Du 3 mars au 28 juin 2004, Galerie 1, niveau
6
Consacrée à la période 1917-1934, celle de l’invention du langage
pictural de Miró et de ses chefs-d’œuvre les plus incontestés, l’exposition
permet de suivre l’élaboration d’une création articulée autour du dialogue
incessant entre sa terre catalane de Montroig et les milieux artistique et
littéraire parisiens que Miró rejoint en 1920.
Elle rassemble près de 120 peintures et un nombre équivalent de dessins, collages,
constructions, inventions sur papier de toutes sortes. Beaucoup d’œuvres,
depuis longtemps parties d’Europe, sont à redécouvrir, d’autres sont restées
totalement inédites en France.
La complexité de l’œuvre de Miró, dans ces années 1920 et 1930 d’intense production
et d’effervescente invention plastique, est ainsi mise en lumière. Au côté
enjoué, animé, solaire et, comme l’écrit Breton, “enfantin” de son art, répond
un aspect moins connu et plus trouble de sa peinture, celui des espaces presque
vides ou maculés de tâches et de figures fantômes émergeant de fonds pleinement
actifs.
Ce dossier “Parcours” (destiné aux enseignants de collèges et lycées) propose
de découvrir et d’interroger l’œuvre de Joan Miró à travers trois axes:
- la relation singulière que l’artiste a entretenue avec la représentation
de l’espace, oscillant entre une attention portée à l’infiniment petit
du détail, sans perdre de vue l’infiniment grand de l’immensité spatiale,
débordant le paysage et évoquant le cosmos,
- la représentation du corps féminin, qui traverse les différentes
phases de sa création plastique et enregistre tout changement d’orientation
dans sa peinture et sa sculpture aussi,
- la relation privilégiée à la Catalogne natale, répertoire
inépuisable de sensations, de formes, de couleurs, de matières, lieu où se
décline le rapport fondamental de l’artiste à la nature.
LES DEUX INFINIS
DE L’INFINIMENT PETIT À L’INFINIMENT GRAND
“Un brin d’herbe est aussi gracieux
qu’un arbre ou une montagne”
Le tracé linéaire et minutieux du visible
Aller au-delà de l’objet visuel pour “féconder
l’imagination”
“Atteindre le maximum d’intensité avec
le minimum de moyens”
MIRÓ ET LA REPRÉSENTATION DU CORPS FEMININ
UNE LIBERTÉ SANS PAREIL
La grâce de la ligne
Humour et dérision
Les reprises de toiles anciennes: les
Portraits imaginaires
LA CATALOGNE NATALE
LA SOURCE À JAMAIS EPUISÉE DE SON ART
“Tout ce que l’on sent quand on
est en Espagne…”
La figure symbole de la terre catalane
BIBLIOGRAPHIE SELECTIVE
Les deux infinis
de l’infiniment petit à l’infiniment grand
Après une période de formation entre 1916 et 1917, où Miró assimile les principaux courants artistiques contemporains – fauvisme, cubisme, futurisme – qui culmine avec une exposition personnelle et une autre de groupe à la dynamique galerie Dalmau de Barcelone, expositions vivement critiquées par les milieux conservateurs catalans, l’artiste aborde une nouvelle étape de sa création picturale. De juillet à décembre 1918, séjournant à Montroig et réfléchissant sur sa pratique, il commence une nouvelle période où l’on voit en germe les éléments qui deviendront constants dans son langage plastique. Appelé réalisme poétique ou phase détailliste, selon les critiques, ce moment coïncide avec la création de tableaux, essentiellement des paysages, où, renversant les idées acquises, Miró accorde au détail infime la même importance qu’aux grandes masses plastiques des arbres ou des montagnes.
“Un brin d’herbe est aussi gracieux qu’un arbre ou une
montagne”
Si, plus tard, il sera sensible à l’immensité des grands
espaces, c’est à une autre immensité qu’il donne maintenant de l’importance,
celle de l’infiniment petit.
Dans cette ouverture de sa peinture vers les deux infinis semble s’inscrire en
creux la condition humaine, finie, comme l’écrit Pascal, “entre les deux
infinis qui l’enferment et la fuient”. Une certaine dimension mystique, que Miró
alimentera ensuite par ses lectures (les mystiques castillans: Jean-de-la Croix
et Thérèse d’Avila, prenant de plus en plus la place de Rimbaud, Nietzsche, ou
de la poésie surréaliste), se donne ainsi à voir.
“De ces deux infinis de nature en grandeur et en petitesse, l’homme en conçoit
plus aisément celui de grandeur que celui de petitesse” (Pascal, Pensées). A cette règle, Miró fait
exception et se livre dès le début de son œuvre à l’amour de l’infime, comme il
l’écrit à son ami Rafols, en 1918: “Joie d’arriver à comprendre dans un paysage
un petit brin d’herbe - pourquoi le mépriser ? - un brin d’herbe est aussi
gracieux qu’un arbre ou une montagne. A part les primitifs et les Japonais
presque tout le monde néglige ces choses divines.” (Joan Miró, Ecrits et
entretiens, présentés par Margit Rowell, Daniel Lelong éditeur, 1995, p.
67. Toutes les citations de l’artiste sont tirées de cet ouvrage.)
A partir des années soixante, Miró abordera avec les immenses étendues de
couleur évoquant le ciel et la nature, l’infiniment grand, mais cela est déjà
sensible dès les années vingt, avec des paysages presque vides, des peintures
monochromes et déjà bleues, que seule la vibration troublée des fonds anime.
Mais les bleus des années vingt évoquent les profondeurs marines, tandis que
ceux des années soixante rappellent le spectacle du ciel qui émeut l’artiste.
“Je suis bouleversé quand je vois dans un ciel immense, le croissant de la lune
ou le soleil. Il y a d’ailleurs, dans mes tableaux, de toutes petites formes dans
des grands espaces vides. Les espaces vides, les horizons vides […] tout ce qui
est dépouillé m’a toujours beaucoup impressionné.” (Op. cite, p. 269.)
A travers ce rapport à l’espace, se lit la grande mobilité de sa
perception tendue vers les extrêmes, et se devine aussi sa conception
métaphysique.
Le tracé linéaire et minutieux du visible
Le Potager à l’âne
1918, Huile sur toile, 64 x 70 cm
Stockholm, Moderna Museet
“Pas de simplifications ni d’abstractions, écrit Miró à son ami Ricart en 1918. En ce moment je ne m’intéresse qu’à la calligraphie d’un arbre ou d’un toit.” Autrement dit, au tracé linéaire et minutieux du visible.
Tout y passe, arbre et feuilles, toit et tuiles, potager avec ses différentes plantations, brin d’herbe par brin d’herbe. Le Potager à l’âne, comme d’autres tableaux de l’époque, La Maison du palmier (1918) par exemple, se caractérise par un regard qui évoque celui du Douanier Rousseau que Miró aimait, mais aussi par l’hiératisme de l’iconographie gothique qui lui était chère, son côté ciselé que prend chaque élément. Mais à cela s’ajoute une délicatesse qui lui est propre dans l’observation du réel et qui naît de la lente observation des paysages aux alentours de sa chère ferme de Montroig. Le paysage apprivoisé devient potager, terre labourée.
Un jardin, écrivait Magritte, est un espace intermédiaire entre un paysage et un bouquet de fleurs. Mais, ici, la peinture cherche son sujet dans ce qui est plus humble qu’un jardin, un potager, où s’inscrit, docile, la silhouette d’un âne. Figure clef du tableau car elle lui donne son titre.Aller au-delà de l’objet visuel pour “féconder l’imagination”
Chien aboyant à la lune, 1926
Huile sur toile, 73 x 92,1 cm
Philadelphia Museum of Art. A.E. Gallatin Collection, 1952
L’espace saturé des premiers tableaux cède la place à la vacuité quasi totale de l’espace de la représentation dans certains tableaux des années 25-27. Dans Chien aboyant à la lune, le fond est encore maître avec ses couleurs profondes comme le montre le marron sombre de la terre qui se découpe sur le noir du ciel par une ligne d’horizon souple et ondulée.
Dans cette perspective vide et étrange, la couleur se concentre sur la figure biomorphique du chien et sur la lune au-dessus de lui. Une échelle énorme traverse le côté gauche du tableau de bas en haut, réunissant par ses extrêmes la terre et le ciel, le sensible et le suprasensible. L’espace sombre et vide, entourant les trois formes qui semblent s’y perdre, évoque l’infini spatial. Un frisson d’étrangeté est suggéré par ces formes en pleine transformation: le chien qui se gonfle pour ressembler à un ballon multicolore, la lune se terminant en un point rouge comme un curieux bonnet de nuit. L’échelle est la seule forme se lisant sans ambiguïté mais, elle aussi, est menacée d’effacement par la couleur sombre qui recouvre parfois le tracé blanc de ses lignes. L’infiniment grand se double, ici, du mystère des espaces insondables, inconnus et surréels, et trouve son contre-point dans l’ironie des petits détails colorés: le point rouge comme un pompon sur la lune, le point blanc de la patte du chien.
En ces années 25-27, Miró, dont Breton disait qu’il était le plus surréaliste de tous les autres peintres, était très proche de ce mouvement et, tout en gardant une liberté de fond, il en épousait les principaux enjeux esthétiques et poétiques. Miró privilégiait, dans le surréalisme, le côté “au-delà de la peinture”, autrement dit, le désir d’aller au-delà de l’objet visuel pour parvenir à “féconder l’imagination”. Comme la poésie, le tableau doit être “fécond”. “Il doit faire naître un monde. Qu’on y voit des fleurs, écrit-il, des personnages, des chevaux, peu importe pourvu qu’il révèle un monde.”
Dans ce monde plastique et poétique que l’artiste explore, des chiens aboient à la lune, des curieux personnages lancent des pierres à des oiseaux, tandis que des perspectives immenses se donnent comme décor. L’humour évident par lequel Miró aborde ici le poncif romantique d’un paysage avec lune, se double néanmoins d’une résonance profonde et presque tragique, celle des lieux vides à laquelle répond la solitude des éléments qui habitent l’espace. Un chien, une si singulière lune, une échelle, monades ne pouvant pas entrer en contact: l’aboiement du chien lui-même, qui donne le titre au tableau, se perd dans une direction, une diagonale, qui n’est pas faite pour rencontrer la lune, située en ligne droite au-dessus de lui.
“Atteindre le maximum d’intensité avec le minimum de moyens”
Faisant exception à la période concernée par l’exposition (1917-1934), les trois grands Bleu(s), du début des années soixante, sont exposés, réunis dans un même espace. Le triptyque se donne à voir dans son déploiement, sa modulation et sa vaste horizontalité. Quoique en apparence abstraites, ces œuvres qui succèdent au deuxième voyage de Miró aux Etats-Unis, fortement marqué par la découverte de l’expressionnisme abstrait de Robert Motherwell et de Marc Rothko, partent toujours de la nature et s’inspirent d’elle. Elles réalisent ce que l’artiste cherchait depuis longtemps: “atteindre le maximum d’intensité avec le minimum de moyens”.
Ces tableaux, épurés et presque monochromes, pourraient faire penser à ceux de 1925. Mais les fonds sont ici moins mouvementés, la ligne ne jouant plus voluptueusement avec la couleur et se donnant à voir dans son exiguïté qui s’oppose à l’immensité spatiale. Tout évoque, au contraire, une grande distance, une sensation de sérénité et de contemplation des vastes étendues célestes. “L’immobilité me fait penser à des grands espaces où se produisent des mouvements […] qui n’ont pas de fin. C’est, comme le disait Kant, l’irruption immédiate de l’infini dans le fini. Un galet qui est un objet fini et immobile me suggère non seulement des mouvements, mais des mouvements sans fin”, déclarait Miró en 1959. (Entretien avec Y. Taillandier, XXe siècle.)
Mais, affectionnant la figure rhétorique du paradoxe, l’artiste ajoute qu’il s’agit, comme dans ses toiles, d’un “mouvement immobile”, qu’il rapproche de ce que l’on nomme en musique “l’éloquence du silence”. Evoquant le ciel, le silence, les fonds sonores, les immensités sidérales, ces tableaux demandent aux spectateurs plus qu’un regard, une immersion totale, une contemplation proche de la méditation, du recueillement. Une tension, aussi, de l’œil et de l’esprit, qui se prennent aux variations d’éléments minimes: ronds noirs, trait rouge, ligne filiforme saisis dans le rythme d’abord confus du premier tableau, ensuite linéaire et de plus en plus épuré du dernier de ces tableaux.
A partir de l’œuvre de Miró et de celles d’artistes qui lui
sont contemporains, l’enseignant d’arts plastiques pourra aborder la question
de l’abstraction et de la figuration, du franchissement des limites et de
la remise en cause d’une telle classification. Il pourra évoquer la peinture
comme champ d’immersion dans la couleur chez Rothko, l’émergence de la lumière
à travers les “zip” traversant les monochromes de Newman, les bleus d’Yves
Klein, et saisir ainsi les différents questionnements de peintres “abstraits”,
en apparence très proches.
La dimension des deux infinis, de l’infime détail
figuré à l’immensité de l’espace se donnant à voir comme étendue de couleur,
qui nous a conduit à la réflexion de Pascal sur l’homme et la condition
humaine prise entre ces deux infinis, pourra être développée en arts plastiques,
en français ou en philosophie.
Miró et la représentation du corps féminin
Si elle est volontiers contemplative, méditative, en prise avec le cosmos et la dimension de l’infini, l’œuvre de Miró n’en est pas pour autant ascétique, au contraire. La représentation de la femme, et avec elle l’inévitable polarité masculin-féminin, la dimension érotique, y ont une place de choix. La représentation féminine traverse toute l’œuvre de l’artiste, se parant de nouvelles formes, selon les diverses périodes de sa peinture et de sa sculpture aussi.
Des artistes comme Dubuffet ou De Kooning, par exemple, se
sont attachés à la représentation canonique du corps féminin. En démasquant,
par une peinture d’une matérialité extrême et d’une grande violence gestuelle,
les rouages d’un corps vu de l’intérieur, s’affranchissant de tout critère
esthétique auquel était lié en art l’idéal féminin, ils ont désacralisé une
image académique de la femme.
Miró, comme Picasso, autre génie espagnol avec qui il a toujours eu une
relation d’amitié et d’estime réciproque, ne s’en prend pas à la représentation
féminine. Il ne l’idéalise pas non plus, il la scrute de l’intérieur et la
célèbre, la regarde avec humour aussi.
La grâce de la ligne
Les nus féminins apparaissent dès les années 1918-19, années de formation.
Après avoir peint la mythique Ferme (1921-22), Miró réalise son pendant,
La Fermière (1922-23), véritable esprit des lieux qui veille, immense
à l’intérieur des murs, comme une émanation, une concrétion colorée. Au milieu
des années 20, époque des tableaux-poèmes, l’élément féminin semble se répandre
dans des fonds doucement ondulés, comme dans le sublime Baigneuse.
Baigneuse, 1924
Huile sur toile, 72,5 x 92 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. Donation Louise et Michel
Leiris, 1984
La représentation, ou plutôt, l’évocation d’une silhouette féminine n’est ici qu’un tracé exigu et léger, à peine lisible, se perdant dans la ligne serpentine des ondes blanches et de ses cheveux jaunes. Sur ce fond bleu profond et mouvementé qui évoque la mer, la ligne n’est plus au service du contour, elle acquiert une autonomie particulière et oriente le regard. D’autres éléments minuscules, comme le petit poisson multicolore, les points rouges et jaunes (situés en haut et à droite du tableau) sont le délicat contrepoint de la silhouette filiforme de la femme, tandis que la lune, d’une consistance laiteuse et presque horizontale, dans sa phase croissante, paraît s’allonger et dormir. Sa forme courbe évoque les rondeurs féminines à peine suggérées dans le reste du tableau. Un vent léger et nocturne agite les lignes serpentines qui semblent s’envoler.
Le motif du nu féminin au bain est un sujet classique qui traverse la peinture mythologique (Vénus au bain avec néréides, etc.) comme aussi toute l’histoire de la peinture. Il est traité ici avec une liberté sans pareil. La femme n’est plus la Vénus sortant de l’écume de la mer d’un Botticelli, par exemple, mais elle se confond avec l’eau profondément bleue qui lui semble consubstantielle. La baigneuse, c’est la grâce de la ligne et de la couleur se fondant ensemble, du fond et de la forme s’absorbant l’un dans l’autre. Non plus des contours nets sur un ciel serein, mais l’immersion de l’arabesque dans la couleur. De l’ancienne leçon picturale, Miró a peut-être gardé le souvenir des cheveux se répandant au vent.
Ailleurs, dans Le Corps de ma brune, 1925 (huile sur toile, 130 x 96 cm, Paris, collection particulière), c’est avec une sensualité extrême que le corps de la femme aimée s’étale sans plus de contours, épousant la peau de la toile, elle-même peinte en brun, où se gravent en liberté les mots amoureux du poème: “Le corps de ma brune puisque je l’aime comme ma chatte habillée en vert salade comme de la grêle c’est pareil”. L’attention que Miró porte à la poésie, en ces années, l’amène à structurer ses tableaux comme des poèmes en liberté. L’image qui en résulte intègre les mots écrits à la peinture dans un entrecroisement de lignes, de signes et de couleur.
Humour et dérision
Vers la fin des années vingt, Miró traverse une période de grande remise en
cause de la peinture traditionnelle et de ses moyens d’expression. Cette nouvelle
phase, qu’il devait appeler “assassinat de la peinture”, correspond à un changement
radical du langage plastique qu’il vient de mettre en place: la ligne avec
ses subtilités, la couleur, la création de formes biomorphiques, ainsi que
les composantes qui lui sont chères, l’onirisme, le fantastique et la poésie.
Sa palette s’assombrit, les supports changent et deviennent souvent des matériaux
de récupération, donnant lieu à d’austères collages, à des tableaux-objets
ou à des dessins au crayon conté qui sont une réaction au graphisme gracieux
des années précédentes.
Mais au sortir de cette crise, la dimension plastique de son œuvre, explorant des nouveaux matériaux, s’en trouve considérablement enrichie. La représentation du corps féminin en est, elle aussi, altérée. Grimaçante, monstrueuse, la femme a perdu tout lyrisme. Une série de tableaux-objets appelés Danseuse(s) espagnole(s) voit le jour. Miró se laisse aller à l’expérimentation des formes, sorties du collage, dont les supports sont pour la plupart des papiers velours bruns. Le trait se réduit à l’essentiel des lignes verticales, tandis que des objets assemblés, comme une équerre réelle par exemple, remplacent le triangle symbolique de la figure féminine. L’humour, la dérision traversent ses œuvres dont la dernière atteint le summum de la concision et en même temps de la grâce.
Portrait d’une danseuse, 1928
Plume, bouchon, épingle à chapeau sur panneau de bois peint au ripolin
100 x 80 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne.
Don Aube Breton-Elléouêt, 2003
Cette danseuse minuscule, sur un support qui, du coup, paraît immense, naît de la rencontre entre une plume d’oiseau, un bouchon de liège et une épingle à chapeau. Comme une danseuse sur ses pointes, elle semble s’envoler, devenue oiseau elle-même.
La célèbre phrase de Lautréamont (écrivain phare des surréalistes, dont Miró était très proche à l’époque), “Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’un parapluie et d’une machine à coudre”, vient à l’esprit en regardant cette œuvre qui semble sortie d’une rencontre hasardeuse des matériaux. Pourtant, des croquis préparatoires précèdent l’heureux assemblage. Une nouvelle beauté insolite apparaît, malgré tout, après la crise.
Les reprises de toiles anciennes: les Portraits imaginaires
Intéressante, parce que l’exposition y consacre une importante section qui
permet d’avoir une vue d’ensemble, est la partie consacrée aux reprises de
toiles anciennes par Miró. Se mesurant aux grands maîtres, Miró en retient
deux genres majeurs: la peinture d’intérieur, qu’il transforme à sa manière,
et la série de portraits de femmes, qu’il interprète d’une façon non moins
libre, d’où le titre de Portraits imaginaires.
Des quatre Portraits l’exposition en présente trois, avec les esquisses
qui ont précédé le travail: le Portrait de la Reine Louise de Prusse
dont la source reste incertaine car Miró ne se rappelait plus la référence
ancienne, le Portrait de Mistress Mills en 1750 qui a son origine dans
une peinture du même titre par George Engleheart, élève de Reynolds, et le
troisième, le plus mystérieux, d’après la Fornarina de Raphaël.
Comme le note Jacques Dupin (Miró, Flammarion, 1961, nouvelle édition
revue et mise à jour en 1993), Miró est pris ici dans une lutte entre “les
formes descriptives et les formules abstraites”, conflit qui va s’accentuer
dans les années suivantes.
Portrait de Mistress Mills en 1750 (D’après George Engleheart), 1929
Huile sur toile, 116,7 x 89,6 cm
New York, The Museum of Modern Art. James Thrall Soby Bequest, 1979
Le sujet de ce tableau, comme celui de la gravure d’Englehaert,
est la lecture d’une lettre d’amour par une dame corpulente et lascive coiffée
d’un énorme chapeau, qui devient, chez Miró, une silhouette élégante, stylisée,
parée de bijoux sinueux.
Les esquisses précédant sa réalisation montrent bien le souci plastique de
simplification des plans, d’abolition de la profondeur et d’épurement des
formes. La couleur organise ici l’agencement des plans. La ligne d’horizon,
haute et montueuse, se profile à la hauteur des seins de la femme. La forme
du chapeau se prolonge à l’horizontale, comme un fantastique instrument de
musique à cordes. Le buste de la femme, continuant dans un même élan de vert
le chapeau, dessine une silhouette qui se dilate en formes souples et arrondies.
Le bas de la femme, réduit à un simple triangle, symbole de la représentation
féminine, se détache en marron sur le jaune et le rouge du fond. Miró n’oublie
pas de reprendre le motif classique de la lecture d’une lettre galante, auquel
il donne toute son importance plastique. Le billet, se détachant en blanc
sur le fond coloré, est traversé d’un simple graphisme noir qui pourrait être
le monogramme du peintre, la lettre M de Miró.
Prise entre les lignes serpentines des cheveux, les multiples bijoux, le vallonnement
noir de l’horizon et les plans vivement colorés, la figure féminine se détache,
par la couleur et sa texture brouillée, sur l’ensemble de la composition.
Dans ces reprises et transformations de tableaux anciens, la femme se
décline sous différents aspects: sophistiquée et malicieuse (c’est le cas
ici), loufoque (cf. la métamorphose d’un tableau de Constable), inaccessible
et lointaine (cf. le Portrait de la Reine Louise de Prusse), envoûtante
et mystérieuse (cf. la Fornarina d’après Raphaël).
La représentation féminine traversera toute l’œuvre de Miró, se parant de
nouvelles formes, selon les diverses périodes de sa peinture et de sa sculpture
aussi. Elle parcourra les Constellations (1940) où Chiffres et constellations
[seront] amoureux d’une femme, qui se disloque dans la toile prise
dans un filet de lignes où un sein, des yeux, se devinent parfois. On l’a
retrouvée aussi, moins lyrique, et même malmenée, dans la série de “l’assassinat
de la peinture“. Une part d’énigme lui est gardée dans cette série de reprises
culminant avec l’obscure et minimale Fornarina, présence inoubliable
et comme surgie du néant. Du tableau de Raphaël, Miró n’a gardé que le caractère
obscur des fonds et le surgissement d’un visage.
Ce thème phare de la peinture occidentale pourra être revisité par l’enseignant avec sa classe grâce à l’interprétation riche et complexe qu’en offre Miró. La comparaison avec la tradition picturale pourra être enrichie d’exemples puisés dans le passé ou dans l’art contemporain. Les thèmes classiques du nu au bain, ou de la lettre galante, dont Vermeer et Fragonard par exemple ont donné des illustrations célèbres, pourront être traités en histoire de l’art et en français.
La Catalogne natale
LA SOURCE À JAMAIS ÉPUISÉE
DE SON ART
“Il n’y a de pays que de l’enfance”, écrivait Roland Barthes, pointant par là l’importance fondatrice du lieu, berceau et réceptacle des premières expériences sensibles de tout sujet, qui marquerait à jamais la relation d’un individu au monde entendu en termes d’espace et de sensations. Miró a fait de sa Catalogne et surtout de Montroig, la chère ferme parentale où il se réfugiait la moitié de l’année, l’été et une partie de l’automne, le lieu par excellence de son art. Lieu de sensations et de souvenirs, la Catalogne est aussi cet espace où se décline pour l’artiste sa relation à la vie et à la mort.
L’aridité du sol catalan, sa végétation avec ses eucalyptus et ses caroubiers,
ses ciels immenses et ses nuits étoilées, jusqu’à ses plus petits cailloux,
sans compter la présence des figures qui habitent les campagnes, les paysans
catalans, ont été la source à jamais épuisée de sa création.
Au-delà même du sol catalan avec ses inévitables présences, Miró en a revendiqué
l’esprit, le caractère terrien et passionné, les élans qui le poussent vers
le haut. Le motif du pied et de l’échelle conciliant les mouvements extrêmes
de son art, ancré dans la terre et tendu vers le plus haut, se trouve relié
à ses origines catalanes.
Comme Picasso, l’artiste a été profondément marqué par la montée du fascisme en Espagne (1936), l’exil obligé en France et l’impossibilité de retrouver pendant quelques années ses lieux. Miró écrit que, sans sa femme et sa fille, il serait rentré en Espagne. Les toiles de l’époque aux couleurs acérées et aux formes monstrueuses témoignent d’un tel déchirement. Contrairement à Picasso qui illustre dans ses tauromachies l’Espagne, dans l’irruption d’une virilité héroïque à laquelle il s’identifie, Miró n’est pas hanté par ce sujet. S’il a peint, lui aussi, des taureaux et des courses de taureaux, c’est autre chose qui l’intéresse de la Catalogne: son atmosphère, sa nature, qu’il peint d’abord fidèlement, pour ensuite aller à l’essence. Essence qui permettra à ses paysages de prétendre à la dimension de l’universel, et à l’artiste de se revendiquer “catalan universel”.
“Tout ce que l’on sent quand on est en Espagne…”
La Ferme, 1921-1922
Huile sur toile, 132 x 147 cm
Washington, National Gallery of Art. Don de Mary Hemingway, 1987
Il est impossible de parler de la Catalogne et de Miró sans en revenir au lieu par excellence d’où s’orchestre la relation privilégiée à son pays, à savoir la ferme parentale, où il crée la moitié de l’année. La Ferme est aussi le titre d’un de ses tableaux les plus célèbres, que l’écrivain Ernest Hemingway, ami de Miró, achètera. Du tableau, Hemingway disait qu’il y a tout ce que l’on sent quand on est en Espagne et aussi quand on n’y est pas et qu’on ne peut pas s’y rendre. L’écrivain ajoute que même Picasso n’a pas su rendre cela. Condensation de présence et d’absence, de sensation et de souvenir.
Dans ce tableau où la fidélité au réel semble aller de pair avec la floraison de détails enregistrés avec minutie, la liberté par rapport au modèle s’affirme aussi. L’œuvre, qui avait demandé à Miró une longue gestation, dont il exagère un peu la durée en disant qu’il avait mis deux ans pour la terminer, est, selon ses mots, “une métamorphose”. Commencée comme un éloge de sa maison de Montroig, où il s’imprégnait de l’atmosphère de la campagne, en compagnie des animaux de la ferme, chiens, chats, volailles, elle marque néanmoins la fin de sa période réaliste. Ainsi, à côté de détails admirablement isolés et définis, l’exactitude des architectures, des formes apparaissent telles que le rond noir sur le socle de l’arbre, le carrelage orangé au sol, le carré rouge délimitant et donnant à voir l’intérieur du poulailler, qui répondent à un souci plastique et non plus mimétique. Une atmosphère idyllique se dégage de l’ensemble dominé par un ciel immuablement bleu, où se découpe l’eucalyptus avec ses feuilles desséchées et la lune.
Le Catalan, 1925
Huile sur toile, 100 x 81 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne. Achat, 1965
Miró a peint un grand nombre de paysans catalans tout au long de sa pratique picturale. “Ne cherchez pas de signification cachée, c’est un paysan”, dira-t-il plus tard au sujet d’un autre tableau portant le même titre. Mais il s’empresse d’ajouter que l’image d’un paysan est quelque chose de très fort pour lui. C’est une figure dont il fera le symbole de la terre catalane et de son attachement à son pays. Inutile donc d’y chercher des ressemblances pittoresques, facilement décelables.
Parfois le regard du peintre se concentre sur un détail qui devient le sujet du tableau, souvent la tête, métamorphosée et disloquée au gré de ses transformations biomorphiques. Des instruments de musique (Paysan catalan à la guitare, 1924) ou des éléments de paysage s’ajouteront parfois (Paysan catalan au clair de lune, 1968), conférant une note poétique à la figure rude du paysan.
L’exposition présente un certain nombre de ces peintures, accompagnées de nombreuses
esquisses, témoignant chez Miró d’une démarche singulière dans l’élaboration
de ses tableaux, et très éloignée de l’automatisme surréaliste.
Le Catalan de 1925 est certainement la version la plus sobre et radicale
dans l’efficacité de son langage plastique réduit à l’essentiel, de toute
une série de Tête(s) de paysan catalan peintes jusqu’à la fin de 1925.
Une forme rouge rappelant la barretina (bonnet catalan), en haut, une
paire de moustaches noires faisant allusion à cet attribut courant du paysan
catalan, une petite sphère noire pour la tête, ainsi qu’un morceau de bleu
pour un fragment de ciel, sont les principales composantes chromatiques de
ce tableau qui laisse apparaître, dans l’intégration de l’esquisse à l’œuvre,
le processus créateur. Une mise au carreau préalable traverse toute l’œuvre
et la constitue. Le non-fini, faisant partie intégrante du tableau, lui garde
une très grande force d’irruption.
Les dessins préparatoires ont montré la présence des lettres “jou” de journal et du mot “viol” qui ont disparu dans la version finale au profit d’un empâtement de blanc et de six trous réels à la surface de la toile par lesquels la violence de l’acte se substitue à sa représentation. Miró avait exprimé à plusieurs reprises, à l’époque, son “mépris absolu de la peinture”, qui l’amène déjà en 1925 vers des solutions d’une si grande audace.
Peinture (Le Toréador),
1927
Huile sur toile, 129 x 97 cm
Villeneuve d’Ascq, Musée d’art moderne Lille Métropole. Ancienne donation
Geneviève et Jean Masurel, 1979. Dation Jean Masurel, 1994. Dépôt du Musée
national d’art moderne, Centre Pompidou, Paris
Dans ce tableau énigmatique, à la limite de l’abstraction, se donne à voir l’ultime
aboutissement de la série de Paysan(s) catalan(s) réalisée
à partir de 1925 et son glissement vers une autre figure hautement espagnole, celle du toréador (rare chez Miró), que le titre annonce en sourdine.
Cette lecture est suggérée par la forme noire barrant l’espace de la
représentation et tendue comme la muleta rouge que le toréador exhibe pour
attiser et diriger les charges du taureau. Mais dans un ultérieur transfert de
sens, de formes et de couleurs, le tissu devient noir, tandis que le rouge est
celui de la petite boule ronde placée en haut de deux axes orthogonaux qui
renvoient à la figure humaine et à la barretina
du paysan catalan. Un déploiement de peinture blanche au contour plus vague
symboliserait la présence féminine, tandis que le fond monochrome ocre renvoie
à la chaude rugosité de la terre catalane.
Vie (élément féminin) et mort (drapeau noir renvoyant à la corrida)
s’affronteraient ici dans la puissante opposition plastique et chromatique des
masses noires et blanches. Il n’est pas étonnant qu’une telle puissance
dramatique s’inscrive à l’enseigne d’un signifiant si chargé de sens, pour
Miró, celui de la terre catalane.
Lieu de sensations et de souvenirs, la Catalogne est cet espace essentiel où se décline pour l’artiste sa relation à la vie et à la mort aussi. Conciliant les deux pulsions, éros et thanatos, elle devient ce noyau irradiant et donnant sens à la création.
Il serait intéressant de comparer l’attachement de l’artiste
à sa terre natale avec celui d’autres peintres pour la leur. Picasso vient à
l’esprit, mais Francis Bacon aussi avec l’Irlande. Des écrivains, James Joyce
ou Samuel Beckett par exemple, ont questionné dans leur œuvre la dimension de
l’exil comme propre à l’acte créateur.
Il serait donc utile de s’interroger, en arts plastiques, français ou
philosophie, sur la création dans son rapport à l’altérité. En effet, sans
Paris et son milieu artistique et intellectuel si stimulant pour Miró, proche
de Breton et de Bataille, d’Artaud et de Leiris, la Catalogne n’aurait pas
été ce qu’elle est dans son œuvre, à savoir ce lieu de ressources
fondamentales et originaires, sensible dans son opposition à cet autre
espace, aussi nécessaire, qui était celui de Paris.
- Miró, catalogue de l’exposition du Centre Pompidou, Editions du Centre Pompidou, 2004.
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des
publics, mars 2004.
Texte: Margherita LEONI-FIGINI, professeur relais de
l’Education nationale à la DAEP
Maquette: Michel Fernandez, Keum Suk Gendry-Kim
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rubrique ’Dossiers pédagogiques’
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