Du 25 septembre 2003 au 5 janvier 2004 - Galerie
1, niveau 6
P. A. Constantin, Jean
Cocteau à la reprise d’Œdipus Rex (travaillant aux décors),
1952
Photographie. Collection particulière. Cliché Centre Pompidou,
J.-C. Planchet. DR
INTRODUCTION
ACTEUR
DU SIÈCLE
• Un milieu aisé, cultivé
et décadent
• La mue
• Le poète d’avant-garde
• Raymond Radiguet
• Opium
• La reconnaissance du grand public
COCTEAU
PENDANT L’OCCUPATION
• Un bouc émissaire idéal
• Deux spectacles interdits: La Machine
à écrire et Les Parents terribles
• Imprudence: le Salut à Breker
• Une image brouillée
ORPHÉE
• Le mythe
• Orphée, Cocteau, le poète
• Evolution de l’histoire et du
mythe d’Orphée
• L’ange Heurtebise
À
LIRE
• Œuvres de Jean Cocteau
• Sur Jean Cocteau
Il s’agit, avec Cocteau, de dire un autre aspect de
l’art du 20e siècle, siècle qui fut plutôt marqué
par le minimalisme des avant-gardes, par le doute autant que par la paradoxale
fascination à l’égard des images, par les manifestes théoriques
prétendant régir la production des formes, par un certain puritanisme
encouragé par l’engagement idéologique. Cocteau représente
une posture d’artiste exactement contraire à ces traits qui paraissent
qualifier l’art moderne.
Cocteau vécut tout. Les vertiges mondains, l’illusion que la guerre
pût "être jolie", les imprudences avec l’occupant
allemand, l’acrimonie et l’amour secret que lui portèrent
les artistes surréalistes, l’insulte pour anarchisme et la reconnaissance
académicienne, la lucidité sur lui-même et les enfers artificiels,
l’égotisme de la majorité de ses écrits et la générosité
pour ses amis, découvrant et soutenant de manière désintéressée
de nouveaux talents.
L’exposition illustre ces "grands écarts". Elle tente
de rendre justice à la frontalité des multiples disciplines artistiques
investies par Cocteau: la coexistence du dessin, de la mode, des calligrammes
poétiques, des objets d’inspiration surréaliste, de son
œuvre cinématographique…
Cette exposition rétrospective, la plus importante à ce jour en
France, présente 335 dessins, 300 photographies, 22 tableaux d'artistes
majeurs du siècle qui l'ont célébré, une cinquantaine
de manuscrits, des objets et des sculptures. Une salle de projection au sein
du parcours présente un florilège de ses films, notamment Le
Sang d'un poète, Orphée, Le Testament d'Orphée, Les Enfants
terribles, La Belle et la Bête, Les Parents terribles.
Ce nouveau dossier "Parcours" propose de découvrir et d’interroger
la personnalité et l’œuvre de l’artiste à travers
trois thèmes:
- Cocteau, acteur du siècle
- Cocteau pendant l’Occupation
- Orphée, le personnage du mythe, qui a traversé son œuvre
pendant quarante années.
Tout au long de sa vie, Cocteau a déconcerté. Il déconcerte encore aujourd’hui car il ne répond pas à l’image que l’on se fait d’un créateur, que celui-ci soit un peintre, un compositeur ou un écrivain. De fait, il est tout à la fois, alors que l’artiste selon une idée largement répandue se doit de ne posséder qu’un moyen d’expression.
Jean
Cocteau
Le mystère de Jean l’oiseleur n°15, 1924
27 x 21 cm
Collection Liliane et Etienne de Saint-Georges
© Adagp, Paris
Or Cocteau est multiple: poète avant tout, mais aussi romancier, auteur
de théâtre, critique, scénariste, dialoguiste, réalisateur
de cinéma, acteur, dessinateur, peintre, il crée les costumes
et les décors de plusieurs spectacles, conçoit des ballets, et
trouve sa place également dans un dictionnaire de la musique. Il fait
preuve d’un don prodigieux de transformation et d’une capacité
égale à entrer en phase avec une époque, une esthétique
ou un autre créateur. L’ambition d’un art total, remise au
premier rang des ambitions artistiques par l’opéra wagnérien
à la fin du 19e siècle puis relayée au début du
20e par les Ballets russes, trouve son incarnation en Cocteau à lui tout
seul. Il est tous les arts à la fois. "Une œuvre d’art
doit satisfaire toutes les muses. C’est ce que j’appelle: Preuve
par 9" (Le Coq et l’Arlequin). Cocteau est à lui
seul inspiré par toutes les muses. Loin de chercher à éblouir
par la multiplicité de ses dons, ce créateur multiforme avoue:
"Mes Limites. Il y a un point d’aigu que je ne peux obtenir, une
note haute que je ne peux pas donner. Si j’essayais, j’obtiendrais
une grimace. Il faut se résoudre à admettre ses limites.
C’est sans doute la raison profonde qui me fait changer mes moyens d’expression.
Un espoir de donner cette note ailleurs. Mais la limite reste partout
pareille" (Le Passé défini).
Tout en faisant preuve d’un immense orgueil de créateur, Cocteau
n’a jamais cherché à en imposer. Au contraire, il ne recule
pas devant les avatars les moins attendus: il prend part au Jazz band du Bœuf
sur le toit, dessine des modèles pour Coco Chanel, il déroute,
il dérange. "Ce que le public te reproche, cultive-le, c’est
toi. Enfoncez-vous bien cette idée dans la tête. Il faudrait écrire
ce conseil comme une réclame. En effet, le public aime reconnaître.
Il déteste qu’on le dérange" (Le Coq et l’Arlequin).
Cocteau va là où on ne l’attend pas, se plaît à
être insaisissable. Il aime ne jamais se fixer, renaître à
chacune de ses œuvres, ne jamais exploiter un acquis. "Je cherche
ma route, et je la chercherai jusqu’à ma mort" avant de dresser,
en 1946 dans La Difficulté d’être, ce constat d’un
état d’inquiétude quasi maladif: "Je me cherchais,
je croyais me connaître, je me perdais de vue, je courais à ma
poursuite, je me retrouvais hors d’haleine. À peine subissais-je
un charme que je me dressais à le contredire". Cocteau semble détester
le confort. Il est assurément inconfortable: on ne sait comment le cerner.
Mettant en parallèle ses traits physiques et sa personnalité,
il écrit en 1946: "J’ai toujours eu les cheveux plantés
en plusieurs sens, et les dents, et les poils de la barbe. Or les nerfs et toute
l’âme doivent être plantés comme cela. C’est
ce qui me rend insoluble aux personnes qui sont plantées en un sens et
ne peuvent concevoir une touffe d’épis. […] Ils ne savent
par quel bout me prendre" (La Difficulté d’être).
Outre l’artiste, il y a l’homme qui a ignoré la jalousie
et a su admirer le génie quand il le voyait éclore autour de lui.
Profitant de sa notoriété acquise très jeune, c’est
lui qui lance le premier volume de La Recherche et, au mépris
du danger que cela représente, c’est encore lui qui fait éditer
Jean Genet en 1942. Dans les années 20, il avait lancé en musique
le Groupe des Six et imposé le mythe Raymond Radiguet. On ne peut guère
lui contester la réelle modestie qui ressort de cette attitude: "Admirer,
c’est annuler. C’est se mettre à la place d’un autre"
(Le Passé défini).
Surtout, Cocteau est un travailleur acharné. C’est un aspect de
lui assez peu reconnu à cause, sans doute, de la facilité avec
laquelle il semble aborder les différents moyens d’expression artistique.
L’image d’un touche-à-tout de génie qu’on lui
attribue le plus souvent tend à faire de lui un artiste amateur, avec
ce que cela implique de superficiel. Cocteau ressent le travail comme un besoin
impérieux, une sorte de revanche sur un physique qu’il a toujours
considéré avec un embarras certain et qu’il voit se dégrader
avec le temps: "Je me lève. Je me mets au travail. C’est le
seul moyen qui me rende possible d’oublier mes laideurs et d’être
beau sur ma table. Ce visage de l’écriture étant somme toute
mon vrai visage. L’autre une ombre qui s’efface. Vite que je construise
mes traits d’encre pour remplacer ceux qui s’en vont" confie-t-il
au lendemain du tournage de La Belle et la Bête dans La Difficulté
d’être.
"Je me demande comment les gens peuvent écrire
la vie des poètes, puisque les poètes eux-mêmes ne pourraient
écrire leur propre vie. Il y a trop de mystères, trop de vrais
mensonges, trop d’enchevêtrements" (Opium).
La vie de Jean Cocteau est cependant si intimement liée à son
œuvre, si intimement liée aussi à son temps, si riche en
rencontres qu’il n’est guère possible de renoncer à
l’évoquer.
Un milieu aisé, cultivé et décadent
Jean Cocteau est né alors qu’on inaugurait la Tour Eiffel, pour
commémorer le centenaire de la Révolution, le 5 juillet 1889.
Issu d’une famille de la bourgeoisie très aisée de la fin
du 19e siècle, baignée dans "un climat post-romantique empreint
de fantaisie, d’érudition légère et de mélancolie"
(Claude Arnaud), il évoquera ce milieu dans Portraits-souvenir
et dans le chapitre "De mes évasions" de La Difficulté
d’être. Son enfance se partage entre une grande maison familiale
à Maisons-Laffitte l’été et l’hiver un hôtel
particulier, appartenant à la famille maternelle, dont les parents de
Jean occupent une partie, rue La Bruyère, dans le 9e arrondissement.
Les arts, et la musique en particulier, occupent une place importante dans cette
famille maternelle: le grand-père possède deux stradivarius (mais
aussi des dessins d’Ingres et des toiles de Delacroix) et le compositeur
espagnol et violoniste, Sarasate, est un ami de la famille. Georges Cocteau,
le père de Jean, peut, grâce à ses rentes, abandonner sa
charge de notaire et partager sa vie entre le billard et la peinture. Son fils
le regarde faire pendant des heures et il est très tôt initié
au dessin par ce père assez taciturne qu’on devait retrouver mort
dans son lit, une balle dans la tête, au matin du 5 avril 1898. La mère,
Eugénie, bonne musicienne, a hérité du piano de Rossini,
adore le théâtre et l’opéra, reçoit dans son
salon les Daudet, la princesse Murat et pose pour Jacques-Émile Blanche,
le portraitiste de la meilleure société du temps. Pendant l’enfance
et l’adolescence, Jean Cocteau reçoit donc de sa famille le legs
"d’une culture joyeuse, éclectique et jamais intimidante,
vécue de l’intérieur par des interprètes de premier
plan, qui resteront jusqu’au bout son public naturel" (Claude Arnaud).
Il assiste bien sûr aux premières projections des frères
Lumière, boulevard des Capucines, mais aussi à des spectacles
de cirque qui l’enchantent et à des représentations au Théâtre
du Châtelet, notamment du Tour du monde en 80 jours, qui vont
le marquer durablement. Il construit des décors de théâtre
dans la cour de l’hôtel particulier de ses grands-parents…
Jean
Cocteau
[Edouard de Max], vers 1910
Dessin, 30 x 18 cm
Collection particulière
Cliché Centre Pompidou, J.-C. Planchet
© Adagp, Paris
Renvoyé pour absences trop fréquentes du lycée Condorcet, l’adolescent rate à trois reprises son baccalauréat mais il est déjà trop lancé dans la vie mondaine et littéraire pour se soucier réellement de ses échecs scolaires. Des amis, Lucien Daudet, Reynaldo Hahn, puis Maurice Rostand lui ouvrent tous les salons parisiens qui raffolent de ce poète en herbe et une soirée organisée en son honneur, le 4 avril 1908, au théâtre Femina sur les Champs-Élysées par un monstre sacré de l’époque, le comédien De Max, le lance définitivement alors qu’il n’a que dix-neuf ans. Il publie l’année suivante son premier recueil La Lampe d’Aladin, suivi en mai 1910 d’un second, Le Prince frivole. Les deux recueils sont entachés d’une poésie où se concentrent toutes les faiblesses et tous les tics fin-de-siècle mais les éloges sont unanimes. Il est l’alter ego de la poétesse la plus célèbre et respectée de son temps, Anna de Noailles, et il parvient même à attirer l’attention de Proust qui le juge "très remarquablement intelligent et doué" (cité par Claude Arnaud). Proust est son aîné de vingt ans mais n’a pas encore commencé la publication de La Recherche. Il est un parfait inconnu en dehors des salons qu’il fréquente et il voit dans le jeune Cocteau, auréolé d’une gloire soudaine, le jeune homme qu’il aurait voulu être. Il fait même cet aveu dans une lettre: "Je crève de jalousie quand je vois dans vos ravissantes pièces sur Paris comme vous savez évoquer des choses que j’ai ressenties et que je n’ai pu arriver à exprimer que d’une façon si pâle".
La mue
Jean Cocteau
Le Potomak, [illustration pour une plaquette de promotion], 1914
Dessin, 17 x 23 cm
Collection particulière
Cliché Centre Pompidou, J.-C. Planchet
© Adagp, Paris
On pourrait croire qu’à vingt ans Cocteau est arrivé, il
n’en est rien. Il n’est encore qu’un poète de salon,
un mondain qui n’enchante que les mondains. En 1910, les Ballets russes
ébranlent Paris par la luxuriance de la musique, des costumes et des
décors. Le jeune homme est enthousiaste, médusé. Il fait
connaissance en coulisse de Stravinsky, de Nijinski, et du directeur de la troupe,
Serge de Diaghilev, qui lui commande un argument de ballet. Ce sera Le Dieu
bleu, un échec. Un soir, place de la Concorde, alors que Cocteau,
Nijinski et Diaghilev allaient souper, ce dernier se tourne vers le jeune poète
et lui lance le fameux défi: "Étonne-moi !".
Le Sacre du printemps, le nouveau ballet de Stravinsky, va constituer
la plus grande révélation esthétique de sa vie. Il comprend
qu’il n’a jusqu’alors qu’emprunté, brillamment
certes, des chemins tracés par d’autres. Il va désormais
cultiver la modernité, se plaire à étonner. En peu de temps,
il quitte la défroque du poète symboliste et décadent,
la mue est radicale. Cocteau se met à composer Le Potomak, une
œuvre hybride, alternant dessins et textes, d’une liberté
absolue de forme qu’il tiendra toujours pour son authentique premier livre
mais dont la déclaration de guerre suspend la publication. "Après
le scandale du Sacre, j’allai rejoindre Stravinsky à Leysin,
où il soignait sa femme. J’y terminai Le Potomak […].
Rentré à Maisons-Laffitte, je décidai de me brûler
ou de renaître. Je me cloîtrai. Je me torturai. Je m’interrogeai.
Je m’insultai. Je me consumai de refus. Je ne conservai de moi que les
cendres" (La Difficulté d’être).
Jean Cocteau
Picasso, portrait "cubiste", Naples, mars 1917
Dessin, 26 x 19 cm
Collection particulière
Cliché Centre Pompidou, J.-C. Planchet
© Adagp, Paris
Cocteau avait été réformé en 1909 pour faiblesse de constitution mais la vague patriotique au moment de la déclaration de guerre, l’enthousiasme des premiers jours aidant, il se démène pour porter l’uniforme et devient infirmier. Il voit alors la guerre de très près et sous le jour barbare des blessures affreuses, des cadavres décomposés couverts de mouches, de la gangrène, des cris des amputés et des mourants, toutes choses qui passeront dans Thomas l’imposteur. De retour à Paris, il fonde avec son ami Paul Iribe, décorateur et ébéniste, une revue assez cocardière, Le Mot, où paraissent ses éblouissantes caricatures cubistes de "Boches", enfants directs des Eugènes, personnages terribles du Potomak. De sa rencontre avec l’aviateur Roland Garros naîtront les poèmes du Cap de Bonne-Espérance, dont les textes éclatés sur la page reprend l’esprit des calligrammes de Guillaume Apollinaire. En 1916, Cocteau rentre définitivement à Paris où il fait la connaissance des artistes qui constituent l’avant-garde de l’époque: Picasso, Érik Satie, Max Jacob et Apollinaire. La métamorphose de Cocteau s’opère. Avec Picasso, qui sera tout au long de sa vie son grand modèle et son complice, et Érik Satie, il conçoit le "ballet réaliste" Parade qui, s’il n’a pas répété le scandale du Sacre du printemps, assoit solidement l’image de Cocteau en fer de lance de l’avant-garde. Sa mue est accomplie. Elle déconcerte l’entourage mais trouve un écho très élogieux sous la plume de Proust qui prête au personnage d’Octave de À la Recherche du temps perdu les traits de Cocteau: "Ce jeune homme fit représenter de petits sketches, dans des décors et avec des costumes de lui, et qui ont amené dans l’art contemporain une révolution au moins égale à celle accomplie par les ballets russes. Bref les juges les plus autorisés considérèrent ses œuvres comme quelque chose de capital, presque des œuvres de génie, et je pense d’ailleurs comme eux, ratifiant ainsi, à mon propre étonnement, l’ancienne opinion de Rachel" (La Fugitive).
Le poète d’avant-garde
Cocteau est sur tous les fronts de la modernité dans ces années-là,
il fédère les musiciens du Groupe des Six, les impose au public
par une série de concerts, fonde avec Blaise Cendrars les éditions
de la Sirène, fréquente Dada, exalte partout l’art nouveau,
dont Le Coq et l’Arlequin (1918) est une sorte de manifeste.
Il est l’inspirateur du cabaret le plus en vue du temps, Le Bœuf
sur le toit. Cette suractivité suscite la jalousie de Tristan Tzara
et des jeunes gens du groupe Littérature (Breton, Aragon, Soupault)
qui ont le sentiment d’être dépossédés par
cet aîné trop brillant, trop en vue et très connu déjà.
Breton, pour qui Cocteau est "l’être le plus haïssable
de ce temps", lui voue très vite une haine tenace, clé de
la guerre impitoyable que mènera toujours le groupe surréaliste.
C’est ainsi par les épithètes de "charogne" et
de "bête puante" que La Révolution surréaliste parlera plus tard de Cocteau. Outre une antipathie, née selon toute vraisemblance
dans ce qu’on ne nommait pas encore "homophobie", la mort d’Apollinaire
mettait en lice pour une rivalité tacite mais violente Cocteau et les
futurs surréalistes, qui n’ont encore rien publié, afin
de reprendre le flambeau de la modernité. De plus, l’apparition,
en 1919, dans le monde littéraire de Raymond Radiguet, que Breton essaiera
en vain de s’attacher mais qui préfèrera la compagnie de
Cocteau, ne fera que couper encore plus définitivement les ponts entre
les deux hommes.
Raymond Radiguet
Jean Cocteau
Raymond Radiguet endormi, [dessin refait dans les années 50 mais
noté 1922]
Dessin
22,2 x 21,1 cm
Collection particulière
Cliché Centre Pompidou, J.-C. Planchet
© Adagp, Paris
La rencontre de Radiguet est capitale pour Cocteau. "À partir de
1917, Raymond Radiguet, âgé de quatorze ans, m’apprit à
me méfier du neuf s’il a l’air neuf, à prendre le
contre-pied des modes de l’avant-garde . […] Il inventa et nous
enseigna cette attitude, d’une nouveauté étonnante, qui
consistait à ne pas avoir l’air original (ce qu’il appelait
porter un costume neuf) ; il nous conseilla d’écrire "comme
tout le monde" parce que c’est justement par où c’est
impossible que s’exprime l’originalité. […] Il m’enseigna
la grande méthode. Celle d’oublier qu’on est poète
et d’en laisser le phénomène s’accomplir à
notre insu" (La Difficulté d’être). C’était
reprendre et compléter l’enseignement d’Érik Satie,
un autre de ses maîtres: "Satie enseigne la plus grande audace à
notre époque: être simple" (Le Coq et l'Arlequin).
Voilà la seconde mue du poète, celle dont va naître Cocteau
à lui-même. Le Cocteau provocateur de Parade, qui avait
répondu à l’injonction de Diaghilev, cède le pas
à un Cocteau qui n’hésite plus à écrire maintenant:
"L’élégance consiste à ne pas étonner"
(Le Mystère laïc) et que ses premiers romans, Le Grand
Écart et Thomas l’imposteur, inscrivent dans la tradition
classique du roman d’analyse.
Les années en compagnie de Radiguet sont d’une fécondité exceptionnelle et, lorsque le jeune poète et romancier meurt en 1923, Cocteau est anéanti. C’est à la suite de ce deuil qu’il commencera à fumer de l’opium, pratique qu’il n’abandonnera plus toute sa vie durant, sinon pendant l’Occupation. Les tentatives de désintoxication rythmeront toute la vie du poète. À l’issue de celle de 1928, il écrira et dessinera Opium, une de ses œuvres majeures. Les années 20 voient paraître parmi les plus grandes œuvres de Cocteau: Orphée, qu’admirera R. M. Rilke, pour le théâtre, Opéra et Plain-Chant pour la poésie, Thomas l’imposteur et Les Enfants terribles pour le roman, ainsi que son premier film, Le Sang d’un poète, commandité par Charles et Marie-Laure de Noailles. Ce film, un coup de maître qui imposera aussitôt Cocteau comme cinéaste, ne fera qu’exacerber l’aversion des surréalistes et la décennie suivante commencera par un scandale provoqué par Éluard à la Comédie-Française lors de la création de La Voix humaine.
Opium
Jean Cocteau aura traversé deux guerres
au cours de sa vie. De l’engagement volontaire lors du premier conflit
mondial à une attitude qui a parfois laissé la place au malentendu
pendant l’Occupation, la conduite du poète a souvent été
dictée par son sentiment de n’être pas réellement
de ce monde.
L’armée allemande a tenté en arrivant à Paris une
opération de séduction. Elle a cherché à rassurer
et flatter en faisant, dans un premier temps, grand cas de la culture française.
Il y aura même pendant ces années-là une sorte d’exception
française. Les autorités d’occupation, moins rigides que
celles de Vichy, autorisent aux Parisiens certaines expositions et certains
films qui auraient été interdits à Berlin. Les jazz-bands
noirs continuent de se produire dans les boîtes de Pigalle, malgré
les diatribes de Je suis partout contre la musique "négro-judéo-américaine".
Les Allemands laissent faire avec l’idée que la France pourrira
ainsi dans sa décadence: " Laissez-les donc dégénérer
! C’est tant mieux pour nous !" aurait dit Hitler. Par ailleurs,
des gens comme Ernst Jünger, officier dans les troupes d’occupation,
sont très francophiles. "On nous répétait sans cesse
que […] c’était la France qui, après la guerre, serait
l’institutrice du monde", témoignera Jouhandeau.
Après un court exode à Perpignan, Cocteau reprend sa vie à
Paris en compagnie de Jean Marais démobilisé. Le milieu dans lequel
a grandi et vécu Cocteau n’a aucune tradition de résistance.
On trouve toujours un arrangement avec le pouvoir en place, quelle qu’en
soit la couleur ; et le pacifisme foncier du poète se trouve conforté
par une attitude passive. Il n’est de toutes façons pas le seul
écrivain à rester silencieux. Aucune des grandes figures intellectuelles
et morales de l’époque ne prend la parole. Il est certain que le
nazisme n’est pas encore dans les consciences le mal incarné. La
résistance intellectuelle, quand elle existe, est discrète: René
Char, Jean Guéhenno écrivent mais refusent de publier. Malraux
se fait éditer en Suisse.
Cocteau se replie donc sur lui-même, sur son œuvre et sur le recours
à l’opium. Il n’a pas pour autant la moindre sympathie envers
le régime nazi qui lui répugne profondément. "Un salut
déifiant un homme, c’est sinistre". Toutefois Cocteau commet
la légèreté de ne pas voir qu’il devient par là
l’otage implicite de la puissance occupante.
Cocteau était issu d’un milieu plutôt antisémite.
Sa famille était en bloc et violemment contre le capitaine Dreyfus et
Cocteau avait partagé, jusque dans les années 20, cet antisémitisme
mondain avant d’opérer un revirement complet. Le 4 mai 1940, il
signe une pétition de la LICA (Ligue internationale contre l’antisémitisme)
dénonçant la montée du sentiment anti-juif en France et
"les crimes qui s’accomplissent chaque jour".
Deux spectacles interdits: "La Machine
à écrire" et "Les Parents terribles"
C’est dans ce contexte que Cocteau écrit et décide de faire
jouer La Machine à écrire. Soumise aux autorités,
la pièce scandalise aussi bien les Allemands que le gouvernement de Vichy
qui interdit le spectacle. Cocteau se résigne à supprimer les
passages les plus violents, demande l’avis de l’épouse française
de l’ambassadeur allemand Otto Abetz, et le directeur de théâtre
Jacques Hébertot intervient auprès de la Propagandastaffel.
Ces manœuvres réussissent, les Allemands demandent à Vichy
de lever l’interdiction, mais ils se contredisent en interdisant la pièce
dès le lendemain de la première qui eut lieu le 29 avril 1941.
La presse se déchaîne: "La Machine à écrire
est le type même du théâtre d’inverti", lit-on
dans Je suis partout.
Le climat se modifie pendant l’été 1941. Les communistes
ne sont plus retenus par le pacte germano-soviétique. Les Allemands cherchent
désormais davantage à se faire craindre qu’à se faire
aimer ou accepter. C’est alors que Cocteau songe à remonter la
pièce Les Parents terribles, que Brasillach jugeait déjà
à sa création en 1938 "décadente". Le théâtre
du Gymnase est à plusieurs reprises attaqué par les troupes du
Parti Populaire Français conduites par Laubreaux. Le 8 décembre
la pièce est interdite comme "contraire à l’œuvre
de résurrection nationale". Dès lors, Cocteau et Marais sont
les cibles favorites des militants du PPF. Ils essuient partout insultes et
provocations. Le 27 août 1943, Cocteau sera hué et tabassé
près de la place de la Concorde par des éléments de la
Légion des volontaires français.
Devant cette hostilité de plus en plus ouverte, Cocteau trouve un protecteur
en la personne d’Ernst Jünger, et se montre inégalement prudent
dans ses relations avec l’occupant. S’il refuse de déjeuner
à l’ambassade d’Allemagne, il lui arrive de se rendre à
l’Institut allemand (de même que Gaston Gallimard ou Jean-Louis
Barrault), reçoit chez lui en uniforme Gerhardt Heller, un jeune officier
francophile, dîne chez Maxim’s avec Albert Speer, l’architecte
d’élection d’Hitler. Cette conduite est payante puisque l’autorisation
de reprendre Les Parents terribles est enfin obtenue en décembre,
provoquant de nouveau la fureur des ultras de la collaboration. Un commando
de cent-cinquante "camelots" attaque le théâtre où
se joue le spectacle et, devant la réaction du public en faveur de Cocteau,
lâche des rats à l’orchestre. Les Parents terribles
disparaissent une fois de plus de l’affiche. Cocteau propose, à
la Comédie-Française, Renaud et Armide dont le premier
vers est "Réveillez-vous, Renaud, et reprenez vos armes", mais
le secrétaire d’état à l’Éducation nationale
et à la jeunesse de Vichy juge "indésirable" son auteur.
Quand la pièce sera enfin autorisée, elle rencontrera un des plus
grands succès de la scène, de ces années-là, au
côté de La Reine morte de Montherlant et du Soulier
de satin de Paul Claudel.
La même année, son adaptation d’Antigone pour l’oratorio
d’Arthur Honegger triomphe à l’Opéra et fait de Cocteau
un des auteurs les plus en vue du moment. Résister pour Cocteau était
pour beaucoup continuer de travailler afin de montrer que l’art était
toujours bien vivant dans la zone occupée. Mais il était apparemment
plus facile de s’entendre avec les occupants qu’avec les collabos
! Tandis que Je suis partout fulmine contre Cocteau, Jünger passe
ses soirées avec lui pour l’entendre raconter ses souvenirs sur
Proust ! Drieu la Rochelle n’épargne pas non plus Gerhardt Heller
qu’il traite de décadent ! Cocteau, déjà accusé
de toutes les turpitudes, ne va pas hésiter longtemps à prendre
une part très active dans la reconnaissance du génie, si éloigné
du sien, de Jean Genet et la publication de Notre-Dame des Fleurs,
son premier roman. Il se démène pour sauver le jeune écrivain
délinquant de la prison, le tire à de nombreuses reprises d’autres
mauvais pas.
Le rejet de l’occupant toutefois s’accentue en 1942 mais, mis à
part René Char et Jean Prévost, les écrivains ne passent
guère à l’action, ils se contentent de garder cette attitude
passive qu’ils avaient adoptée aux premiers jours de l’Occupation.
Cette occupation bouleverse les amitiés et les inimitiés tissées
avant la guerre. Cocteau, par l’intermédiaire de Picasso (interdit
d’exposition et suspect car sa mère était à demi
juive), renoue avec ceux qui l’avaient insulté et traîné
dans la boue. Breton étant parti aux Etats-Unis, Cocteau n’est
plus le pestiféré qu’il a été pour Éluard,
ou Valentine Hugo, et même Desnos, d’autant que les attaques venimeuses
et constantes de la presse collaborationniste lui valent un prestige certain.
Imprudence: le "Salut à Breker"
C’est alors que Cocteau commet une imprudence qui lui sera vivement reprochée.
Au printemps 1942, Laval décide d’organiser une exposition du sculpteur
officiel du Reich, Arno Breker, et Cocteau sans la moindre pression publie dans Comœdia du 23 mai un "Salut à Breker", attitude
qu’Éluard est le premier à condamner. "Freud, Kafka,
Chaplin sont interdits par les mêmes qui honorent Breker. On vous croyait
parmi les interdits. Que vous avez eu tort de vous montrer soudain parmi les
censeurs ! Les meilleurs de ceux qui vous admirent et qui vous aiment en ont
été péniblement surpris."
C’est au même moment que les Juifs se voient contraints de porter
l’étoile jaune sur le cœur dans toute la zone occupée.
La conduite de Cocteau est à ce sujet sans la moindre tache: il est
le premier à prévenir ses amis Juifs, ne cesse d’écrire
à Roger Stéphane quand celui-ci est emprisonné et, avec
Picasso, il est un des très rares à assister à l’enterrement
de Chaïm Soutine. Fin 1943, une lettre de Max Jacob lui annonce que son
frère a été arrêté et envoyé en Allemagne,
que sa sœur aînée en est morte de chagrin. En janvier 1944,
Cocteau intervient sans succès pour sauver une autre sœur de Max
Jacob et, en février, c’est au tour de Max Jacob d’être
arrêté. Cocteau sonne à toutes les portes qui pouvaient
lui apporter quelque secours, dit s’être offert à la Gestapo
pour prendre sa place, fait circuler une pétition dans tout Paris. Celle-ci
arriva entre les mains des Allemands alors que Max Jacob expirait à Drancy
le 4 mars. Je suis partout écrivit alors de celui qui vivait
depuis plus de vingt ans retiré du monde à Saint-Benoît
sur Loire: "Le personnage réalisait la plus caractéristique
figure de Parisien qu’on pût imaginer, de ce Paris de la pourriture
et de la décadence, dont le plus affiché de ses disciples, Jean
Cocteau, demeure l’échantillon également symbolique […]
Car, hélas !, après Jacob, on ne tire pas l’échelle".
Une image brouillée
Autour de Cocteau les attitudes sont très variées. Marcel Khill,
le compagnon des années du Front populaire, est tué dès
les premiers jours du conflit. Jean Marais crache au visage de Laubreaux un
soir de juin 41 avant de lui envoyer son poing dans la figure. Jean Desbordes,
en qui Cocteau avait reporté tout son amour après la mort de Radiguet,
entre dans la Résistance, est arrêté et meurt après
des heures de torture. Franz Thomassin, qui avait disputé auprès
de Cocteau la place de Desbordes et s’était de désespoir
coupé un doigt en 1932, entre aussi dans la Résistance ainsi que
Pierre Herbart et Roger Stéphane. La plus élémentaire des
prudences leur faisait bien évidemment garder le silence sur leur engagement
auprès de Cocteau qui, trop fier de leur courage, n’aurait peut-être
pas su garder sa langue !
Lorsque le chef de la censure allemande lui propose, en 1943, de monter Le
Prince de Hombourg de Kleist avec Jean Marais dans le rôle principal,
il refuse, mais ce refus passe inaperçu tandis que circule largement
une photo prise avec Zarah Leander, la star suédoise du cinéma
nazi en tournée à Paris. L’apolitisme de Cocteau brouille
constamment l’image qu’il donne de lui pendant ces années-là.
Sa volonté de travailler l’exposait plus que d’autres. Cocteau
était conscient de n’avoir pas été courageux. Mais
comment l’accuser d’avoir fait jouer ses pièces? Sartre avait
monté Les Mouches en 1943. Camus avait fait jouer Le Malentendu avec l’appui de Gerhardt Heller que Cocteau recevait chez lui.
En novembre 1944, Cocteau passa devant le Comité de libération
du cinéma français. Il fut acquitté et ne se présenta
même pas devant le Comité d’épuration des écrivains
français qui le mit également hors de cause. Éluard et
Aragon prenaient résolument sa défense.
Sans aucune rancune envers ceux qui l’avaient si violemment attaqué
dans Je suis partout, Cocteau signera la pétition demandant
la grâce de Brasillach, puis de Rebatet et interviendra en faveur de Céline
à son procès.
Dans son journal de tournage de La Belle et la Bête Cocteau écrira:
"Cinq ans de haine, de craintes, de réveils en plein cauchemar.
Cinq ans de honte et de boue. Nous en étions éclaboussés,
barbouillés jusqu’à l’âme."
"Ma politique est nulle", confiait Cocteau à François Mauriac. Le malaise qu’éprouvait le poète à trouver la position juste parmi les hommes et les grands mouvements de l’histoire vient de sa nature même dont il a voulu donner une image au travers de son appropriation très personnelle, quarante ans durant, du personnage et du mythe d’Orphée.
Le mythe
Le personnage d’Orphée, le mythe créé autour de ses
pouvoirs et de ses malheurs ont inspiré de façon très inégale
les différents domaines artistiques. La littérature, après
Virgile et Ovide, est longtemps restée indifférente aux douleurs
du poète de Thrace, mais un regain d’intérêt s’est
dessiné au début du 20e siècle: Apollinaire lui consacre
un de ses plus beaux recueils, Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée,
paru précisément aux éditions de la Sirène fondées
par Cocteau et Cendrars, et R.-M. Rilke publie en 1922 ses fameux Sonnets
d’Orphée. Le mythe était resté bien vivant dans
l’esprit des gens car, pour les peintres et les musiciens, il s’était
trouvé être une source féconde d’inspiration. Depuis
ce que l’on considère comme le premier opéra, l’Orfeo de Jacopo Peri, jusqu’aux versions de Renaud Gagneux en 1989 et de Phil
Glass en 1993, en passant par les chefs-d’œuvre de Monteverdi et
de Glück sans oublier Orphée aux enfers, la version parodique
de Jacques Offenbach, la descente dans le royaume des morts du père de
toute poésie pour en arracher son épouse était devenue
un des sujets de prédilection des compositeurs.
C’est donc dans une tradition, sinon littéraire du moins scénique,
que s’inscrit Cocteau en donnant au théâtre, en 1926, une
version modernisée des aventures d’Orphée, admirée
par Rilke et qualifiée de "la plus grande tragédie de notre
temps" par Virginia Woolf. À partir de cette date, la figure du
poète thrace ne quittera plus vraiment l’œuvre de Cocteau.
Présent dans de très nombreux dessins, Orphée se retrouvera
plongé dans la France de l’après-guerre par une version
cinématographique en 1950 et, après avoir figuré sur le
pommeau de l’épée du nouvel académicien, en pleine
Nouvelle Vague avec Le Testament d’Orphée en 1959.
Orphée, Cocteau, le poète
L’identification du poète antique et du poète parisien deviendra,
en passant d’une œuvre à l’autre, chaque fois plus évidente,
soulignée même.
La pièce écrite en 1925 reprend le mythe dans un contexte à
la fois moderne et légèrement intemporel. Au premier abord, il
ne vient pas à l’esprit d’établir derrière
la représentation contemporaine du poète antique la moindre relation
avec la vie et la personnalité de Cocteau. Tout au plus peut-on voir
un air de famille entre les phrases/poèmes que dicte le cheval à
Orphée et les phrases/poèmes du recueil Opéra.
Cependant, presque à la fin de la pièce, après qu’Orphée
a été déchiqueté par les bacchantes, se noue ce
dialogue entre le commissaire chargé d’enquêter sur la disparition
brutale du poète et "La Tête d’Orphée",
qui parle:
"LE COMMISSAIRE - Vous vous appelez…
LA TÊTE D’ORPHÉE – Jean.
LE COMMISSAIRE – Jean comment ?
LA TÊTE D’ORPHÉE – Jean Cocteau.
LE COMMISSAIRE – Coc…
LA TÊTE D’ORPHÉE - C.O.C.T.E.A.U. Cocteau.
LE COMMISSAIRE – C’est un nom à coucher dehors."
L’identification, très clairement suggérée, peut
encore, il est vrai, passer pour un simple gag poétique, sans tirer à
conséquence.
Mais les indices se feront plus précis dans la version cinématographique
de 1950. Dès les premières images, dans une atmosphère
indéniablement germanopratine, le poète, incarné par Jean
Marais, est présenté comme relégué dans l’oubli
par la jeunesse qui lui préfère un nouveau venu dans le monde
littéraire: Cégeste. À n’en pas douter, il faut voir
là une mise en scène de la propre situation du poète qui
vient d’avoir soixante ans et qu’une enquête de Combat du 12 septembre 1948 vient surtout de classer en dix-septième position
à la question "Quel est le plus grand écrivain vivant ?".
L’identification deviendra totale dans le troisième film, Le
Testament d’Orphée. Il n’y a même presque plus
guère de raisons de considérer l’œuvre comme une œuvre
de fiction. Cocteau lui-même tient le rôle d’Orphée,
ou mieux il "est" Orphée. La fusion entre les deux poètes
est absolue. C’est Jean Cocteau que nous voyons à l’image,
entouré dans certaines séquences de ses amis du moment et de toujours:
Picasso, Édouard Dermithe, Francine Weisweiler, etc. C’est son
testament qu’il nous livre, un testament en images étranges pour
dire l’étrangeté qui l’a toujours habité. Ne
confie-t-il pas d’ailleurs qu’il s’agit "d’une
séance de strip-tease, consistant à ôter peu à peu
[son] corps et à montrer [son] âme toute nue" ? Orphée
est devenu le nom du poète dans l’absolu. Le nom que se donne Cocteau.
Sacha Masour
Le Sang d’un poète (photographie du tournage: scène
de l’hermaphrodite), 1930
Photographie
Collection particulière
Cliché Centre Pompidou, J.-C. Planchet
DR
En considérant ces trois œuvres, on ne peut s’empêcher
d’adjoindre à l’ensemble qu’elles forment le tout premier
des films réalisés par Cocteau, en 1930: Le Sang d’un
poète. Il s’agissait d’un film de moyen métrage,
d’une parenté frappante avec le film qui sera réalisé
trente ans plus tard. À l’occasion d’une présentation
publique de son film en 1932, Cocteau disait pour conclure juste avant la projection:
"Je vais maintenant céder la place à une forme de moi, peut-être
obscure, peut-être pénible, mais plus vraie mille fois que celle
qui vous parle et que vous avez devant les yeux". C’est mot pour
mot ce qu’il aurait pu dire pour présenter Le Testament d’Orphée.
Par ailleurs, nous assistions dans Le Sang d’un poète à une première traversée cinématographique des miroirs
et il nous revient tout naturellement en tête les paroles de l’ange
Heurtebise à Orphée, dans la pièce de 1925, comme dans
le film de 1950: "Je vous livre le secret des secrets. Les miroirs sont
les portes par lesquelles la Mort va et vient. Ne le dites à personne".
Le poète du film de 1930 opérait déjà une manière
de descente aux enfers, en tout cas un voyage dans une zone participant de l’autre
monde.
Évolution de l’histoire et du mythe d’Orphée
Cocteau avait écrit sa pièce (qu’il achèvera le 24
septembre 1925) pendant son séjour (d’août à octobre)
à l’hôtel Welcome de Villefranche-sur-mer. L’auteur
sortait alors d’une cure de désintoxication ; il avait cherché
à endiguer par l’opium le désespoir qui l’avait saisi
à la mort de Raymond Radiguet, le 12 décembre 1923. Ce séjour
est une période très féconde. Le créateur mène
alors de front plusieurs chantiers: des poèmes qui paraîtront dans Opéra, une adaptation d’Œdipe-Roi de Sophocle,
livret (traduit par la suite en latin) de l’oratorio de Stravinsky, Œdipus
rex, et des sculptures qui seront exposées en décembre à
Paris.
Cocteau, qui vient à deux reprises de travailler sur Sophocle, définit
sa pièce comme une "tragédie en un acte et un intervalle".
Pourtant l’œuvre, relativement courte, n’abandonne pratiquement
jamais le ton de la farce. La réputation de Cocteau sur scène
reposait, d’ailleurs, à l’époque sur des œuvres
qui avaient toutes suscité à des degrés divers un scandale
et relevaient du genre de la farce: Parade (1917), Le Bœuf
sur le toit (1920) et Les Mariés de la Tour Eiffel (1921).
Dans Orphée, le jury d’un concours de poésie, formé
de bacchantes, découvre avec fureur le mot de Cambronne caché
dans le poème que le poète lui a envoyé: "Madame Eurydice
Reviendra Des Enfers". "Ne sens-tu pas, dit Orphée à
Eurydice déconcertée, que la moindre de ces phrases est plus étonnante
que tous les poèmes ? Je donnerais mes œuvres complètes pour
une seule de ces petites phrases où je m’écoute comme on
écoute la mer dans un coquillage." C’est ce qui provoquera
la mort du poète.
Cocteau semble récuser l’idée qu’on prenne sa pièce
pour une œuvre comique, en témoigne cette remarque du Mystère
laïc: "La France déteste la poésie. Ce qui sauve
mon Orphée, c’est que les Français la prennent
pour une pièce comique", mais il concède: "La coupe,
la refonte d’Antigone m’avait donné l’idée
d’une pièce qui serait courte, avec un sujet qui serait très
vaste. Et la pièce est venue toute seule, moitié farce, moitié
méditation sur la mort" (Entretien avec André Fraigneau).
La mythologie avait toujours intrigué Cocteau. Il sentait là un
monde proche de son être désorienté sur la manière
de conduire sa destinée. Si le choix d’Orphée participe
de cet intérêt pour le sens du tragique, le fait qu’Apollinaire
se disait détenteur d’un savoir orphique lui donnant accès
au royaume des morts n’est sans doute pas étranger au choix de
cette légende antique. Cocteau s’installait ainsi dans le lignage
d’Apollinaire, lignage âprement disputé, comme on l’a
vu, par les surréalistes.
Cocteau se saisit de l’histoire et du mythe d’Orphée mais
ne s’intéresse à l’évidence pas à ce
qui attire habituellement l’attention. L’amour immense d’Orphée
pour Eurydice, qui pousse le poète à descendre chez les morts
pour arracher sa bien-aimée des mains des dieux infernaux, a complètement
disparu. Dans la pièce de 1925, Orphée accorde tout son intérêt
et son attention à son seul cheval. Lorsqu’il perd Eurydice définitivement
après l’avoir ramenée d’entre les morts, il s’exclame:
"Ouf ! on se sent mieux" et laisse entendre qu’il a fait exprès
de poser sur sa femme le regard fatal. Nous sommes loin de la passion, tout
comme nous en sommes très loin à l’ouverture du film quand
la voix de Cocteau nous parle des chants qui "distrayaient" Orphée
de sa femme Eurydice ! Il est hors de question de mettre cela sur le compte
d’une misogynie supposée d’un poète ouvertement homosexuel
qui, par ailleurs, a donné au mythe de Tristan et Iseult la version moderne
la plus marquante dans L’Éternel retour. Par l’escamotage
manifeste de l’histoire d’amour, il faut voir la volonté
du poète de déplacer le centre de gravité au profit de
l’autre composante: le voyage chez les morts. Ce dialogue avec l’au-delà
attire Cocteau qui écrit dans Le Mystère laïc: "Orphée,
c’est la première fois qu’on montre de la nuit en plein jour".
Les morts violentes sont nombreuses dans les romans, les poèmes, les
pièces de théâtre et les films de Cocteau ; sa vie également
a été ponctuée de nombreux deuils. Le 24 mai 1917, le poète
se confie à André Gide: "Je vous écris parce que je
souffre. On a tué mon ami Jean Le Roy que j’adorais et pour qui
j’étais tout… Il était jeune, beau, bon, brave, génial,
simple, c’est ce que la mort aime…". Jean Le Roy venait de
mourir à la guerre et cette disparition inspire le Discours du grand
sommeil dont le poème Visite commence par ces mots: "J’ai
une grande nouvelle triste à t’annoncer: je suis mort". C’est
peut-être encore Jean Le Roy qui parle, c’est peut-être déjà
l’ange Cégeste "tué à la guerre". Les morts,
plus largement le monde invisible, entreront désormais en communication
avec Cocteau. Les poèmes seront souvent dictés, ou même
comme expulsés avec brutalité et douleur du poète sous
l’emprise d’une force inconnue, qui le laisse le premier surpris
sinon épouvanté par l’opération dont il a été
le siège involontaire. La Visite est la première révélation
faite au poète: "Les vivants et les morts sont près et loin
les uns des autres comme le côté pile et le côté face
d’un sou, les quatre images d’un jeu de cubes". Et le mort
ne tarde pas à confier: "La poésie ressemble à la
mort. Je connais son œil bleu. Il donne la nausée. Cette nausée
d’architecte toujours taquinant le vide, voilà le propre du poète.
Le vrai poète est, comme nous, invisible aux vivants." Cette communication
poétique de Cocteau avec l’au-delà ne va plus cesser, d’autant
que la mort en 1923 de Raymond Radiguet jettera le poète dans un désespoir
encore plus grand. Il cherchera à explorer encore plus avant cette zone
étrange qu’Orphée avait affrontée, cet immense domaine
invisible qui nous enveloppe et qui nous regarde. Envoyé de l’au-delà,
le terrible ange Heurtebise, "L’ange Heurtebise, d’une brutalité
/ Incroyable saute sur moi", devient le passeur du poète lui permettant
d’accéder aux grands secrets jalousement gardés.
L’ange Heurtebise
Jean
Cocteau
Le mystère de Jean l’oiseleur n°18, 1924
Dessin, 27 x 21 cm
Collection Liliane et Etienne de Saint-Georges
© Adagp, Paris
Premier parmi les anges, l’ange Heurtebise-Radiguet apparaît dans
des circonstances que Cocteau évoque dans un passage d’Opium.
"Un jour que j’allais voir Picasso, rue La Boétie, je crus,
dans l’ascenseur, que je grandissais côte à côte avec
je ne sais quoi de terrible et qui serait éternel. Une voix me criait:
"Mon nom se trouve sur la plaque !" Une secousse me réveilla
et je lus sur la plaque de cuivre des manettes: ASCENSEUR HEURTEBISE. Je me
rappelle que chez Picasso nous parlâmes de miracles ; Picasso dit que
tout était miracle et que c’était un miracle de ne pas fondre
dans son bain comme un morceau de sucre. Peu après, l’ange Heurtebise
me hanta et je commençai le poème. À ma prochaine visite,
je regardai la plaque. Elle portait le nom OTIS-PIFRE ; l’ascenseur avait
changé de marque". Heurtebise suivra pas à pas la vie de
Cocteau qui lui consacrera le plus beau poème du recueil Opéra et qui en fera un personnage d’Orphée, la pièce,
sous les traits d’un vitrier (aux ailes de verre !), avant de réapparaître
dans Orphée, le film, sous ceux non plus d’un ange (quoique
"ange" veuille dire "messager, envoyé"), mais du
chauffeur très stylé de la Princesse et, dans Le Testament,
sous ceux d’un juge, le juge d’Orphée.
Heurtebise livre à Orphée "le secret des secrets", mais
il livre aussi au lecteur/spectateur celui de l’idée poétique
qui transforme les miroirs en portes de la mort: "Regardez-vous toute votre
vie dans une glace et vous verrez la Mort travailler comme des abeilles dans
une ruche de verre." Pendant l’été 1924, l’été
qui a suivi la mort de Radiguet, Cocteau devant la glace de sa chambre à
l’hôtel Welcome de Villefranche pensait au disparu et dessinait
inlassablement son propre visage dans l’extraordinaire série des
autoportraits du Mystère de Jean l’Oiseleur.
Sous le coup des remaniements et des libertés prises par Cocteau en s’emparant
du mythe, liberté qui deviendra totale dans Le Testament d’Orphée,
Cocteau dessine en fait le visage du poète, dont "une excellente
définition" nous est donnée par Heurtebise: "individus
pareils à un infirme endormi, sans bras ni jambes, rêvant qu’il
gesticule et qu’il court". Orphée n’est plus l’amoureux
qui affronte les dieux pour retrouver sa femme. Il est le "poète",
c’est-à-dire l’être capable, au prix d’un vertige
constant qui donne la nausée, d’aller et de venir entre les mondes,
celui des morts et celui des vivants. C’est ce que lui reproche le "juge"
Heurtebise: "Vous êtes accusé de vouloir sans cesse pénétrer
en fraude dans un monde qui n’est pas le vôtre".
Grandeur du poète mais aussi humilité du poète à
en croire le Discours de réception à l'Académie française:
"Les poètes ne sont que les domestiques d’une force qui les
habite, d’un maître qui les emploie et dont ils ne connaissent même
pas le visage […]".
La Région Ile-de-France propose aux lycéens et apprentis des chèques
culture pour assister à des spectacles (5 euros par spectacle). En commandant
votre chéquier-culture avant le 1er décembre, vous bénéficierez
d’une entrée gratuite à l’exposition
Jean Cocteau.
http://jeunes.iledefrance.fr/chequeculture
Pour consulter
les autres dossiers sur les expositions, les collections du Musée
national d'art moderne
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thème éducation
© Centre Pompidou, Direction de l’action
éducative et des publics, novembre 2003
Texte: Jacques Parsi, professeur relais de l’Education nationale à
la DAEP
Pour les œuvres : Adagp, Paris 2010
Maquette: Michel Fernandez
Mise à jour : 2010
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education
rubrique 'Dossiers pédagogiques'
Coordination: Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques