Mondrian / De Stijl : parcours croisés Retour au sommaire

Piet Mondrian, Le Nuage rouge, 1907 Rogi André (Rosa Klein, dit), Mondrian, 1937
Tirage de 1982 Epreuve gélatino-argentique, 51 x 41 cm
Don de Mme Renée Beslon-Degottex 1982 - AM 1982-307
© Droits réservés
L’exposition Mondrian / De Stijl, présentée au Centre Pompidou du 1er décembre 2010 au 21 mars 2011 se déploie en un double parcours. L’un est consacré au peintre Piet Mondrian, figure majeure de l’abstraction et de l’histoire de l’art du XXe siècle, l’autre au courant De Stijl (« Le Style »), auquel Mondrian a participé, et qui conjuguant tous les domaines de la création artistique − de la peinture à l’architecture en passant par la sculpture, le graphisme, le cinéma et le design − fut l’un des plus importants mouvements d’avant-gardes qui agitèrent l’Europe au début du XXe siècle.

La particularité de ce double parcours est d’être le fait de deux commissaires qui ont chacun développé leur vision, d’où résulte une mise en tension qui a pour mérite de faire comprendre les enjeux, la spécificité mais aussi la complémentarité de chacune des approches proposées.

Au cœur de l’interaction Mondrian / De Stijl, s’impose la figure de Theo Van Doesburg avec lequel Mondrian entretient un dialogue intense, avant une rupture dès le début des années 1920. Avec Mondrian et De Stijl, un artiste et un mouvement vont d’abord évoluer ensemble, puis tenter, selon des voies divergentes, d’élaborer un langage artistique universel pour construire le monde nouveau. La vision communément admise d’un Mondrian, figure tutélaire du mouvement De Stijl, est toutefois réductrice autant pour la démarche de l’artiste que pour les ressorts propres de De Stijl et la pluralité de ses acteurs : outre Van Doesburg qui s’impose comme le théoricien, Vilmos Huszár, Bart Van der Leck, Georges Vantongerloo, Jacobus Johannes Peter Oud, Gerrit Rietveld, Robert Van’t Hoff jouent un rôle majeur dans la construction du « Style ».

Plan de l’exposition Plan de l’exposition
Architecte - scénographe : Laurence Fontaine
À travers un artiste fondamental et un mouvement majeur – intimement liés –, il s’agit finalement de revisiter l’histoire de l’art du début du XXe siècle, avec ses principaux acteurs, sa dimension internationale et collective, ses théoriciens, ses publications, ses sources et ses influences. Par ce double parcours, le visiteur entre au cœur du phénomène des « avant-gardes » qui caractérise la période, en l’approchant dans sa complexité, fait de pensées individuelles et de démarches collectives.

Séquence introductive (De Stijl 1/2 − salles 1 à 4) Retour au sommaire

Bien que rattachées au parcours du mouvement De Stijl, les quatre premières salles servent d’introduction générale. Commençant en 1900 c’est-à-dire bien avant la naissance de De Stijl, tandis que Mondrian est déjà un peintre reconnu en Hollande, elles permettent de faire dialoguer les œuvres de ce dernier avec celles des futurs protagonistes du mouvement, de resituer leurs sources et leurs aspirations communes.

LES SOURCES : THÉOSOPHIE ET SYMBOLISME

Intitulée « Spiritualités de la Vision », la première salle invite à reconsidérer les fondements théosophiques et symbolistes hollandais du courant De Stijl, fondements qui sont aussi à la source des recherches de Mondrian (même si ce dernier s’en éloigne par la suite) et qui influenceront durablement, jusqu’au Bauhaus, l’art et l’architecture du premier XXe siècle. Visions intérieures suggérées par des portraits ou autoportraits aux regards extatiques, ordre géométrique du cosmos révélé par les grilles mathématiques de l’école proportionniste hollandaise de Lauweriks, dimension spiritualiste de l’art incarnée par des formes-pensées génériques qui se déploient comme sous l’effet d’une force intérieure, l’ensemble des œuvres présentées permet au visiteur d’entrer dans une conception du monde spécifique qui s’exprime alors chez des artistes divers. Nourris des théories scientifiques et mystiques qui se développent dans les sociétés occidentales de la fin du XIXe siècle, ils en étendront la portée tout en les faisant évoluer par leurs recherches propres et les œuvres qui en résultent. Mondrian en fait partie, qui peint en 1907, son inquiétant Nuage rouge.

Piet Mondrian, Le Nuage rouge, 1907
Huile sur carton, 64 x 75 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
Ce paysage de fin du monde, qui en évoque dans le même temps l’origine dans une explosion cosmique, constitue une bonne entrée en matière. En effet, proposant une représentation de la mer et du ciel, il peut en même temps être interprété comme portant l’essence de l’abstraction. Au centre du tableau, semblant pouvoir en recouvrir la surface, le nuage rouge, indéniable forme-pensée, traduit par son déploiement et sa couleur une idée et une émotion conjuguées. L’esprit du spectateur est ainsi conduit, dans une boucle sans fin, de la matérialité du paysage identifiable à la dimension spirituelle qu’il traduit et de l’abstraction des formes et des couleurs au réel auquel elles renvoient.

Le poète et critique d’art Yves Bonnefoy, qui donne le titre de l’œuvre à un recueil de ses textes sur la peinture, la décrit ainsi : Deux étendues, l'une bleu azur, l'autre verte, séparées par une ligne où se nouent un autre bleu et du noir, qu'une trace de blanc irise mais vers le haut, centre qui va, matière soudain lumière, la masse rouge orangé du grand nuage.
Selon lui, On retrouve dans ce tableau qu'on voit déjà si moderne quelques-unes des catégories les plus spécifiques autant que les plus anciennes de l'interrogation du divin - ainsi l'ambiguïté d'un espace assez peu marqué pour s'ouvrir comme la peinture romane au non-dimensionnel du symbole, assez perspectivé toutefois pour que nos aspects et nos gestes puissent y inscrire leur forme et avec elle leur espérance. Même les couleurs du Nuage rouge, bleu du manteau de la Vierge, émeraude de l'alchimie, rouge dont Delacroix ensanglantait l'Idéal, sonnent là une fois de plus dans l'histoire les trois notes fondamentales de notre condition qui veut forcer ses limites.
(Yves Bonnefoy, Le Nuage rouge, Paris, Mercure de France, 1992 [1977], p.127.)

LIGNES, COULEURS, PLANS

Theo Van Doesburg, Les Joueurs de cartes, 1917 Theo Van Doesburg, Les Joueurs de cartes, 1917
Huile et tempera sur toile, 120,3 x 148,8 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
Dans la veine fauve du début du siècle se poursuit, en salle 2, la réflexion sur le rôle des lignes et des couleurs dans une composition picturale qui assume, et revendique, les deux dimensions de la toile. Sous le titre « Analytiques de la Figure » la salle suivante invite à découvrir les prolongements de ces réflexions à travers les réalisations plus radicales de certains artistes. Parmi elles, la version géométrique des Joueurs de cartes de Cézanne que propose Theo Van Doesburg se distingue, mais c’est sans doute l’œuvre de Bart Van der Leck qui est la plus significative ici. L’artiste jouera d’ailleurs un rôle essentiel tant dans la naissance de De Stijl qu’auprès de Mondrian lui-même. La Tempête, peinte en 1916, fait franchir un pas décisif sur le chemin vers l’abstraction constructive.

Bart Van der Leck, La Tempête, 1916 Bart Van der Leck, La Tempête, 1916
Huile sur toile, 120 x 160 cm
Otterlo, Collection Kröller-Müller Museum
© Adagp, Paris
Dans ce tableau imposant de Bart Van der Leck, une scène de tempête, spectacle récurrent dans la peinture du XIXe siècle, liée également au paysage néerlandais, subit ici une étonnante réappropriation. Le paysage comme les personnages sont représentés au moyen de formes élémentaires, traités en aplats de couleurs primaires et de noir. Tout semble ainsi ramené sur le même plan : aplat bleu de la mer tourmentée, rouge du bateau naufragé, jaune du rivage, noir des manteaux des femmes qui assistent au drame, face au vent. Car le vent de la tempête est bien présent dans cette composition, le peintre ayant réussi la prouesse de nous faire ressentir son souffle par le simple jeu des formes et des couleurs juxtaposées.

LE VITRAIL : AUX FRONTIÈRES DU TABLEAU ET DE L’ARCHITECTURE

De manière presque naturelle, le travail sur la décomposition de la figure humaine, tel que le mettent en œuvre notamment Bart Van der Leck et Theo Van Doesburg par la mise à plat et le cloisonnement des formes, trouve dans le vitrail un lieu d’expression particulièrement intéressant. Par le biais de ce support aux frontières du tableau et de l’architecture, c’est toute la question de l’intégration des arts telle que visée par De Stijl qui peut être initiée. Cela n’échappe pas à Theo Van Doesburg qui réalise dès 1917 (soit l’année qui suit la découverte du travail de Van der Leck avec La Tempête) un monumental vitrail en trois parties pour la maison De Lange.

Theo Van Doesburg, Composition en vitrail IV (destiné à la maison De Lange à Alkmaar), 1917 Theo Van Doesburg, Composition en vitrail IV (destiné à la maison De Lange à Alkmaar), 1917
Vitrail, triptyque de panneaux, 286,5 x 56,6 cm chacun
Otterlo, Collection Kröller-Müller Museum
Les 3 panneaux, de près de 3 mètres de hauteur chacun, sont construits selon un assemblage de formes géométriques, simples rectangles, aux couleurs vives et contrastées : jaune, bleu, rouge et vert, auxquelles s’ajoutent le noir et, grâce au verre non coloré qui laisse passer toute la lumière, le blanc. Tandis que le panneau central repose sur l’équilibre du rouge et du vert, les deux panneaux latéraux, identiques et disposés en symétrie l’un par rapport à l’autre, sont dominés par les couleurs jaune et bleu. Pour la plupart très allongés, comme les grands panneaux qui les accueillent, ces rectangles sont agencés de façon verticale ou horizontale, créant ainsi une composition dynamique. L’abstraction est ici complète, formes géométriques et couleurs construisent le vitrail et participent, par la manière dont elles transforment aussi la lumière qui s’y diffuse, à la construction de l’espace.

Mondrian. Les années parisiennes, 1912 - 1938 Retour au sommaire

Après cette séquence sur les sources du mouvement De Stijl et la première période picturale de Mondrian, le visiteur entre dans un espace consacré aux années parisiennes de l’artiste. Au fil des douze salles, sa pensée plastique se donne à lire avec une étonnante clarté. Issue d’un contexte intellectuel complexe, nourrie, on l’a dit, du mouvement symboliste et de la théosophie, son œuvre connait une évolution aussi rapide qu’efficace, comme inexorable, vers l’abstraction pure et le néo-plasticisme.

Le Néo-plasticisme
Cette conception globale du monde, fondée sur la reconnaissance de la force universelle qui le gouverne, s’appuie sur une nouvelle harmonie, l’expression plastique du rapport équilibré, débarrassée du sentiment tragique et des « obstacles » de la description et de la forme qui encombraient l’ancienne plastique. (Brigitte Léal, « Mondrian, Le Néo-Plasticisme, 1920. Présentation », catalogue Mondrian, p.81.)

UN CUBISME « TRÈS ABSTRAIT »
(SALLES 5, 6 ET 7)

Mondrian est bien l’un des peintres majeurs du cubisme qu’il rejoint en 1911-1912 en même temps que Juan Gris, alors qu’il n’est jamais cité dans les histoires du cubisme que comme un artiste marginal ou un épigone. (Serge Lemoine, « L’art de la construction », catalogue Mondrian, p.31.)
Découvrant en 1911 les œuvres cubistes de Picasso et de Braque ainsi que les tableaux de Cézanne qui les ont inspirées, Piet Mondrian oriente ses recherches dans cette voie en même temps qu’il s’installe à Paris. Datée de 1912, sa Nature morte au pot de gingembre ne laisse aucun doute sur ces influences qui le marquent durablement.

Piet Mondrian, Nature morte au pot de gingembre 2, 1912
Huile sur toile, 91,5 x 120 cm
La Haye, Gemeentemuseum, en dépôt au Solomon R. Guggenheim Museum, New York
Organisé autour du cercle bleu du pot de gingembre, l’espace de la toile se développe, dans des tons gris, selon une structure épurée qui ne retient de la réalité perçue que ses grandes lignes et ses formes élémentaires. Aplats, facettes et arêtes de quelques volumes esquissés laissent finalement émerger une sorte de quadrillage rythmé qui seul évoque un espace construit. Celui-ci se dissout avant d’atteindre les bords du tableau, achevant ainsi la fusion parfaitement maitrisée de la figure et du fond.

Piet Mondrian, Composition Arbres 2, 1912-1913
Huile sur toile, 98 x 65 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
Si on peut avoir l’impression avec la Nature morte au pot de gingembre d’une œuvre qui reste encore proche du modèle et d’un espace naturel, les œuvres suivantes de Mondrian témoignent de sa complète appropriation de la démarche des cubistes. Guillaume Apollinaire écrit au sujet de l’artiste en 1913 : Mondrian, issu des cubistes, ne les imite point. Il parait avoir avant tout subi l’influence de Picasso, mais sa personnalité reste entière. Plus loin, il fait état, à son sujet, d’un cubisme très abstrait. En témoigne la série consacrée aux arbres dont les dynamiques verticales et horizontales inspirent l’artiste, le tirant de plus en plus vers l’abstraction. On retrouve d’ailleurs avec le motif de l’arbre les sources théosophiques qui nourrissent la pensée de Mondrian. Avec ses racines plongées dans le sol et sa cime tendue vers le haut, l’arbre devient un signe spirituel, symbole du lien entre la terre et le ciel.
Composition Arbres 2 permet de prendre conscience du travail de Mondrian et de saisir ce qu’il retient du cubisme dans son cheminement vers l’abstraction : lignes épurées, aplats grisés, composition rythmant la surface de la toile ne laissent plus deviner que les silhouettes des arbres dans une atmosphère hivernale. L’abstraction est pour le peintre, on le voit, la conséquence directe de la démarche initiée par les cubistes, mais qu’il leur reproche de ne pas mener à son terme. Les cubistes, disait-il, refusent les conséquences de leur propre révolution plastique. La sensibilité moderne ne peut se réduire à l'intégration de multiples points de vue, elle doit tendre vers une langue plastique directement universelle et rationnelle.

PRENDRE APPUI SUR LE RÉEL POUR L’ABSTRAIRE
(SALLES 8 ET 9)

Fin de soirée. Pays plat. Vaste horizon. Très haut : la lune.

Y Comme c’est beau !
X Quelle profondeur de ton et de couleur !
Z Quel repos !
Y Ainsi la nature vous émeut, vous aussi ?
Z S’il n’en était pas ainsi, je ne serais pas peintre.
Y Comme vous ne peignez plus d’après la nature, je croyais qu’elle ne vous touchait plus du tout.
Z Au contraire, la nature m’émeut profondément. Je la peins seulement d’une autre manière.


Extrait du texte Réalité naturelle et réalité abstraite, publié par Mondrian dans le revue De Stijl en 1920 (texte réédité en 2010 à l’occasion de l’exposition).

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur : Façade, 1914
Huile sur toile, 91,5 x 65 cm
La Haye, Collection particulière, en dépôt à la Staatsgalerie, Stuttgart
Comme on le voit dans l’extrait cité ci-dessus, l’abstraction élaborée par Mondrian est intimement liée au réel, dont il cherche à traduire le sentiment profond. Des arbres, mais aussi des façades parisiennes, Mondrian tire les lignes de force de ses compositions, afin d’atteindre un langage pictural universel exprimant l’essence de la nature et des choses. En témoigne la Composition avec plans de couleur : Façade, qu’il réalise en 1914, porté par sa rencontre avec Paris, ville moderne par excellence, avec ses immeubles et ses façades orthogonales qui s’apparentent au motif de la grille. On retrouve ici le lien étroit qu’entretient son travail avec l’architecture et la ville.
Toutefois, éloigné de Paris pendant les quatre années que dure la Première Guerre mondiale, le peintre retrouve en Hollande les paysages naturels et notamment ceux des bords de mer. Un nouveau pas est alors franchi avec les Plus-Minus (« Plus-Moins »), tableaux qui ne sont constitués que de traits verticaux et horizontaux mais qui pourtant traduisent un paysage.

Piet Mondrian, Jetée et océan 4, 1914
Fusain sur papier, 51 x 63 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
Dans la série Jetée et océan, Mondrian exprime la tension de l’homme (verticalité) face à l’océan et au ciel (horizontalité). Avec Jetée et océan 4, de 1914, réalisée au fusain, ce rapport frontal est symbolisé, et rendu sensible, par la présence de la jetée identifiable en bas au centre de la feuille. L’insertion de l’ensemble dans un ovale, sorte d’œuf originel récurrent ces années-là dans son œuvre, renvoie à la perception de l’horizon et à un ordre cosmique symbolisé par cette forme parfaite de l’œuf. Dans cette version, qui est une sorte d’esquisse, on peut noter la rémanence de lignes obliques qui simulent encore une profondeur de champ, soulignant la perspective. Cet artifice disparaitra complètement dans les œuvres ultérieures qui n’auront pour seule structure que les lignes verticales et horizontales.

PLANS DE COULEURS. LES ANNÉES DE STIJL
(SALLE 10)

Je construis des lignes et des combinaisons de couleurs sur des surfaces planes afin d’exprimer, avec la plus grande conscience, la beauté générale. (Lettre de Mondrian à H.P. Bremmer, 29 janvier 1914, citée dans le catalogue Mondrian, p.22.)
Déjà présents dans les recherches cubistes de Mondrian et dans ses compositions inspirées des façades parisiennes qui les voient gagner en puissance, les plans de couleur acquièrent une autonomie complète dans son œuvre au cours des années 1917-1919. La rencontre avec Bart Van der Leck joue ici un rôle important (voir plus haut l’œuvre La Tempête), ainsi que la réflexion sur les formes élémentaires, initiée avec Theo Van Doesburg, et qui accompagne la naissance de De Stijl.

Piet Mondrian, Composition avec plans de couleur 2, 1917
Huile sur toile, 48 x 61,5 cm
Rotterdam, Museum Boijmans Van Beuningen
Composition avec plans de couleur 2 appartient à une série de 6 tableaux dans lesquels Mondrian poursuit sa réflexion sur les couleurs et sur la planéité de la toile. Rarement peintre a été plus loin dans le refus de la composition, et rarement peintre a été plus précis dans la façon de mettre son refus en page, écrit Thierry de Duve dans le commentaire tout à fait éclairant de l’œuvre qu’il propose dans le catalogue de l’exposition (Thierry de Duve, « Face-à-face », catalogue Mondrian, pp.49-50). Et de poursuivre : La distribution des plans est centrifuge et pourtant rigoureusement statique, parait aléatoire et cependant jamais prise en défaut d’équilibre, s’affirme délibérément illogique et s’impose comme une évidence.
Ces plans de couleurs entretiennent un dialogue étroit avec la grille orthogonale qui, comme parachevant le travail des Plus-Minus, vient alors structurer, sans plus aucune concession, toute la surface du tableau.

Piet Mondrian, Composition avec grille 3 : Composition dans le losange, 1918
Huile sur toile, 84,5 x 84,5 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
En 1918, lié à l’affirmation de cette grille, s’immisce dans le travail de Mondrian un geste qui peut sembler anodin ou absurde, mais qui s’avère décisif. Il consiste à faire subir une rotation de 45° à la toile, la dressant ainsi sur son angle. Le premier de ces tableaux losangiques est composé d’une simple grille orthogonale de lignes noires sur fond blanc. Mondrian semble affirmer, en le basculant, que les lignes diagonales sont des horizontales ou des verticales, comme remises par ce mouvement du cadre dans le droit chemin. Une fois le tableau dressé sur la pointe, les diagonales du carré, devenues verticale et horizontale, gagnent en amplitude. Le tableau prend alors une nouvelle dynamique, et l’artiste, en remettant en cause les repères habituels de la vision, modifie profondément le rapport de l’œuvre à son espace. Il construit ainsi un autre champ de perception, véritable paysage que les variations d’épaisseur des lignes viennent animer.

MONDRIAN ET L’ÉCRIT
(SALLE 11)

Dans la salle 11, archives et photographies permettent de resituer Mondrian dans le contexte parisien de l’époque, fait des rencontres et des échanges stimulants qui nourrissent la scène artistique.
Cette salle permet surtout d’avoir accès aux textes du peintre, dont les principaux ont été réédités à l’occasion de l’exposition (voir la bibliographie en fin de dossier). Essais, articles (notamment parus dans la revue De Stijl) ou simple correspondance, tous témoignent de l’importance qu’il accordait à l’écrit dans le processus d’élaboration de son langage plastique et de diffusion de ses idées.

Vilmos Huszár. Couverture du premier numéro de la revue De Stijl, octobre 1917 Vilmos Huszár. Couverture du premier numéro de la revue De Stijl, octobre 1917
Typographie sur papier
La Haye, Collection Gemeentemuseum
C’est dans ce but que Mondrian assure, dès 1917, Theo Van Doesburg de sa collaboration à la revue De Stijl que ce dernier entreprend de fonder. Au fil des numéros et de ses contributions, en dialogue et en confrontation implicite ou explicite avec ses contemporains, il diffuse dans la revue sa réflexion sur la peinture, son évolution nécessaire, son rapport à la réalité. C’est dans les pages de De Stijl que voit le jour un de ses textes majeurs intitulé Réalité naturelle et réalité abstraite et qui prend la forme, très pédagogique, d’un dialogue entre un amateur de peinture, un peintre naturaliste et un peintre abstrait-réaliste.
En 1923, trop en désaccord avec les orientations de la revue, Mondrian met un terme à cette collaboration. L’écrit reste toutefois pour lui fondamental et continue d’occuper une place primordiale dans sa démarche.

Piet Mondrian, Le Néo-Plasticisme. Principe général de l’équivalence plastique Piet Mondrian, Le Néo-Plasticisme. Principe général de l’équivalence plastique
Paris, Editions de l’Effort Moderne. Léonce Rosenberg, 1920
Brochure, 24 x 16 cm
Paris, Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky
En 1920, Mondrian fait paraitre aux éditions de l’Effort Moderne sa brochure consacrée au Néo-Plasticisme. Brigitte Léal, commissaire de l’exposition qui en préface la réédition d’aujourd’hui, écrit : L’essai de Mondrian, qui s’inscrit dans le contexte fiévreux des manifestes et des manifestations cubistes, futuristes, dadaïstes et constructivistes des années 1920, et de ses controverses avec Van Doesburg, affirme avec force la suprématie de la « Nouvelle Plastique » sur celles de ses rivaux dada ou futuristes. Le néoplasticisme crée une beauté nouvelle. Avec le néoplasticisme « L’ART NOUVEAU EST NÉ ». (Brigitte Léal, « Mondrian, Le Néo-Plasticisme, 1920. Présentation », catalogue Mondrian, p.81.)

L’ÉQUILIBRE DE LA DISSYMÉTRIE − VARIATIONS MODULAIRES
(SALLES 12 ET 13)

Les œuvres produites en même temps qu’est publié Le Néo-Plasticisme incarnent une forme d’aboutissement de la pensée de Mondrian. Le vocabulaire universel qu’il a élaboré par épuration progressive s’y déploie : des lignes noires horizontales et verticales et les trois couleurs primaires : rouge, jaune et bleu. Ici, plus de damier régulier ni de grille orthogonale. C’est au contraire la dissymétrie qui s’affirme comme une clef de la composition.

Piet Mondrian, Tableau I, avec rouge, noir, bleu et jaune, 1921
Huile sur toile, 103 x 100 cm
La Haye, Collection Gemeentemuseum
L’œuvre intitulée Tableau I, avec rouge, noir, bleu et jaune est significative de ce tournant du néo-plasticisme. De fines lignes noires isolent de vastes rectangles emplis pour certains de couleurs vives, ou des « non-couleurs » que sont le noir, le gris et le blanc. La composition, dissymétrique, n’est pas délimitée par le cadre. Lignes comme aplats de couleurs semblent se poursuivre hors de la toile, le rouge apparaissant ici presque à l’extérieur. Tant la dynamique des lignes noires que la planéité des couleurs et le rythme ainsi construit assurent à la composition son équilibre, et son inscription dans un tout bien plus vaste que la seule surface de la toile.
Oui, toutes choses sont des parties d’un tout : chaque partie reçoit sa valeur visuelle du tout et le tout la reçoit des parties. Tout se compose par relation et réciprocité. La couleur n’existe que par l’autre couleur, la dimension est définie par l’autre dimension, il n’y a de position que par opposition à une autre position. C’est pourquoi je dis que le rapport est la chose principale. (Mondrian, Réalité naturelle et réalité abstraite, 1920.)
Dans cette perspective, chaque élément s’intègre et fusionne avec l’ensemble. Le rapport dont parle Mondrian s’applique au tableau mais, par extension, il comprend aussi la communauté humaine. En ce sens ses recherches plastiques, par la volonté de créer un équilibre à la fois vivant et parfait, ont vocation, pour le peintre, à littéralement changer le monde.

Piet Mondrian, Carnet de dessin, 1925
Folio B : Trois compositions dans le losange, 1926

Crayon sur papier, 23,2 x 29,8 cm
New York, The Pace Gallery
Quelques pages d’un carnet de dessin présentées dans l’exposition permettent d’avoir accès au travail de l’artiste. Y sont esquissées, de façon schématique, des compositions éventuelles dans un carré, dans un losange ou dans un rectangle, ainsi que la réflexion sous-jacente sur les proportions et la répartition des aplats de couleurs pour chacune d’entre elles.

CONSTRUIRE L’ESPACE PAR LA COULEUR
(SALLE 14 ET ATELIER RECONSTITUÉ)

Piet Mondrian, Dessin pour la bibliothèque-cabinet de travail d’Ida Bienert, connue sous le nom de « Salon de Mme B…, à Dresde », 1926
Vue éclatée d’une boîte
Gouache et crayon sur papier, 75 x 75 cm
Dresde, Staatliche Kunstsammlungen, Kupferstich-Kabinett
La vocation du néo-plasticisme étant de transformer le monde, son extension à l’espace par le biais de l’architecture peut sembler inévitable. En fait d’architecture, Mondrian ne mènera à bien qu’un décor de théâtre, celui de la pièce L’éphémère est éternel de son ami, écrivain et critique d’art, Michel Seuphor dont il ne reste que les photographies, et projettera un décor d’intérieur pour la collectionneuse Ida Bienert, non réalisé. Ce dernier est toutefois majeur dans l’œuvre du peintre. On y retrouve l’utilisation de la grille orthogonale pour travailler les relations entre la ligne et la couleur dans l’espace. Le mode de représentation de la boite éclatée, cher à De Stijl (voir plus bas), permet à l’artiste de penser l’architecture à la manière d’une composition picturale, comme une plastique pure. Chez Mondrian, le tableau n’est en effet que la partie d’un tout dans lequel il doit se dissoudre. Les dessins du projet pour Ida Bienert serviront ainsi à illustrer, dans la revue Vouloir, son article « Le Home – La rue – La cité », dans lequel il prône la disparition de la peinture dans l’environnement coloré.

Reconstitution de l’atelier de Mondrian, 26, rue du Départ, Paris. Situation en 1926 Reconstitution de l’atelier de Mondrian, 26, rue du Départ, Paris
Situation en 1926

Echelle 1:1 ; réalisation d’après les plans de Frans Postma, 1994-1995
Haarlem, Collection Link
Finalement, ce n’est que dans son atelier, reconstitué dans l’exposition grâce aux photographies d’époque et au travail de l’historien d’art Frans Postma, que Mondrian applique à proprement parler le néo-plasticisme à l’espace intérieur.
Après avoir décrit, dans le livre qu’il consacre à l’artiste, l’immeuble délabré de la rue du Départ puis le logement étriqué où ce dernier vit dans des conditions d’une grande précarité, Michel Seuphor poursuit avec la description de l’atelier lui-même : C’était une assez grande pièce, très claire et très haute de plafond, que Mondrian avait irrégulièrement divisée, utilisant à cette fin une grande armoire peinte en noir, elle-même partiellement masquée par un chevalet hors d’usage couvert de grands cartons rouges, gris et blancs. Un autre chevalet était placé contre le grand mur du fond, lequel changeait souvent d’aspect, Mondrian exerçant sur lui sa virtuosité néo-plastique. (Michel Seuphor, Mondrian. Sa vie, son œuvre, Paris, Flammarion, 1956/1970, pp.158-159. Cité dans le catalogue de l’exposition, p. 109.)
L’atelier de Mondrian se transforme en œuvre à part entière. Venu le visiter en 1930, Alexander Calder a d’ailleurs été fortement impressionné par l’expérience qu’il y a vécue. À partir de cette rencontre fondatrice, c’est toute l’œuvre du sculpteur (sa pensée comme sa démarche) qui s’en est trouvée modifiée.

AU-DELA DU TABLEAU
(SALLES 15 ET 16)

Piet Mondrian, Composition avec rouge, bleu et jaune, 1930
Huile sur toile, 46 x 46 cm
Zurich, Kunsthaus
Mis à part l’atelier qui constitue vraiment, comme lieu de vie et de travail de l’artiste, un cas à part, l’extension du néo-plasticisme à l’architecture ne s’est pas produite dans l’œuvre de Mondrian. Il ne semble pas y avoir tenu plus que cela d’ailleurs, laissant notamment inabouti le seul projet d’aménagement d’intérieur qu’on lui connaisse, celui du « Salon de Mme B. » Car n’est-ce pas par le tableau lui-même, loin des artifices – ou des contraintes – de la troisième dimension, que Mondrian conquiert l’espace et le transforme ?
A la fin des années 1920, ses compositions prennent une intensité nouvelle avec de grands aplats de couleur, souvent rouge, qui semblent prendre le dessus et tentent d’absorber par leur intensité l’environnement et le spectateur.

Piet Mondrian, Composition en rouge, bleu et blanc : II, 1937
Huile sur toile, 75 x 60,5 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
Quelque temps plus tard, la ligne revient en force, se dédouble dans plusieurs compositions comme pour mieux retrouver son rôle structurant, et la couleur disparait, ne persistant qu’à l’état de frange aux marges du tableau, comme on le voit dans une des deux seules œuvres de Mondrian présentes dans les collections du Musée national d’art moderne, Composition en rouge, bleu et blanc : II, datant de 1937. Comme au temps de la série des Jetées et océans, les lignes cruciformes reprennent leur rôle absolu.

CONCLUSION : L’OUVERTURE AMÉRICAINE, NOUVELLE IMPULSION

Si Mondrian n’a pas souhaité appliquer le néo-plasticisme à l’architecture, il était bien porté, on l’a vu, par son rapport à elle et à la ville. Cette dernière, Paris en 1912 comme New York en 1940, participe pleinement d’ailleurs, dans ses formes construites et dans l’expérience qu’il en a, à l’élaboration de son vocabulaire artistique.

Piet Mondrian, New York City, 1942
Huile sur toile, 119,3 x 114,2 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
En écho aux façades cubistes des années 1910, New York City témoigne de cette puissance qu’a, pour Mondrian, l’environnement construit et la vie qui l’anime. Rien à voir ici avec la rigidité de la pierre parisienne. Avec cette œuvre qui marque la fin de l’exposition, c’est un nouveau départ qui s’exprime. Dans le recours aux lignes colorées, réalisées grâce à des bandes de papier et entrelacées, dessinant comme un tramage en relief, le peintre évoque à la fois le tracé des rues en damier et la verticalité des gratte-ciel new-yorkais, mais aussi tout le mouvement de la vie qui les anime, le rythme de l’ensemble se nourrissant des airs de jazz qu’il découvre alors. L’arrivée aux États-Unis symbolise ainsi pour Mondrian une ouverture, une nouvelle impulsion donnée à sa pratique artistique.

De Stijl (2/2) – « De l’esprit à la ville ». D’une vision de l’espace à un projet de société Retour au sommaire

Le parcours consacré à De Stijl permet de voir comment des positions de départ similaires, chez Mondrian comme chez ses compagnons de De Stijl, se déploient selon des itinéraires et des œuvres d’une grande richesse. Ne suivant pas, pour sa part, un plan chronologique, il aborde au fil des salles différentes thématiques permettant d’entrer dans l’esprit et la vie du mouvement, comme les chapitres d’un livre.

Fondée en octobre 1917, la revue De Stijl sera un lieu d’échanges fertiles sur l’intégration des arts et la définition d’un style universel pour le monde à venir. Un manifeste, revendiquant la dimension collective, accompagne, en 1918, sa création. Il est signé par les peintres Theo Van Doesburg, Vilmos Huszár, Piet Mondrian, le poète Antony Kok, le sculpteur Georges Vantongerloo et les architectes Jan Wils et Robert Van’t Hoff. C’est l’acte de naissance du mouvement.

EXPÉRIENCES DE L’INTÉRIEUR
(SALLE 17)

Une première salle, consacrée à la problématique de l’aménagement d’intérieur révèle, à travers d’importantes réalisations, les ressorts et obstacles de cette collaboration entre peintres et architectes.
Signe (outre les réticences de Mondrian) que les relations entre art et architecture ne sont pour ces artistes, ni simples, ni naturelles, Bart Van der Leck quitte le groupe dès ses débuts, en désaccord avec la participation d’architectes au mouvement. L’enjeu pour les peintres étant sans doute de ne pas se retrouver à faire de la décoration d’intérieur au service des architectes.
Van Doesburg comme Huszár s’efforceront pour leur part à plusieurs reprises, dans des projets marquants et en collaboration avec des architectes tels que Jacobus Johannes Pieter Oud, Robert Van’t Hoff et Gerrit Rietveld qui rejoignent De Stijl, de mettre en œuvre dans l’architecture la concrétisation de la vision néo-plastique qui les anime également.

Theo Van Doesburg. Schéma de couleurs pour l’aménagement d’une pièce de la maison de Bart De Ligt, Katwijk aan Zee, 1919-20 Theo Van Doesburg. Schéma de couleurs pour l’aménagement d’une pièce de la maison de Bart De Ligt, Katwijk aan Zee, 1919-20
Crayon, encre de Chine et gouache sur calque, 60,5 x 43 cm
Rotterdam, NAI (Netherlands Architecture Institute), Archives Van Doesburg
En 1919, Theo Van Doesburg intervient auprès de l’architecte Robert Van’t Hoff pour l’aménagement intérieur de la maison de Bart De Ligt. Les recherches sur l’intégration de la couleur à l’espace bouleversent les modes de représentation et de conception de l’architecture d’intérieur. Le principe de la boîte éclatée est utilisé ici par les artistes pour penser dans un même geste la composition du sol et des quatre murs. De grands aplats rectangulaires rouges, verts et bleus soulignés par quelques lignes noires sont agencés sur les murs blancs de la pièce de façon à en déstructurer complètement, par leurs relations, l’espace intérieur : La réalisation, avec Robert Van’t Hoff, de la résidence de Bart De Ligt permet à Theo Van Doesburg, selon un nouveau mode de collaboration, d’accomplir pleinement l’idéal de cet architectonique des relations : les larges plans de couleurs se détachant des murs brisent la forme cubique de la pièce, et laissent le mobilier de Gerrit Rietveld flotter dans l’espace. (Frédéric Migayrou, « Une architectonique des dimensions », catalogue De Stijl, p.181.)

Theo Van Doesburg (mise en couleurs) et Jacobus Johannes Pieter Oud (architecte), Projet d’un ensemble de logements ouvriers (blocs VIII et IX) dans le quartier de Spangen à Rotterdam, 1920-1923. Theo Van Doesburg, Dessin préparatoire pour la mise en couleurs de la façade donnant sur Potgieterstraat du bloc VIII, 1921 Theo Van Doesburg (mise en couleurs) et Jacobus Johannes Pieter Oud (architecte), Projet d’un ensemble de logements ouvriers (blocs VIII et IX) dans le quartier de Spangen à Rotterdam, 1920-1923
Theo Van Doesburg, Dessin préparatoire pour la mise en couleurs de la façade donnant sur Potgieterstraat du bloc VIII, 1921

Encre noire et gouache sur calque, 15,7 x 25,6 cm
Paris, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt
© Adagp, Paris
Evoqué précédemment, le vitrail joue un rôle important dans cette dynamique d’intégration de la picturalité à l’espace construit. On le retrouve utilisé dans l’ensemble de logements ouvriers de Spangen, mais dans ce projet en collaboration avec Oud, Van Doesburg va tenter de faire sortir le néo-plasticisme dans la rue. Sous son impulsion, l’art et l’architecture vont avoir plus clairement vocation à exprimer et à transformer la société industrielle d’après-guerre.
Architecte municipal en charge du logement à Rotterdam de 1918 à 1933, J.J.P. Oud va mettre en acte sa réflexion sur l’architecture et la ville, sous-tendue par la question de la monumentalité ainsi que par une vision sociale dans laquelle la dimension collective est essentielle. Le programme de logements pour ouvriers qui lui est confié dans le quartier du polder de Spangen fait figure pour lui de cas d’école. Theo Van Doesburg réalise dans un premier temps, pour ces bâtiments en brique, un ensemble de vitraux. Poussant un peu plus loin son travail sur l’intégration du néo-plasticisme à l’architecture et à la ville, il projette ensuite une mise en couleurs de la façade des bâtiments. La distribution de trois couleurs – le jaune, le bleu et le vert – selon des diagonales et une logique asymétrique, a pour but de créer un contraste avec la brique et casser la linéarité de ces constructions imposantes. C’est là que la collaboration avec l’architecte atteint ses limites, Oud considérant cette polychromie et sa composition comme trop destructurantes pour son architecture.

LES FORMES DE L’ABSTRACTION
(SALLE 18)

La salle suivante revient sur la genèse de l’abstraction au sein du mouvement De Stijl. Piet Mondrian, Bart Van der Leck, Vilmos Huszár et Theo Van Doesburg, chacun individuellement mais aussi ensemble, dans les échanges qu’ils entretiennent, vont jouer ici un rôle essentiel. Tandis que Van Doesburg propose une nouvelle version, abstraite cette fois, de ses Joueurs de cartes de Cézanne, et que Vilmos Huszár brouille les repères de la représentation avec Marteau et scie, Van der Leck poursuit son travail de décomposition de la figure et du mouvement en formes et en couleurs avec le grand triptyque intitulé La Mine.

Bart Van der Leck, Composition 1916, n°4 (La Mine), 1916 Bart Van der Leck, Composition 1916, n°4 (La Mine), 1916
Huile sur toile, 113 x 222 cm
Otterlo, Collection Kröller-Müller Museum
© Adagp, Paris
Bien qu’abstraite, cette œuvre, comme beaucoup d’autres alors, joue dans son titre et dans sa composition même sur une dimension figurative. Au centre, dans le panneau blanc, les lignes bleues, rouges et jaunes suggèrent un paysage avec en son centre, marquée par une ligne verticale jaune, l’entrée de la mine. De part et d’autres, deux panneaux, plus étroits et sur fond noir, mettent en scène deux mineurs au travail dans les galeries, sous la lumière des lampes de leurs casques. Le sujet social de la mine n’est pas anodin. On a vu que, loin de ne relever que d’une vision esthétique, le mouvement De Stijl est porté par une vision du monde, un engagement social, idéologique, voire pour certains artistes, un projet politique.
L’utilisation du format du triptyque – surprenant tant pour un sujet social que pour une peinture abstraite – est aussi intéressante. Récurrent chez les artistes de De Stijl, le triptyque joue sur le double registre de l’immédiateté de la perception et de durée d’une trame narrative. Dans sa structure et sa disposition, il modifie à la fois le rapport de l’œuvre à l’espace du mur, et celui du spectateur à l’œuvre.
Malgré la variété des interprétations, le triptyque reste pour De Stijl l’instrument qui, entre art et architecture, entre identité et répétition, indique les limites d’un transfert, d’un seuil qui bouscule les conceptions identitaires de la peinture. En définitive il apparait comme le moyen d’une articulation entre monde matériel et spirituel, entre le domaine du réel et celui d’une nouvelle forme de représentation. (Frédéric Migayrou, commissaire de l’exposition pour le parcours De Stijl, « Dossier 5. Triptyques », catalogue De Stijl, p.98.)

L’ABSTRACTION CONCRÉTISÉE
(SALLE 19)

Dans l’effervescence de la naissance du mouvement, l’abstraction de De Stijl va assez rapidement investir d’autres sphères de la création, comme le cinéma (voir à ce sujet le texte de Philippe-Alain Michaud, dans le catalogue De Stijl), le graphisme, la sculpture ou le design. C’est dans ce dernier domaine que la concrétisation de l’abstraction va avoir lieu, avec, en 1918, un objet phare du design et de l’histoire de l’art du XXe siècle : la célèbre chaise rouge-bleu de Gerrit Rietvled.

Gerrit Rietveld, Chaise rouge-bleu, 1918 Gerrit Rietveld, Chaise rouge-bleu, 1918
Contreplaqué, hêtre, 86,6 x 65,9 x 82 cm
Utrecht, Collection Centraal Museum, Donation 1959
© Adagp, Paris
Développant un intéressant parallèle autour de l’espace de la couleur entre la Composition avec rouge, bleu, noir, jaune et gris de Mondrian et la Chaise rouge-bleu de Gerrit Rietveld, Marek Wieczorek écrit : De façon ironique, Rietveld proposait lui aussi un usage « fonctionnel » de la couleur : dans sa chaise, le jaune souligne les extrémités des barreaux, donnant l’impression d’une force irradiant vers l’extérieur, tandis que la froideur du bleu crée le recul qui invite à l’assise ; le rouge, quant à lui, confère une apparence de solidité à cette mince découpe de contreplaqué qui forme le dossier, et, plus loin, il poursuit avec la comparaison entre les lignes de Mondrian et la structure de la chaise : Rietveld joue de l’entrecroisement et de l’extension des barreaux au-delà des limites de la chaise. (Marek Wieczorek, « Le paradigme De Stijl », catalogue De Stijl, p.68.)

A bien des égards, la chaise rouge-bleu qui n’est, dans sa première version, ni rouge ni bleue mais couleur du bois, peut en effet apparaître comme une composition de Mondrian déployée en trois dimensions. C’est d’ailleurs également Rietveld qui sera responsable de la seule réalisation architecturale authentiquement néo-plastique : la maison Schröder. Il est intéressant de souligner ici que Mondrian et Rietveld ne se sont jamais rencontrés. Le dialogue qu’entretiennent, malgré eux, leurs œuvres, est sans doute bien le signe de la dimension collective puissante (au-delà des simples relations de personnes) de la pensée de De Stijl.
Aux critiques dénonçant le manque de confort de sa chaise, Gerrit Rietveld répondra sans détour : Vous avez tout à fait raison, je me suis en effet blessé aux chevilles sur les protubérances, mais d’un autre coté, ce n’est pas vraiment une chaise, mais un manifeste. (Cité par Christoph Blaas, « Dossier 7. Chaise rouge-bleu, 1918 », catalogue De Stijl, p.146.)

La diffusion des concepts de De Stijl va également se faire, via Van Doesburg, auprès de certains élèves du Bauhaus. En effet, en 1921-1922 Van Doesburg qui s’est rendu à Weimar mais n’a pas été accepté au sein de la communauté du Bauhaus, distribue malgré tout son enseignement en parallèle, attirant plusieurs étudiants séduits par son discours. Les idées et les formes de De Stijl vont néanmoins laisser des traces à Weimar, et les intuitions de Van Doesburg seront des éléments capitaux de la réforme et de l’orientation industrielle du Bauhaus (orchestré par Gropius) qui s’annonçait déjà lors de son passage. (Christoph Blaas, « Dossier 8. Theo Van Doesburg et le Bauhaus, 1921-1922 », catalogue De Stijl, p.148.)

L’EXPOSITION DE STIJL À LA GALERIE DE L’EFFORT MODERNE, 1923
(SALLE 20)

Dès la création de la revue en 1918, Theo Van Doesburg met tout en œuvre pour faire exister le « Stijl » sur la scène artistique européenne. Ardent militant d’un art total, il multiplie les textes, les conférences, les enseignements et, dans sa pratique artistique, les collaborations avec d’autres artistes et architectes.
Par l’intermédiaire de Mondrian, il rencontre en 1920 le galeriste Léonce Rosenberg qui lui propose d’accueillir l’événement qui manquait à la légitimité de De Stijl : une exposition. Celle-ci, intitulée Les Architectes du groupe De Stijl se tient à la Galerie L’Effort Moderne en 1923. L’exposition (…) reste l’un des moments marquants de l’histoire architecturale du XXe siècle et le point culminant de toutes les tendances évolutives importantes pour De Stijl. (Gaëlle Grivaud, « Dossier 6. Exposition « Les Architectes du groupe De Stijl », Galerie L’Effort Moderne », catalogue De Stijl, p.94.)

Theo Van Doesburg et Cornelis Van Eesteren, Maison particulière, 1923
Contre-construction, 1923
Tirage rehaussé de gouache, 57 x 57 cm
New York, The Museum of Modern Art, Fonds Edgar J. Kaufmann Jr.
Parmi la cinquantaine d’objets présentés, maquettes, photographies de projets et dessins de Huszár, Oud, Mies Van der Rohe, Jan Wils, Piet Zwart, se distinguent des dessins d’un genre nouveau proposés par Theo Van Doesburg en collaboration avec un jeune architecte dont il a fait la connaissance au Bauhaus : Cornelis Van Eesteren. Accompagnant la présentation d’un projet de Maison particulière pour Léonce Rosenberg et appelé contre-construction, ce mode de représentation particulier est intimement lié aux conceptions spatiales de De Stijl. Loin des plans et des élévations qui produisent de l’architecture une vision figée et réduite, il s’agit de proposer une approche dynamique des plans et des lignes qui la composent : sols et parois, rehaussés de couleurs, semblent suspendus dans l’espace. Comme en mouvement, ils révèlent dans leurs interactions les volumes architecturaux et la façon dont ils s’articulent les uns aux autres. Le terme de contre-construction indique bien un travail de décomposition, d’éclatement de l’architecture dans sa conception même.

Theo Van Doesburg et Cornelis Van Eesteren donnent ici à l’architecture moderne de nouveaux outils de représentation, plus en adéquation avec son propos. L’usage systématique de l’axonométrie que vont utiliser Van Doesburg et Van Eesteren évacue toute subjectivité dans la représentation, et permet d’écarter l’illusion d’optique de la perspective. Le parallélisme des droites et des plans représentés permet d’objectiver les relations géométriques et instaure une distanciation avec l’objet représenté.

LES DIMENSIONS DE L’ESPACE
(SALLE 21)

On voit bien que ce qui est en jeu dans la question des modes de représentation de l’architecture avec ces contre-constructions est le rapport à l’espace et à ses dimensions. La question de la 4e dimension (celle du mouvement) est cruciale dans la réflexion de Theo Van Doesburg. Nourrie des travaux du mathématicien Hendrik De Vries et des recherches des futuristes (notamment Gino Severini), elle s’exprime pour lui à travers les tesseracts, qui sont au cube ce que le cube est au carré, c'est-à-dire qu’on lui ajoute la 4e dimension.
Il s’agit ici d’une question difficile, qui est à l’origine de la rupture avec Mondrian pour qui Le concept de la quatrième dimension s’affirme de lui-même dans le nouvel art comme une destruction partielle ou complète de la représentation naturaliste en trois dimensions (cité dans le catalogue De Stijl p.25). Idée exprimée d’une façon simple dans sa réponse à Calder qui, visitant son atelier, exprime le vœu de voir ses œuvres en mouvement : Ma peinture va déjà très vite.

Vilmos Huszár et Gerrit Rietveld. Vues de la maquette de Composition-Espace-Couleur, pour l’exposition Juryfreie Kunstschau, Berlin, 1923 Vilmos Huszár et Gerrit Rietveld. Vues de la maquette de Composition-Espace-Couleur, pour l’exposition Juryfreie Kunstschau, Berlin, 1923
L’Architecture vivante, automne-hiver 1924, planches 10 et 11
Dr
Pour permettre au public de saisir, par une approche sensible, la façon dont les artistes de De Stijl ont abordé cette question des dimensions de l’espace, les commissaires ont reconstitué une installation conçue par Vilmos Huszár et Gerrit Rietveld pour l’exposition Juryfreie Kunstschau organisée à Berlin en 1923 : Composition-Espace-Couleur. Chargé à l’origine de la mise en couleur d’un espace d’exposition, Huszár, insatisfait, fait appel à l’architecte Gerrit Rietveld pour le « faire vivre ».
En résultent deux pièces imbriquées, articulées autour d’une cloison centrale,et sur les parois desquelles des aplats de couleurs rythment le cheminement du visiteur, orientent son regard, guident ses déplacements et modifient ses perceptions. Des bandes noires, aux murs et au sol, structurent le lieu tandis que des pans de couleurs, jaunes, rouges, bleus, recouvrent certains angles comme pour les faire disparaitre. Si l’intervention de l’architecte a été nécessaire pour concevoir un parcours, des espaces ouverts et fermés, des vides et des pleins, ce n’est qu’avec les couleurs du peintre que l’espace est véritablement conçu et donné à expérimenter au visiteur.

On a là, dans la collaboration de ces deux hommes, une des meilleures mises en œuvre des concepts développés par De Stijl.
Fondamentalement, l’espace architectonique doit être considéré uniquement comme un vide sans forme et aveugle tant que la couleur ne lui a pas effectivement donné une forme spatiale. La peinture créatrice d’espace-temps du 20e siècle permet à l’artiste de réaliser son grand rêve de placer l’homme dans la peinture, plutôt que devant la peinture. En fin de compte, il n’y a que la surface qui soit décisive pour l’architecture, l’homme ne vit pas dans la construction, mais dans l’atmosphère qui est produite par la surface ! (Theo Van Doesburg, « Les Couleurs dans l’espace et le temps », publié dans la revue De Stijl en 1928, catalogue De Stijl, pp.261-262.)

DE STIJL : VERS L’ESPACE PUBLIC
(SALLE 22)

De manière significative, l’exposition s’achève avec un panorama des réalisations majeures de De Stijl, pour ouvrir ensuite, par leur biais, sur la problématique de la ville et de l’espace public. Véritable chef-d’œuvre du néo-plasticisme, la Maison Schröder de Gerrit Rietveld est sans doute la première d’entre elles.

Gerrit Rietveld, Maison Schröder : intérieur de la chambre d’enfants, 1er étage, 1924

Gerrit Rietveld, Maison Schröder : intérieur de la chambre d’enfants, 1er étage, 1924
Utrecht, Collection Centraal Museum, Archives Rietveld-Schröder
© Adagp, Paris

Gerrit Rietveld, Maison Schröder, Prins Hendriklann 50, Utrecht, 1924

Gerrit Rietveld, Maison Schröder, Prins Hendriklann 50, Utrecht, 1924
Vue extérieure datant de 1993
Utrecht, Collection Centraal Museum, Archives Rietveld-Schröder
© Adagp, Paris

Construite à Utrecht en 1924, cette maison est le fruit de la commande d’une femme, Truus Schröder, qui souhaite à la fois loger sa famille de trois enfants et proposer un lieu de référence pour les avant-gardes artistiques de la ville. Elle s’organise sur le principe d’un plan libre, de panneaux coulissants, d’un noyau distributif central et de volumes ouverts, projetés vers l’extérieur. Avec son architecture élaborée par Rietveld comme un agencement d’éléments distincts, elle a la particularité d’être à la fois parfaitement construite et absolument déstructurée par un jeu maîtrisé des volumes, des surfaces et des couleurs.
Avec la Maison Schröder, Rietveld invente un modèle, offre la possibilité d’expérimenter un nouveau mode de vie, et s’affranchit des codes de la classe moyenne. (Aurélien Lemonier, co-commissaire de l’exposition pour le parcours De Stijl, « Dossier 11. Maison Schröder, Utrecht, 1924 », catalogue De Stijl, p.196.)

Theo van Doesburg, vue du cinéma-danse de L’Aubette, 1928 Theo van Doesburg, vue du cinéma-danse de L’Aubette, 1928
Tirage original
La Haye, RKD (Netherlands Institute for Art History),
Archive Theo & Nelly van Doesburg (Donation Van Moorsel) (0408), inv.n° 1346
Récemment reconstitué, l’aménagement du café cinéma-danse de l’Aubette, est également une réalisation importante de De Stijl. La commande faite à Van Doesburg en 1926 vise à accompagner la réaffectation d’un ancien café-restaurant-dancing. Il collabore ici avec Sophie Taeuber et Hans Arp, à qui il confie respectivement le salon de thé et le caveau-dancing. Comme en témoigne la vue de la salle de cinéma-danse, les réalisations de Van Doesburg vont dans ce projet bien au-delà du seul art décoratif. Ses compositions de couleurs prennent une dimension monumentale et construisent à proprement parler l’espace.
L’aménagement de l’Aubette constitue une étape clef chez Van Doesburg dans la définition de « l’élémentarisme », vocabulaire universel de l’artiste qui repose sur l’utilisation de formes élémentaires, de lignes droites, et des trois couleurs primaires uniquement, accompagnées du noir et du blanc.

L’élémentarisme s’oppose au compromis, à la décadence, à la confusion esthétique d’aujourd’hui (néo-classicisme, surréalisme, etc.) et au dogme borné. Il réduit toutes les activités spirituelles et techniques à leur forme la plus élémentaire. Il sort d’une pensée fonctionnelle, reconnaît l’énergie latente de la matière, (couleur, verre, fer, béton, son, parole) et trouve dans l’architecture une méthode de construction qui synthétise toutes les fonctions de la vie humaine. (Theo Van Doesburg, « L’élémentarisme et son origine », publié dans la revue De Stijl en 1928, catalogue De Stijl, p.263.)

Jacobus Johannes Peter Oud, Façade du Café De Unie, Rotterdam, 1925

Jacobus Johannes Peter Oud, Façade du Café De Unie, Rotterdam, 1925
Tirage original
Paris, Centre Pompidou, Bibliothèque Kandinsky
© Adagp, Paris

Jacobus Johannes Peter Oud, Café de Unie, Rotterdam, 1925

Jacobus Johannes Peter Oud, Café de Unie, Rotterdam, 1925
Crayon de couleurs, encre de Chine, aquarelle et gouache sur papier, 37,7 x 31,2 cm
Paris, Centre Pompidou, Musée national d’art moderne
© Adagp, Paris

En 1925, dans le centre ancien de Rotterdam, Oud s’attaque lui aussi à un lieu de divertissement, le Café De Unie. Mais ici, c’est à l’extérieur que les choses se jouent. En rupture avec l’unité des façades de la rue, Oud propose une composition plastique et graphique à la fois, asymétrique, colorée et lumineuse. Composée d’une imbrication de carrés et de rectangles, structurée par deux grandes bandes blanches horizontales et verticales, rehaussée d’un aplat rouge au motif théosophique, équilibrée par un jeu d’enseignes de différentes dimensions, la façade a son identité propre, que l’architecte qualifie lui-même de « destructive ». La dimension provocatrice de la réalisation de Oud, très mal reçue sur place, le fera en revanche apprécier à l’étranger comme un architecte virtuose, émancipé de la forme classique grâce à une action libératrice et pleine d’humour (Christoph Blaas, « Dossier 12. Café De Unie, Rotterdam, 1925 », catalogue De Stijl, p.204).

Il est intéressant de noter ici, de la Maison Schröder à cette façade publicitaire, en passant par l’Aubette, à quel point, dans le courant des années 1920, le mouvement De Stijl met l’espace public – et la ville elle-même – au cœur de son projet.

Frederick Kiesler, vue de l’installation Cité dans l’Espace, Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, Grand Palais, 1925 Frederick Kiesler, vue de l’installation Cité dans l’Espace, Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, Grand Palais, 1925
Plaque de verre recolorisée, c. 1930
Vienne, Kiesler Foundation
La même année, l’installation proposée par l’architecte autrichien Frédérick Kiesler à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes qui se tient à Paris témoigne de cette pensée globale. Conçue à l’origine comme un dispositif scénographique, la Cité dans l’Espace, telle que la renomme Kiesler qui l’envisage comme un prototype de ville, est constituée d’une structure suspendue sur laquelle sont fixés planchers et praticables. En certains endroits, des toiles tendues comme des écrans créent des plans verticaux vraisemblablement colorés.
Cette impressionnante mégastructure suspendue, semblable à une contre-construction praticable (Aurélien Lemonier, « Dossier 10. Cité dans l’espace, 1925. Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes, Paris », catalogue De Stijl, p.152) a été entièrement reconstituée dans l’espace de l’exposition, pour permettre aux visiteurs d’aujourd’hui d’expérimenter la force d’attraction magique (Kiesler, cité dans le catalogue.) À travers cette œuvre spectaculaire, toute une pensée de la ville s’exprime. Elle nous ramène aux fondamentaux d’un mouvement qui a toujours essayé de penser ensemble les structures, que ce soit celles qui se déploient à la surface du tableau ou celles qui organisent la vie des hommes.

Repères chronologiques Retour au sommaire

MONDRIAN

7 mars 1872
Naissance de Pieter Cornelis Mondriaan, à Amersfoort, Pays-Bas.

1892
Mondrian entre à l’Académie des Beaux-arts d’Amsterdam.

1897
Il devient membre de la société d’artistes de Saint-Luc, qui organise des expositions annuelles au Stedelijk Museum, Amsterdam.
Il peint des portraits traditionnels, des décors d’églises et de particuliers en réponse à des commandes et, dans une veine symboliste, des paysages. Il s’attache aux éléments rythmiques de la composition (arbres, barrières) et à la planéité (élévation de la ligne d’horizon pour annuler l’effet de profondeur).

1904-1906
Peint des moulins, des meules de foins et des vues de la rivière du Gein. Sa peinture devient expressionniste et fauve.

1908
À Domburg, il peint avec une touche divisionniste et des aplats de couleur les motifs de l’église, du phare, des dunes et de la mer.

1909
Rétrospective Spoor, Mondrian et Sluyters au Stedelijk Museum d’Amsterdam. S’inscrit à la Société Théosophique des Pays-Bas.

1911
Premier séjour à Paris. Il pourrait avoir visité le Salon des Indépendants et sa salle 41, première grande manifestation collective du cubisme.

1912
Installé à Paris et influencé par les cubistes, il peint des nus, des natures mortes et des vues de bâtiments parisiens. Le réel disparait derrière des entrecroisements de lignes géométriques et de touches de couleurs en camaïeux.

1913
Il expose au Salon des Indépendants. Guillaume Apollinaire évoque son « cubisme très abstrait ».

1914
Retour en Hollande où il va rester pendant toute la durée de la Première Guerre mondiale.

1915-1916
Fait la connaissance de Theo Van Doesburg, du théosophe Schoenmaekers et de Bart Van der Leck. Ses toiles se composent de plans colorés ou de lignes formant « des plus et des moins ».

1917
Série d’articles pour la revue De Stijl.

1919
Retour à Paris.

1921
Publication de Le Néo-Plasticisme. Principe général de l’équivalence plastique, par la Galerie l’Effort Moderne de Léonce Rosenberg. Premières toiles néo-plastiques : des carrés et rectangles de couleurs primaires ou noirs s’organisent en un quadrillage de lignes asymétriques. Par le plan il souhaite détruire l’espace et le volume, dépasser la nature visible.
Participe à l’exposition Les Maîtres du Cubisme à la Galerie de l’Effort Moderne.
S’installe définitivement au 26, rue du Départ.

1922
Rétrospective pour son 50e anniversaire au Stedelijk Museum.

1923
Rencontre Michel Seuphor. Participe à la première grande exposition du groupe De Stijl, à Berlin.

1924
Donne plus d’ampleur au fond blanc et aux lignes noires de ses toiles.

1925
Rupture avec Van Doesburg.

1927
Premières œuvres exposées aux États-Unis par Katherine Dreier. Publie un article intitulé « Le jazz et le néo-plasticisme ».

1930
Collabore à la revue et à l’exposition du groupe Cercle et Carré.

1931
Devient membre de l’association Abstraction-Création. Décès de Van Doesburg.

1932
Passage à la double ligne qui est un moyen plastique autonome. Rétrospective pour son 60e anniversaire au Stedelijk Museum d’Amsterdam.

1934
Assiste à un concert de Louis Armstrong à la salle Pleyel.

1935
Exposition Cubism and Abstract Art, Museum of Modern Art, New York.

1937
Exposition Origines et développements de l’art international indépendant, Musée du Jeu de Paume, organisée par Christian Zervos.

1940
Ayant quitté Paris pour Londres en 1938, il arrive à New York où il trouve un logement grâce au peintre américain Harry Holtzman rencontré six ans plus tôt à Paris, lequel l’initie au Boogie-Woogie.

1941
Expose New York City composé de lignes colorées.

1er févier 1944
Décès de Mondrian.

1945
Rétrospective au MoMA.

1957
Exposition Mondrian, l’organisation de l’espace à la Galerie Denise René, Paris.

1969
Dernière rétrospective en France de son œuvre à l’Orangerie, organisée par Michel Seuphor.

CHRONOLOGIE DE STIJL

1914
Retour de Mondrian en Hollande. Theo Van Doesburg, mobilisé, est envoyé à la frontière belge où il fait la connaissance des poètes Evert Rinsema et Antony Kok.

1915
Premier article de Van Doesburg sur l’œuvre de Mondrian qu’il vient de découvrir.

1916
Mondrian présente à Van Doesburg le théosophe Schoenmaekers.
Van Doesburg rencontre les architectes Jacobus Johannes Pieter Oud, Jan Wils et le peintre Bart Van der Leck, début d’une période de coopération. Elaboration de vitraux et mise en couleurs d’espaces intérieurs.
Robert Van’t Hoff construit la villa Henny à Huis-ter-Heide, reconnue internationalement pour sa radicalité géométrique.
Les œuvres de Van der Leck, aux limites de l’abstraction (formes simplifiées, aplats de couleurs primaires), sont acquises par Helene Kröller-Müller.

1917
Van Doesburg réalise ses premiers tableaux néo-plastiques intitulés Compositions basés sur l’utilisation de grilles géométriques suivant les énoncés de Mondrian. Premier numéro de la revue De Stijl en octobre, qui paraitra jusqu’en 1932.

1918
Gerrit Rietveld met au point un premier modèle de la Chaise rouge-bleu.
Van Doesburg conçoit la mise en couleurs de l’hôtel restaurant De Dubbele Sleutel réalisé par Wils et de la maison de Bart De Ligt conçue par Van’t Hoff. Il réalise les vitraux pour l’opération de logements de Spangen à Rotterdam construits par Oud.
Premier manifeste de De Stijl.

1919
Départ de Mondrian pour Paris.

1920
Hôte de Mondrian à Paris, Van Doesburg rencontre Léonce Rosenberg, directeur de la Galerie l’Effort Moderne.
Deuxième manifeste de De Stijl consacré à la littérature.
Van Doesburg prend le pseudonyme d’I.K. Bonset, poète dadaïste. Il organise en Hollande l’exposition La Section d’Or-Paris. Kubisten en Neo-Kubisten.
Décembre 1920-janvier 1921 : Van Doesburg séjourne en Allemagne, visite à Weimar le Bauhaus dirigé par Walter Gropius.

1921
Van Doesburg se consacre aux collaborations avec les architectes. Sa conception de la couleur comme agent d’une dynamisation et d’une destructuration de l’architecture conduit Oud à la rupture et à quitter De Stijl.
Rencontre avec Tristan Tzara.
D’avril 1921 à fin 1922, Van Doesburg s’installe à Weimar. La revue s’ouvre à de nouveaux auteurs : Hans Richter, Kurt Schwitters, Raoul Hausmann...
Troisième manifeste de De Stijl : Vers une nouvelle formation du monde.

1922
En marge du Bauhaus, Van Doesburg propose un cours sur De Stijl.
Il rencontre l’architecte néerlandais Cornelis Van Eesteren, début d’une étroite collaboration.

1923
« Tournée Dada » en Hollande rassemblant Van Doesburg, Nelly Van Moorsel, Kurt Schwitters, Vilmos Huszár.
Huszár et Rietveld présentent pour la Juryfreie Kunstschau de Berlin Composition spatiale et colorée pour exposition.
Octobre-novembre : exposition Les Architectes du groupe De Stijl à la Galerie de l’Effort Moderne. Van Doesburg et Van Eesteren proposent trois projets de maisons appelés Contre-constructions.

1924
Gerrit Rietveld et Truus Schröder-Schräder réalisent la maison Schröder à Utrecht, véritable manifeste architectural de De Stijl.
Sous le titre Contre-composition, Van Doesburg introduit la diagonale dans sa peinture.
Rupture avec Mondrian.
Oud réalise à Rotterdam le Café De Unie selon les principes de De Stijl.
Van Doesburg et Van Eesteren cosignent le cinquième manifeste de De Stijl, Vers une construction collective.

1925
Van Doesburg publie Grundbegriffe der neuen gestaltenden Kunst et Mondrian Neue Gestaltung, Neoplastizismus, Nieuwe Beelding.
Frederick Kiesler présente une maquette de La Cité dans l’espace, qui applique les idées du néo-plasticisme, à l’Exposition internationale des Arts décoratifs et industriels à Paris.
Van Doesburg, avec l’aide de Hans Arp et Sophie Taeuber-Arp, commence la rénovation du café de l’Aubette à Strasbourg.

1928
Rietveld, membre fondateur des Congrès internationaux d’architecture moderne (Ciam), signe avec Le Corbusier et Sigfried Giedion la « Déclaration de la Sarraz », texte qui servira à l’élaboration de la Charte d'Athènes en 1933.

1929
Van Doesburg construit à Meudon une maison-atelier.
Van Eesteren est nommé ingénieur en chef de la division de la planification urbaine à Amsterdam.

1930
L’exposition du groupe Cercle et Carré, à la Galerie 23 à Paris, rassemble une cinquantaine d’artistes dont Vantongerloo et Arp. Mondrian et Michel Seuphor présentent leur œuvre commune, Tableau-poème.
En réaction, et pour defendre une abstraction radicale, Van Doesburg lance la revue Art concret.

1931
Auguste Herbin, Theo Van Doesburg et Jean Hélion fondent le groupe Abstraction-Création.
7 mars, décès de Van Doesburg.

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