Dossiers pédagogiques
Parcours exposition

 


VÍctor ERICE / ABBAS kiarostami :
correspondances

19 SEPTEMBRE 2007 – 8 JANVIER 2008, Galerie 2, niveau 6

 

Victore Erice : les Approches n°4 ; Abbas Kiarostami : The Roads of Kiarostami

 

TROIS MOTS EN PRÉAMBULE

CORRESPONDANCE / CORRESPONDANCES
Un double itinéraire / deux cinéastes hors normes
Il y a correspondance…
… et correspondances.
Les frontières se brouillent.

LA PHOTOGRAPHIE
The Roads of Kiarostami (1978-2003)
Untitled (1978-2003)
Rain (2007)

LES INSTALLATIONS
La Forêt sans feuilles (2005)
Tumulte du monde, silence de la peinture (2006)
Ten Minutes Older / Sleepers (2001)
Five (2002)

PROLONGER LA VISITE

BIBLIOGRAPHIE

 

 

tROIS MOTS EN PRÉAMBULE retour sommaire

Des trois mots qui composent le titre de cette exposition, le premier est le plus mystérieux. Le nom du cinéaste espagnol Víctor Erice est inconnu du grand public, il est peu connu même des cinéphiles. Son œuvre se résume pour l’essentiel, en plus de quarante ans d’activité, à trois longs métrages qu’on a très rarement l’occasion de voir dans les salles de cinéma. Cinéaste exigeant, chacun de ses films a pourtant été salué comme une œuvre remarquable et le dernier, qui remonte à plus de dix ans, le Songe de la lumière a reçu le Prix du jury à Cannes et le Prix de la critique internationale en 1992.

Abbas Kiarostami n’est guère plus connu du grand public malgré une Palme d’Or en 1997 pour le Goût de la cerise mais il est une référence pour tout cinéphile et le circuit des salles « Art et Essai » programme régulièrement ses titres majeurs : Où est la maison de mon ami ? (1987), Et la vie continue (1992), Au travers des oliviers (1994), Le vent nous emportera (1999)... Les deux cinéastes se connaissaient, s’admiraient, s’étaient croisés à l’occasion de festivals mais ne s’étaient jamais parlé.

Remarquant que le hasard les avait fait naître à une semaine d’intervalle en juin 1940 et qu’une réelle parenté unissait leur cinéma, le critique Alain Bergala a eu l’idée de leur proposer d’entretenir une correspondance, de s’écrire, comme deux cinéastes qu’ils sont, non pas des lettres-papier (ni même des lettres virtuelles par internet) mais des lettres-films. C’est autour de cette correspondance que s’organise l’exposition.

Conçue hors cadre thématique ou chronologique, cette exposition qui fait appel à la mémoire active du visiteur peut déconcerter. Ce dossier aborde l’exposition sous trois angles : l’un thématique (la correspondance), les deux autres esthétiques (la photo, les installations). Il est conçu pour fournir des clefs et inviter à la réflexion.

 

 

Correspondance / correspondances retour sommaire

Le seul hasard de leur naissance et une estime réciproque n’auraient pas justifié une correspondance et une exposition. C’est en fait une affinité profonde entre ces deux univers cinématographiques qui a inspiré au commissaire l’idée de ce dispositif original qui abolit bien des frontières et, à chaque pas, met en question notre regard.

 

un double itinÉraire / deux cinÉastes hors normes

L’exposition se visite en suivant un circuit en boucle qui peut se parcourir dans les deux sens, selon que l’on décide d’entrer en emboîtant le pas de Víctor Erice ou celui d’Abbas Kiarostami.

Quel que soit le choix du visiteur, celui-ci arrivera automatiquement au terme d’un premier parcours dans une salle de projection, au cœur du dispositif, où sur un écran à deux faces est projetée la « Correspondance » des deux réalisateurs. En passant de l’autre côté de l’écran, le visiteur quitte le monde de l’un pour pénétrer dans le monde de l’autre.

Víctor Erice comme Abbas Kiarostami sont des cinéastes de l’enfance. L’Esprit de la ruche (1973), le Sud (1983) du cinéaste espagnol, le Passager (1974), Devoirs du soir (1989), entre autres nombreux titres du cinéaste iranien, sont devenus des références absolues en matière de cinéma de l’enfance. Ce n’est pas tout : l’un comme l’autre pratiquent un cinéma de résistance qui, refusant le cinéma de divertissement et les facilités des effets spéciaux que permettent les développements techniques actuels, ignore les mouvements de caméra gratuits, le brio d’un montage coup-de-poing ou des angles de vue poudre-aux-yeux.

Víctor Erice, Sea Mail
Lettre 7, 10 août 2006
CCB / Nautilus Films

À l’heure où le courrier, via internet, arrive dans l’instant à son destinataire, on suit dans les dernières lettres de la « Correspondance », le périple d’une lettre introduite dans une bouteille lancée à la mer. Leur cinéma est un peu à cette image : pratique « archaïque », ouverte au hasard, mais chargée des rêves ingénus de l’enfance, d’imprévu et de poésie.

C’est un cinéma de l’école buissonnière, loin des assurances et des calculs d’efficacité mercantile. Chacun de leur film est une aventure, comme celle de ces lettres confiées à la mer. Leur cinéma est un cinéma modeste dans son expression. Son ambition est placée non pas dans le succès public mais dans la recherche de la vérité des êtres et la justesse du regard posé sur eux.

Ce n’est pas toutefois l’œuvre cinématographique qui est présentée dans cette exposition. Tout au plus, est-elle évoquée par les deux montages l’Enfance de l’art et l’Art de l’enfance, dus à Alain Bergala. Le visiteur trouve dans son parcours des films, mais réalisés pour l’exposition, des photos et des installations. L’œuvre cinématographique est présentée, en une rétrospective intégrale, dans les salles de projection du Centre Pompidou.

 

Il y a correspondance…

La « Correspondance » est actuellement composée de dix lettres mais une onzième, voire une douzième lettre, viendront compléter l’ensemble d’ici la fin de la manifestation.

Une lettre peut naître de l’envie spontanée d’annoncer une nouvelle ou de partager un moment vécu. C’est le cas, par exemple, de deux lettres de Kiarostami : Mashhad et Un jour de pluie. En revanche, on sent chez Víctor Erice le souci plus immédiat de dialoguer avec son interlocuteur iranien. Sa première lettre se termine sur un titre célèbre de Kiarostami Et la vie continue et, pour la lettre suivante, il part dans le bourg d’Arroyo de la Luz filmer un instituteur qui présente à ses élèves Où est la maison de mon ami ? Lorsqu’Abbas Kiarostami lui envoie une lettre montrant un coing emporté par le courant d’une rivière (allusion au Songe de la lumière), Víctor Erice montre ce petit film à Juan, un berger espagnol, et la lettre numéro cinq filme ses réactions et ses commentaires. Plus tard, Erice lance une bouteille à la mer contenant une lettre et, ne recevant pas de réponse immédiate de la part de Kiarostami, il envoie une seconde lettre où il imagine les tribulations de cette bouteille plusieurs fois trouvée et rejetée à la mer.

L’ensemble de ces « lettres » projetées en continu dans l’exposition dure plus d’une heure et demie. Un dispositif à l’extérieur de la salle permet de savoir quelle lettre est projetée au moment où l’on arrive et comment cette lettre se situe dans l’ensemble de la « Correspondance ».

 

…Et correspondances

À l’œuvre dans l’exposition, il y a surtout de multiples correspondances que le visiteur saisira au gré de sa déambulation. Les correspondances s’établissent souvent facilement mais elles sont aussi parfois assez secrètes.

Abbas Kiarostami, Ten minutes older
Installation, 2001
Museo Nazionale del Cinema di Torino

Alumbramiento (Enfantement, 2002) par exemple, le film d’Erice, « correspond » à l’installation Ten minutes Older (Plus vieux de dix minutes, 2001) de Kiarostami. Les deux films ont été réalisés à l’occasion d’un long métrage sur le temps. Les réalisateurs, qui ne se connaissaient pas encore, ont eu l’idée de traiter le thème par un enfant qui dort ! Évidemment les occurrences du thème de l’enfance et du temps sont nombreuses, touchant à l’esprit même de l’exposition.

Plus ponctuellement, le visiteur croise à plusieurs reprises des arbres, ceux des photos d’hiver et de la grande installation la Forêt sans feuilles de Kiarostami. Ces arbres entrent en résonnance avec le cognassier du Rêve du peintre de Víctor Erice et celui du tableau d’Antonio López, le peintre dont Erice a suivi le travail dans son film le Songe de la lumière. Lorsqu’on voit les coings pourrissant du Rêve du peintre, comment ne pas penser au poème le Jardin sans feuille de Mehdi Akhavan-Saless, qui introduit à la Forêt sans feuilles de Kiarostami et plus particulièrement à ces vers : « Il raconte l’histoire de tous ces fruits / qui, après avoir touché le firmament, gisent aujourd’hui / ensevelis au fond de la terre » ?

La pluie de la lettre Un jour de pluie et de la série de photographies Rain de Kiarostami revient en mémoire quand on regarde la cinquième séquence de Five du cinéaste iranien, où l’orage gronde comme dans l’installation de Víctor Erice Tumulte du monde, silence de la peinture. Tous ces échos multiples tissent un réseau serré de liens mettant en relation les différentes salles. Le corbeau sur la neige d’un des grands tirages de la série Untitled de Kiarostami croasse dans l’installation de la Forêt sans feuilles et la lune du Songe du peintre rime avec celle de Five

Quand Víctor Erice raconte dans le film la Morte Rouge (2006) sa première rencontre avec le cinéma, il se trouve que le criminel aux multiples visages n’est autre que le prosaïque distributeur des correspondances, le facteur en personne ! Et si les vagues de Five se confondent dans l’esprit du visiteur avec celles de la Morte Rouge, les paysages déserts des photos de Kiarostami font pendant au monde désert de la toile Gran Vía d’Antonio López. Au visiteur de laisser aller son esprit et d’opérer les nombreux rapprochements que lui suggèreraient les œuvres contemplées dans les salles parcourues dans un sens ou dans l’autre.

 

les frontiÈres se brouillent

L’exposition présente deux artistes qui non seulement passent d’une discipline à une autre mais brouillent les frontières entre elles.

Passer les limites n’est pas chose neuve bien sûr. Cinéma, photo, peinture, installation s’imbriquent ici de façon inextricable. Que deviennent les frontières entre photographie et cinéma, puisque Abbas Kiarostami réalise un film à partir de sa série de photos sur les routes et que, dans la sixième lettre, Un jour de pluie, il fait alterner images en mouvements et images fixes ? La série Rain, d’ailleurs, présente comme photographies des plans de cette lettre, qui tendent, comme nous le verrons, vers l’illusion de la peinture sur toile.

Quelles sont les frontières entre film de cinéma et installation, puisque Ten Minutes Older, conçu pour figurer dans un ensemble de courts métrages sur le temps est désormais présenté comme une installation muséale, et Five également ? Les conditions de présentation apparemment, et rien d’autre. Quatre oeuvres d’Antonio López sont prises par Víctor Erice dans l’écoulement du temps par le biais de la bande-son du dispositif Tumulte du monde, silence de la peinture, où le tableau Gran Vía, selon l’éclairage dans lequel il baigne, donne soudain l’illusion d’être une photographie.

 

 

la photoGRAPHIE retour sommaire

Le cinéaste Abbas Kiarostami a développé, peu de temps après la révolution iranienne, un important travail de photographe. Il est aujourd’hui reconnu, publié et exposé un peu partout dans le monde. L’exposition présente trois séries de photos : The Roads of Kiarostami (les Routes de Kiarostami, 1978-2003), Untitled (Sans titre, 1978-2003) et la plus récente Rain (Pluie, 2007), composée alors que le réalisateur rédigeait la sixième lettre de la Correspondance : Un jour de pluie.

« Les premières années de la révolution nous ont freinés dans notre travail. Un jour où je n’avais rien à faire, je me suis acheté un appareil photo Yashika bon marché et j’ai pris le chemin de la nature. J’avais le désir de faire un avec elle. J’avais en même temps le désir de partager avec les autres ces moments agréables dont j’étais le témoin. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à prendre des photos. Éterniser en quelque sorte ces moments de passion et de douleur », déclare-t-il dans un entretien avec Michel Ciment[1].

En découvrant ce pan de l’activité de l’artiste, on ne peut qu’être surpris du fossé qui sépare l’univers du réalisateur et celui du photographe. Alors que le cinéaste est avant tout le scrutateur des visages et des corps de ses acteurs, le chroniqueur précis de l’aventure intérieure de ses personnages, le photographe, lui, se réfugie dans la solitude de la nature ; il ne saisit jamais aucun visage avec son objectif et presque jamais aucun être vivant. Alors que le réalisateur met presque obstinément l’être humain au tout premier plan, le photographe le dissout (quand il apparaît) dans l’ensemble d’une vaste composition. « Si parfois on peut trouver des êtres vivants dans mes photos, ils font partie de la nature. […] Les chiens errants, le mouton, le berger et les paysans sont des particules de la nature. »


Aucune photographie ne porte de titre ou même de numéro. Le titre serait infléchir la pensée ou la contemplation du visiteur dans un sens. L’influencer. C’est au contraire l’absence de sens clos qui séduit Kiarostami dans la pratique de la photographie. « Le mystère d’une image reste scellé parce qu’elle n’a pas de son, il n’y a rien alentour. Une photo ne raconte pas une histoire. »[2]

[1] Les citations d’Abbas Kiarostami, sauf mention contraire, sont extraites de son entretien avec Michel Ciment in Abbas Kiarostami Photographies, Hazan, 1999.
[2] Entretien avec Kiarostami, Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Abbas Kiarostami, Klincksieck, 2007.

 

The roads ok kiarostami (1978-2003)

Ce qui frappe, quand on entre dans la salle de la série The Roads of Kiarostami (près d’une quarantaine de photographies), c’est dans un premier temps la monotonie de l’ensemble. Des paysages arides, désolés, en noir et blanc, rayés par le tracé d’une route, le plus souvent un chemin de terre. Rien d’autre. L’usage du noir et blanc élimine toute suggestion de verdure et les arbres y sont très rares. Une sorte de vision obsédante d’une nature sombre sous des nuages menaçants. « J’adore l’automne et l’hiver. Je prends énormément de photos durant ces deux saisons. » Presque toutes ces routes partent du premier plan et fuient vers le lointain en suivant une ligne brisée ou, au contraire, des sinuosités qui leur donnent un caractère graphique très marqué. « La géométrie et l’art de la proportion existent déjà dans la nature […]. Il faut seulement les découvrir et en connaître le sens ou, au moins, l’interpréter. » Nous voici donc introduits dans un monde de signes, et de poésie. C’est au visiteur de parachever la photo par son propre cheminement mental. « L’interprétation de ces photos est à la charge des spectateurs. Les spectateurs peuvent avoir des interprétations diverses. » Le photographe lui-même n’a-t-il pas un regard ambivalent ? Ne parlait-il pas à la fois de « moments agréables » et de « moments de passion et de douleur » ?

Abbas Kiarostami, Le Goût de la cerise (Tam’-e ghilas, 1997)
Dr

Les routes sont une constante visuelle et dramatique dans les films de Kiarostami : ses personnages sont en perpétuel déplacement, que ce soit à pied ou en voiture (certains films se passent presque exclusivement dans l’habitacle d’une voiture).

« Pourquoi la route ? […] Je pense que les raisons de tout choix sont à chercher dans l’enfance et mon attirance pour les routes doit venir de cette époque.[3] » Quel sens donner à cette image récurrente, mise en valeur ici puisqu’elle constitue le sujet de la série ? « La route est existence, la route est l’essence de l’homme. » Pour Kiarostami, les routes sont symboles de quêtes, « quêtes affectives ou quêtes pour un bout de pain ». Ces photos, qui semblent dans un premier abord ignorer l’homme, le placent en fait au cœur même du discours. Le fossé entre l’œuvre cinématographique et l’œuvre photographique n’est alors qu’apparent… C’est là, sans doute, une clé essentielle pour pénétrer plus avant dans cet univers photographique : nous avons affaire à des photos d’absence. D’absence et de solitude. L’arbre solitaire renvoie à la solitude de l’homme, la solitude de celui qui regarde la photographie, la route perdue dans un vaste paysage renvoie à l’homme, aux hommes qui l’ont tracée et que l’on ne voit pas.

Le photographe procède par épures successives, choisissant également l’absence du détail ou tournant le dos à tout pittoresque, ne retenant dans le champ de son objectif que l’essentiel, refusant tout ce qui pourrait distraire l’œil, tout ce qui relèverait de l’anecdotique. C’est d’ailleurs pour Kiarostami le réel privilège de la photographie que de pouvoir se passer de l’anecdote : « La différence entre photographie et cinéma vient de ce que le photographe, contrairement au cinéaste, n’est pas obligé de raconter une histoire. C’est pour cela que j’aime la photographie ».

[3] Roads of Kiarostami (2005, commentaire du réalisateur en voix off).

 

untitled (1978-2003)

On pourrait voir dans les quatorze grands tirages d’Untitled un pas supplémentaire dans le sens de cette démarche. Nous retrouvons des paysages sous la neige, comme dans Roads, mais le tracé des routes a disparu sous l’abondante couverture de la neige. « J’ai toujours la nostalgie de la neige. Elle a un lien avec notre enfance. » Tout disparaît sous la neige, sauf les troncs des arbres, un corbeau ici, là un cheval. Le graphisme des troncs noirs sur de grandes plages blanches parachève ce sentiment d’épure qui travaillait la série précédente ; il nous fait pénétrer dans un univers esthétique japonisant et nous remet en mémoire qu’Abbas Kiarostami, le poète, compose des haïkus… « Les paysages perdent leurs détails quand ils sont couverts de neige et trouvent une nouvelle beauté. »

Le photographe joue des ombres pour faire entrer dans le cadre la part de réel restée dans le hors champ et suggérer la présence de ce que l’œil ne voit pas : l’ombre d’un branchage vient ainsi se développer au pied d’un tronc en un raccourci saisissant, les arbres se dressent ou s’inversent, tracent des raies noires verticales ou horizontales dans des compositions aux multiples jeux de symétrie proches de l’art du tapis. Toujours aucun être humain, des arbres, rien que des arbres, des arbres sans feuilles puisque c’est l’hiver mais « l’arbre et la vie de l’homme sont liés de façon inséparable ».

« J’ai l’impression qu’avant il neigeait d’avantage. Au point qu’on était obligé de fermer les écoles. C’est peut-être pour cette raison que nous étions joyeux. Ou bien la neige rend-elle tout simplement les gens joyeux ? Car même les petits qui n’avaient pas l’âge d’aller à l’école étaient heureux. » D’où vient alors ce sentiment de mélancolie au milieu de ces photographies ? Peut-être du cri obsédant du corbeau qu’on entend, venant de l’installation voisine la Forêt sans feuilles.

 

Rain (2007)

C’est, poussée à un degré extrême, ce travail d’épure qui semble dominer dans la série Rain, neuf grands tirages, en couleurs cette fois. De l’habitacle de sa voiture Kiarostami photographie le paysage mais derrière l’ « écran » des vitres (pare-brise ou vitre de portière) brouillées par la pluie.

Abbas Kiarostami, Un jour de pluie
Lettre 6, 11 mars 2007
CCCB / Abbas Kiarostami

« La voiture est tout simplement une belle idée. Ce n’est pas simplement un moyen de locomotion pour aller d’un endroit à un autre. Cela représente aussi une petite maison, un habitacle intime avec une grande fenêtre dont la vue change à tout moment. »[4]

Il y a comme un souvenir en creux des tableaux impressionnistes dans cette série, accentué par le fait que les épreuves ont été tirées (à une exception près) sur des toiles tendues sur des châssis et que le modelé des gouttes d’eau donne un sentiment de « pâte ». Après l’épure, cette série a un caractère plus charnu, plus sensuel. Kiarostami a pratiqué la peinture, avant d’en venir à la photographie mais, de son propre aveu, il ne s’est jamais considéré comme un peintre.

La démarche esthétique est ici toujours d’éliminer l’anecdote. On ne saisit à peu près rien du paysage sinon quelques formes incertaines, des masses plus ou moins sombres et identifiables, et des couleurs atomisées. Il est vrai que nous percevons clairement être dans un environnement urbain, avec notamment l’éclat rouge des feux de position des automobiles. Mais la précision du rendu des gouttes d’eau fuyant sur les vitres, et qui confère à l’image un caractère proche de l’abstraction, l’emporte de beaucoup sur la lisibilité du réel. C’est là une piste pour aborder Rain, en cohérence avec la démarche qui avait nourri The Roads of Kiarostami : suggérer qu’une autre réalité est latente au-delà du premier regard.

Mais à l’inverse de la première série qui donnait le plus souvent une sensation d’intemporalité, Rain rend tangible l’instant qui fuit. Aucune des photos de cette série ne serait la même une fraction de seconde plus tard. Quoi de plus mouvant que le ruissellement de la pluie sur un pare-brise en mouvement ? Bien avant d’entreprendre cette série, Kiarostami précisait à Michel Ciment : « Il n’y a que la photographie qui puisse nous offrir ce luxe d’enregistrer pour l’éternité les moments uniques qui ne durent qu’un instant. »

Le réseau dense des gouttes de pluie sur la vitre matérialise en quelque sorte la transparence et fait écran. Le parallélisme des plans de l’objectif et de la vitre fait qu’ils se confondent et, par là, aplatissent la représentation. Ce que nous voyons, à l’inverse de la série des routes, ne suggère jamais la profondeur, une réalité en trois dimensions, mais au contraire une surface plane, une image seulement de la réalité. La photographie de quelque chose, tout en donnant l’illusion de sa réalité, n’en est jamais qu’une représentation. Comme le cinéma.

La stratégie courante au cinéma est d'abolir cette frontière, matérialisée par l’écran, entre le monde réel et l'image d'un monde. Les photos de Rain mettent le statut de l‘image en question, image fixe ou image mouvante. Devant une photographie, devant un écran de cinéma (comme devant un écran de télévision, d’ordinateur ou de téléphone mobile), on n’a jamais sous les yeux la réalité mais une image de cette réalité.

[4] Laurent Roth, Abbas Kiarostami, textes, entretiens, « Cahiers du cinéma », Petite bibliothèque, 1997.

 

 

les installations retour sommaire

Les différentes installations d’Abbas Kiarostami ou de Víctor Erice, invitent le visiteur à repenser son rapport au réel et à sa représentation, et plus généralement à s’interroger sur le temps du regard.

 

La forÊt sans feuilles (2005)

Le visiteur pénètre dans un espace planté d’arbres. L’installation est spectaculaire et ludique. Ce sont des photographies d’écorce de troncs d’arbre qui entourent des cylindres d’aluminium.

Abbas Kiarostami, La Forêt sans feuilles
Installation, 2005
Courtesy of the Victoria and Albert Museum and Colin Morris Associated, London

La définition de ces photographies est telle que le visiteur a la très nette illusion de la présence réelle, au point qu’il ne peut réprimer son envie de toucher. La démultiplication de ces arbres par les miroirs qui couvrent les murs de la salle (qui prend des allures de palais des glaces des fêtes foraines) nous installe au cœur d’une forêt dense et sans limites. C’est le domaine des illusions et des divagations poétiques car nous sommes dans la forêt des rêves et celle des mythes ou des contes de l’enfance. Le souvenir d’un poème persan du 14e siècle  le Jardin sans feuille, lu sur le mur, face à l’entrée, et le cri régulier du corbeau inclinent notre déambulation parmi les arbres vers un sentiment plus mélancolique ; et, pour certains, reviennent en mémoire les premiers vers d’un sonnet de Baudelaire :

La nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers
.

dont le titre est précisément « Correspondances » !

 

Tumulte du monde, silence de la peinture (2006)

Víctor Erice, Le Songe de la lumière
(El sol del membrillo, 1992)
Rosebud Films

Le dispositif « met en scène » quatre œuvres d’Antonio López, le peintre du Songe de la lumière. Au cours d’un cycle de trois ou quatre minutes, chaque tableau émerge de l’obscurité totale et « vit » dans des variations d’intensité et de colorations lumineuses, tandis qu’une bande son place la toile dans le contexte de son exécution ; ainsi nous entendons le bruit de la circulation intense de ce carrefour animé de Madrid pour Gran Via (Grand rue). Cela va plus loin, bien sûr, que la simple anecdote. En soulignant ce « manque » apparent dans la peinture silencieuse, Erice révèle la recherche du peintre qui volontairement a peint les moindres détails de cette rue mais l’a vidée de ses voitures et de ses passants. Une peinture d’absence donc, comme la photographie de Kiarostami est une photo d’absence. Par ailleurs, en installant la contemplation dans la durée d’une bande son, le cinéaste force le regard du visiteur à s’arrêter quand celui-ci ne fait le plus souvent que passer. Nous nous interrogeons alors sur notre propre capacité à regarder un tableau.

 

Ten minutes older / Sleepers (2001)

Conçu à l’origine pour le cinéma, Ten Minutes Older (Plus vieux de dix minutes, 2001) de Kiarostami est aujourd’hui une installation. Un enfant dort puis se réveille, une histoire réduite à sa plus simple expression. Un seul plan de dix minutes. Quand l’enfant se réveille en pleurnichant, lui comme nous sommes devenus « plus vieux de dix minutes ». Une façon lumineuse dans son extrême simplicité d’appréhender le temps qui passe. Le film est projeté au sol. De même pour Sleepers (les Dormeurs, 2001), où un jeune couple dort d’un sommeil sans cesse perturbé par les bruits d’une grande ville au cours d’une nuit chaude.

Abbas Kiarostami, Sleepers
Installation, 2001
Courtesy Galerie de France, Paris

Ce film de plus d’une heure et demie n’est pas conçu pour être vu dans sa continuité et son intégralité. Le public peut entrer, sortir, tourner autour du couple. En faisant cela, le visiteur change continuellement l’angle de vue, ce qui est impossible au cinéma, où le spectateur reste assis devant un écran vertical.

 

Five (2002)

Œuvre limite à bien des égards, Five (2003) d’Abbas Kiarostami est un film de cinéma qui a connu une sortie « commerciale » mais se présente le plus souvent comme une installation muséale ; c’est ainsi qu’il a été montré en cinq salles différentes à New York, au Moma. Des cinq moments de Five, film dans lequel le cinéaste s’affranchit de l’obligation de raconter une histoire, le cinquième est peut-être le plus radical : une séquence de près d’une demi-heure où, à l’écran, n’apparaît que de temps en temps, dans le noir le plus complet, le reflet de la lune sur la surface d’un étang. Le jour se lève à la fin de ce qui se présente comme un seul et même plan (en fait plusieurs plans « soudés » à la faveur d’un noir à l’image). Si la bande image est d’une rigueur extrême, la bande son est d’une grande profusion. Les bruits, voire le tumulte de la nuit au bord d’un étang, avec ses coassements et sifflements de toutes les familles imaginables de batraciens, les jappements au loin des chiens, le grondement de l’orage, le bruit d’un moteur d’avion rôdant dans la nuit, le premier éveil du coq puis le chant des oiseaux à l’aube, tout cela compose un paysage et une dramaturgie sonores d’une saisissante richesse.

À l’heure où, dans le cinéma le plus courant, la bande son est traitée comme une amplification pléonastique de l’image afin d’en souligner les moindres effets, chaque bruit ici est dissocié de son support physique afin de laisser la place, par son pouvoir de suggestion, à une image mentale. Le spectateur dans la nuit de la projection crée son propre film. Cette séquence, comme les quatre autres, met à l’épreuve la pratique du spectateur de cinéma, formaté dans l’attente perpétuelle que « quelque chose se passe ». Dans un premier temps, il ne peut que sentir sa patience poussée à bout, dans l’attente déçue du plan suivant. Puis il saisit que quelque chose d’autre se passe. « Je ne supporte pas le cinéma narratif. Je quitte la salle. Plus il raconte une histoire et mieux il le fait, plus grande devient ma résistance. Le seul moyen d’envisager un nouveau cinéma, c’est de considérer d’avantage le rôle du spectateur. »[5] Five fait naître en nous ce spectateur nouveau.

[5] Entretien avec Kiarostami, Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Abbas Kiarostami, Klincksieck, 2007

 

 

Prolonger la visite retour sommaire

L’originalité de cette exposition, qui peut déconcerter par le contenu aussi bien que par la circulation réversible de la visite, demande au visiteur d’adopter une attitude active et favorise les questions. Au travers des thèmes de l’enfance et du temps qui assurent la cohérence interne du projet, le visiteur est invité à s’interroger sur le couple illusion/réalité, sur le statut de l’image photographique, sur son attitude lorsqu’il appréhende une œuvre de d’art.

La découverte de ces deux créateurs se prolongera par le cycle de l’intégrale de leur filmographie dans les salles de cinéma du Centre Pompidou. lien

L’humanité de leur propos et la lumineuse simplicité de leur écriture cinématographique seront salutaires pour des élèves saturés d’images démonétisées par l’abus d’effets spéciaux d’un cinéma où l’enjeu de la vie n’est qu’un jeu. Ils découvriront que la puissance créatrice n’a rien à voir avec la puissance industrielle et technique exhibée dans les productions auxquelles ils sont inlassablement invités. Le cinéma ne saurait se réduire à des voitures qui explosent et des corps qui giclent.

L’enseignant dont l’établissement a fait l’acquisition du coffret DVD d’Où est la maison de mon ami ? édité par le CNDP, pourra travailler à partir des très intéressants bonus et du court métrage le Pain et la rue (1970) du réalisateur iranien ou, début 2008, prévoir une sortie pour la reprise en salle du film de Víctor Erice l’Esprit de la ruche (1973).

 

 

bibliographie retour sommaire

OUVRAGES

- Alain Bergala, Youssef Ishaghpour, Dominique Païni, Jean-Philippe Tessé, Marcos Uzal Erice / Kiarostami : correspondances, Éditions du Centre Pompidou, Paris, 2007 lien
- Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Abbas Kiarostami, Klincksieck, 2007-
- Youssef Ishaghpour, Kiarostami - Le réel, face et pile, Circe, 2007
- Abbas Kiarostami, Photographies, entretien avec Michel Ciment, Hazan, 2005
- Abbas Kiarostami, Ten , « Cahiers du cinéma », Petite bibliothèque, 2002
- Abbas Kiarostami, Le Vent nous emportera, « Cahiers du cinéma », Petite bibliothèque, 2002
- Abbas Kiarostami, Avec le vent, « P.O.L », Poésie, 2002
- Alain Bergala, Abbas Kiarostami, « Cahiers du cinéma », Les Petits Cahiers, 2002
- Laurent Roth, Abbas Kiarostami, textes, entretiens, « Cahiers du cinéma », Petite bibliothèque, 1997

DVD

- Abbas Kiarostami Ten (MK2)
- Abbas Kiarostami Five (MK2)
- Abbas Kiarostami Le Vent nous emportera (MK2)
- Abbas Kiarostami Le Goût de la cerise (MK2)
- Abbas Kiarostami Au travers des oliviers (MK2)
- Abbas Kiarostami ABC Africa (MK2)
- Abbas Kiarostami Où est la maison de mon ami ? (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Le Passager (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Et la vie continue (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Deux solutions pour un problème (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Les Chœurs (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Le Pain et la rue (Les films du paradoxe)
- Abbas Kiarostami Le Costume de mariage (Les films du paradoxe), à paraître en 2008
- Abbas Kiarostami Expériences (Les films du paradoxe), à paraître en 2008
- Víctor Erice L’Esprit de la ruche (Carlotta)
- Víctor Erice Le Songe de la lumière (Criterion – zone 1)

 

 

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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics, octobre 2007.
Texte : Jacques Parsi
Pour les œuvres d’Abbas Kiarostami : Adagp, Paris 2010
Maquette: Michel Fernandez
Mise à jour : 2010
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques