“Au lieu d’expliquer les images, on ferait mieux
de les accepter comme elles sont.”
Buñuel (Il est interdit de se pencher au-dedans)
Luis Buñuel: L’Âge d’or, 1930
Collection Musée national d’art moderne, Centre Pompidou
LE CINEMA ET LES SURREALISTES
- Le dandysme de l’anti-culture
- “Une salle où l’on donnait ce que
l’on donnait”
UN CHIEN ANDALOU (1929)
- “Des
images irrationnelles”
- Buñuel et le groupe surréaliste
- Un succès inacceptable
L’ÂGE D’OR (1930)
- Un film de mécènes
- Le scandale
LE SURREALISME
- L’écriture
automatique
- Le cadavre exquis
- Le collage
Le surréalisme en peinture est assez aisément accessible
par une visite dans les accrochages du Musée et par les très nombreuses reproductions
d’œuvres de Salvador Dalí, de Max Ernst, de Joan Miró ou de Tanguy. Beaucoup
moins connu est le cinéma surréaliste. S’il est vrai qu’on peut parfois qualifier,
le plus souvent abusivement, telle séquence dans un film de “surréaliste”,
les films qui appartiennent vraiment à l’école surréaliste sont rares et difficilement
visibles.
Le fonds du Musée national d’art moderne compte au nombre de ses œuvres pratiquement
tous les films réputés surréalistes: L’Étoile de mer et Le Mystère
du château de Dé de Man Ray, La Coquille et le clergyman de Germaine
Dulac, La Perle de Georges Hugnet, Dreams That Money Can Buy
de Hans Richter. Outre ces titres, on y trouve les deux premiers films de
Luis Buñuel, Un chien andalou et L’Âge d’or, deux chefs-d’œuvre
incontestés et reconnus du surréalisme et du cinéma. Les rendre accessibles
aux élèves est un apport d’une grande richesse à l’étude de Nadja
d’André Breton, inscrit au programme de français des classes de Terminale
L.
Le ciné-club scolaire du Centre Pompidou organise tout au long de l’année
des projections présentées et commentées de ces deux films majeurs.
Très tôt le cinéma a fasciné André Breton et ses amis. Si la musique a toujours laissé indifférents les membres du groupe surréaliste, si la peinture s’est imposée presque tardivement, le cinéma s’est trouvé, avant même que le groupe ne soit constitué, l’objet d’un culte fervent.
Le dandysme de l’anti-culture
Par sa violence, Fantômas(1913-1914), le film à épisodes de Louis Feuillade
avait enthousiasmé les poètes et les peintres: Max Jacob, Picasso, André Breton,
Aragon et Apollinaire, pour qui le cinéma était l’art populaire par
excellence. À ce premier grand feuilleton succéda, en 1915-1916, Les Vampires
dont le titre de chaque épisode était un pur enchantement pour les futurs
surréalistes: La Tête coupée, La Bague qui tue, Les Yeux
qui fascinent, Le Maître de la foudre... Il ne faut voir là aucune
démarche culturelle, ou cinéphile avant la lettre. Les jeunes surréalistes
ignoraient très certainement le nom de Feuillade ou ne lui accordaient aucun
prix. C’est l’héroïne qui les ensorcelle: Irma Vep, anagramme de “vampire”,
interprétée par l’actrice Musidora dont le corps moulé de noir exacerbait
les rêves du spectateur. André Breton lui lance, un soir de juillet 1917,
un énorme bouquet de roses rouges sur la scène de Bobino où elle vient de
jouer dans une pièce au titre de circonstance: Maillot noir !
et, pour Philippe Soupault, Musidora et Fantômas incarnaient les grands élans
de la révolte et de l’amour fou. Musidora n’est pas sans rivale: l’Américaine
Pearl White, l’héroïne des Mystères de New York (1915, Louis Gasnier),
lui disputait la place dans le cœur des surréalistes. Nous sommes en plein
cinéma populaire, avec son dosage coutumier de mystère, de violence et d’érotisme.
Il est vrai qu’à l’époque le cinéma n’était encore qu’un divertissement forain, malgré quelques tentatives assez emphatiques pour lui donner des lettres de noblesse à grand renfort d’acteurs de prestige et de scénaristes académiciens. Dans les milieux cultivés, un sourire condescendant était de rigueur lorsqu’on parlait de ce qui ne s’appelait pas encore le septième art. C’est précisément en grande partie ce qui séduisait les jeunes surréalistes qui affichaient un dandysme certain de l’anti-culture.
Du mouvement Dada, les surréalistes ont gardé le refus de l’art sérieux. Ils accordent aussi peu d’intérêt aux tentatives avant-gardistes de Jean Epstein qu’à celles, très culturelles, de Marcel L’Herbier qui cherchent à hausser l’art du cinéma au rang de grand art. Ils n’ont guère plus d’attention pour les essais de “cinéma pur” ou abstrait, venus de plasticiens pourtant assez proches d’eux comme Marcel Duchamp, Fernand Léger ou, en Allemagne, Hans Richter et Viking Eggeling.
“Une salle où l’on donnait ce que l’on donnait”
Ce n’est d’ailleurs pas tant le cinéma que le fait d’“aller au cinéma” qui
les électrise. Les témoignages, nombreux et sans équivoque, montrent peu d’intérêt
sinon aucun pour les films eux-mêmes, qui ne sont en aucun cas envisagés comme
des œuvres. Dans Nadja, Breton exhume d’un oubli sans doute plus que
mérité le très obscur feuilleton L’Étreinte de la pieuvre: “Ce film,
de beaucoup celui qui m’a le plus frappé”. Et ce même Breton raconte: “Quand
j’avais “l’âge du cinéma” […], je ne commençais pas par consulter le programme
de la semaine pour savoir quel film avait la chance d’être le meilleur et
pas davantage je ne m’informais de l’heure à laquelle tel film commençait.
Je m’entendais très spécialement avec Jacques Vaché pour n’apprécier rien
tant que l’irruption dans une salle où l’on donnait ce que l’on donnait, où
l’on en était n’importe où et d’où nous descendions à la première approche
d’ennui – de satiété – pour nous porter précipitamment vers une autre salle
où nous nous comportions de même… Je n’ai jamais rien connu de plus magnétisant:
il va sans dire que le plus souvent nous quittions nos fauteuils sans même
savoir le titre du film, qui ne nous importait d’aucune manière. L’important
est qu'on sortait de là "chargé" pour quelques jours.”[1]
Le pouvoir magique du cinéma tient à ce que les surréalistes s’engouffrent dans une salle obscure, au hasard, comme on plonge la nuit dans ses rêves, sans savoir lesquels vont naître dans notre conscience endormie. Avec un brin de cynisme, Man Ray ne cache pas sa propre “méthode” quant au choix des films: “Je vais au cinéma sans choisir les programmes, sans même regarder les affiches. Je vais dans les salles qui ont des fauteuils confortables…”[2]
Les scénarios écrits à l’époque par Benjamin Péret, Robert Desnos ou Philippe Soupault traduisent bien (à leurs seuls titres déjà: Les Mystères du métropolitain, Y a des punaises dans le rôti de porc, Minuit à quatorze heures, Pulchérie veut une auto) un goût militant pour le cinéma le plus populaire, souvent héritier des courses-poursuites à la Mack Sennett. Le débraillé de la composition reflète assez bien cette méthode qui consistait à entrer et sortir d’un film sans crier gare. Il est très vrai aussi que viendra, mais plus tard, un engouement unanime pour des films plus sérieux: Le Cuirassé Potemkine d’Eisenstein et Nosferatu de Murnau, ressorti en 1928, dont le carton: “Passé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre” enchantera durablement les surréalistes, avant que n’apparaisse Louise Brooks dans Loulou de Pabst.
Si “aller au cinéma” compte davantage que le film projeté, simple facteur pour déclencher le rêve, les surréalistes sacralisent cette opération. Robert Desnos parle d’une “obscurité bénie, propre aux illusions”. Et pour Breton: “il y a une manière d’aller au cinéma comme d’autres vont à l’église et je pense que sous un certain angle, tout à fait indépendamment de ce qui s’y donne, c’est là que se célèbre le seul mystère absolument moderne.”[3]
Le jeune Luis Buñuel, l’auteur d’Un chien andalou, n’est pas un surréaliste; du moins ne l’est-il pas encore au moment où il tourne et présente son film. “À vrai dire, dans les premiers temps, le surréalisme m’intéressait assez peu” devait-il écrire plus tard.[4]
“Des images irrationnelles”Luis Buñuel est venu en France en 1925 pour faire du cinéma. Il a été assistant de Jean Epstein pour Mauprat et La Chute de la maison Usher, film phare de cette avant-garde que n’apprécient guère les surréalistes et il peut, grâce à l’argent de sa mère, financer un film de court métrage.
Un chien andalou est né fortuitement d’une conversation à bâtons rompus entre deux amis. Luis Buñuel était pour quelques jours à Cadaquès l’invité de Salvador Dalí au moment des fêtes de Noël, en 1928. Ces deux très grands noms de l’art au XXe siècle étaient encore deux parfaits inconnus, dont l’amitié remontait au temps de leurs études à Madrid. Buñuel a ainsi raconté cet épisode: “Dalí me dit: Moi, cette nuit, j’ai rêvé que des fourmis pullulaient dans ma main. Et moi: Eh bien ! Moi, j’ai rêvé qu’on tranchait l’œil de quelqu’un”.[5] L’idée d’Un chien andalou était née. Le scénario fut écrit en six jours, le temps des vacances selon un procédé que Buñuel fait revivre ainsi: “Par exemple, la femme s’empare d’une raquette de tennis pour se défendre de l’homme qui veut l’attaquer; celui-ci regarde alors autour de lui cherchant quelque chose et (je parle avec Dalí): Qu’est-ce qu’il voit ? - Un crapaud qui vole. – Mauvais ! - Une bouteille de cognac. – Mauvais ! – Bon, je vois deux cordes. – Bien, mais qu’est-ce qu’il y a derrière ces cordes ? - Le type les tire et tombe parce qu’il traîne quelque chose de très lourd. – Ah, c’est bien qu’il tombe. - Sur les cordes, il y a deux gros potirons séchés. – Quoi d’autre ? – Deux frères maristes. –Et ensuite ? - Un canon. – Mauvais; il faudrait un fauteuil de luxe. – Non, un piano à queue. – Très bon, et sur le piano, un âne… non, deux ânes putréfiés.[6] – Magnifique ! C’est-à-dire que nous faisions surgir des images irrationnelles, sans aucune explication.[7]
Ce montage de rêves enchaînés, sans aucune intervention de la volonté des deux scénaristes, ouvre au cinéma les portes du surréalisme. “Dali et moi, en travaillant sur le scénario d’Un chien andalou, nous pratiquions une sorte d’écriture automatique, nous étions surréalistes sans l’étiquette.” [8] Buñuel repartit à Paris avec son scénario, et c’est à Paris, mais au Havre également pour la séquence au bord de la mer, qu’eut lieu le tournage en une quinzaine de jours au mois de mars 1929.
Buñuel et le groupe surréaliste
Buñuel ne connaissait pas directement les surréalistes à cette époque. Les
textes et provocations de Benjamin Péret le faisaient beaucoup rire et il
avait entendu parler des scandales provoqués assez régulièrement par le groupe.
Pour ce qui est du cinéma, il avait peu apprécié L’Étoile de mer de
Man Ray et, en revanche, avait aimé La Coquille et le clergyman de
Germaine Dulac, film contre lequel les surréalistes avaient provoqué un chahut
mémorable.
La rencontre entre Buñuel et le groupe de Breton se fit à la fin du mois de juin 1929 par l’intermédiaire de Fernand Léger qui le présenta à Man Ray. Celui-ci cherchait un complément de programme pour son propre film Le Mystère du château de Dé, commandité par le vicomte et la vicomtesse de Noailles sur la maison qu’ils venaient de faire construire à Hyères selon les plans de Robert Mallet-Stevens. Un chien andalou, qui passait déjà depuis le 6 juin au Studio des Ursulines, pouvait faire l’affaire. Comme on avait parlé de surréalisme à son sujet, cela avait éveillé la suspicion de Breton et de ses amis, toujours sourcilleux quant à l’attribution de l’adjectif “surréaliste” sans leur autorisation expresse. Et c’est dans un climat de franche défiance réciproque que les surréalistes se rendirent à une projection du film et que Buñuel le leur présenta, car il avait en mémoire l’accueil réservé quelques mois plus tôt à La Coquille et le clergyman. Pendant la projection, le réalisateur se tint derrière l’écran afin de sonoriser le film (nous sommes encore à l’époque du cinéma muet) à l’aide de disques, faisant alterner paso-dobles et extraits du Tristan de Wagner. Buñuel raconte qu’il avait pris soin de remplir ses poches de cailloux afin de les jeter sur les surréalistes s’ils réservaient un mauvais accueil à son film. Mais la réaction fut unanime et enthousiaste: Buñuel devint immédiatement le cinéaste “officiel” du groupe.
Un succès inacceptable
Le film plut bien au-delà du cercle d’influence surréaliste. Il fut projeté,
à partir du 1er octobre 1929, huit mois durant au Studio 28, occasionnant
des évanouissements, des avortements et trente (ou quarante, ou cinquante
selon les versions) dénonciations au commissariat ! Le scandale n’était
pas pour déplaire aux surréalistes, loin de là; ils le cultivaient comme une
arme privilégiée mais le succès n’était pas du tout de leur goût. Buñuel et
Dalí signèrent une note de protestation assez surprenante dans la revue Mirador
du 29 octobre 1929: “Un chien andalou a eu un succès sans précédent
à Paris; ce qui nous soulève d’indignation comme n’importe quel autre succès
public. Mais nous pensons que le public qui a applaudi Un chien
andalou est un public abruti par les revues et “divulgations” d’avant-garde,
qui applaudit par snobisme tout ce qui semble nouveau et bizarre. Ce public
n’a pas compris le fond moral du film, qui est dirigé directement contre lui
avec une violence et une cruauté totales.”
C’est exactement le même état d’esprit qui animait alors André Breton écrivant en lettres majuscules dans le Second Manifeste du surréalisme (1930): “Je demande l’occultation profonde, véritable du surrealisme”.
Le succès d’Un chien andalou eut le mérite d’attirer l’attention de Marie-Laure et de Charles de Noailles sur le réalisateur, qui put ainsi mettre aussitôt en chantier un second film…
Un film de mécènes
Luis Buñuel rencontra vraisemblablement le vicomte et la vicomtesse de Noailles
à une projection de son film. Place des Etats-Unis, l’hôtel particulier de
ce couple de très riches mécènes était depuis quelque temps la seconde demeure
de nombre d’artistes d’avant-garde. C’est eux qui avaient demandé à Man Ray
de tourner le film inspiré par leur maison récemment construite sur les hauts
de Hyères, et Cocteau allait tourner pour eux Le Sang d’un poète. Charles
de Noailles proposa à Luis Buñuel de financer un court métrage.
Le film, dont le titre devait être La Bête andalouse, fut conçu selon la même démarche qu’Un chien andalou: scénario de Luis Buñuel et Salvador Dalí, réalisation de Buñuel. Dans la brochure de présentation lors des premières projections du film, Salvador Dalí écrivait: “Mon idée générale en écrivant avec Buñuel le scénario de L’Âge d’or a été de présenter la ligne droite et pure de “conduite” d’un être qui poursuit l’amour à travers les ignobles idéaux humanitaire, patriotique et autres misérables mécanismes de la réalité.”[9] Cependant le peintre, cette fois, ne suivit l’écriture du film que d’assez loin. “À ce moment-là, Dalí et moi avons mis un terme à notre amitié. Cela s’est passé précisément trois jours après le début de notre collaboration”, confiera Buñuel[10] qu’il faut bien considérer comme l’auteur principal du scénario. L’entente entre les deux amis était rompue, chacun jugeait très mauvais l’apport de l’autre. Les deux films, malgré un état d’esprit commun, sont assez dissemblables. “Dans Un chien andalou, il n’y a pas de critique sociale ni de critique d’aucune sorte. Dans L’Âge d’or, oui. Il y a un parti pris d’attaque de ce que l’on pourrait appeler les idéaux de la bourgeoisie: famille, patrie et religion.”[11]
Le scandale
Luis Buñuel
L’Âge d’or, 1930
Collection Musée national d’art moderne, Centre Pompidou
Beaucoup plus développé que le film précédent, L’Âge d’or, défini par le groupe surréaliste comme “un des programmes maxima de revendications qui se soient proposés à la conscience humaine jusqu’à ce jour” [12] , provoqua un scandale bien supérieur. Tourné de mars à mai 1930, il fut présenté début juillet chez les Noailles. Il obtint son visa de censure le 1er octobre mais reçut au cinéma Panthéon un accueil d’une hostilité glacée de la part du Tout-Paris invité par les Noailles à la fin du mois. Outre des allusions très claires à la masturbation, certaines images (l’ostensoir par terre) et certaines phrases dans la brochure-programme (“Le comte de Blangis est évidemment le Christ”) étaient trop choquantes à l’époque. Lorsque, le 28 novembre, il sortit au Studio 28, le film provoqua la colère des ligues qui attaquèrent la salle et lacérèrent plusieurs toiles surréalistes exposées dans l’entrée. Les projections purent reprendre mais sous la protection de la police. Il fut interdit définitivement le 11 décembre et les copies saisies. C’est en 1981 seulement que le public put enfin voir L'Âge d'or. “Voilà le résultat d’un film que je croyais tendre par dessus de sa violence et qui laisserai le public plutôt rêveur au lieu de l’avoir plongé dans un cauchemar. Ce résultat je l’attendait, au contraire, pour le Chien Andalou”, écrivit dans son français incertain Buñuel au Vicomte de Noailles le 29 décembre 1930 de Beverly Hills.[13]
Le cinéma surréaliste ne devait pas se remettre de ce scandale.[14] Seul Buñuel continuera un temps à émailler ses films de séquences ou d’images surréalistes avant de réaliser à partir des années 60 des œuvres plus directement inspirées du surréalisme, comme L’Ange exterminateur, et ses trois derniers films, Le Charme discret de la bourgeoisie, Le Fantôme de la liberté, Cet obscur objet du désir. Mais, à cette date, l’aventure surréaliste était déjà du passé.
Un chien andalou et L’Âge d’or comptent ainsi au nombre, très petit nombre, de films surréalistes.[15] Et peut-être même sont-ils les seuls, car les seuls à avoir reçu la pleine et entière approbation du groupe. Le surréalisme au cinéma doit donc en priorité s’observer à partir d’eux et, pour ce faire, il convient de voir comment les trois techniques de création chères aux surréalistes, l’écriture automatique, le cadavre exquis et le collage, ont pu trouver leur expression dans le cinéma.
L’écriture automatiqueL’écriture automatique est la pierre de touche du surréalisme. Mais un réalisateur n’est pas, à l’inverse d’un écrivain ou un peintre, seul face à son œuvre, dans un contact étroit et immédiat qui permet à l’inconscient de s’exprimer. Dans la majorité des cas, la réalisation d’un film exige un appareillage, une technique et un travail d’équipe. Au cours du processus de fabrication, un film passe par différents moments: écriture, tournage, montage. L’improvisation, qui ne peut concerner qu’une part de ces différentes phases, ne saurait en rien être assimilée à l’écriture automatique. Peut-être celle-ci n’est-elle tout simplement pas concevable au cinéma.
Toutefois, dans le cas d’Un chien andalou (et il n’en est pas de même pour L’Âge d’or), retenons que l’écriture du scénario a, pour l’essentiel, fait appel à une sorte d’écriture automatique à deux, comme d’ailleurs l’avait été Les Champs magnétiques, le premier opus surréaliste, signé André Breton et Philippe Soupault. “Nous travaillions en accueillant les premières images qui nous venaient à l’esprit et nous rejetions systématiquement tout ce qui pouvait venir de la culture ou de l’éducation. Il fallait que ce soient des images qui nous surprennent et qui soient acceptées par tous les deux sans discussion”,[16] raconte Buñuel. Ces premières images qui venaient à l’esprit relèvent parfaitement des expériences que menaient à la même époque de leur côté les surréalistes. Mais une fois passée cette phase de l’écriture du scénario, tout de la rédaction, du découpage au tournage lui-même, tout a été planifié, l’image n’ayant d’autre mission que de garder sur pellicule la poésie née dans l’écriture.
L’Âge d’or est un film trop conscient de sa démarche et de ses intentions pour qu’on puisse parler à son sujet d’écriture automatique même si nombre d’images, d’idées ou de séquences peuvent en relever. L’ampleur du développement, le propos iconoclaste et la portée sociale revendiquée obligent son auteur à suivre une ligne qui n’était pas de mise dans le premier film, à cet égard bien plus libre de conception.
Le cadavre exquis
L’idéal du groupe surréaliste était de mettre le génie en commun. L’œuvre
naîtrait ainsi de la rencontre fortuite d’individualités très différentes.
Le jeu du “cadavre exquis” était un moyen pour obtenir des rapprochements
inattendus et faire sortir l’émerveillement de la réalité quotidienne. Il
y eut des “cadavre exquis” composés avec des mots, d’autres avec des dessins.
Eluard raconte dans Donner à voir: “Nous nous sommes souvent et volontiers
mis à plusieurs pour assembler des mots ou pour dessiner par fragments un
personnage. Que de soirs passés à créer avec amour tout un peuple de cadavres
exquis. C’était à qui trouverait plus de charme, plus d’unité, plus d’audace
à cette poésie déterminée collectivement. Plus aucun souci, plus aucun souvenir
de la misère, de l’ennui, de l’habitude. Nous jouions avec les images et il
n’y avait pas de perdants”. Au cinéma, cela aurait supposé différents réalisateurs
et une grande complexité de production et de réalisation.
Mais ne peut-on pas voir une composition à la manière des “cadavre exquis” dans la façon dont s’enchaînent les différentes histoires de L’Âge d’or, où l’on bascule d’une séquence à l’autre sur un détail: par exemple, les plumes de l’oreiller éventré par l’amant se transformant en neige du décor de la dernière séquence ? Le film serait ainsi à l’image d’un immense “cadavre exquis”, au cours duquel se succèdent six séquences n’ayant rien en commun sinon un détail qui permet l’enchaînement.
Le collage
En peinture, la technique du collage, qui consiste à prendre des éléments
d’images préexistants et, en les assemblant, faire naître une nouvelle image
libérée de toute contrainte, a trouvé un développement extraordinaire grâce
à Max Ernst. D’une certaine façon, tout relève nécessairement du collage au
cinéma. Dès que l’on monte deux plans, l’un après l’autre, on procède à un
collage, de même dès que l’on adjoint une bande-son à une bande-image. Si
la chronologie légitime la succession de deux plans et la vraisemblance l’assemblage
d’un son et d’une image, rien ne vient surprendre; et l’on ne saurait parler
de collage. Il en est tout autrement si le montage des éléments manifeste
la même charge poétique que la fameuse rencontre d’un parapluie et d’une machine
à coudre sur une table d’opération. Buñuel procède, dans ses deux films, à
plusieurs types de collage:
Image / image: un nuage effilé s’approchant d’une lune pleine + une lame de rasoir s’approchant d’un œil. (Un chien andalou)
Image / image / son: un cycliste + des vêtements de poupée + le Tristan de Wagner. (Un chien andalou)
Image / son: deux amants dans un parc + en voix off, un dialogue entre ces mêmes amants (la voix de l’homme n’est pas celle de l’acteur mais du poète Paul Éluard). (L’Âge d’or)
Texte / image: carton “Parfois le dimanche” + façade d’immeuble qui s’écroule. (L’Âge d’or)
On voit bien que le réalisateur a dégagé les possibilités qu’offrait le montage cinématographique dans un esprit surréaliste pour offrir de nouvelles associations poétiques et fuir l’esprit de sérieux. Par cette exploration, il a d’ailleurs été le premier à utiliser ce qui deviendra une convention très répandue, par la suite, de la “voix de la pensée”.
On peut voir une autre application du principe de collage dans L’Âge d’or, avec le recours du réalisateur à un matériau pré-existant, les images d’un documentaire sur les scorpions, et des bandes d’actualité lors de l’évocation de la Rome éternelle puis à l’occasion de la conversation téléphonique entre l’amant et le ministre de l’intérieur. Dans tous ces cas, le collage convoque l’irrationnel et suscite la rencontre incongrue de réalités fort éloignées les unes des autres.
Le surréalisme est un des mouvements esthétiques qui ont marqué le plus profondément le XXe siècle. On peut s’étonner, vu l’importance considérable prise par le cinéma dans ce mouvement, qu’il ait donné si peu d’œuvres.
Il est surprenant que, dans l’histoire du cinéma, on ne trouve pas avec le surréalisme l’équivalent, en abondance et en qualité, des œuvres expressionnistes ou néoréalistes.
Il y a peut-être une piste pour expliquer ce phénomène dans le fait que Breton et ses amis ont aimé le cinéma mais qu’ils l’ont aimé avant tout en tant que spectateurs. Il était impensable de tourner les scénarios qu’ils avaient écrits et ils n’y songeaient vraisemblablement pas. Le cinéma a été pour eux un stimulant plus qu’un moyen d’expression artistique. L’enthousiasme qu’a provoqué parmi eux un film américain très académique comme Peter Ibbetson (1935) d’Henry Hathaway le montre assez et l’exaltation de films le plus souvent médiocres, voire franchement stupides, à laquelle ils se sont livrés ne pouvait aller sans un certain mépris pour le cinéma.
Seul Buñuel a su penser surréalisme en termes de cinéma et le cinéma selon les procédés et les buts surréalistes. Sa puissance créatrice lui a permis de donner des images dont la force atteint celles des poètes et des peintres. Il a su par le cinéma accéder aux profondeurs de l’être et faire de ses deux films “cet appel à l’irrationnel, à l’obscurité, à toutes les impulsions qui viennent de notre moi profond”.[17]
Luis Buñuel
Sur Buñuel
- Un chien andalou, L’Âge d’or, L’Ange exterminateur, L’Avant-scène
cinéma, 1963.
- Spécial Buñuel: L’Âge d’or, filmographie, écrits, L’Avant-scène cinéma,
1983.
- Ado Kyrou, Le surréalisme au cinéma, Ramsay Poche Cinéma, 1985.
- Odette et Alain Virmaux, Les surréalistes et le cinéma, Seghers,
1976.
- Claude Murcia, Un chien andalou, L’Âge d’or, coll. Synopsis, Nathan,
1998.
- André Breton, Manifestes du surréalisme, Folio Essais 1985.
Lien
- Un chien andalou, 1929, Luis Buñuel et Salvador Dali : photogrammes à consulter sur le site de The University of Alabama
Notes
[1] Comme dans un bois in L’Âge du cinéma, numéro spécial – août / novembre 1951.
[2] Surréalisme et cinéma in Études cinématographiques, 1965.
[3] Comme dans un bois in L’Âge du cinéma, numéro spécial – août / novembre 1951.
[4] Mon dernier soupir, Luis Buñuel – Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.104.
[5] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30.
[6] On reconnaîtra dans ces images de fourmis, de pianos et d’ânes putréfiés des éléments qui composent les toiles de Dali à l’époque: L’Âne pourri (1928), Guillaume Tell (1930), Hallucination partielle (1931), trois œuvres qui font partie des collections du Musée national d’art moderne.
[7] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 30-31.
[8] Mon dernier soupir, Luis Buñuel – Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.127.
[9] Revue-programme du Studio 28, reproduit en fac-similé dans L’Âge d’or, correspondance Luis Buñuel – Charles de Noailles – Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 1993.
[10] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 36.
[11] Mon dernier soupir, Luis Buñuel – Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.39.
[12] Revue-programme du Studio 28, reproduit en fac-similé dans L’Âge d’or, correspondance Luis Buñuel – Charles de Noailles – Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 1993.
[13] L’Âge d’or, correspondance Luis Buñuel – Charles de Noailles – Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 1993, p. 108.
[14] Las Hurdes, tourné après Un chien andalou et L’Âge d’or, peut difficilement être vu comme un film surréaliste en dépit des propos de son réalisateur: “Les deux premiers relèvent de l’imagination, l’autre est pris dans la réalité, mais moi je me sentais dans le même état d’esprit.” Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 50.
[15] À signaler toutefois le très curieux Dreams That Money Can Buy (Rêves à vendre) réalisé par Hans Richter en 1947 à partir de séquences conçues par Max Ernst, Man Ray, Fernand Léger, Calder.
[16] Conversations avec Luis Buñuel, Tomas Pérez Turrent et José de la Colina – Ed. Cahiers du cinéma, 1993, p. 31.
[17] Mon dernier soupir, Luis Buñuel – Ramsay Poche Cinéma, 1986, p.149.
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des
publics, janvier 2004
Texte: Jacques Parsi, professeur relais de l’Education nationale à la DAEP
Maquette: Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education
rubrique ‘Dossiers pédagogiques’
Mise à jour : juin 2005
Coordination: Marie-José Rodriguez