11 septembre 2002 au 6 janvier 2003 - Galerie 1, niveau 6
MAX BECKMANN, UN
PEINTRE D'HISTOIRE
La peinture dhistoire, le plus élevé
des genres
"L'esprit de son temps"
Le refus de l'abstraction: art figuratif
contre esthétique du papier peint
MAX BECKMANN, PEINTRE
DU PREMIER XXe SIECLE
La guerre de 14-18: le tournant
La crise dans lAllemagne daprès-guerre
L'apaisement sous la République de
Weimar
La montée du nazisme
L'exil en Hollande
L'émigration aux Etats-Unis: un nouveau
départ
RESSOURCES
Bibliographie
Liens Internet
Né à Leipzig en 1884 et mort à New York en 1950, Max Beckmann
connaîtra personnellement les grandes tragédies qui, dans ce premier
XXe siècle, bouleverseront lEurope et le monde.
Le peintre participera à la Première Guerre mondiale, subira la
montée et la victoire du nazisme, connaîtra lexil, loccupation
hitlérienne, leffondrement de lEurope et enfin lémigration
aux Etats-Unis à lépoque de la guerre froide.
Luvre de Max Beckmann rend compte de chacun de ces drames, sans
que pour autant le peintre en soit un "illustrateur" ou une sorte
de reporter. Quoique refusant lanecdote ou le récit, nul mieux
que lui na montré la crise sociale et morale de lAllemagne
des années vingt ou dénoncé la monstruosité du nazisme.
Et cela justement parce que, refusant lengagement direct de lartiste,
lui fixant une mission plus haute, Beckmann, dans sa peinture des événements
historiques, atteint une dimension universelle et intemporelle.
MAX BECKMANN
UN PEINTRE DHISTOIRE
Beckmann, considéré souvent comme le peintre dhistoire le plus important du siècle, sil nutilise pas lui-même le concept de peinture dhistoire, parle de son devoir de peindre des "grandes actions dramatiques à contenu humain".
La peinture dhistoire,
le plus élevé des genres
Peindre, comme lécrit Max Beckmann, "des grandes actions dramatiques
à contenu humain", correspond en fait à la définition
de ce genre depuis la création de lAcadémie royale de peinture,
en France, au XVIIe siècle.
La peinture dhistoire occupait le sommet de la hiérarchie des genres
et devait puiser dans les scènes les plus remarquables de la mythologie,
de la religion et de lhistoire antique ou moderne pour rendre compte du
présent. Les uvres devaient transmettre un message moral capable
dinstruire le spectateur et de linfluencer. Suivant lexemple
de Nicolas Poussin, le peintre dhistoire devait être un peintre
savant.
Beckmann remplit toutes ces exigences, rejetant un art qui ne se consacrerait
quaux impressions de la nature sans se saisir des grands drames de lhumanité.
"Lesprit de son temps"
Ayant lui-même subi la guerre et lexil, observateur attentif des
mouvements politiques, Beckmann va dans son uvre interpréter lhistoire,
sans jamais prétendre donner une image objective de la réalité.
Pour lui, le devoir de lartiste est de créer selon "lesprit
de son temps". Ce qui implique que lartiste ait conscience de cet
"esprit".
Les étapes du développement artistique de Beckmann témoignent
de son travail sur lhistoire vécue. Mettre en évidence certaines
de ces étapes permet de comprendre que ce ne sont pas des raisons
formelles qui ont poussé le peintre à modifier, au fil des
décennies, sa conception de lart. Ce sont plutôt les changements
dans sa perception de "lesprit de son temps" qui ont influencé
son évolution artistique.
Le XXe siècle souvre sur une guerre qui a bouleversé toutes
les valeurs morales, religieuses et sociales des siècles précédents.
Pour rendre compte de ce bouleversement, Beckmann va rompre avec la conception
de lart au XIXe siècle, malgré ladmiration quil
porte à Goya, Géricault ou Delacroix. Il va rompre avec la
peinture narrative, représentant une action accomplie dans un temps
et un espace finis. Il va au contraire peindre des personnages comme autant
de fragments sans rapports explicites entre eux.
Ces figures ne sont pas pour autant interchangeables. Les tableaux de Beckmann
offrent une unité de composition à lintérieur de
laquelle les différents motifs se rapportent les uns aux autres.
Doù, souvent, la grande difficulté à décrypter
ses toiles, ses triptyques particulièrement. Son univers iconographique
repose sur un matériau littéraire, mythologique et philosophique
extrêmement riche.
Le refus de labstraction:
art figuratif contre esthétique du
papier peint
Beckmann refuse la peinture narrative mais se réclame néanmoins
de la peinture de figures à laquelle il rattache le Tintoret, le Greco
ou Cézanne.
Selon lui, pour participer au monde qui lentoure, pour en rendre compte,
le peintre doit partir de la réalité vécue. Il soppose
ainsi aux avant-gardes, à la "nouvelle peinture", celle
défendue en 1912 par le peintre Franz Marc et le groupe Der Blaue Reiter
(le Cavalier Bleu) dont fait partie Kandinsky.
En réponse à Marc, dans un article intitulé Pensées
sur lart temporel et intemporel, il écrit: "Une chose
est récurrente en tout art. Cest la sensibilité artistique,
liée au caractère figuratif et objectif des objets à représenter".
Il dénonce les "papiers peints Gauguin", les "étoffes
Matisse": cette soi-disant nouvelle peinture a ceci de faible et dexcessif
dans son esthétisme, quelle ne permet plus de distinguer la notion
de papier peint ou daffiche de celle de "tableau".
Lenseignant pourra montrer à ses élèves
des tableaux dHistoire, de Poussin à Goya et Delacroix. Il est
aussi nécessaire dapprocher, même simplement, le problème
de lopposition figuration - abstraction et de définir la notion
davant-garde en peinture.
Une introduction à lhistoire de lAllemagne permettra de mieux
situer luvre de Max Beckmann. En fin de ce dossier, quelques sites
sur lhistoire de la République de Weimar, période largement
illustrée sur le Net.
MAX BECKMANN
PEINTRE DU PREMIER XXe SIÈCLE
Les événements tragiques qui marquèrent lhistoire
européenne dès la naissance du siècle se retrouvent, transcendés
par lart, dans luvre de Beckmann.
La guerre de 14-18: le tournant
Avant la Grande Guerre de 14-18, Max Beckmann se reprochait souvent linsuffisante
générosité de son art. Il avait pourtant, à plusieurs
reprises, cherché à sortir de lespace trop modeste et subjectif
de la peinture de genre pour peindre des drames collectifs comme la Scène
de la destruction de Messine (1909), ou le Naufrage du Titanic (1912).
Avec la guerre, lHistoire simmisce brutalement dans sa vie. Il sengage
comme volontaire dans les services sanitaires de larmée allemande
et connaît dès 1915 une profonde dépression physique et
psychique.
La Grande Guerre arrache Beckmann au cercle étouffant de ses préoccupations
matérielles (vendre ses toiles) et de ses passions privées. Comme
il le dira à sa femme Mina Tube, la guerre sera pour lui et pour son
art un "miracle". Un "miracle" parce quil aura accumulé
en quelques mois lintensité dexpérience de toute une
vie, modifiant considérablement, dès 1915, son langage pictural.
Tout ce quil a fait jusque-là en peinture nest que simple
"apprentissage". Ses contemporains ne peuvent que constater, quen
1919, plus aucun lien nexiste avec ses uvres antérieures.
Il invente un nouveau langage plastique.
Dans ses Lettres du front le peintre explique quil accumule des
images. Il regarde, fixe dans sa mémoire visuelle les horreurs quil
découvre. Il dessine les blessés à lhôpital,
les cadavres qui jonchent les champs et encombrent les morgues. Dessiner lui
permet de tenir à distance les abominations insupportables dont il est
le témoin: "Dessiner me protège de la mort et de la destruction"
(3 octobre 1914). Il extraira de ces images, une fois la guerre finie, ce quelles
ont déternel.
Beckmann a très peu peint pendant la guerre, saisi par le sentiment dimpossibilité
délaborer une forme picturale adéquate. Le pathétisme
historique, hérité du XIXe siècle, est balayé par
la brutalité du réel.
Le dessin lui permet de trouver de nouvelles formes, avec la plume de roseau,
dure et pointue. Le trait incisif ne permet aucune hésitation. Il lutilise
aussi dans différents procédés de gravure, pointe sèche
ou eau forte.
Die
Granate, LObus, 1915
Pointe-sèche sur imitation de papier Japon. 38,6 x 28,9 cm
Sprengel Museum, Hanovre
LObus, pointe sèche, 1915, est luvre centrale
marquant la rupture dans le langage formel de Beckmann. Pour la première
fois, il traduit son expérience traumatique dans une forme délibérément
nouvelle. Lexplosion de lobus fait comme éclater la composition,
la perspective, lespace et les figures. Les traits esquissant les corps
sont brisés dans un rythme désordonné, disloqué.
Les lignes se heurtent et sarrêtent. Le chaos et la dévastation
sont rendus par le fractionnement de toute la composition. Seul lobus,
situé en haut et à droite de la gravure, semble stable, tel un
soleil noir donnant la mort.
En renonçant à toutes les conventions spatiales et formelles
de la peinture auxquelles il avait adhéré, Beckmann donne
à voir la réalité de la guerre des tranchées, où
fragments atomisés de ferraille et de chair se dispersent.
Série de gravures de 1914-15
présentée dans lexposition
Eaux fortes.
- La Déclaration de guerre
- Grande Opération (portfolio Gesichter Visages)
- Grande Salle dopération
- Homme avec béquille sur un fauteuil roulant
- Opération de la tête sur un soldat blessé.
Lutilisation de leau forte permet un travail spontané et
restitue lacuité du trait gravé dans le zinc.
Résurrection II, 1916-1918
Dans Résurrection II, commencée en 1916 à Francfort
et laissée inachevée en 1918, Beckmann va chercher à transposer
dans la peinture ce nouveau langage.
Cette uvre perpétue la tâche du peintre dhistoire qui
est de communiquer un message moral à travers un thème de lhistoire
sainte. Mais là, la composition est irrémédiablement déchirée.
Des fragments épars symbolisent la rupture de lunité traditionnelle
de limage. Les proportions des personnages entre eux nont plus aucun
rapport naturel, les principes conventionnels de construction sont balayés.
Le peintre "donne à voir" labsence totale despoir
de rédemption divine. Dans une sorte de danse macabre du Moyen âge,
le soleil noir de la mélancolie, inspiré de Dürer, remplace
la figure du Christ.
Cest bien pendant la guerre, et "grâce", si lon
ose dire, à la guerre que va se constituer le noyau de lart de
Beckmann, cest-à-dire un dédoublement ironique par rapport
à la vie et ses atrocités et par rapport à lui-même.
Cest dans lart même, par luvre même, que
le peintre est capable dexorciser lhorreur du monde. Et cest
dans ce dédoublement que résidera, toujours plus, la fonction
rédemptrice de lart.
Car la guerre na pas conduit Beckmann au nihilisme dadaïste.
Le peintre a cherché à convertir son expérience de la guerre
en un défi salutaire: "Il faut exposer nos curs, nos nerfs
aux cris de déception des gens trompés. Il faut être près
des gens. La seule justification de notre existence dartiste, passablement
superflue et égoïste, cest de présenter aux gens une
image de leur destin. Cela nest possible que si on les aime." (Schöpferische
Konfession, 1918.)
Voir en fin de dossier, une sélection de sites sur le dadaïsme.
La crise dans lAllemagne daprès-guerre
La crise économique, sociale et morale qui ravage lAllemagne saccompagne
de la montée des extrémismes, de droite comme de gauche.
Die
Nacht, La Nuit, 1918-19
Huile sur toile. 133 x 154 cm
Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Beckmann abandonne Résurrection pour réaliser son premier
grand chef-duvre.
Dans cette uvre effrayante, véritable cauchemar, trois personnages
torturent un couple et enlèvent leur fille. Le tableau, plein à
craquer, vole en éclats sous la violence des gestes des bourreaux.
Beckmann évoque ici la violence sociale qui déchire la société
allemande. La scène est sans doute en rapport avec lassassinat
des révolutionnaires spartakistes Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht lors
de la Semaine sanglante à Berlin, en janvier 1919.
Ce tableau est un bilan de ses expériences, projeté sur la société
urbaine de laprès-guerre. Le phonographe, au centre, domine la
scène, seul point stable comme lobus ou le soleil noir. Il semble
avaler les cris deffroi. Bourgeois et assassins sont des victimes. Le
plancher suggère une scène de théâtre, la réalité
devient théâtre et parabole éternelle.
A droite, lassassin, qui porte une casquette prolétarienne, dont
les traits du visage rappellent ceux de Lénine, aux yeux couverts par
la visière, évoque une figure tirée du Triomphe de la
mort, une fresque du XVe siècle du Campo Santo de Pise.
En amalgamant un thème iconographique chrétien (la Descente de
croix) et des personnages contemporains, victime de guerre ou prolétaire,
Beckmann dépasse la cruauté de la société daprès-guerre
pour donner à son tableau une dimension universelle, celle de lenfer
humain sur terre.
Cette scène de torture froide et méthodique annonce la terreur
nazie dans lEurope occupée et "lindustrie de la mort"
où la science sera mise au service de lextermination.
Comme dans le Guernica de Picasso, 1937, la violence de la guerre sétend
aux sphères de la vie privée.
Die Hölle, LEnfer, 1918-1919
Série de onze lithographies présentée dans lexposition
Certains titres parlent deux-mêmes: Le Retour chez soi, Le Martyr,
La Faim, Les Idéologues, Le Chant patriotique.
Dautres peintres expressionnistes comme Otto Dix et George Grosz ont traité ces thèmes liés à une Allemagne de laprès-guerre vouée à la crise et à la violence des rapports humains et sociaux. Voir en fin de dossier, les liens accessibles sur Internet qui permettent de voir quelques uvres de ces peintres.
Lapaisement sous la République de Weimar
LAllemagne sort de la crise. Le régime républicain de Weimar
se stabilise. Beckmann devient un peintre renommé, y compris jusquaux
Etats-Unis. À limage de la société allemande qui
retrouve un équilibre et une prospérité trompeurs, sa peinture
évolue, ses personnages, moins déformés, moins agités,
trouvent une nouvelle stature.
Après toute une série dautoportraits dans lesquels Beckmann
se montre hagard et dépressif, LAutoportrait en smoking,
de 1927, est le point culminant de cette évolution.
Selbstbildnis im Smoking, Autoportrait
en smoking, 1927
Huile sur toile. 139,5 x 96,5 cm
Busch-Reisinger Museum, Harvard University Art Museums, Cambridge (MA)
Beckmann apparaît ici en grand seigneur, en homme du monde sûr de
lui et monumental. Son regard est ferme, dune assurance hypnotique. La
tête est comme sculptée par les ombres noires. La couleur, appliquée
en surfaces, a une présence matérielle.
Par lombre noire, un présage obscur sest posé sur
son visage, le monde des ténèbres affleure. Le modelé du
visage évoque une tête de mort. Beckmann pose en magicien capable
de converser avec lau-delà. Le blanc du fond est appliqué
sur une couche de noir, procédé qui a valeur de programme: "Cest
seulement dans les deux, le noir et le blanc, que je vois vraiment Dieu comme
une unité, tel quil ne cesse de sincarner dans le grand Théâtre
du Monde, en mutation constante". (Discours de Londres, 1938.)
Mais que veut vraiment dire lartiste ?
Cette même année 1927, Beckmann publie un article intitulé
Lartiste et lEtat, dans lequel il définit les tâches
de lartiste au sein de lEtat: "Son action est essentielle,
car de lui seul peuvent émaner les lois pour une nouvelle culture. (
)
Lartiste (
) est le véritable créateur du monde, qui
nexistait pas avant lui. La nouvelle idée à laquelle lartiste
mais aussi lhumanité doivent travailler est la responsabilité
de soi. (
) Nous ne pouvons plus compter que sur nous-mêmes. Car
nous sommes Dieux. (
) Lart est le miroir de Dieu, qui est lhumanité".
Lartiste, comme éducateur, a pour tâche de libérer
de toute dépendance métaphysique. "Maintenant, nous voulons
croire en nous-mêmes". Son rôle est daider les hommes
à devenir "les propriétaires conscients de linfini,
dégagés du temps et de lespace".
En fait, cet autoportrait nest pas le portrait dun individu qui
a réussi, mais la vision utopiste de lartiste moderne dont la tâche
est de donner forme à lidée dauto-responsabilité.
Beckmann se sent au service de la société toute entière,
peu de temps avant que lAllemagne ne bascule dans le totalitarisme du
Troisième Reich.
La montée du nazisme
Avec la progression du national-socialisme concomitante de la Grande Dépression
économique qui touche le monde et lAllemagne, une nouvelle époque
deffondrement spirituel et politique sannonce pour lartiste.
Déjà, en 1925, lors dun voyage dans lItalie mussolinienne,
Beckmann avait mis en lumière le vrai visage du fascisme dans un tableau
intitulé Galeria Umberto (huile sur toile, 113 x 50 cm, collection
particulière).
Au milieu dun déluge qui inonde la galerie napolitaine, un homme
étreint un gros poisson, comme pour préserver une culture tolérante
soudain menacée.
Departure,
Départ, 1932-33
Triptyque, huile sur toile
Panneau central: 215,3 x 115,2 cm
Panneaux latéraux: 215,3 x 99,7 cm
Collection MoMA
En 1932, quelques mois avant la prise du pouvoir par Hitler (janvier 1933),
Beckmann met en chantier son premier triptyque Départ. Le peintre
séloigne dune politique quil condamne pour puiser dans
le temps, propre au mythe, des significations, des récits quil
veut universels (Picasso, confronté à la tragédie de lhistoire,
réagit de même en 1937 avec Guernica).
Par leur forme, les triptyques disent un monde polarisé mais divisé
comme lest lunivers du mythe. Les panneaux latéraux sopposent
par leur sens au tableau central, qui en constitue lalternative ou la
synthèse.
Départ a dérouté les contemporains du peintre, qui
ne comprenaient pas le sens de son iconographie trop personnelle. Beckmann a
livré en 1937 à une amie, Lilly von Schnitzler, quelques clés
très utiles. Les deux volets latéraux représentent la vie
qui se traduit par le désespoir et la torture auxquels tout homme est
soumis. Le départ du roi et de la reine, qui se sont dégagés
des souffrances de la vie, constitue la seule issue à cet état
désespéré. Lenfant que la reine tient sur ses genoux
représente le bien suprême, la liberté. "La liberté
est ce qui importe - elle est le Départ, le recommencement", confie
t-il.
Comme au temps des années de crise, des scènes de corps mutilés
refont leur apparition dans ses uvres, sorties de son inconscient: "Vous
traînez avec vous cette part de vous-même qui est le cadavre de
vos souvenirs, de vos méfaits, de vos échecs, du meurtre que chacun
a commis une fois dans sa vie. Vous ne pouvez vous libérer de votre passé."
Dans ce premier triptyque (comme dans les suivants) les représentations
de la violence et du crime expriment son sentiment du malheur et témoignent,
en même temps, du contexte historique et politique de la société.
Mais Départ, au-delà des circonstances historiques, peut
sappliquer à toutes les époques car il a pour contenu le
chemin fatidique de lhomme.
Lexil en Hollande
1937, Hitler prononce son Discours sur "lart dégénéré".
Beckmann décide de fuir lAllemagne avant quil ne soit trop
tard. Il se réfugie en Hollande, où il connaît la misère,
lanonymat brutal après la notoriété, les horreurs
de la Deuxième Guerre mondiale.
Der
Befreite, Le Libéré, 1937
Huile sur toile. 60 x 40 cm
Collection particulière
Amsterdam, 1937. Le premier tableau peint en exil sintitule Le Libéré,
titre empreint dune ironie tragique. Dans cet autoportrait, lartiste
se montre tenant une serrure dans les mains tandis que derrière lui sont
peints des barreaux. Beckmann na pas échappé à ses
chaînes. Lexil nest pas une libération mais isolement
et prison. Pendant ces dix années dexil, Amsterdam lui restera
étrangère.
On lit sur son épaule linscription AMERICA. Aux Etas-Unis, une
chaire lui a été proposée. Beckmann attend en vain son
visa, toujours refusé. La guerre en Europe anéantit ses projets
de départ vers le nouveau monde.
Selbstbildnis
mit Horn, Autoportrait au cor, 1938
Huile sur toile. 110 x 101 cm
Neue Galerie, New York
Les rayures de son habit reprennent les motifs des barreaux de prison. Le peintre
exilé, isolé et passif, fait du cor un cornet qui lui permet dentendre
les messages du monde. Il regarde à travers le cor, écoute, sent,
fait corps avec son instrument, sa main joue sur son habit comme sur un clavier.
En élevant le cor vers son visage dun geste malhabile, il écoute
monter les plaintes dune Europe au bord du gouffre.
Ici encore, Beckmann indique la mission de lart et de lartiste:
rendre compte de lexistence humaine, ballottée par le vent de lhistoire.
Ces dix années à Amsterdam sont les plus dures que lartiste
ait connues. Il y mène une lutte existentielle contre la misère,
lisolement et la violence du monde.
Quand les nazis envahissent la Hollande, Beckmann brûle ses journaux écrits
pendant lexil. Il a presque 60 ans et tente de "garder la tête
haute" dans "le chaos et le désordre omniprésents".
Sa femme Quappi et la peinture le sauvent du désespoir.
Plus tout va mal, plus il travaille: 280 huiles, un tiers de son uvre,
surgiront de ces dix années; dont de nombreux autoportraits, thème
central de sa création (il en aura peint en tout 200), donnant
lieu à une introspection sans pitié à légard
de lui-même. Cette démarche na déquivalent que
chez Rembrandt et Van Gogh.
(Létude dune autre série dautoportraits est
proposée à la fin de ce parcours.)
Lémigration aux Etats-Unis: un nouveau
départ
Ayant enfin obtenu son visa, à 63 ans, Beckmann part pour Saint-Louis
du Mississipi, où il enseigne, puis sinstalle à New York.
Il est attendu comme une "star", mais après ces années
de concentration intérieure et dexil, il craint de servir de "divertisseur".
Il découvre aux Usa une vitalité débordante, "lérection
massive dune volonté inouïe
(qui satisfait)
la terrible fureur des sens", dont il parlait dans son Discours de Londres.
Il finira par se jeter avec fougue dans cette nouvelle existence.
Techniquement, sa peinture connaît une mutation. LAmérique
fait passer dans les tableaux de Beckmann des coloris plus variés et
éclatants. Il ne renie plus laspect "décoratif"
de certaines formes ou couleurs, après lavoir tant critiqué
chez Picasso et Matisse.
Abîmes et angoisses se coulent désormais dans une forme séduisante,
dune simplicité provocante.
The
Town, La Ville, 1950
Huile sur toile. 165 x 190,5 cm
The Saint-Louis Art Museum, Saint-Louis
Beckmann peint là sa vision de la "ville debout", de la ville
moderne par excellence, dressée dans un dynamisme viril et qui fascine
tous les émigrants.
"Oui, New York est une ville vraiment extraordinaire, mais elle sent mauvais,
elle sent la graisse chaude, celle des rôtis cannibales chez les barbares",
écrit-il. Il la peint sous la forme dune femme nue, offerte et
ligotée. La femme est une victime sacrificielle, dominée par les
emblèmes virils, comme lépée menaçante, brandie
dans laxe du tableau. La sky line (silhouette des gratte-ciel)
est surmontée de visages grimaçants. Par cette opposition entre
les lignes verticales et la ligne horizontale du corps de la femme, Beckmann
montre une ville au matérialisme triomphant où prévalent
le pragmatisme et la force brutale.
Aux Etats-Unis, Beckmann poursuit son étude de lâme humaine
au travers des autoportraits. Là encore, ces tableaux nous disent beaucoup
sur létat desprit du peintre et sa vision de lAmérique.
Selbstbildnis mit Zigarette,
Autoportrait à la cigarette, 1947
Huile sur toile. 63,5 x 45,5 cm
Museum am Ostwall, Dortmund
Beckmann se peint en vieil homme bourru, abattu et triste, en proie à
un vide intérieur. On voit défiler devant ses yeux soucieux tout
le passé et le présent. Lexpression douloureuse reflète
la situation du peintre déraciné. Il est un étranger qui
joue un jeu qui nest pas le sien.
Selbstbildnis im blauer Jacke,
Autoportrait au veston bleu, 1950
Huile sur toile. 140x 91 cm
The Saint-Louis Art Museum, Saint-Louis
Dans cet ultime autoportrait, exécuté à New York en 1950,
Beckmann se représente pour la première fois dans une pose détendue,
la main droite dans la poche de sa veste, le bras gauche appuyé sur laccoudoir
dun fauteuil et portant une cigarette à la bouche. Le bleu éclatant
de la veste domine le tableau, un bleu rendu plus intense encore par lorange
de la chemise. Le fond est une toile brune, tendue sur un châssis.
Le format du tableau est au centimètre près celui de lAutoportrait
en smoking, exécuté au zénith de sa carrière
en 1927. On peut lire sur cet Autoportrait au veston bleu les changements
survenus entre le point culminant et le point final de son existence. Dans lAutoportrait
en smoking, il apparaît comme un grand seigneur sûr de lui.
Son regard ferme, hypnotique est celui de lartiste en grand prêtre,
du mage capable de voir au-delà du visible.
Ici, sa tête et ses épaules semblent peintes directement sur la
toile brune du fond, comme sil se transformait lui-même en peinture,
comme sil sapprêtait à sortir de la vie et franchissait
la frontière le séparant de lart. Le bleu intense de sa
veste est couleur spirituelle, couleur du cosmos, de lau-delà.
Pâle, le corps amaigri, il peint la mort à luvre. Son
il droit, tourné vers lintérieur, accepte sa propre
mort, tandis que son il gauche reste du côté de la vie. La
cigarette quil porte à la bouche, comme sil aspirait un dernier
souffle, signifie lextinction des feux de la vie. Les touches rouges qui
maculent son visage, ses oreilles, ses yeux, ses narines, sont des braises attisées
une dernière fois. Si le corps faiblit, tous les sens de lartiste
sont encore en éveil.
Max Beckmann a plusieurs fois retravaillé et modifié ce dernier
portrait qui constitue son testament spirituel et artistique.
Le 27 décembre 1950, alors quil se rend à lexposition American Painting Today, où est présenté son Autoportrait au veston bleu, il meurt dune crise cardiaque.
RESSOURCES
BIBLIOGRAPHIE
En français:
Reinhard Spieler, Max Beckmann -
Ed. Taschen
Livre clair et riche, très accessible.
Max Beckmann. Gravures
1911-1946, catalogue, commissaire Didier Ottinger.
Avec des écrits, en français, de Max Beckmann - Ed. RMN-Ville
des Sables-dOlonne, 1994. [Epuisé, à consulter en bibliothèque.]
Max Beckmann. Un
peintre dans lHistoire, catalogue de lexposition - Ed.
Centre Pompidou. Parution septembre 2002.
En allemand:
Reinhard Spieler, Max Beckmann. Bildwelt
und Weltbild in den Triptychen - Ed. Dumont.
LIENS INTERNET
Le
site de lexposition
uvres
de Max Beckmann. ArtCyclopedia.
uvres
dOtto Dix. ArtCyclopedia.
uvres
de George Grosz. ArtCyclopedia.
Regroupement
de sites consacrés au dadaïsme. Dad@rt.
La
République de Weimar. Définition, encyclopédie Wikipédia
Hitler
et lexposition dart dégénéré.
Pour consulter les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée national d'art moderne, les spectacles, l'architecture du Centre Pompidou
En franēais
En anglais
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CREDITS
uvres de Max Beckmann © Adagp, 2010.
© Centre Pompidou, Direction de laction éducative et des publics,
novembre 2002.
Texte de Danièle Rousselier, professeur
relais de lEducation nationale à la DAEP, établi à
partir des ouvrages proposés en bibliographie.
Design graphique : Michel Fernandez.
Mise à jour : 2010
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education
rubrique 'Documents' .
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques.