendant le tournage de Film, New York, 1964 © I.C. Rapoport


L’exposition

L’œuvre romanesque
Joyce, Dante, Proust…
La trilogie romanesque : Molloy, Malone meurt, L’Innommable

Du théâtre à l’œuvre cinématographique et télévisuelle
Aperçus sur le théâtre
Le cinéma
Pièces télévisuelles

L’émergence de la mémoire dans l’écriture
Compagnie

La relation à la peinture
Des tableaux et des textes
Les textes sur la peinture
Résonances

Bibliographie sélective

 

 

L’expositionretour sommaire

En réunissant des documents exceptionnels, tels que manuscrits et archives audiovisuelles montrés pour la première fois en France, le Centre Pompidou propose de découvrir les multiples facettes de l’œuvre du grand romancier et dramaturge d’origine irlandaise, Samuel Beckett (1906-1989), notamment son travail de metteur en scène et son œuvre audiovisuelle.

Instaurant un dialogue entre les grands motifs de son œuvre et des artistes contemporains, l’exposition apporte un regard nouveau sur l’auteur de En attendant Godot. Ainsi, le parcours commence par la présentation de son œuvre de fiction, en relation avec des œuvres d’artistes tels que Mona Hatoum, Bruce Nauman, qui entrent en résonance avec le monde et les personnages beckettiens. Un espace important est consacré au théâtre, où est aussi projeté Film, seule œuvre cinématographique de Beckett, tournée en 1964 avec Buster Keaton et grande référence pour le cinéma d’avant-garde. L’espace conçu autour de la projection de Quad, pièce majeure de la série des « œuvres pour la télévision » réalisées dans les années 80, explore les recherches formelles de Beckett et y associe la démarche des grands minimalistes tels que Sol LeWitt, Robert Ryman ou Richard Serra. La section autobiographique propose  un riche ensemble de documents évoquant son parcours, de l’enfance irlandaise au Nobel, en passant par la rencontre avec Joyce, l’engagement dans la résistance, le rôle des éditions de Minuit. La dernière partie de l’exposition, vaste espace plongé dans la pénombre, présente la projection de quatre œuvres audiovisuelles de Beckett réalisées pour la télévision. Le parcours s’achève sur une archive sonore inédite : la voix de Beckett lisant Lessness.

L’exposition est coproduite avec l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine.
Ce dossier conçu à l’attention des enseignants propose d’éclairer les moments forts de l’œuvre de Beckett et de porter un regard sur ses relations avec les arts plastiques. Il s’articule autour de quatre temps :
- L’œuvre romanesque,
- Du théâtre à l’œuvre cinématographique et télévisuelle,
- L’émergence de la mémoire dans l’écriture,
- La relation à la peinture.

 

 

L’œuvre romanesqueretour sommaire

Samuel Beckett nait à Dublin en 1906. Après une enfance passée dans sa famille - famille irlandaise de classe moyenne -, une relation complexe avec une mère sévère qui lui vaudra une psychanalyse avec l’Anglais Wilfred Bion, des séjours à Paris et des retours en Irlande, il s’établit à Paris en 1937.

JOYCE, DANTE, PROUST…

Dès 1928, date de sa première arrivée à Paris, en tant que lecteur d’anglais à l’Ecole Normale Supérieure, il rencontre James Joyce (1882-1941). Entre les deux Irlandais, malgré leur différence d’âge, s’établit une très grande estime. Après avoir demandé au jeune Beckett de travailler à un ouvrage collectif sur Work in progress, titre provisoire de Finnegans Wake, Joyce lui suggère de lire Bruno[1] et Vico [2] afin d’expliciter leur place dans son œuvre. « Dante… Bruno. Vico… Joyce », sera l’article écrit par Beckett en 1929. Son analyse souligne combien la révolution que Joyce fait subir à la langue s’inscrit dans une tradition italienne ancienne, commencée par Dante dans sa réflexion sur l’origine des langues. La référence à Dante sera une constante non seulement de l’écriture de Joyce mais aussi de celle de Beckett. L’article laisse apparaître aussi l’attraction exercée sur Beckett, non pas par les extrêmes de l’Enfer et du Paradis dans La Divine Comédie, mais par l’entre-deux du Purgatoire. Le personnage de Belacqua, figure de l’indolence, y annonce les personnages beckettiens.

En 1931, Beckett écrit un essai intitulé Proust, où il s’intéresse au thème du temps et de la mort chez l’auteur de la Recherche mais aussi à l’expérience de la création littéraire qu’il rapproche d’« une expérience religieuse au seul sens intelligible de cette épithète, tout à la fois assomption et annonciation ». Entre 1926 et 1932, il écrit aussi des poèmes et se nourrit de la grande poésie européenne, de Dante à Leopardi, de Shakespeare à Keats. Viennent ensuite ses premiers romans, Murphy, 1938, où Murphy est un double du jeune Beckett, attiré par la philosophie de Descartes à Leibniz et à Geulincx[3], la littérature, la peinture, et où se profilent les éléments de ses futurs romans, la relativité du réel, la folie. De Murphy à Watt (1942-44), à la nouvelle sarcastique Premier amour (1945), se dessine déjà cette humanité qui se dégrade, se fige dans la solitude la plus absolue, dans l’impossibilité de la communication, propre aux œuvres de la maturité. De cette époque datent néanmoins ses textes sur la peinture de Bram Van Velde.

Entre 1947 et 1950, Beckett, dans l’après coup de sa psychanalyse et de la Seconde Guerre mondiale, écrit, dans un monde dévasté par la folie meurtrière et le génocide, sa trilogie romanesque composée de Molloy (1947-48), Malone meurt (1948) et L’Innommable (1949), ses grands chefs-d’œuvre qui, avec En attendant Godot (1948), sont les seules œuvres que l’auteur ne reniera jamais. Cette véritable naissance à l’écriture reviendra souvent dans ses textes et ses entretiens, sous la forme d’une révélation qui a lieu en Irlande. En 1946, il retourne en Irlande auprès de sa mère, et c’est à ce moment que se produit le bouleversement. « Jusque-là j’avais cru que je pouvais faire confiance à la connaissance. Que je devais m’équiper sur le plan intellectuel. Ce jour-là tout s’est effondré. J’ai écrit Molloy et la suite le jour où j’ai compris ma bêtise. Alors je me suis mis à écrire ce que je sens. » (Charles Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986.) L’obscurité que jusqu’alors il s’était efforcé de refouler, devait devenir son inspiration créatrice, soulignera sa biographe Deirdre Bair s’appuyant sur un passage de La Dernière Bande (1958) où ce moment est relaté (Deirdre Bair, Samuel Beckett, Fayard, 1979, trad. de l’anglais par Léo Dilé).

[1] Giordano Bruno est un philosophe italien né à Nola en 1548 et brûlé à Rome par hérésie en 1600. Auteur de De l’infini, l’Univers et les mondes, 1584, il conçoit l’univers comme un devenir intarissable. Un monde nouveau exigeant une nouvelle langue, Bruno élabore une langue ayant le pouvoir de créer continuellement le monde.

[2] Giambattista Vico est un philosophe italien dont la pensée se formule dans son ouvrage capital : La Science nouvelle, achevé en 1725. Il fait la théorie d’une langue primitive de l’humanité, qui serait caractérisée par sa force expressive.

[3] Arnold Geulincx est un philosophe belge (1624-1669) dont la pensée se situe entre Descartes et Spinoza. Sa conception de la vie se caractérise par la résignation, à l’écart des plaisirs et des passions. Son adage « Là où tu es sans pouvoir, tu n’as rien à vouloir » marque Beckett.

 

La trilogie romanesque : Molloy, Malone meurt, L’Innommable

C’est aussi à la nuit que s’ouvrent Molloy et Moran, figures de l’écrivain et protagonistes du double récit donné sous la forme de deux monologues d’égale longueur qui composent Molloy. Dans le premier récit, Molloy, ancien vagabond de plus en plus invalide, part dans une quête qui se révélera comme une quête de soi à travers l’écriture. Moran, qui relate le deuxième récit, est un citoyen irréprochable qui quitte son domicile paisible pour partir à la recherche de Molloy. Il le ratera de la même manière que ce dernier ratera sa mère qu’il veut retrouver.
Premier tome de la trilogie romanesque où, comme le souligne David Hayman, Beckett a recours, sous le mode ironique, à l’utilisation des « trois états post-mortels définis par Dante dans la Divine Comédie », à savoir L'Enfer, Le Purgatoire et Le Paradis, Molloy représenterait L’Enfer. L’insistance de la nuit dans le roman retrouve encore une caractéristique infernale par excellence, l’obscurité. La nuit de Beckett est ici une nuit sans lumières, toute en ténèbres profondes : « Qu’on ne vienne pas me parler de la lune, il n’y a pas de lune dans ma nuit, et si cela m’arrive de parler des étoiles c’est par mégarde. » Nuit d’éveil où l’écoute règne. Le récit s’y déroule à la première personne et le héros ou plutôt l’anti-héros avance dans un monde dénoué de sens « dans un éboulement sans fin, sous un ciel sans mémoire », véritable antithèse du narrateur de la Recherche proustienne.

Avec Malone meurt et L’Innommable, Molloy inaugure le fameux monologue beckettien. S’abstrayant d’un corps qui abdique petit à petit de toutes ses fonctions, la voix haletante de Molloy laissera la place au récit de Malone allongé sur un lit, et dont la mort correspondra à son accomplissement dans le verbe, ouvrant sur L’Innommable il ne sera plus question de corps mais d’une boule parlante oscillant de Je à Il. C’est ainsi qu’à la fin de Malone meurt, celui-ci constate : « Je nais dans la mort, si j’ose dire. Telle est mon impression. Drôle de gestation. Les pieds sont sortis du grand con de l’existence. Présentation favorable j’espère. Ma tête mourra en dernier. » Et plus loin : « C’est fini sur moi, je ne dirai plus je », ouvrant sur la voix désincarnée et plurielle de L’Innommable. Paradis que serait L’Innommable, ce dernier roman, car ouvrant sur toutes les possibilités verbales. La rédemption de la vie sur terre qui n’est qu’un ratage, « véritable calvaire sans limites de stations ni espoir de crucifixion » (Molloy), n’est possible que par le verbe, par l’écriture.

La vraie naissance se fait dans le verbe

La quête qui anime les figures de l’écrivain dans les trois œuvres est une quête intérieure visant à changer les données initiales dans l’espoir d’être « un peu moins, à la fin, celui qu’on était au commencement, et par la suite » (Molloy). Comme pour Joyce ou Céline, pour Beckett aussi la vraie naissance n’est pas biologique, elle se fait dans le verbe et si, chez Céline, les « femelles gâchent tout infini », alors « c’est naître qu’il n’aurait pas fallu » (Louis Ferdinand Céline, Mort à crédit). Molloy, considérant les limites de la procréation, s’exclame : « Je sais qu’elle (sa mère) fit tout pour ne pas m’avoir, sauf évidemment le principal, et si elle ne réussit jamais à me décrocher, c’est que le destin me réservait une autre fosse que celle d’aisance. Mais l’intention était bonne et cela me suffit ».

La désolation de la vie sur terre est sans recours, la vie n’a pas de sens elle peut d’ailleurs s’écrire « nuit » dans le roman (Molloy). L’homme y est seul, monade, irrémédiablement fermée à l’autre. L’amour est impossible, il se développe risible et sarcastique à tous les âges : entre vieillards dans Malone meurt, entre le narrateur de Premier Amour et une prostituée, dans les premiers émois de deux jeunes adolescents dans Comment c’est, 1961, où rien n’est épargné, ni « la figure hideuse de la fille », ni celle du narrateur jeune, « moi pâles cheveux en brosse grosse face rouge avec boutons ventre débordant braguette béante jambes cagneuses (…) ».
Reste souveraine l’écriture. Distante et au plus près de la sensation à la fois, rythmée, poétique, car la véritable protagoniste de l’œuvre de Beckett c’est la langue. Une langue qu’il a toujours voulu étrangère, écrivant d’abord en français à la place de l’anglais, langue maternelle, et retournant à l’anglais quand le français lui devenait trop familier afin d’éviter les automatismes d’une langue maternelle, et donner au verbe tout son pouvoir de nomination, c’est-à-dire de création.

 

 

Du thÉÂtre À l’œuvre cinÉmatographique et tÉlÉvisuelleretour sommaire

Aperçus sur le thÉÂtre

C’est une pièce de théâtre, En attendant Godot, écrite en 1948, publiée en 1952 et jouée en 1953, qui rend Beckett célèbre en France et dans le monde entier. Viennent ensuite Fin de partie, 1957, écrite elle aussi en français, La dernière bande, 1958, écrite en anglais, Oh les beaux jours, en anglais, 1961, et en français, 1963. Sans renoncer à la création romanesque, Beckett écrit Comment c’est en 1961, et c’est pour la totalité de son œuvre qu’il aura le prix Nobel en 1969.

Le théâtre de Samuel Beckett rompt avec le théâtre traditionnel qui met au cœur de la représentation l’action, le conflit psychologique, menés jusqu’au dénouement. Ses personnages sont le contraire du héros tragique, personnages insignifiants, clochards, évoluant dans un décor presque inexistant : un fossé, une route avec un arbre, des personnages enfoncés dans des poubelles, ou dans un mamelon de terre, jusqu’au dépouillement le plus extrême des pièces plus tardives, la bouche féminine et sa voix dans le noir de Pas moi, 1972 (Not I) et ainsi de suite jusqu’au silence même.

Comme dans les romans, ses protagonistes ont des corps défaillants, dissolution du corps suppléé par la voix tandis que le reste des occupations se réduit à des gestes sans signification, dans une attente sans espoir et à jamais recommencée. La dimension du néant, de la mort, l’inexistence de tous sentiments lyriques, un pessimisme radical sur la condition humaine confèrent à son théâtre une dimension métaphysique. Beckett affirme que, contrairement à la littérature classique, il ne veut pas donner une image rassurante de l’homme, et d’avoir été précédé en cela par d’autres : Schopenhauer ou Leopardi, même si son pessimisme va plus loin. (Charles Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett, op.cit.)

En attendant Godot

« Samuel Beckett pendant une répétition de En attendant Godot, 1961

Écrite à la suite de Malone meurt, En attendant Godot semble enchaîner avec la fin du roman où l’enchevêtrement des corps, disparaissant dans la nuit, laisse la place aux quatre protagonistes de la pièce affalés sur le sol. Comme le remarque Evelyne Grossman, (L’Esthétique de Beckett, Sedes, 1998), les personnages de Godot, à la limite de l’humain, sont comme les représentations d’un inconscient profond où le moi, non encore élaboré, se confond avec l’autre. Deux clochards passent leur temps interminable à attendre un certain Godot (la racine du mot God pourrait renvoyer en anglais au mot Dieu, même si l’auteur nie cette interprétation) qui ne viendra jamais. Surviennent deux autres personnages, le maître, Pozzo, et l’esclave, Lucky, vieillard croulant sous le poids des bagages. L’attente, l’ennui de l’homme sur terre sont au cœur de la pièce où règne la désolation.

« Vous n’avez pas fini de m’empoisonner avec vos histoires de temps ? C’est insensé ! Quand ! Quand ! Un jour, ça ne vous suffit pas, un jour pareil aux autres il est devenu muet, un jour je suis devenu aveugle, un jour nous deviendrons sourds, un jour nous sommes nés, un jour nous mourrons, le même jour, le même instant, ça ne vous suffit pas ? [Plus posément] Elles accouchent à cheval sur une tombe, le jour brille un instant puis c’est la nuit à nouveau. [Il tire sur la corde] En avant ! » s’exclame, vers la fin de la pièce, Pozzo.

Toute l’obscure beauté du théâtre de Beckett est là dans cette écriture du contrepoint. Dans l’évocation d’un univers sans rémission où aux lueurs du jour à peine évoquées s’oppose la nuit, dans ce contraste entre l’immensité du temps et un jour. Dans cette naissance dans la mort, dans cette mise en perspective vertigineuse du temps et dans la dilatation de l’instant qui ne passe pas, dans l’ironique En avant ! vers le néant.

Oh les beaux jours

Oscillant entre les deux langues, Beckett revient à l’anglais pour écrire Oh les beaux jours en 1961. Le titre est emprunté à un poème de Verlaine : « Oh ! les beaux jours de bonheur indicible », dans Colloque sentimental. La pièce est créée en français à Venise, puis à l’Odéon par Madeleine Renaud et Jean-Louis Barrault, en 1963.

L’ironie acerbe de Beckett s’attaque ici, comme il l’a fait déjà à plusieurs reprises dans son œuvre romanesque, à la relation amoureuse, car les personnages, réduits à deux, sont un couple aux noms encore une fois vagues et se confondant l’un avec l’autre : Winnie la femme et Willie le mari. La femme, d’une cinquantaine d’années, est la seule à parler, enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans un mamelon de terre. De plus en plus enfoncée, elle ne laissera émerger que la tête à la fin de la pièce. Réduite à la répétition exténuante des mêmes mots et des mêmes gestes, la pièce est animée par la parole féminine s’adressant à l’homme qui tourne le dos au public et presque entièrement caché derrière le mamelon, ne répondant que par des grognements.

L’univers de plus en plus restreint de Winnie ne compte que quelques accessoires de toilette qu’elle tire minutieusement chaque jour de son cabas et d’une ombrelle. Faisant l’inventaire de son univers infime, se rappelant des fragments de souvenirs anciens dans un présent minable, elle remercie néanmoins de ces beaux jours. Avant que sa voix ne s’éteigne complètement, Winnie retrouve un instant, piteusement, Willie, qui se met à bouger rampant à quatre pattes et lui répondant enfin. Evocation brève de leur printemps amoureux aussitôt englouti par la déroute du présent, où la nuit avalera définitivement leurs corps.

Le Dépeupleur

Dans son théâtre Beckett ne tourne pas seulement en dérision l’objet de l’action dramatique, plus radicalement encore, c’est aux catégories du temps et de l’espace qu’il s’attaque. En attendant Godot, pièce du non-événement, désacralisait le sacrosaint temps dramatique propre à l’action, dans Le Dépeupleur, 1970, c’est l’espace où se déroule l’action qui est mis singulièrement en question.

« Que cet espace est faux » avançait l’instance narrative dans L’Innommable, à laquelle répond l’incipit du Dépeupleur : « Séjour où des corps vont chercher chacun son dépeupleur. Assez vaste pour permettre de chercher en vain. Assez restreint pour que toute fuite soit vaine. »
Espace impossible que seule la voix de l’acteur fait émerger sur la scène et qui aurait la forme d’un cylindre. Il sonne comme vide, dépeuplé, par le démiurge dont le nom n’existe pas en français : ce Dépeupleur qui nomme la pièce et dont la fonction serait de faire le vide autour de soi et en soi. Les corps, qui évoluent dans le cylindre, sont vidés de toute volonté, et peu à peu désaffectés de tout désir.

Pas moi

Samuel Beckett. Photogrammes de Not I, 1989

L’expérience théâtrale de Beckett est aussi une exploration de tous les moyens techniques mis à sa disposition. Déjà, dans La dernière bande, 1958, il utilise le magnétophone pour traduire le dédoublement du sujet : Krapp, figure de l’écrivain, écoute sa propre voix comme si c’était celle d’un autre.
Puis, c’est la fascination des projecteurs qui le conduit à questionner la scène comme lieu où, au dépouillement des objets, supplée l’alternance de l’ombre et de la lumière, illuminant des corps réduits à des têtes décapitées. Ainsi, dans Pas moi, 1972, une voix surgissant d’une bouche féminine parle tout au long de la pièce, qui ne devrait pas excéder dix-sept minutes, à un auditeur au sexe indéterminé. Impressionné par le souvenir visuel de La Décollation de Saint-Jean Baptiste, peinte par le Caravage, Beckett a retenu cette tête saisissante détachée du corps, pour en faire, dans un puissant clair-obscur, l’objet de la scène théâtrale.

 

Le cinÉma
Film

Samuel Beckett, Film, 1966
Film cinématographique 35 mm, NB, silencieux (un son), 30’
Scénario : Samuel Beckett
Avec Buster Keaton
Réalisation : Alan Schneider

Beckett a exploré la caméra en écrivant des pièces télévisuelles et le scénario d’une œuvre cinématographique, Film.
Film est un court-métrage muet de 22 minutes, écrit en 1963 et réalisé en 1964 par le metteur en scène Alain Schneider, avec Buster Keaton dans le rôle de O. Comme souvent dans ses pièces, le protagoniste se dédouble. L’objet du regard, O, fuit tout au long du film, traqué par Oe, l’œil, qui est aussi le sien. « Il apparaîtra à la fin du film que l’œil poursuivant est celui non pas d’un quelconque tiers, mais celui du soi », écrit Beckett.

Le scénario s’ouvre sur la célèbre formule de Berkeley, Esse est percipi, être c’est être perçu, thèse centrale de sa philosophie idéaliste. Mais, renversant la formule en non esse est non percipi, Beckett cherche ici les conditions du non-être. Film est une mise en scène des conditions pour échapper à l’objectif, autrement dit à l’œil et à la perception. Le film, muet sauf le « chut ! » de la première partie, comporte trois moments : la rue, l’escalier et la chambre. Il ne s’agit que de la recherche poursuivie selon une logique spéculative, démontrée de manière géométrique, des conditions permettant à O de ne pas ressentir « l’angoisse d’être perçu ». Recherche exacte donc d’un angle de vision qui ne doit pas excéder 45°. A 45° O est inconscient du regard, à 46° il est conscient.
L’essai aboutit au constat de l’impossibilité de cette non existence car, même si le regard extérieur est supprimé, reste « l’insupprimable perception de soi. »

 

PiÈces tÉlÉvisuelles

Avec les textes pour la télévision écrits à partir des années soixante, Beckett travaille l’articulation du visible et de l’audible. La télévision avec le jeu de la caméra, les cadrages rapprochés, amènera le surgissement d’autres signifiés. Le premier texte pour la télévision est Eh Joe, 1965. La caméra devient ici un moyen expressif à part entière permettant, à travers son lent mouvement, un zoom d’une vingtaine de minutes. Ni la radio, ni le théâtre, ni la littérature ne pouvaient permettre un tel effet artistique. Pour chaque signification nouvelle apportée dans son œuvre, Beckett crée aussi la forme la plus adaptée au sens, extraordinaire travail poétique d’une concordance serrée entre le sens et la forme.
Ses pièces télévisuelles suivantes sont, entre autres, Ghost trio (Trio des esprits), 1976, …but the clouds… (… que nuages…), 1976, Nach und traume (Nuit et rêve), 1982, titre pris à un lied de Schubert. Dominées par une mélancolie profonde, elles n’ont plus rien à voir avec le rire jaune mais toujours stimulant des premiers textes de Beckett. Les sentiments de la vieillesse et de la mort y sont omniprésents.

Quad

Samuel Beckett, Quad, 1981
Pièce pour la télévision, vidéo, couleur, sonore, 15’

Ecrit et transmis par la télévision allemande en 1981, Quad est publié en 1982. Beckett définit l’œuvre comme une « folie télévisuelle », tant il est vrai qu’elle est exemplaire des limites vers lesquelles l’écrivain veut aller : le texte trouve le silence, la caméra épouse une recherche prononcée de l’abstraction.

Quad est le mot tronqué pour quadrat. En effet, la pièce se résume au presque rien de quatre danseurs aux silhouettes analogues. Couverts d’un long manteau à capuche, ils bougent au rythme de percussions le long des côtés d’un carré invisible au sol. Chaque danseur sort pour un moment du noir, suit son parcours et retourne au noir qui l’engloutit. La caméra fixe surplombe l’action des quatre figures qui dure une vingtaine de minutes. Le carré abstrait, les figures analogues, l’absence totale de parole, le mouvement de sortie des danseurs à la lumière et de retour à l’obscurité, sont propres à la dernière esthétique de Beckett, de plus en plus réduite à des idées essentielles. Le retour aux ténèbres, après le bref intervalle sur la scène, est un mouvement qui peut traduire celui de la vie.

Allant encore plus loin dans le dépouillement, Beckett avait ajouté une seconde version en noir et blanc qui éliminait aussi les percussions et où seuls les pas des danseurs devaient être audibles. Le double titre Quad I + II renvoie aux deux versions. La parole se tait, l’image de plus en plus rigoureuse retrouve les formes essentielles tandis que la couleur, d’abord crépusculaire, peut se limiter aux oppositions fondamentales du noir et du blanc.

 

 

L’Émergence de la mÉmoire dans l’Écritureretour sommaire

Compagnie

Company, 1979, écrit en anglais, sera traduit en français par l’auteur lui-même. Le titre, d’emblée ironique, laisse entendre son contraire, la solitude dont il est toujours question chez Beckett. Elle résonne ici tout au long du texte et de manière frappante dans le monosyllabe de la fin : « seul », dernier mot de Compagnie.
« Une voix parvient à quelqu’un dans le noir. Imaginer. » Ces premiers mots du texte donnent les modalités de la scène et sont un appel appuyé à l’imagination du lecteur. Il sera précisé plus loin : « A quelqu’un sur le dos dans le noir une voix égrène un passé. Question aussi par moments de présent et plus rarement d’avenir ». La mémoire émerge sous la forme d’une voix autre qui ne constitue pas un « je » mais qui s’adresse à l’entendeur sur le dos comme « tu ». « Tu vis le jour tel et tel jour. »
Il est aussi noté que « L’emploi de la deuxième personne est le fait de la voix. Celui de la troisième celui de l’autre. Si lui pouvait parler à qui et de qui parle la voix il y aurait une première. Mais il ne le peut pas. Il ne le fera pas ».
Dédoublement du sujet sous la forme d’une voix, de l’entendeur et de soi-même. « Inventeur de soi-même pour se tenir compagnie. » Avant même de porter atteinte au « pacte autobiographique » stipulant l’identité entre l’auteur et le narrateur, c’est l’identité personnelle qui est ici, comme toujours chez Beckett, remise en cause.
Si les bribes de souvenirs rapportés par la voix correspondent pour la plupart à des souvenirs réels de Beckett, le texte s’inscrit néanmoins dans le cadre d’une autobiographie donnée comme « une fable » et finalement impossible. Déjà, dans La dernière bande, Krapp présentait des analogies évidentes avec Beckett-écrivain. Or, c’est plus loin encore dans le temps que plonge cette œuvre où il est question de l’enfant, du pays de l’enfance : l’Irlande avec ses près herbeux, les nids dans les genêts, « les blancs pâturages égayés d’agneaux au printemps et jonchés de rouges délivres  », les figures parentales. Néanmoins la percée de la réminiscence ne s’inscrit pas à l’enseigne d’un sujet de la mémoire mais, au contraire, de l’impossibilité d’assumer le « je ». Vers la fin du texte, la voix revient pour instiller un dernier soupçon et définir ce qui a précédé comme « La fable de toi fabulant d’un autre avec toi dans le noir ».

Comme toujours, il est question de mots et de leur obsession, de la manière d’en finir, de rendre l’image jusqu’au noir du silence, avec des éblouissantes percées de lumière. « Quelles visions dans le noir de lumière !» s’exclame une autre voix encore, vers la fin du texte. Venons-en donc aux visions, à ce qui émerge dans le noir.

Le premier souvenir que la voix relate à l’entendeur figurait déjà dans Malone meurt. Inoubliable, il est celui de l’enfant qui, donnant la main à sa mère, regarde au-delà des apparences, et de la voix maternelle qui lui renvoie une réponse frustrante. « Levant les yeux au ciel d’azur et ensuite au visage de ta mère, tu romps le silence en demandant s’il n’est pas en réalité beaucoup plus éloigné qu’il n’en a l’air. Le ciel s’entend. Le ciel d’azur. (…) Pour une raison que tu n’as jamais pu t’expliquer cette question dut l’exaspérer. Car elle envoya valser ta petite main et te fit une réponse blessante inoubliable. » (p. 12.)

Compagnie se joue dans le double registre de l’alternance, entre des instants de verticalité lumineuse où l’écriture avance contre l’oubli, et l’obscurité horizontale de l’homme couché sur le dos. Lumière et obscurité se rencontrent. C’est dans ces pages que la lumière rejoint des intensités extrêmes et naît de la terre sous la neige (p. 47), de l’éblouissement des « journées d’avril sans nuages » (p. 52), d’un regard d’enfant observant, à travers un carreau rose, tout le dehors en rose (p. 54), des yeux baignés « de lumière irisée » (p. 54) et du noir lui-même : « Quelles visions dans le noir de lumière !» (p. 83)

Le jour de la naissance revient aussi à trois reprises dans le texte, il s’agit d’un vendredi saint, date revendiquée par Beckett, contrairement à l’état civil pour lequel il serait né un jour de mai. « Tu vis le jour le jour où le Sauveur mourut et maintenant. »
Les deux figures parentales sont aussi là : la mère sévère, empêchant tout envol à l’enfant, y compris le plaisir physique qu’il avait de plonger, tel un oiseau, des sapins du jardin. Les souvenirs paternels évoquent, au contraire, la bonhomie liée « au cher visage ami », « rond et rouge », son appel vers le large quand déjà dans l’eau il invitait l’enfant debout sur un tremplin à la plongée marine. Le visage paternel est ici « renversé » vers l’enfant. « Renversé vers toi. Tu regardes en bas le cher visage ami. Il te crie de sauter. Il crie, Courage ! » (p. 23).
A ce souvenir s’en oppose encore un autre, lié à sa mère. Il figure ailleurs dans Comment c’est, texte énigmatique que la critique a appelé roman mais plus proche du poème en prose et sans ponctuation. C’est l’enfant qui renverse ici la tête vers le visage maternel, tandis qu’à genoux sur un coussin il est en train de prier. « La tête géante coiffée de fleurs et d’oiseaux se penche sur mes boucles, les yeux brûlent d’amour sévère, je lui offre pâles les miens levés à l’angle idéal au ciel (…). » (p. 22.)

Un souvenir amoureux est aussi présent. Il est rendu dans tout son « tremblement », au delà de la narration, à même la sensation, et pour une fois à l’enseigne d’un accord parfait entre les amants. « Tu es sur le dos au pied d’un tremble. Dans son ombre tremblante. Elle couchée à angle droit appuyée sur les coudes. Tes yeux renversés viennent de plonger dans les siens. Dans le noir tu y plonges à nouveau. Encore. Tu sens sur ton visage la frange de ses longs cheveux noirs se remuer dans l’air immobile. Sous la chape des cheveux vos visages se cachent. Elle murmure, Ecoute les feuilles. Les yeux dans les yeux vous écoutez les feuilles. Dans leur ombre tremblante. » (pp. 65 et 66.)
Les allitérations en consonnes liquides donnent à la scène sa fluidité, rendent le mouvement de la lumière et du souffle léger qui s’insinuent entre les feuilles. Tout se fait écoute, non seulement des feuilles, mais aussi, par la synesthésie, de « leur ombre tremblante ».
Souvenir radieux et ultime, auquel s’oppose aussitôt la position de l’entendeur rampant et tombant au sol dans le noir, de  plus en plus « prostré », dans un rétrécissement de l’espace et de tous les sens. La scène se concentre sur le présent de l’homme sur le dos, ou accroupi, sans plus de souvenirs possibles, poursuivant l’irréversible traversée des illusions inaugurée par le subterfuge d’inventer une voix, pour se tenir compagnie. « Peine perdue » disent les mots de la fin qui enlèvent tout espoir : « Et comme quoi mieux vaut tout compte fait peine perdue et toi tel que toujours.
Seul. »

 

 

La relation À la peintureretour sommaire

Dépassant sans cesse les frontières, l’œuvre de Beckett est marquée par le passage continuel à la langue étrangère (anglais, français, allemand), par la traversée de tous les genres, de la poésie au roman, du théâtre aux pièces cinématographiques et télévisuelles. Elle est aussi traversée par la peinture.

La relation au visible a une place de choix dans son œuvre. Anne Atik (compagne du peintre Avigdor Arikha), dans Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett (Editions de l’Olivier, 2001), rappelle la capacité extraordinaire de l’auteur à évoquer, comme s’ils étaient présents, des tableaux vus dans les grands musées d’Europe, d’en indiquer les couleurs, la composition. Souvent ces tableaux sont à l’origine de ses œuvres.
Il s’agit alors d’un détail visuel concernant l’attitude d’un personnage qui frappe son  imagination et se noue à d’autres éléments pour constituer l’ébauche, la première idée d’une œuvre à venir, comme c’est le cas, par exemple, pour Pas moi.
À un autre niveau de l’écriture, il s’agit de « rendre l’image » dans le texte, sans emprunter les figures classiques de la description, mais, par un court-circuitage de la représentation, d’aller au réel de la sensation. Une image proche de la sensation dont Cézanne disait : « Je vous dois la sensation en peinture et je vous la rendrai. ». Propos qui est aussi celui de Francis Bacon, souhaitant réaliser des tableaux qui frappent directement le système nerveux et auquel Beckett fait écho en parlant de Pas moi : « Je ne me préoccupe pas outre mesure de l’intelligibilité. J’espère que la pièce touchera les nerfs du public et non son intellect. » (Cf. Stanley Gontarski, dans «Samuel Beckett » in Arts Press, n°51.) Les deux grands contemporains irlandais, Beckett pour l’écriture et Bacon pour la peinture, vont dans le même sens. Le psychanalyste Didier Anzieu écrit à ce sujet : « Le lecteur reçoit les textes de Beckett de la manière dont le visiteur reçoit les toiles de Francis Bacon (…) : comme un coup porté au creux de son âme. » (Didier Anzieu, Beckett, Folio, Essais, 1998.)

Se dépouillant de plus en plus, ses textes seront habités par la mélancolie et la mort réduisant tout à l’épure, au presque rien. Les dernières images évoquées, ou mises en scène, se limiteront alors aux formes essentielles de la représentation picturale : figures géométriques du cercle, du carré, rapports chromatiques appelant les non couleurs du blanc et du noir, lumière affectionnant le clair-obscur dramatique. Le silence de la parole rencontrera le noir de l’image. Il s’agira des textes-tableaux de la fin où, seules restent des indications scéniques renvoyant à un espace de plus en plus abstrait, où les corps s’estompent, après s’être fragmentés en têtes ou bouches sans plus d’unité physique.

 

Des tableaux et des textes

Déjà, dans son premier roman - Murphy, 1938 -, la mémoire du protagoniste conserve intacte l’image d’un tableau : « le visage renversé de l’Enfant dans une Circoncision, de Giovanni Bellini (vu à Londres à la National Gallery). L’attente du couteau. » (Murphy, p. 180.) Cette position renversée de la tête reviendra à plusieurs reprises dans son œuvre, ainsi que la condition psychique de l’attente, angoissée ici, métaphysique dans En attendant Godot, par exemple. D’autres tableaux anciens, vus à la National Gallery, sont évoqués dans la version anglaise de Murphy : le Narcisse du Lorrain, La voie lactée du Tintoret.

Entre vingt et trente ans, Beckett fréquente les grands musées d’Europe et annote des impressions sur certains tableaux. (Cf. ses biographes James Knowlson, Damned to Fame, The life of Samuel Beckett, London, Bloomsbury, 1996, et Deirdre Baire, Samuel Beckett, op.cit.) À l’époque, il est aussi frappé par des têtes de Rembrandt se détachant sur un arrière-plan sombre, ainsi que par le clair-obscur de Caravage. Son admiration pour Jack B. Yeats, qu’il découvre en 1930, est sans limites. En 1935, relate Deirdre Baire, Beckett va jusqu’à emprunter de l’argent à son frère, sa mère lui fournissant le reste, pour acheter un tableau de Yeats, qu’il décrit comme étant « presque une vue de ciel ». Ce tableau s’appelle Morning et Beckett l’exposera dans tous les endroits où il habitera.

Dans son roman Watt, 1942-44, Watt, ensanglanté et les mains en croix, est comparé au Christ du Couronnement d’épines de Jérôme Bosch. La posture en croix, si typique des personnages de Beckett, est celle des crucifixions qui hantent toute la peinture occidentale. L’Annonciation d’Antonello da Messina, de la Pinacothèque de Munich, vue en 1937, revient pour caractériser la position des bras de May dans la pièce Pas (1976). Beckett demande à l’actrice qui joue May de serrer les mains contre elle comme pour ramasser tout son être, position qui lui paraît être celle de la Vierge dans cette Annonciation.

Enfin il est connu, aux dires de Beckett lui-même, que les deux tableaux de Caspar Friedrich, Deux hommes contemplant la lune de 1819 et Un homme et une femme contemplant la lune de 1824 sont à l’origine d’En attendant Godot. L’idée visuelle sort de ces tableaux : personnages de dos, scènes crépusculaires, paysages désolés, silhouettes sombres.
L’origine de Pas moi remonte aussi, comme on a vu, à un souvenir pictural, La Décollation de Saint-Jean Baptiste, que sous le conseil de son ami peintre Avigodor Arikha l’écrivain avait pu admirer à Malte.

La liste des œuvres qui ont marqué Beckett et dont il annotait régulièrement les catalogues serait encore longue, ce qui frappe c’est la singularité de son regard, le lien insolite qu’il établit entre ces détails visuels et ses propres œuvres.

 

Les textes sur la peinture

Des relations d’amitié et de complicité esthétique ont relié Beckett à nombre d’artistes ses contemporains. Il a écrit sur Masson, Tal Coat, Henri Hayden et surtout sur Bram Van Velde. Dès 1945, à l’occasion de l’exposition d’Abraham et de Gerardus Van Velde à Paris, Beckett écrit son premier texte critique sur la peinture, intitulé « Le Monde et le pantalon », publié dans les Cahiers d’art. S’il est vrai, comme l’écrit Stendhal, que « les jugements des artistes les uns sur les autres ne sont qu’un certificat de ressemblance », on peut aisément comprendre que Beckett ait reconnu chez les frères Van Velde ses préoccupations esthétiques. Dans son écriture Beckett réagit au réalisme, s’insurgeant contre Balzac ou Jane Austen, de la même manière que la peinture des Van Velde remet en question le rapport de la peinture à la réalité.

Bram Van Velde, Sans titre, 1936/1941
Gouache sur carton, 125,8 x 75,8 cm

Ainsi, il écrit que l’objet de la représentation se retire de leur peinture et qu’il n’est plus de l’ordre du visible. « Abraham Van Velde peint l’étendue. Gerardus Van Velde peint la succession ». Il ajoute que ce qui intéresse ces deux artistes « c’est la condition humaine ». Condition humaine que Beckett n’a pas arrêté de questionner. Toujours au sujet des frères Van Velde, en 1948, il écrit « Peintres de l’empêchement » (texte publié dans Derrière le miroir, n° 11-12, juin 1948), où il donne son point de vue sur la peinture moderne et où se trouve la célèbre formule « Est peint ce qui empêche de peindre », mots qui caractérisent l’écriture même de Beckett.

La peinture moderne est marquée, selon lui, par «l’assaut donné à l’objet », objet dont il met en doute la possibilité d’être représenté. L’essence de l’objet pictural est, pour Beckett, sa dérobade. « Car que reste-t-il de représentable si l’essence de l’objet est de se dérober à la représentation ? Il reste à représenter les conditions de cette dérobade. » Et plus loin, il approche la peinture de Bram Van Velde en termes de voile et de dévoilement infini. « Un dévoilement sans fin, voile derrière voile, plan sur plan de transparences imparfaites, un dévoilement vers l’indévoilable, le rien, la chose à nouveau. »
Ici, Beckett est très proche de Lacan. S’interrogeant sur l’essence de la peinture, Jacques Lacan citait l’apologue antique du concours entre deux peintres grecs : Zeuxis et Parrhasios. Parrhasios l’emporta sur Zeuxis qui avait peint des raisins si ressemblants que les oiseaux s’y étaient trompés. Ce que Parrhasios peint, sur la muraille, c’est un voile si ressemblant qu’il trompe les hommes qui lui demandent de leur montrer ce qu’il a peint derrière ce voile. Au-delà de la représentation de l’objet, la peinture se montre ici dans son essence : celle de solliciter le désir de voir au-delà, au-delà d’une suite de plans-couleurs-matière, un objet impossible. L’objet est ainsi, comme le dit encore Lacan au sujet de l’œuvre d’art en général, « élevé à la dignité de la chose », qui demande de lever le voile des apparences pour pénétrer dans d’autres profondeurs. (Le Séminaire, livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986.) Profondeurs du désir, car selon Lacan, la chose est ce qui cause le désir, désir de voir dans le cas de la peinture.

Tal Coat, Sans titre 1, (1981-1982)
Aquarelle sur papier, 19 x 28 cm

En 1949, pour la revue Transition, Beckett livre trois courts textes sous la forme de dialogues, sur Tal Coat, Masson et Bram Van Velde.
Là encore, ce que peint Tal Coat « ne se trouve pas dans la nature », il s’agit plutôt « d’un élan vers une expression plus adéquate de l’expérience sensible, telle qu’elle se révèle à la vigilante cénesthésie », « l’instant fugace de la sensation ». Masson s’attaque, selon Beckett, à ce qu’il définit comme « deux vieilles maladies » de la peinture : « la maladie de vouloir savoir ce qu’il faut accomplir et la maladie de vouloir être capable de l’accomplir ». A ce vouloir s’oppose le non-vouloir si propre aux personnages de Beckett.
Enfin, revenant encore sur Bram Van Velde, Beckett y continue le questionnement sur ce qui caractérise un art de l’empêchement, cet art serait de l’ordre d’une « fidélité à l’échec » de la représentation et de la révélation d’un autre espace : « Qu’est-ce qu’en effet que cette surface colorée qui n’était pas là avant ? Je ne sais pas, n’ayant jamais rien vu de pareil. »

Henri Hayden, Les Sillons rouges, 1960

L’autre texte essentiel sur l’art est celui consacré à son ami Henri Hayden et intitulé « Henri Hayden, homme-peintre », de 1952, paru dans Documents, n°22. Beckett y énonce la difficulté d’écrire des mots « sur une chose qui les récuse », la peinture.  Beckett voit dans ces œuvres une peinture de l’« effacement » de celui qui peint et de la chose peinte.
« Présence à peine de celui qui fait, présence à peine de ce qui est fait. » Des tableaux dans lesquels on reconnaît les objets : paysages ou natures mortes, mais à jamais frappés par le doute, et la « fragilité » de « leur touchante apparence ». Esthétique du peu, si familière à Beckett. « De ce peu d’où l’on se précipite, comme de la pire des malédictions, vers les prestiges du tout et du rien. » Extrêmes que son œuvre comme celle de Hayden fuit.

 

RÉsonances

L’œuvre de Beckett établit aussi des résonances évidentes avec des artistes contemporains qui lui sont proches comme Geneviève Asse (1923), qui s’en inspirent comme Bruce Nauman (1941), ou qui, sans le vouloir, en évoquent des structures spatiales comme Sol LeWitt (1928), Robert Ryman (1930), ou le sentiment du temps comme Giuseppe Penone (1947) et Claudio Parmiggiani (1943), dont deux œuvres ouvrent et ferment l’exposition. Il s’agit de Polvere, 1998 (Poussière) et de Silenzio, 1971 (Silence), titres qui suggèrent la parenté sémantique avec l’univers hanté par la mort et le devenir poussière, ainsi qu’avec la figure ultime du silence, invoquée par les textes de Beckett.
Nous évoquerons ici deux œuvres dont l’écho avec l’univers beckettien est exemplaire : celle de Geneviève Asse et celle de Bruce Nauman.

Geneviève Asse

Geneviève Asse, Triptyque lumière, 1970-1971
Huile sur toile, 130 x 292 cm, chaque panneau 130 x 97cm

Entretenant des relations d’amitié avec Beckett, Geneviève Asse lui est proche aussi dans sa relation à l’espace et à la lumière. Se débarrassant progressivement des objets, sa peinture évolue vers l’abstraction. Elle se concentre essentiellement sur la relation de la lumière et de l’espace qui se confondent dans les toiles blanches des années soixante.

Accompagnée d’une pratique du dessin et de la gravure, son œuvre tend vers le dépouillement, rappelant l’esthétique du « presque rien », mais chargé d’intensité, si chère à Beckett. La dimension de l’infini s’inscrit dans ses formes flottant dans un espace immense comme dans ce Triptyque lumière de 1970-71 où, comme l’indique le titre, la protagoniste est la lumière, se déclinant à l’horizontale et s’identifiant à l’espace blanc.

La disparition des limites, le vide, le blanc, qui caractérisent sa peinture, sont aussi propres à l’œuvre de Beckett qui n’est pas seulement celle de l’ombre, des gris, du noir, ou des espaces confinés, mais aussi de la lumière, d’espaces immenses, d’un « soleil azur » (Malone meurt) qui marquent d’un contrepoint lumineux son écriture. Au plus près des toiles de Geneviève Asse, Beckett écrit : « L’idée du blanc, sans plus. » (« D’un ouvrage abandonné », in Têtes mortes.)

Bruce Nauman

Bruce Nauman, Boucing in the Corner 1 and 2 (Upside Down), 1968-1969
Œuvre vidéo, U-matic, NTSC, noir et blanc, son. Durée : 20'

Artiste polymorphe et prolifique, Bruce Nauman présente une œuvre irréductible à tout classement, à l’image de sa formation scientifique et littéraire à la fois. D’abord peintre, il abandonne la peinture pour s’intéresser à la sculpture, à la performance et au cinéma. Les installations vidéo constituent une part essentielle de son travail, impliquant la présence du spectateur et mettant à l’épreuve les catégories spatio-temporelles de la perception.

Nauman a été marqué par l’œuvre cinématographique de Beckett. Ses installations où des caméras, placées aux angles de couloirs, traquent le passage du spectateur — qui se reconnaît au bout du parcours dans l’image vidéo — sont influencées par Film, où l’œil de la caméra suit également un personnage qui, à la fin, regarde la caméra et s’identifie avec « l’œil prédateur ».

Dans Boucing in the Corner 1 and 2 (Upside Down), Nauman insiste encore une fois sur l’idée de la désorientation du regard. Le spectateur n’est plus directement acteur mais participe, à travers la figure du performeur, d’une expérience qui se veut mentale et physique, celle d’un corps sans visage et sans parole, cloisonné dans un lieu qui l’enserre, à l’angle de deux murs. De face et en contre-plongée, le corps de l’artiste se tient debout recommençant sans fin des gestes simples.

Des pièges posés au regard, au corps sans tête gesticulant en vain, à la bouche sans corps déclinant une grimace sans fin comme c’est le cas pour Pulling Mouth, 1969, les œuvres de Nauman n’arrêtent pas d’instaurer une trame d’échos et de renvois avec les figures et les lieux de la scène beckettienne.

 

 

Bibliographie sÉlectiveretour sommaire
Œuvres de Samuel Beckett

Toutes les références aux œuvres de Beckett renvoient aux éditions de Minuit sauf pour « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », trad. de Jean-Louis Houdebine, in Documents sur, n°4-5, juin 1979. Les deux versions de Beckett en anglais (A) et en français (F) sont indiquées dans l’ordre de leur rédaction.

- « Dante… Bruno. Vico.. Joyce », 1929, trad. de Jean-Louis Houdebine, in Documents sur, n°4-5, juin 1979
- Proust, 1931, trad. Edith Fournier, 1990
- Murphy, 1938 (F : Murphy, 1947)
- Watt, 1942-44, publié en 1953 (F : Watt, 1968)
- Premier Amour, 1945, publié en 1970 (A : A first Love )
- Le monde et le pantalon, 1945 (in Le Monde et le pantalon, suivi de « Peintres de l’empêchement », 1991)
- Three Dialogues, entretiens avec Georges Duthuit, 1949 (trad. de l’auteur en collaboration avec Edith Fournier, 1998 )
- Molloy, 1947-48, publié en 1951 (A : Molloy )
- Malone meurt, publié en 1951 (A : Malone dies )
- En attendant Godot, 1948, publié en 1952 (A : Waiting fot Godot)
- L’Innommable, 1949, publié en 1953 ( A : The Unnumable)
- Krapp’s Last Tape, 1958 (F : La dernière bande, 1960)
- Happy Days, 1961 (F : Oh les beaux jours)
- Comment c’est, 1961 (A : How It Is)
- Film, 1963 (Film, in Comédie et Actes divers, 1972)
- Le Dépeupleur, 1967, publié en 1970 (A : The Lost Ones)
- Not I, 1972 (F : Pas moi, in Oh les beaux jours, suivi de Pas moi)
- Company, 1980 (F : Compagnie)
- Quad, 1981, publié en 1982 (Quad, trad. E. Fournier)

Sur Samuel Beckett

- Objet Beckett, sous la direction de Marianne Alphant et Nathalie Léger, coédition Centre Pompidou/IMEC, 2007
- Nathalie Léger, Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, éditions Allia, 2006
- Anne Atik, Comment c’était. Souvenirs sur Samuel Beckett, éditions de l’Olivier, 2001
- Margherita Léoni, Ecrire le sensible, Casanova, Stendhal, Beckett, L’Harmattan, 2001
- Evelyne Grossman, L’Esthétique de Beckett, Sedes, 1998
- Didier Anzieu, Beckett, Folio, Essais, 1998
- James Knowlson, Damned to Fame, The life of Samuel Beckett, London, Bloomsbury, 1996
- Charles Juliet, Rencontre avec Samuel Beckett, Fata Morgana, 1986
- Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Ethique de la psychanalyse, Seuil, 1986
- Deirdre Bair, Samuel Beckett, Fayard, 1979, trad. de l’anglais par Léo Dilé
- Samuel Beckett, Cahier de L’Herne, Editions de l’Herne, 1976
- Ludovic Janvier, Pour Samuel Beckett, Minuit, 1966
- David Hayman, « Molloy à la recherche de l’absurde », in Configuration critique, 8, numéro consacré à Samuel Beckett, 1964

Samuel Beckett. Du 14 mars au 25 juin 2007, Galerie 2, niveau 6.

Autour de l’exposition 
- Théâtre. Samuel Beckett, La dernière bande. Du 14 au 16 mars à 20h30.
- Concert. Pour Samuel Beckett. Le 29 mars à 20h30.
- Cinéma. Beckett au cinéma. 11, 12, 13 mai.
- Conférence. Un dimanche, une œuvre : Film, 1966. Le 1er avril à 11h30.
- Visites commentées de l’exposition le samedi à 15h30.

Pour consulter les autres dossiers sur les collections du Musée national d'art moderne
En français 
En anglais 


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© Centre Pompidou – Direction de l’action éducative et des publics, mars 2007
Texte : Margherita Léoni-Figini, professeur-relais de l’Education nationale à la DAEP
Pour les œuvres de Bram Van Velde, Tal Coat, Henri Hayden, Geneviève Asse, Bruce Nauman : Adagp, Paris 2010
Maquette: Michel Fernandez, Ariane Cock
Mise à jour : 2010
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques