Dossiers pédagogiques - Collections du Musée
Parcours thématique

 

L'Œuvre et son espace

 
 

Louise Bourgeois, Precious Liquids, 1992

Introduction

Paysages et intérieurs
La représentation picturale de l’espace
Œuvres de Braque, Matisse, Kandinsky, Dubuffet, Richter, Rouan, Kiefer

Présenter l'espace
À l’intérieur de l’expérience sensible
Œuvres de Dubuffet, Nauman, Bourgeois, Penone, Boltanski, Beuys, Rondinone

Mesurer l'Œuvre à l'espace
L'art quitte les limites de l'atelier
Œuvres de Miró, Buren, Serra


Bibliographie sélective

 

Introduction

La représentation de l’espace sous la forme de paysage ou de vues d’intérieurs est relativement récente. Dans la peinture religieuse, historique, mythologique, les paysages sont des fonds que la figure humaine, au premier plan, se doit d’animer. C’est seulement au 19e siècle que la peinture de paysage s’affirme comme un genre à part entière et comme lieu de recherche déterminant, avec Constable, Courbet, Turner, Van Gogh, Seurat et d’autres. Néanmoins, Baudelaire, dans son Salon de 1859, considère encore le paysage en tant que tel, c’est-à-dire étendue de visible, extérieure au sujet qui regarde, comme un « genre inférieur ».

Vers la fin du 19e siècle, malgré des réticences critiques, le paysage s’affranchit de la subordination à la figure et devient un thème de prédilection des recherches sur la couleur, la lumière, l’espace. Les Impressionnistes en font leur sujet préféré, Cézanne s’y mesure à plusieurs reprises affirmant, dans les différentes versions de La Montagne Sainte-Victoire par exemple, la nature dans sa variété ainsi que les principes de structuration et de géométrisation propres à sa peinture.

Depuis, la représentation de l’espace n’a pas cessé de nourrir la peinture. Diffracté (Cubisme), réduit à ses lignes de force ou à la couleur pure (Abstraction), ouvert à l’infini ou se portant vers l’intérieur, cet espace représenté, s’adressant principalement à la vue, laisse la place, dans la deuxième moitié du 20e siècle, à l’espace présenté sous forme d’installations qui investissent l’espace vital du spectateur, sollicitant plusieurs de ses sens. Mettant en jeu sa relation à l’environnement, l’œuvre d’art se mesure aussi au lieu où elle s’expose, qu’il soit naturel ou muséal, comme le signifie l’expression in situ.

Ce dossier propose, à travers un parcours des collections du Musée national d’art moderne, une analyse de ces déclinaisons de l’œuvre d’art et de son espace, du début du siècle à nos jours.

 

 

Paysages et intérieurs
LA REPRESENTATION PICTURALE DE L'ESPACE

S’affranchissant de la relation au modèle extérieur, la représentation picturale de l’espace est bouleversée par l’expérience cubiste. Au cœur de l’abstraction de Kandinsky, elle hante par la suite la pratique picturale et sculpturale de Dubuffet, devient le lieu d’un questionnement sur l’image chez Richter, sur l’essence de la peinture chez Rouan, ou sur le rapport à l’histoire chez Kiefer.

 

Le paysage dans l’expérience cubiste
Georges Braque (1882-1963)

Le Viaduc à l’Estaque, 1908 
Huile sur toile
72,5 x 59 cm

Le thème du Viaduc à l’Estaque a été traité à trois reprises par Braque. Cette version, la deuxième, réalisée en juin-juillet 1908, et conservée par l’artiste dans son atelier, est la seule où l’horizontale du viaduc tranche sur le ciel sans être surmontée par d’autres édifices. Elle rompt donc avec la composition pyramidale propre à Cézanne qui avait inspiré la première version. Les dominantes chromatiques en bleu, vert et ocre montrent encore la référence aux Montagnes Sainte-Victoire et aux Grandes Baigneuses du peintre d’Aix, mais ici l’importance est donnée aux constructions cubiques du premier plan qui envahissent la toile.

Le passage du Fauvisme au Cubisme s’opère, en effet, à cette époque et transparaît dans cette œuvre charnière. Braque rejette la perspective traditionnelle avec son point de vue fixe ainsi que la lumière naturelle. « Je porte ma lumière avec moi », affirme-t-il.
L’espace est divisé en plans cernés de noir. Les couleurs se réduisent aux ocres-jaunes, ocres-rouges, verts et bleus encore vifs. Elles s’adouciront en des bruns et verts doux, avant de se limiter à partir de 1911 aux seuls gris et beiges du Cubisme analytique.

 

La représentation d’intérieurs
Henri Matisse (1869-1954)

Comme pour le paysage, la représentation des intérieurs s’affranchit du rôle de décor et de la mimesis. L’intérieur n’est plus ce réceptacle de l’action humaine cher à la peinture des 17 et 18e siècles. On est loin des intimistes hollandais, maîtres dans le sujet, peignant des décors à des galantes leçons de musique, à des jeunes filles lisant une lettre d’amour ou faisant des dentelles.

Grand Intérieur rouge, Vence, 1948
Huile sur toile
146 x 97 cm

Chez Matisse, qui consacre au motif de l’intérieur un grand nombre de ses toiles, l’espace créé par les objets représentés suffit à garantir l’intérieur pictural.
La dialectique dessin-couleur, platitude-profondeur qui travaille son œuvre est ici synthétisée. On retrouve en effet, placés l’un à côté de l’autre sur le mur, une toile et un dessin au lavis, représentant en abyme deux intérieurs qui témoignent de la maîtrise de l’artiste dans ces deux modalités d'expression.
Néanmoins c’est la couleur, resplendissante, qui domine ici. « Je n’ai jamais été aussi clairement en avant dans l’expression des couleurs », écrit-il à propos de cette série. Le peintre y met à l’œuvre son langage plastique fondé sur les oppositions entre droites et courbes, vides et pleins, intérieur et extérieur, et joue sur l’illusion de l’ouverture simulée par le dessin et le tableau au mur qui, comme deux fenêtres, semblent s’ouvrir sur le dehors. Mais tout s’inscrit dans le même plan-surface qui est celui de la lumineuse couleur rouge s’étalant partout.

Selon Matisse, il faut réduire la gamme des couleurs qui ne rejoignent leur véritable force expressive qu’en lien avec l’intensité de l’émotion du peintre. Ici, l’intensité du rouge, accentuée par la chaleur des jaunes et des orangés, rend tout le reste comme immatériel y compris les objets. Le dessin noir crée une dimension d’espace, introduisant, par l’oblique de la table et de la chaise, une profondeur aussitôt démentie par les tapis jaunes au sol qui, se dressant parallèles au plan du tableau, accentuent encore la planéité de la surface proclamée par l’omniprésence du rouge.
Au-delà de la représentation fidèle d’un espace intérieur, le sujet se prête ici à ses recherches picturales sur la forme et la couleur, la surface et la profondeur.

 

Paysages et Abstraction
Vassily Kandinsky (1866-1944)

Universellement reconnu comme l’inventeur de l’abstraction lyrique, Kandinsky est, de même que Paul Klee, peintre et théoricien. Dans son ouvrage, Du Spirituel dans l’art, écrit en 1910, il médite sur les rapports entre forme et couleur, peinture et musique, tentant de définir la valeur expressive des formes, des couleurs et de leurs combinaisons.

Couleurs et formes déterminent des impressions particulières, véhiculent des sensations et des sentiments différents. Au bleu mystique et froid s’opposent le jaune chaud et agressif, le vert paisible, les différents silences des blancs et des noirs, la passion du rouge, qu’il met en relation avec ronds et triangles, lignes ouvertes ou fermées.
Le spirituel est du ressort de la peinture qui agit directement sur les sens et sur l’émotion. « Créer une œuvre c’est créer un monde. » Ce monde n’est pas à l’image du réel mais est une création pure, ne répondant qu’à « la nécessité interne au tableau », écrit-il. L’artiste souligne qu’il ne faut pas se borner à voir la nature mais la vivre. C’est cette vie saisie dans un élan cosmique, dans une effusion spirituelle, que le peintre rend dans sa période la plus intense de l’abstraction lyrique.

Impression V (Parc), 1911
Huile sur toile
106 x 157,5 cm

Délaissant l’attrait pour le motif, Kandinsky s’éloigne de la réalité apparente de ses premiers paysages par un travail sur la couleur qui acquiert une fonction propre ainsi que par le choix de cadrages singuliers, désirant traduire non pas la précision des éléments mais une atmosphère. Avec Impression V (Parc), il franchit le pas supplémentaire qui l’amène à l’abstraction. Le titre descriptif a disparu, l’artiste appelle désormais ses tableaux du mot général d’Improvisation, Impression ou de Composition.

Dans une anecdote fameuse, le peintre raconte la découverte, dans son atelier, d’un de ses tableaux posés sur le côté et qu’il n’identifie pas. Il est saisi par la beauté indescriptible qui en émane et écrit après coup : « Je sus alors que l’objet nuit à mes tableaux. » Déclaration qui marque profondément les débuts de l’Abstraction caractérisée par la dissolution de l’objet et la recherche d’une peinture qui, comme la musique, doit rendre l’émotion.
Ici, le double titre perturbe la lecture entièrement abstraite de l’œuvre par une allusion vague à un jardin qui autorise à reconnaître des silhouettes humaines dans le paysage. Mais en réalité dans cette toile, qui est une des premières œuvres abstraites, tout se joue dans les oppositions des rouges, des bleus et des jaunes, dans le mouvement et la fluctuation des formes emportées par un trait de pinceau rapide et dramatisé par la force des noirs.

 

La remise en cause du rapport forme-fond
Jean Dubuffet (1901-1985)

Le paysage traverse toute l’œuvre de Dubuffet qui lui consacre de nombreuses séries allant des Campagnes (heureuse, nervurée, etc.) aux dramatiques Non-lieux, passant par les arides Paysages grotesques, les lourds Paysages du mental, les erratiques Sites, les tracés énergiques et colorés des Mires. Qu’il soit maçonné dans la matière épaisse, gravé comme un graffiti sur un mur de peinture ou réduit à une mince couche d’acrylique sur le papier marouflé, le paysage est le lieu omniprésent d’une remise en cause du rapport canonique fond-forme, la forme, le plus souvent humaine, s’engloutissant dans un fond où elle se confond et se perd.

Le Voyageur sans boussole, 1952
Huile sur isorel
118,5 x 155 cm

Dubuffet peint au sortir de la Deuxième Guerre mondiale des paysages sans sortie pour le voyageur égaré dans une forêt de matière informe. Ils parlent du désarroi de l’homme contemporain qui a connu les deux conflits les plus meurtriers de tous les temps, la mort de Dieu annoncée par Nietzsche et la montée du nihilisme. Dans ce paysage macabre, où la ligne d’horizon placée très haut ne laisse plus d’espace au ciel, le regard du spectateur se trouve lui aussi englouti dans les aspérités d’une matière qui se plisse et semble révéler, comme dans une coupe géologique, des sédimentations de cadavres.

 

Interroger le visible
Gerhard Richter (1932)

Né en Allemagne de l’Est, Gérhard Richter s’établit en 1961 à Düsseldorf où il découvre l’Expressionnisme abstrait américain, Duchamp, le Pop art, par rapport auxquels sa peinture prend position. Réagissant aux affirmations sur la mort de l’art, il décline tous les modes de la peinture, de l’abstraction au réalisme photographique, remettant toujours en cause les moyens de la peinture qui ne montre plus le visible mais cherche à l’interroger. « L’art est un moyen d’aborder ce qui nous est fermé, l’inabordable », écrit-il.

Ne s’attachant pas à un style particulier, son art vise une interrogation sur la peinture et sur ses moyens. Ainsi, du monochrome à la peinture abstraite en passant par une série d’immenses panneaux où les différentes couleurs sont montrées comme des échantillons, le peintre revoit aussi les genres les plus classiques : paysages, portraits, natures mortes, les soumettant à l’épreuve du temps et du nouveau médium qu’est la photographie. C’est le cas pour Chinon.

Chinon n°645, 1987
Huile sur toile
200 x 320 cm

Se déployant à l’horizontale dans un format monumental qui semble convoquer le réel dans la peinture, Chinon célèbre et questionne la tradition du paysage. La peinture est élaborée à partir de l’image photographique, posant inévitablement la question du tableau à l’époque de la « reproductibilité technique ».
Qu’est-ce qui fait ici l’œuvre, son « aura » ? Est-ce la présence singulière qui se dégage du lieu  ? Est-ce ce flou propre à un appareil photographique mal réglé, ou l’effet de brume qui envahit le paysage pictural ?

Le paysage du Val-de-Loire, où règne une sensation de calme et de silence, se déploie dans une lumière d’automne sans qu’aucune silhouette humaine en perturbe la perception. « La peinture fait semblant d’être une image mais n’est pas une image » écrit Philippe Sollers, elle ouvre à d’autres sensations, une certaine tactilité que l’œuvre suggère ici. Dans un coin de l’image, malgré le flou, l’œil perçoit le détail d’une centrale nucléaire troublant la paix du paysage. Le vrai sujet du tableau serait alors à la limite du visible, dans le détail perdu qui donne un autre sens à l’œuvre ? Plus largement, le message du peintre serait celui d’aller au-delà de l’apparence pour percer les profondeurs de la peinture ?

 

Le paysage comme lieu de mémoires
François Rouan (1943)

Après une remise en cause de la peinture, François Rouan commence, dès la fin des années 60, à la pratiquer. Néanmoins, c’est à une véritable réinvention de la surface picturale qu’il se livre après l’invention de la pratique du tressage. À partir de deux toiles préalablement peintes et découpées en fines bandes, l’artiste en produit une troisième qui est le résultat de leur tressage. De plus en plus systématisé, ce processus caractérise la démarche du peintre. Après un séjour en Italie, à Rome et en Toscane, marqué par la grande peinture de la Renaissance, Rouan dessine, sur le motif, paysages toscans, jardins romains, marbres et architectures. L’image, tout d’abord inexistante, apparaît de plus en plus dans ses tableaux.

Bosco in basso continuo, 1979-1980
Huile sur toile
180,5 x 255 cm

Le procédé du tressage revient dans ce paysage où les signes végétaux des branches et frondaisons se lisent à travers la basse continue qu’est la trame de l’image pulvérisée. D’autres perceptions s’ajoutent ici aux motifs agrestes, souvenirs de siècles de peinture qui se mêlent et agissent dans l’image, à plusieurs niveaux. Le paysage se lit alors comme une couche de traces actives, lieu de mémoire qui semble vivre des présences mythiques, faunes et nymphes qui l’ont habité à travers des siècles de peinture. Le lieu et le temps se donnent rendez-vous dans ce Bosco (Bois) à consonance italienne, sollicitant le spectateur à pénétrer les profondeurs de l’image.

 

Au-delà de l’horizon et de ses limites
Anselm Kiefer (1945)

Elève de Beuys à Düsseldorf, Kiefer fait partie, vers le milieu des années 60, de la nouvelle génération de peintres allemands qualifiée par la critique de néo-expressionnistes : Georg Baselitz, Jörg Immendorf, Sigmar Polke, Markus Lupertz. Son œuvre à l’esthétique violente ne cesse pas de se confronter au passé de l’Allemagne : héros de la mythologie nordique, romantisme de Caspar David Friedrich, nazisme, mais aussi la philosophie et Heidegger en particulier. Position qui soulève critiques et malentendus.

Chez Kiefer, qui est peintre avant tout, le paysage revient souvent, lourd, sombre et marqué du poids de l’histoire récente. Celui sans doute d’une Allemagne nazie en feu et en sang, brûlée et enfouie sous les décombres après les bombardements des alliés. Le plomb provenant de la toiture de la Cathédrale de Cologne, récupéré par Kiefer lors de sa destruction, intervient dans un grand nombre de ses œuvres. Ce métal lourd et ductile ne porte pas seulement le poids de l’histoire, il est associé par l’artiste à Saturne, planète de la mélancolie et dieu de la fertilité agraire.
Depuis le début des années 80, Kiefer vit et travaille en France dans une ancienne filature au sommet d’une colline ardéchoise, en pleine nature et devant un autre paysage.

La vie secrète des plantes, 2001-2002
Ensemble de 10 tableaux, branchage, gesso, fil de fer, plomb, toile
380 x 1 500 cm

La vie secrète des plantes est une œuvre monumentale de 10 tableaux dont les dimensions totales sont de 380 x 1 500  cm. Sur des feuilles de plomb collées sur la toile, sont fixés par du fil de fer des branchages enduits de gesso. Malgré les branches blanches suggérant une voie lactée et donnant à la toile son caractère stellaire et cosmique, la couleur sombre du firmament, le poids des matériaux, l’omniprésence du plomb rappellent les œuvres précédentes de l’artiste.

Ici, le paysage nous transporte au-delà de l’horizon et de sa limite, dans un sans fin où s’engloutit le regard. « J’aime regarder les plantes. C’est une façon de regarder la vie », affirme Kiefer. Ici, dans une sorte de pensée syncrétique chère au peintre, les éléments végétaux participent du firmament où sphères céleste et terrestre vivent d’une même vie.
« Robert Fladd a établi une conjonction précise entre les étoiles et les plantes. Selon lui, il n’y a pas une seule plante sans une étoile qui lui corresponde dans le ciel. De sorte que les plantes sont guidées, influencées, par les étoiles. C’est une belle idée, toutes les choses sont reliées entre elles sur la terre, mais aussi dans le cosmos », déclare Kiefer (Art press n° 216, interview de Bernard Comment). Plus loin il ajoute que l’idée de temporalité et de transformation est liée pour lui aux étoiles.

Kiefer avait donné pour titre à une de ses expositions chez Yvon Lambert, en 1996, « Cette obscure clarté qui tombe des étoiles », phrase que l’artiste dit adorer et qu’il empreinte au Cid de Corneille. Il est vrai que cette phrase affectionnant l’oxymore correspond pleinement à La vie secrète des plantes, où tout est contradictoire et ambigu, comme le cosmos d’asphalte et les étoiles végétales, et où la clarté même se fait obscure.

 

Présenter l’espace
À L'INTÉRIEUR DE L'EXPÉRIENCE SENSIBLE

Dans la deuxième moitié du 20e siècle, des artistes choisissent une autre manière de mesurer l’œuvre au lieu qui, dépassant la théorie de l’art comme beau mensonge, se situe en deçà de la représentation. L’œuvre se présente dans le même espace que celui du spectateur, convié à une expérience non plus seulement visuelle mais de tous les sens.

 

Traverser l’espace de l’œuvre

Jean Dubuffet, dans son Jardin d’hiver, fait appel à une traversée physique du lieu. Bruce Nauman plonge le spectateur dans ses couloirs labyrinthiques, mettant à l’épreuve ses perceptions et son corps tout entier. Louise Bourgeois invite, à travers des espaces clos et suggestifs, à une rencontre émotionnelle de l’œuvre.

 

Jean Dubuffet

À la fin des années 60, Dubuffet entre dans une nouvelle phase de son œuvre, qu’il appelle l’Hourloupe. Un nouveau langage apparaît avec lequel il veut renommer le monde, fait de scriptions hachurées de bleu, de rouge et de noir et dont il a eu l’idée en crayonnant, sans objet précis, lors de conversations téléphoniques. Portraits, paysages, objets, sculptures et architectures imaginaires sont soumis à ce nouveau langage plastique.

Jardin d’hiver, 1968-1970
Environnement
Polyuréthane sur epoxy
480 x 960 x 550 cm

Le Jardin d’hiver se présente comme un curieux igloo aux tracés noirs et blancs, un habitacle dont une porte ouverte invite le spectateur à entrer. Mais la déambulation intérieure est pénible. Le sol, bosselé, récuse l’idée de plan ; les murs se dérobent quand ils ne semblent pas se refermer sur le spectateur. Il faut un temps pour s’habituer à ce nouvel espace avant de se sentir enfermé dans un lieu exigu qui oblige à sortir.

À propos d’œuvres monumentales de cette série, comme La Closerie Falbala à Perigny-sur-Yerres, Catherine Millet souligne : « On ne pénètre plus le paysage, c’est lui qui investit notre espace vital » (Art press, n°45). Le spectateur fait l’expérience physique de son corps dans un lieu qui le déroute. Déboussolé, il est pris au piège de l’espace, comme auparavant l’avait était le « Voyageur sans boussole » dans les filets de la peinture.
Les œuvres de cette série participent d’une volonté de remise en cause du monde sensible et de ses certitudes que le spectateur perçoit dans son corps par l’expérience réelle de l’œuvre.

 

Bruce Nauman (1941)

Artiste polymorphe et prolifique, Bruce Nauman présente une œuvre irréductible à tout classement, à l’image de sa formation, scientifique et littéraire à la fois. D’abord peintre, il abandonne la peinture pour s’intéresser à la sculpture, à la performance et au cinéma. Les installations vidéo constituent une part essentielle de son travail, impliquant la présence du spectateur et mettant à l’épreuve les catégories spatio-temporelles de la perception.

Going around the corner Pièce (Prendre le tournant), 1970
Installation vidéo : 4 cameras vidéo, 4 moniteurs noir et blanc
324 x 648 x 648 cm

Going around the corner Pièce fait partie d’une série d’œuvres, appelées Corridors, entreprises par Nauman à partir de 1969.
Accompagnées de néons et de vidéos, ces installations se dénouent sur des espaces étroits et complexes que le spectateur se doit de parcourir. Dans cette pièce sont placés quatre moniteurs posés au sol et reliés à quatre caméras qui filment le spectateur. Néanmoins c’est au tournant de la pièce, c’est-à-dire là où il ne s’y attend pas, que le spectateur se voit filmé avec un décalage spatio-temporel.

La place donnée au spectateur qui, évoluant dans un circuit fermé et soumis à une expérience donnée, ne peut pas ne pas faire penser aux célèbres expériences pavloviennes basées sur le principe du stimulus-réponse. Manière peut-être pour l’artiste de questionner l’être au monde de l’homme moderne, surveillé et trompé par le système tout puissant de l’image qui le transforme, à son insu, en spectacle.

 

Louise Bourgeois (1911)

Née à Paris, Louise Bourgeois vit et travaille aux Etats-Unis depuis 1938. Sculpteur, elle garde néanmoins son attachement à l’image, peinte, gravée ou dessinée, par laquelle elle a commencé. Le dessin, qu’elle pratique constamment, est pour elle une sorte de carnet intime où elle note ses idées visuelles. La Femme-maison, la polarité du masculin-féminin sont des constantes de son œuvre, marquée aussi par la thématique de l’absence et de la disparition.

Reconnue tardivement sur la scène de l’art, Louise Bourgeois se consacre, dans les années 90 – elle a alors 80 ans – , à la réalisation de chambres magiques, les Cells, dans lesquelles elle rassemble des objets qui lui sont très proches et qu’elle investit d’une charge émotionnelle très forte. Les Cells sont des lieux où elle déroule la trame de ses souvenirs et de ses affects. En effet, l’émotion est au cœur de son approche du monde.

Precious Liquids, 1992
Environnement : réservoir d’eau en bois de cèdre, cerclé de métal, verre albâtre, tissus, broderies, eau, boules en caoutchouc et bois de cèdre
427 x 442 cm de diam.

Liquides précieux est une imposante installation cylindrique où le spectateur est invité à entrer. Il s’agit d’un espace sombre et clos, composé d’un réservoir cylindrique d’eau en bois de cèdre, tel qu’on peut en voir sur les toits new-yorkais, et destiné à recueillir les « liquides précieux ».
Ces liquides sont ceux que le corps humain produit quand il est soumis à des émotions comme la peur, la joie, le plaisir, la souffrance. Sang, lait, sperme, larmes sont donc des liquides précieux pour l’artiste qui en orchestre la mise en espace.

Au centre de l’étrange tonneau se trouve un lit ancien en fer entouré de montants qui soutiennent des ballons en verre, tenus de décanter, à travers des tuyaux qui les relient à une flaque d’eau au centre du lit, le liquide qui s’évapore et qui retombera ensuite après sa condensation.
En face, un immense manteau masculin surplombe l’espace, enfermant en son sein un petit vêtement d’enfant avec l’inscription « Merci-Mercy ». De l’autre côté figurent deux boules en caoutchouc et une sculpture ancienne en marbre.

L’installation est une œuvre complexe, surdéterminée de sens. Le spectateur est interpellé par cet espace déserté de toute présence humaine et qui pourtant en porte les traces, ce lieu où s’inscrit l’absence, le temps qui passe dans la vétusté du lit et du manteau, la mort peut-être. La curieuse alchimie des liquides et la construction mentale que l’artiste y rattache font de l’espace de l’œuvre un espace du psychisme.
En effet, Louise Bourgeois s’explique quant à la signification des objets y figurant. Le manteau renvoie au père, figure de la répression, le petit habit à la petite fille qu’elle a été, et la dynamique des fluides serait liée aux humeurs de la peur face au père. On est au cœur du « complexe de castration » qui renvoie, selon Freud, au manque centrale de pénis chez la petite fille et à la différence sexuelle. L’artiste l’a bien évidemment dépassé mais l’œuvre, dans la mise en scène du fantasme, en est sous-tendue.

 

Des espaces enveloppants

Tandis que Giuseppe Penone tapissant les murs d’une pièce de feuilles de laurier convie à une percée dans une forêt aux parfums méditerranéens, Ugo Rondinone, dans ses installations aux effets incantatoires, retient le spectateur à l’intérieur de l’œuvre.

 

Giuseppe Penone (1947)

Giuseppe Penone est associé à l’Arte povera. Né en Italie vers la fin des années 60, l’Arte povera prône le recours de l’art à des matériaux naturels comme la terre, à des éléments végétaux, minéraux, et se double d’un primitivisme des formes et des gestes créateurs. Au sein de ce mouvement, Penone mène une trajectoire singulière. Son œuvre se caractérise par une interrogation sur l’homme et la nature et par la beauté, de plus en plus affirmée, de ses formes et de ses matériaux. Sa sculpture, en prise avec des questions qui la débordent, comme celles du temps, de l’être, du devenir, évoque la dimension kantienne de l’infini et du sublime comme beauté en mouvement et tentative de cerner l’incernable.

Mettant l’accent autant sur le processus créateur que sur l’œuvre, le sculpteur s’identifie au fleuve (Etre fleuve), au souffle (Soffio), à ce qui est par essence mouvement et vie. Toujours au plus près de la nature dans son essence végétale, Penone perce, à plusieurs reprises, dans ses interventions au sein de la forêt des Alpes-maritimes, la vie du bois dans ses manifestations les plus infimes.

Respirare l’ombra (Respirer l’ombre), 2000
Cages métalliques, feuilles de laurier, bronze
Installation 2001 : 180 cages
4 formats de cage :
117 x 78 x 7 cm ; 100 x 78 x 7 cm ; 78 x 78 x 7 cm ; 50 x 78 x 7 cm

Pour l’exposition La beauté, présentée à l’été 2000 au Palais des Papes à Avignon, Penone réalise une étonnante installation faite de cages de laurier qui tapissent les murs d’une salle et sa voûte. L’œuvre donnée, après l’exposition d’Avignon, par l’artiste au Musée national d’art moderne, a été adaptée pour sa présentation au Musée.
La voûte a disparu mais les quatre murs tapissés de cages de laurier sont restés. Si, à Avignon, la suggestion du lieu, sa poésie, le drame amoureux que l’œuvre exalte dominaient, elle prend, au Musée, selon les dires de l’artiste, une dimension plus historique qui la relie aux autres œuvres présentées.

Voulant traiter de la beauté à Avignon, Penone s’est inspiré du grand poète italien Pétrarque (Arezzo, 1304 – Padoue, 1374) qui, dans son Canzoniere, avait célébré son amour platonique et malheureux pour Laure de Noves, rencontrée et perdue dans ces lieux. L’œuvre est l’évocation poétique de la forêt chantée par Pétrarque et de son amour.
Le choix du laurier est surdéterminé de sens : faisant écho au nom de la femme aimée du poète, il est aussi le symbole de la poésie elle-même et de Pétrarque qui avait été couronné poète des poètes. On peut comprendre l’attrait de Penone pour Pétrarque car, comme l’artiste, le poète a célébré la nature dans son osmose avec l’homme et plus particulièrement avec le corps de Laure. Le laurier est aussi une plante dont le parfum vivace et la couleur résistent au temps.

La disposition des feuilles à l’intérieur des cages veut donner, par la vibration des nuances de vert, une dimension de mouvement. Le format des cages est celui de rectangles construits selon la section dorée, respectant donc des proportions idéales. Dans un des murs, une sculpture en bronze, représentant deux poumons moulés dans des feuilles, trouble la présence paisible des verts aromatiques. Elle est le rappel du parfum qui se dégage du lieu et qu’il faut respirer, comme l’ombre.
Ainsi le spectateur n’est plus confronté à la représentation de la nature mais, déambulant dans la pièce, voit, respire, suit la modulation réelle des ombres sur le vert des feuilles, et vit l’expérience sensible de la forêt.

 

Christian Boltanski (1944)

L’œuvre de Boltanski s‘élabore à l’enseigne de la mémoire. Mémoire autobiographique et affective qui disparaîtra avec la mort, liée aux événements de tous les jours qu’il nomme la « petite mémoire », et qu’il oppose à la « grande mémoire » gardée par les livres.

Ses réalisations dépassent les genres. La photographie, par exemple, qu’il utilise souvent, peut s’imprimer sur des volumes, habiter les murs, à côté d’autres objets arrachés à l’oubli qui peuplent ses installations. Les matériaux humbles, objets domestiques, photographies de famille, habits usagés, constituent le matériel de prédilection de l’artiste.

Réserve, 1990
Installation
Tissus, lampes, dimensions variables

Comme Respirer l’ombre de Penone, Réserve se dénoue dans les murs d’une pièce qu’elle tapisse, non pas de feuilles, mais d’habits usagés, l’œuvre enveloppant de différents tissus le spectateur. Aux feuilles de laurier et aux résonances littéraires émanant de parfums naturels fait place l’odeur d’un magasin exigu de fripes où les vêtements s’entassent et envahissent l’espace du spectateur qui pourrait s’en saisir, toute distance étant abolie entre celui-ci et l’œuvre.

Cette installation est au cœur d’une méditation sur la mort, développée par l’artiste dans les années 80. La référence à l’holocauste va peu à peu s’inscrire dans ses œuvres dont Réserve est un des principaux témoignages. Dans cette chambre recouverte de vêtements polychromes, faisant appel au visuel et le dépassant à la fois, la tension entre le visible et l’espace vécu est à son apogée.
La sensation visuelle, olfactive, la grande présence physique de l’œuvre saturent l’espace sensible du spectateur. L’appel très fort à l’ici et maintenant des objets, contrastant avec l’appel à la mémoire qu’ils suscitent, rend l’installation hautement dramatique.
« Petite mémoire » du temps qui passe dans la vanité de vêtements qui nous renvoient à des êtres inéluctablement perdus, et « grande mémoire » liée à l’histoire du 20e siècle sont ici à l’œuvre. Un sentiment tragique d’absence et de silence se libère de cette œuvre où, à l’accumulation de vêtements anonymes, répond par un terrible hiatus celle des corps disparus. « Nous sommes fâchés avec la mort » dit l’artiste, et c’est avec elle que l’œuvre essaye de nous réconcilier.

 

Écouter l’espace

Tout en se déployant dans l’espace, recouvrant les murs, au centre de la pièce, ou voltigeant dans l’air, certaines installations font appel à un autre sens encore : l’ouïe. Ces œuvres interpellent le spectateur par le son, l’épaisseur pointée du silence ou la musique qui concourt, au même titre que d’autres composantes plastiques, à l’efficacité de l’œuvre.

 

Joseph Beuys (1921-1986)

Beuys élargit à la totalité du réel la notion d’art. Ses actions rituelles veulent libérer la pluralité des sens. L’art aurait une vertu thérapeutique et l’artiste serait proche du chaman. Objets et matériaux liés à une symbolique toute personnelle ancrée dans sa biographie participent de cet art à visée sociale dans une société malade.

PLIGHT, 1985
43 éléments de 5 rouleaux (chacun) en feutre, piano à queue, tableau noir, thermomètre
310 x 890 x 1 813 cm

PLIGHT est un condensé de l’œuvre de Beuys qui reprend plusieurs autres éléments constellant son travail, comme le piano et le feutre, déjà utilisés dans Infiltration homogène pour piano à queue de 1967. Si le piano, instrument de musique et porteur d’ondes sonores, s’associe au feutre, matériau symbole de vie et de survie pour l’artiste, alors l’objet devient un vecteur d’énergie. À travers le feutre se filtre le potentiel sonore du piano.

Cette installation se présente sous la forme de deux chambres qui se succèdent selon un plan en L. Les murs, tapissés de rouleaux de feutres, et le plafond bas accentuent la sensation de confinement et d’oppression. Interrogé au sujet de cette œuvre, Beuys répond par une boutade donnant, comme raison de l’installation, la nécessité d’atténuer les bruits d’un chantier voisin de la galerie londonienne pour laquelle elle fut conçue, à l’automne 1985.
Un piano à queue au clavier fermé, sur lequel est posé un thermomètre médical, s’impose à l’entrée de la première pièce. Le spectateur pénètre dans cet espace comme dans une caverne où tout fait appel au son pour mieux en souligner l’absence et à la dimension profonde de silence qui habite l’espace. Le silence prend ici une dimension tangible, une épaisseur tactile véhiculée par le feutre. Aucune sonate ne sort du piano fermé. Le spectateur fait l’expérience singulière du silence vécu, non pas seulement comme manque de son, mais comme présence active, lourde, oppressante.

Le titre anglais, PLIGTH, écrit en lettres majuscules, signifie une situation pénible et difficile, en écho à celle que le spectateur vit. Il parcourt une œuvre sans ouverture aucune, et la quitte en revenant sur ses pas. Seul le bruit de ses pas est d’ailleurs ici susceptible d’un son.
De ses œuvres, fortement teintées d’une mythologie personnelle, Beuys donnait un mode d’emploi. Il conférait à l’art une visée thérapeutique. Quelle est celle de cette installation que le spectateur quitte avec un certain soulagement ? Visée cathartique, celle d’un voyage aux limites du silence et de l’isolement faisant appel, peut-être, comme un secours, à la parole, au débat que l’art devrait faire naître ?

 

Ugo Rondinone (1963)

Découvert à la Biennale de São Paulo en 1996, Ugo Rondinone s’est imposé depuis sur la scène artistique internationale par la diversité de sa production et l’atmosphère singulière qui caractérise son œuvre. Ses installations intègrent la peinture, le dessin, la sculpture et la musique par des bandes sonores qu’il réalise lui-même. Prenant à contre-pied les valeurs contemporaines de l’efficacité, du dynamisme, de l’énergie, Rondinone, qui avance caché, met en scène entre le spectateur et lui un curieux personnage de clown, anti-héros mou et avachi, indolent, porte-parole de l’artiste.

The evening passes (…), 1998
Installation mixte
10 m x 10 m x 4 m (minimum)

The evening passes (…). Le titre en anglais se prolonge, prenant la forme d’un poème en prose, qui retrace l’atmosphère languissante et en circuit fermé de l’œuvre.
The evening passes like any other. Men and women float alone throught the air. They drift past my window like the weather. I close my eyes. My heart is a moth fluttering against the walls of my chest. My brain is tangle of spiders wriggling and roaming around. A wriggling tangle of wriggling spiders. (Stillsmoking Part IV)

Dans une salle blanche aux plinthes vaporisées de peinture jaune cadmium, trois grands monolithes clairs flottent dans l’espace, enserrant le spectateur dans les notes d’une musique mélancolique qui le retient comme prisonnier. À cette musique qui encercle le spectateur dans sa mélodie plaintive et enchanteresse s’ajoute la diffusion de films sur des moniteurs placés en hauteur, aux coins de la pièce, qui l’entraîne dans une contemplation hypnotique.
Les films présentent, au ralenti, les fragments d’un geste, d’une action qui se répète jusqu’à devenir inquiétante. Une femme secoue quelque chose dans l’air près de la fenêtre. Elle semble sur le point de prendre un envol qui pourrait être fatal. Une voiture avance sur une route enneigée, traînant derrière elle une voiture accidentée dont la silhouette est presque imperceptible. Sur un autre écran, un homme esquisse un geste qui invite et refuse à la fois. Tout est comme suspendu dans un temps infiniment lent où se perdent les contours des choses et où tout flotte dans l’indécidable.
« Sentiment océanique », dirait Freud, où le sujet se perd dans une nuit d’avant le temps individuel, vie fœtale à laquelle renvoie aussi la forme des cocons sonores, sont les dimensions auxquelles appelle l’œuvre. Avec une force irrésistible, The evening passes (…) ravit le spectateur dans sa ronde pour le tenir comme captif d’un autre temps, d’une autre logique qui s’oppose au sens commun.

 

 

Mesurer l’œuvre à l’espace
L'ART QUITTE LES LIMITES DE L'ATELIER

À partir de la fin des années 60, des pratiques artistiques comme le Land art ou les œuvres in situ poussent l’art à quitter l’atelier et à se mesurer à d’autres espaces. L’environnement devient une composante à part entière de l’œuvre, conçue en fonction d’un lieu particulier avec lequel elle entre en relation.

Daniel Buren qui interroge l’espace public et urbain, avec ses bandes de couleur, est un exemple éclairant de l’art in situ. Richard Long, Robert Smithson, Walter de Maria, Christo, qui effectuent de vastes opérations sur le paysage, souvent éphémères, sont les principaux représentants du Land Art. D'autres artistes, comme par exemple Richard Serra, consacrent aussi une partie de leur travail à la confrontation de la sculpture au paysage et à l'articulation de l'œuvre au lieu. Mais déjà Miró, qui a toujours soutenu qu’une sculpture « doit tenir en plein air, en pleine nature », élargit, tout au début des années 60, cette idée à la peinture elle-même, se mesurant, avec ses trois Bleus à la dimension du paysage réel, en l’occurrence le paysage céleste.

* Land art : terme général pour désigner des travaux réalisés dans la nature.
** L’expression in situ - littéralement en situation, signifiant aussi dans son milieu naturel - est reprise par Buren pour désigner une œuvre qui s’appuie sur ses relations et ses interactions avec l’environnement. L’œuvre in situ s’oppose à l’œuvre autonome qui s’impose par elle-même.

 

L’œuvre à l’épreuve de l’espace réel
Joan Miró (1893-1983)

Dans les années 50, Miró réalise de grandes céramiques murales qui répondent à des commandes publiques et à son désir de sortir l’œuvre de l’atelier. Les grandes compositions, Le Mur du soleil et Le Mur de la lune, réalisées pour l’extérieur du nouveau bâtiment de l’Unesco à Paris, datent de cette période. Les couleurs éclatantes contrastent avec la rigidité de l’architecture. Le langage plastique de Miró se déploie désormais dans l’espace réel dialoguant avec l’architecture et les couleurs naturelles de l’espace urbain.

Bleu, I, II, III, 1961
Huile sur toile,
270 x 355 cm ; 270 x 355 cm ; 268 x 349 cm

Avec ses trois Bleus de 1961, c’est la peinture elle-même que Miró met à l’épreuve du paysage. Ces trois immenses volets qui invitent, selon l’artiste, à la contemplation et à la méditation, semblent faire entrer dans la toile l’immensité du ciel qui les inspire. « Il faut que la sculpture se confonde avec la montagne, avec les arbres, avec les cailloux ; il faut que rapprochés, ces éléments fassent un tout ». L’épreuve du grand espace déterminera, même en peinture, la qualité de l’œuvre. Miró regardera de plus en plus à l'extérieur ses tableaux pour voir s’ils tiennent vraiment.

Les grands Bleus de 1961 sont certainement marqués de son second séjour à New York et de la rencontre avec la peinture de Pollock et de Rothko, mais ils ne seront jamais considérés par l’artiste comme des œuvres abstraites. Sensible à la poésie des grands espaces et à la contemplation de l’infini qui le bouleverse, les immenses plages d’azur évoquent le vide céleste et son silence.
Le spectateur est invité à les traverser, se laissant imprégner par le « fond sonore », la dimension d’infini qui les habite et le « mouvement immobile » qu’elles suggèrent. « J’éprouve le besoin d’atteindre le maximum d’intensité avec le minimum de moyens », écrivait à l’époque Miró, et c’est à cela qu’il arrive ici, par le dépouillement extrême de la toile.

 

Perturber l’espace public et urbain
Daniel Buren (1938)

C’est dans une perspective picturale que Buren situe son travail, une peinture qu’il interroge et dont il met en scène les limites du fonctionnement. Buren, qui a toujours été le premier théoricien de son travail, accompagne ses œuvres et ses interventions de descriptifs détaillés, de notes et de photographies. Après avoir mis au point son dispositif pictural - des bandes alternées de peinture blanche et de couleur, larges de 8,7 centimètres, signe visuel invariable -, qui ne prend de sens et de forme que par rapport à un contexte, Buren crée la notion d’œuvre in situ.

Tout au début ses œuvres ne sont que des incursions, sur les murs urbains surchargés de signes, de son motif pictural vide de sens. Ses installations se doivent alors d’arrêter le regard du spectateur et de l’interroger sur le statut de l’œuvre et du monde contemporain. Depuis, sa pratique s’est multipliée dans le monde entier. Ses interventions in situ mettent en valeur, soulignent, ou critiquent le lieu en question pour nous inviter à le voir autrement. Appelé à intervenir dans le cadre des Musées, de galeries et d’espaces publics, Buren a réalisé des œuvres incisives et polémiques comme Couleurs-Sculptures (Mnam), Points de vue (MAMVP), Les Deux plateaux du Palais Royal, 1989, Sens dessus-dessous, au Parking des Célestins à Lyon, 1994, Around the Corner, au Musée Guggenheim de New York, en 2005.

Les Couleurs : sculptures, 1975-1977
Sous-titre : Quinze pièces différentes et de trois fois cinq couleurs différentes
Tissu acrylique découpé en bandes égales blanches et colorées (bleu ciel, jaune, orange, rouge, vert de 8,7 cm de large chacune)
Dimensions de chacun des 15 éléments : 150 x 300 cm

Cette installation, présentée et conçue pour le Musée national d’art moderne en 1977, se développe autour d’un dispositif visuel où l’œuvre et le musée sont remis en question ainsi que des signifiants clefs de la peinture comme celui de perspective ou de point de vue.

Buren réalise quinze drapeaux de son tissu aux motifs invariables avec des bandes de couleurs différentes. L’œuvre, dispersée sur les toits de différents édifices parisiens, se sert du Musée comme point de vue. De sa terrasse trois longues-vues permettent d’apercevoir les quinze toiles. L’artiste suggère que le résultat idéal est celui donné par une journée de vent qui, soufflant sur les drapeaux, leur permet de se mimétiser avec leur milieu.
Quelle est la signification de cette scénographie urbaine où l’œuvre, soumise aux aléas du climat et se glissant dans le paysage, y provoque en même temps des perturbations subtiles ?
Tout au début, les bandes de couleur, irréductibles au statut d’un bel ornement, sollicitaient  la réflexion par leur intervention en milieu urbain, questionnant l’œuvre d’art mais aussi notre époque. Ici, en se diluant dans un environnement où les bandes chromatiques perdent de leur agressivité polémique, les drapeaux semblent tendre vers autre chose. Néanmoins, ces drapeaux qui ne correspondent à aucun pays et le jeu ambigu entre l’œuvre et l’incursion publicitaire soulèvent des questions liées à une certaine dimension politique, sociologique ainsi qu’au statut de l’œuvre d’art qui travaillent toujours la pratique de Buren.

 

Occupation et définition de l’espace
Richard Serra (1939)

Après des études à l’université de Berkeley et après avoir travaillé avec Joseph Albers, Richard Serra voyage en Europe (1964-66), principalement en France et en Italie. À Paris il admire l’œuvre de Brancusi et à Rome il expose ses premières œuvres. Rentré en Amérique, il s’établit à New York en 1967 où il fait partie du groupe Anti-form.

Son œuvre, divisée en plusieurs séries, utilise différents matériaux : caoutchouc et néons (66-67), métal fondu et coulé (68-70) ; en même temps il réalise ses projections de plomb au sol (Splash Pieces) et crée ses sculptures massives, monumentales, à l’apparent équilibre instable. Depuis 1970 il conçoit de grandes sculptures qui s’inscrivent directement dans le paysage. D’abord plates et enfoncées dans le sol, elles occuperont de plus en plus le paysage, par exemple Shift (Changement de position), réalisé entre 1970 et 1972, sur plus de 300 mètres dans un champ de la campagne canadienne.

Corner Prop n° 7 (for Nathalie), 1983
Assemblage de 2 plaques
Acier
280 x 270 x 200 cm

La sculpture de Serra dont Rosalind Krauss écrit : « Comment expliquer la beauté de cette agressivité implacable de l’œuvre » développe une liaison inextricable de l’œuvre avec son lieu, impliquant une relation soutenue avec le spectateur. Sculptures travaillant la ligne, le plan, orchestrées entre elles par l’équilibre de leur propre poids, en apparence fragiles comme des châteaux de cartes. Jouant entre la masse écrasante de lourds panneaux et la surface mince de leur contact réciproque et au sol, l’œuvre suscite chez le spectateur l’émotion liée au danger potentiel d’une chute. Selon ce procédé Serra crée des environnements où la menace d’effondrement est au centre de la perception de l’œuvre.

Dans cette sculpture où deux plaques d’acier superposées perpendiculairement s’effleurent, la relation au lieu est primordiale. Tandis que la sculpture avec ses lignes, ses surfaces géométriques, entre en résonance avec les angles droits de la pièce, c’est, en effet, encore, l’angle du mur qui permet à la plaque en acier rectangulaire de tenir en équilibre.
« Occupation et définition constituent pour Serra des fonctions résolument indissociables, ainsi qu'elles le sont dans le monde que nous habitons et appréhendons », écrit encore R. Krauss à son sujet (dans L’Originalité de l’avant- garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993), ajoutant plus loin : « Deux sortes de lignes existent en sculpture : celle qui occupe l’espace sans le définir et celle qui le définit sans l’occuper ». Serra joue sur l’interrelation des deux dans la définition d’un nouvel espace par l’intervention de l’œuvre modulable, dans la pièce du musée où elle est présentée ou dans l’extérieur où elle se déploie, sollicitant à plusieurs reprises le point de vue du spectateur et son corps tout entier dans la perception de l’œuvre.

Margherita LEONI-FIGINI

 

Bibliographie sélective

Ouvrages
- La Collection du Musée national d’art moderne, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1986.
- La Collection du Musée national d’art moderne, Acquisitions, 1986-1996, Ed. du Centre Georges Pompidou, 1996.
- Christophe Domino, L’art contemporain au Musée national d’art moderne, Editions Scala, 1997.
- Rosalind Krauss, L’Originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, Macula, 1993.
- Catherine Millet, L’art contemporain en France, Flammarion, 1989.
- Joan Miró, Ecrits et entretiens, présentés par Margit Rowell, Daniel Lelong éditeur, 1995.
- Art moderne. La Collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Brigitte Léal, 2007.
- Art contemporain. La Collection du Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, sous la direction de Sophie Duplaix, 2007.

Revues
- Art press, n° 45-fevrier 1981 et n° 216-septembre 1996.

 

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Contacts
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics, avril 2005
Mise à jour : août 2007
Texte: Margherita LEONI-FIGINI, professeur relais de l’Education nationale à la DAEP
Maquette: Michel Fernandez, Aleth Vinchon
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique Dossiers pédagogiques
Coordination: Marie-José Rodriguez