Dossiers pédagogiques - Collections du Musée
Parcours dans les collections du Musée
|
|
|
Cerith Wyn Evans et Throbbing Gristle, A=P=P=A=R=I=T=I=O=N, 2008 |
Définition
Des œuvres difficilement pensables avant le 20e siècle
Une frontière parfois floue
Aperçu historique
Les premières recherches : plasticiens et compositeurs
Poésie sonore et musique concrète
Œuvres sonores et plastiques
Production de sons mécaniques : Jean Tinguely, Baluba, 1961-62
Production de sons matérialisés et répétitifs : Francis Alÿs, Cuentos patrioticos, 1997-99
Production de sons matérialisés par une cause dématérialisée : Vassilakis Takis, Musicale, 1977
Production de sons dématérialisés modulables par le spectateur, Robert Rauschenberg, Oracle, 1962-1965
Production de sons dématérialisés et programmés : Cerith Wyn Evans et Throbbing Gristle, A=P=P=A=R=I=T=I=O=N, 2008
Production de silence abritant un son potentiel et matérialisé, Joseph Beuys, Plight, 1985
Œuvres sonores
Poésie sonore
Sons matérialisés (musique « anecdotique »)
Partition humaine / animale
Le son génère l’image
Conclusion
des œuvres difficilement pensables avant le 20e siÈcle
Le Centre Pompidou présente, à côté des œuvres plastiques modernes et contemporaines, des œuvres sonores. Produites par des artistes venus d’horizons divers, elles correspondent à un état de la réflexion artistique, difficilement pensable avant le 20e siècle. Elles se distinguent des bruits de la nature, mais elles se distinguent également de la musique au sens strict. Elles sont étroitement liées à la technologie, mais elles entretiennent avec les circuits de diffusion de l’industrie du disque des rapports complexes. La production du son peut être plus ou moins dématérialisée : musiciens, partitions et instruments peuvent disparaître et être remplacés, soit par le corps de l’artiste ou son langage, soit par des procédures électromagnétiques ou autres ; de plus, le résultat de ces productions est plus ou moins aléatoire ou programmé.
Une frontiÈre parfois floue
Le Centre Pompidou conserve 705 œuvres regroupées en 170
acquisitions sur un siècle d’histoire des œuvres sonores. Mais la création
contemporaine recouvre aussi des œuvres audiovisuelles et multimédia, de sorte
que la frontière est parfois floue entre ces genres nouveaux. Il ne s’agira pas
ici de traiter de la totalité d’une production pour laquelle des danseurs, des
musiciens, des scénographes, des réalisateurs ont produit, eux aussi, des
œuvres sonores singulières (ainsi Laurie Anderson, Frank Zappa, Eliane Radigue,
et bien d’autres).
Le propos est ici centré sur un ensemble d’œuvres sonores
plastiques, c’est-à-dire soit des œuvres
dans lesquelles la dimension sonore et la dimension plastique sont intimement
mêlées, soit des œuvres exclusivement sonores mais produites par des
plasticiens. Le second critère retenu touche à l’accessibilité de ces
œuvres : elles sont présentées actuellement dans l’accrochage du Musée
national d’art moderne aux 4e et 5e niveaux du Centre Pompidou, ou bien
directement accessibles dans l’Espace Nouveaux médias situé au 4e niveau à
l’intérieur du Musée.
Ce dossier réalisé en lien avec la visite Écouter voir, « Œuvres plastiques, œuvres sonores », permettra aux visiteurs aveugles et malvoyants de revenir sur les œuvres présentées pendant la visite. Il s’adresse également à tous ceux qui ont envie de découvrir ce nouveau parcours du Musée, seuls ou avec un conférencier.
les PremiÈres recherches : plasticiens et compositeurs
L’art des bruits
Au début du 20e siècle, le Manifeste des musiciens futuristes (1911) de Balilla Pratella, puis celui intitulé L’art des bruits (1913) de Luigi Russolo prétendent rénover la musique par l’art des bruits. Il faut, dit Pratella, « exprimer l’âme musicale des foules, des grands chantiers industriels, des trains, des transatlantiques, des cuirassés… Ajouter enfin aux grands motifs dominants du poème musical la glorification de la Machine et le triomphe de l’Électricité. » Russolo, qui vient d’abandonner la peinture pour révolutionner la musique, écrit quant à lui : « Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques… ».
Sons et couleurs
Marcel Duchamp, À bruit secret, 1916 / 1964
Ready-made aidé : pelote de ficelle serrée entre 2 plaques
de laiton noir jointes
par 4 vis et contenant un objet. Ficelle, laiton, vis, 12,7x15,2x15
cm
Peu avant, le compositeur Alexandre Scriabine avait composé Prométhée ou le poème du feu (1908-1910) pour grand orchestre, piano, chœur de femmes, auxquels s’ajoutait un « orgue de lumière », qui projetait des faisceaux lumineux, prévus dans la partition, par des encres de couleurs. Pour Scriabine, le son est coloré : do = rouge, sol = orangé, ré = jaune, la = vert, mi = azur, etc. Mi bémol et si bémol ont pour lui une couleur indéfinie, mais ils présentent un éclat métallique très précis.
Dans son Cours du Bauhaus (Écrits complets, pp.196-197), Vassily Kandinsky parle de la couleur comme sonorité, et de la non-couleur comme bruissement. C’est aussi un bruissement que proposait Marcel Duchamp en 1916 avec le ready-made À bruit secret : un petit objet sonore placé à l’intérieur d’une pelote de ficelle.
Rythmes et onomatopées
Piet Mondrian va plus loin dans l’abstraction, puisqu’il ne fait pas correspondre terme à terme un son et une couleur, mais qu’il voit la création, picturale ou musicale, comme une série de rapports et de rythmes. Il assimile, dans son texte intitulé le Néo-plasticisme (1920), une composition de couleurs et de non-couleurs à un rapport musical de sons et de bruits déterminés. En même temps, il accorde une grande importance aux instruments à venir. Dans un texte visionnaire, il précise : « Les instruments à cordes, à vents, les cuivres, etc. doivent être remplacés par une batterie d’objets durs. La construction et la matière des nouveaux instruments seront de la plus haute importance… Et quant au moyen de production du son, il sera préférable d’employer l’électricité, le magnétisme, la mécanique, car ils excluent mieux l’immixtion de l’individuel. » Tout ceci annonce la musique concrète.
Le biographe de Mondrian, Michel Seuphor, invente, en 1926, la musique verbale qui, au lieu de transmettre un texte, exploite la puissance évocatrice de la voix et du phonème, c’est-à-dire du son en-dehors de tout sens ; quatre ans plus tard, il accompagne sa poésie phonétique avec le Russolophone, instrument inventé par Russolo, une sorte de piano dont les touches actionnent des bruits tous disparates, les uns métalliques les autres obtenus à partir de vaisselle brisée. On pense à ce que seront, plus tard, les pianos préparés de John Cage.
Brigitte Cornand, Est-ce que le son est bon ?, 1998
Kurt Schwitters. Vidéo, Betacam numérique, PAL, couleur, son, durée : 56'
Parmi les œuvres fondatrices, la sonate des origines, l’Ursonate (1921-32), de Kurt Schwitters est
une étonnante partition qui ressemble à un Calligramme d’Apollinaire, où les notes sont remplacées par des onomatopées, et où les
indications de mesure « apparaissent par la division proportionnée en
sections spatiales égales de l'espace typographique, mais pas de
ponctuation ».
poÉsie sonore et Musique concrÈte
Au milieu du 20e siècle, ces recherches initiales se développent dans deux directions : la poésie sonore d’une part, et la musique concrète d’autre part.
Poésie sonore, poésie action, poème téléphoné…
Henri Chopin, Pêche de nuit, 1957
Film cinématographique 16 mm noir et blanc, sonore. Durée :
11'13"
Poème phonétique d'Henri Chopin. Graphisme et peinture :
Luc Peire
Film de Tjerk Vicky [extrait - 4’59’’]
Le terme de poésie
sonore est créé en 1958, par Jacques
Villeglé et François Dufrêne, à propos d’Henri Chopin (1922-2008). Ce poète,
fasciné par les onomatopées et par une poésie corporelle, est proche, dans les
années 50, des lettristes Isidore Isou et Maurice Lemaître ; mais il
est aussi cinéaste et homme de radio.
Avec l’Introduction à une nouvelle poésie et à une nouvelle musique (1947), dans laquelle est
reproduit le Manifeste de la poésie
lettriste (1942), Isou élabore des
lois complexes de composition et un vocabulaire totalement inventé. En
1952, il propose la Méca-esthétique intégrale ;
selon une sorte de mécanique et d'outillage de l'art c’est tout un ensemble de
nouveaux supports qui s’offrent aux créateurs : mobile vivant, peinture
parlante, œuvre donniste, plastique
a-optique ou rhétorique, et une télescripto-peinture énigmatique. Ces termes assez obscurs ont été choisis à dessein par Isidore
Isou qui pratiquait volontiers un langage ésotérique.
Brigitte Cornand, Est-ce que le son est bon ?, 1998
Bernard Heidsieck (de face) & Paul-Armand Gette (de dos) – Coléoptères
Vidéo. Betacam numérique, PAL, couleur, son, durée : 56'
Brigitte Cornand, Est-ce que le son est bon ?, 1998
Robert Filliou - Vidéopub (1978), Jean Dupuy
Le terme de poésie sonore est remplacé, en 1963, par celui de Poésie Action, au cours de trois manifestations tenues à l’American Center à Paris, à l’initiative du poète français Bernard Heidsieck et dont les participants sont, entre autres, François Dufrêne et Robert Filliou. À cette date, dans l’une de ses toutes premières tentatives, la poésie ose monter sur scène et se présenter physiquement en acte. Organisateur du premier Festival international de poésie sonore en 1976, Bernard Heidsieck est aussi, dans les années 80, l’initiateur d’une série de rencontres au Centre Pompidou. « Transformer le poème, le rendre actif, le lire à haute voix », c’est ce programme et celui de ses amis, Paul-Armand Gette, Henri Chopin, MC Solaar et bien d’autres, accompagné de performances, que l’on découvre dans le film de Brigitte Cornand, Est-ce que le son est bon ? (1998).
Brigitte Cornand, Est-ce que le son est bon ?, 1998
John Giorno – « Ce qu'on a mis dans le cercueil de William Burroughs »
Pour rendre accessible la Poésie Action au plus grand nombre, John Giorno (né en 1936), − figure de l'underground new-yorkais, acteur principal du premier film d'Andy Warhol, Sleep (1963) −, met en place, en 1968, avec Dial-a-poem, un service téléphonique destiné à proposer des poèmes aux personnes qui composent le numéro. « John Giorno élève les questions à un niveau presque insupportable, dit de lui William S. Burroughs, à un cri de reconnaissance surprise. Ses litanies issues des couches souterraines de l’esprit se réverbèrent dans votre crâne et ventriloquent vos propres pensées. »
La musique concrète
La musique concrète ou musique acousmatique (aussi appelée musique pour bande) est incarnée en France par Pierre Schaeffer et par François Bayle. Dans ce type de création, la source sonore est dématérialisée, l’instrument joué « en direct » est aboli. Le son est enregistré et monté sur une bande sonore. Il peut être restitué à volonté, mais toujours à l’identique. Dans les années 90, grâce à la flexibilité de l’outil informatique et des nouvelles interfaces homme-machine, la restitution du son enregistré pourra suivre le rythme imposé par l’interprète et les séquences enregistrées se dérouler dans un (dés)ordre libre. Par ailleurs, la musique acousmatique peut être associée à des éléments visuels tels que des lumières.
La musique « anecdotique », des sons empruntés à la vie quotidienne
Parallèlement, la musique concrète se développe, notamment avec Luc Ferrari (1929-2005) dont l’œuvre cherche à faire s’interpénétrer des réalités très diverses sous forme de textes, d’écritures instrumentales, de compositions électroacoustiques, de reportages, de films, ou de spectacles. Étude aux accidents et Étude aux sons tendus (1958) font allusion à des phénomènes acoustiques liés aux sources sonores, entre autres à l’association de sons instrumentaux, enregistrés, mémorisés, répétés. En 1958, Luc Ferrari invente la musique « anecdotique », où il agence des sons empruntés à la vie quotidienne (Hétérozygote, Presque rien). Un musicien comme Pierre Schaeffer avait déjà tracé la voie.
Alma Marghen ou Sub Rosa
Ces recherches trouvent un vecteur de diffusion grâce à des maisons de disques telles qu’Alma Marghen, ou Sub Rosa fondée à la fin des années 1980 à Bruxelles. Outre la production d’une anthologie de musiques concrètes, bruitistes et électroniques, An Anthology of noise and electronic music, Sub Rosa publie des archives concernant l'avant-garde (Marcel Duchamp, William Burroughs, James Joyce) et des pièces électroniques (Henri Pousseur, Tod Dockstader).
John Cage et son incontournable Silence
La personnalité et l’œuvre de John Cage (1912-1992) sont indissociables du monde sonore du 20e
siècle. Lui qui trouvait les musiques de ses contemporains « trop bonnes
car elles n'acceptent pas le chaos », s’est intéressé à la fois au silence
et à la grande diversité et richesse des sons. Dans Silence (1970), il écrit :
« La musique n’est-elle que de sons ? / Si oui,
que communique-t-elle ? / Un camion qui passe est-il de la musique ?
/ Si je le vois, est-ce que je dois aussi l’entendre ? / Si je ne
l’entends pas, est-ce qu’il continue de communiquer ? / Lequel est le plus
musical d’un camion qui passe devant une usine ou d’un camion qui passe devant
une école de musique ? »
En savoir plus
• Luigi Russolo
et le futurisme, consulter le dossier sur l’exposition Le futurisme à Paris. Une
avant-garde explosive, exposition ;
octobre 2008-janvier 2009
• Kurt Schwitters, un
fragment de l'Ursonate interprétée par Kurt Schwitters, sur You Tube
• Le lettrisme et Isidore Isou, consulter le site
officiel du Lettrisme
• Bernard Heidsieck et la
Poésie action, consulter le site de la Villa Arson, Nice
• Luc Ferrari, consulter le site officiel de Luc Ferrari
• John Cage, consulter le dossier pédagogique John Cage, le génie ingénu
Au cours de ce bref aperçu des précédents de l’œuvre sonore, il est apparu que la production du son par des instruments nouveaux, voire sa dématérialisation, était une question fondamentale ; parallèlement le rôle de la voix sous la forme d’onomatopées, de cris, de litanies s’impose. Les œuvres choisies illustrent quelques-unes de ces tendances.
Les œuvres sonores / œuvres plastiques présentées ici sont actuellement exposées au Musée, aux 4e et 5e niveaux.
Jean Tinguely (1925, Fribourg, suisse − 1991, Berne, suisse
Jean Tinguely, Baluba, 1961-62
Métal, fil de fer, objets en plastique, plumeau, baril, moteur,
187x56,5x45 cm
150 kg environ
Formée d’un bidon, de morceaux de ferraille, d’un moteur électrique, d’un plumeau violet, d’une balle verte, d’une tête de rapace en plastique orange, d’une semelle en fer, d’une roulette, la sculpture nécessite l’intervention active du spectateur : dès qu’il appuie sur une pédale, se déclenche un bruit assourdissant de moteur ; une tige verticale tressaute et tout le fragile assemblage de ferrailles bouge et tremble pendant quelques secondes.
« La seule chose stable en ce monde, c’est le mouvement », dit Tinguely. Le mouvement c’est la vie et, paradoxalement, les sculptures de Tinguely semblent toujours prêtes à s’abîmer dans une apocalypse assourdissante. En mars 1960, la construction autodestructrice, Hommage à New York, offre un spectacle à la fois raté et éblouissant ; il réitère l’expérience en 1961 à Amsterdam avec l’Étude pour une fin du monde, sculpture-monstre autodestructrice-dynamique et agressive qui explose dans le vacarme des déflagrations. « On ne peut tout de même pas s’attendre à ce que la fin du monde arrive comme on l’avait imaginée », dit Tinguely qui ridiculise les valeurs arrogantes et conventionnelles de la technologie.
La danse ironique et syncopée de Baluba fait rire sans que l’on sache bien si c’est par son côté hasardeux ou par son inutilité. Parlant d’une de ses machines, Tinguely raconte : « Et quand elle bougeait, je l’aimais bien arrivée à un degré de vitesse où tout devenait ridicule, et que c’était du burlesque ». Dans son analyse du rire, Bergson écrit : « Les attitudes, gestes et mouvements du corps humain sont risibles dans l’exacte mesure où ce corps nous fait penser à une mécanique. » Baluba est-il du mécanique plaqué sur du vivant, ou du vivant impliqué dans le mécanique ?
Cette danse est aussi une étonnante partition de musique
brute, dans laquelle Tinguely se donne comme « archiviste des sonorités en perdition » (Michel Conil
Lacoste, Tinguely, l'énergétique de l'insolence, page 143 et suivantes). En effet, d’après des musicologues
canadiens, les sons naturels qui représentaient 69% du paysage sonore dans les
cultures primitives, ne représentent que 6% du nôtre, une bonne part du reste
étant constituée de sons mécaniques et industriels, eux-mêmes appelés à
disparaître. « Tinguely nous conserve, alors, ces bruits de mécanique
fruste qui s’éloignent de nous » (Pierre Schaeffer, Langage des choses).
Comme Russolo qui, en 1913, prenait « infiniment plus de plaisir à
combiner idéalement bruits de tramways, d’autos, de voitures et de foules
criardes qu’à écouter l’Héroïque ou
la Pastorale », Tinguely produit
des montages mécaniques bruyants ; il collabore épisodiquement, vers 1961,
avec John Cage ou David Tudor et fréquente les milieux de la musique américaine
d’avant-garde.
Repères biographiques
Né en Suisse, Jean Tinguely arrive à Paris en 1953. Il participe en 1955 à l’exposition Le Mouvement qui consacre l’art cinétique, et fonde en 1960 le Nouveau réalisme avec Yves Klein, Arman, etc. Il produit de nombreuses œuvres en association avec Niki de Saint Phalle. Ses sculptures ludiques actionnées par des moteurs sont parodiques et explosives.
Production de sons matÉrialisÉs et rÉpÉtitifs
Francis Alÿs (1959, anvers, belgique)
Francis Alÿs, Cuentos patrioticos, 1997-99
Installation mixte : 1 vidéo-projecteur, 2 haut-parleurs,
1 bande vidéo PAL. 1 peinture, 17 documents d’archives (photographies et
dessins de l’artiste).
Projetée dans une salle du Musée, d’une durée de 14’40, l’œuvre évoque un événement politique, la révolte des bureaucrates qui s’étaient rassemblés sur la place principale de Mexico, le Zocalo, en 1968. Ils avaient fini par tourner le dos à la tribune officielle en bêlant comme des moutons.
Dans l’œuvre de Francis Alÿs, l’image en noir et blanc montre la place dallée en vue plongeante ; un grand poteau central dont on ne voit que le bas est, en fait, le support du drapeau mexicain, comme le montre l’un des documents d’archives exposés dans la salle à côté de la projection. Autour de ce poteau, un homme tourne, d’un mouvement lent et régulier, dans le sens des aiguilles d’une montre ; il tient un mouton en laisse ; à chaque tour, un nouveau mouton s’ajoute et, peu à peu, un cercle se forme. Le mouvement lent et régulier est rythmé par une cloche dont on se rend compte, peu à peu, qu’elle sonne à chaque quart de cercle, non sans un léger décalage. Lorsque le cercle de 21 moutons est complet, un mouton sort à chaque tour, jusqu’à ce que l’homme se retrouve seul, puis sorte.
Un épisode réel se transforme en une abstraction, en un mouvement si régulier qu’il en devient infini ; la figure humaine est déshumanisée, les animaux mécanisés, la place se réduit à un quadrillage géométrique dont on ne voit pas les limites, et le son régulier et répétitif de la cloche souligne l’enfermement, l’automatisation, au point que les êtres vivants tournent autour d’un cadran virtuel comme les aiguilles d’une montre impossible. Un rituel ponctué par un martèlement sonore se met en place et donne une dimension mythique à l’événement.
Cette installation rappelle la composition scénique que Vassily Kandinsky avait intitulée Sonorité jaune (1909). Pour le 4e tableau de cette œuvre scénique, il est précisé : « Il n’y a aucune musique… Sur le côté […], une petite tour étroite et penchée, avec une petite cloche fendue. De la cloche pend une corde. Au bout de la corde, un petit enfant qui la tire lentement et régulièrement. […] Toutes les trois secondes, un coup. […] le fond gris, uniforme, lisse. […] l’homme, très haut, belle voix, commande : « Taisez-vous »… L’enfant lâche la corde. Tout devient sombre. »
Repères biographiques
Francis Alÿs, artiste belge né à Anvers, travaille au Mexique ; cette œuvre est réalisée en collaboration avec Rafael Ortega, né en 1962 à Mexico, qui vit et travaille à Mexico. C’est un artiste politique qui travaille sur la notion de cité, avec ses conflits.
Production de sons matÉrialisÉs par une cause dÉmatÉrialisÉe
Takis (Panayiotis Vassilakis, dit) (1925, AthÈnes, grÈce)
Vassilakis Takis, Musicale, 1977
Ensemble de trois musicales qui peuvent aussi être présentées
séparément. Actuellement deux d’entre elles sont exposées
Haut-parleur, cordes de violon, archer, 250x100 cm
Deux grands panneaux blancs, hauts de 2,50m, sont traversés chacun par une corde oblique ; une grosse aiguille de matelassier, accrochée à un fil nylon presque invisible, se balance. Selon les impulsions d’un électro-aimant fixé derrière les panneaux, l’aiguille s’approche ou s’éloigne de la corde de façon aléatoire ; par moments elle la touche et son tremblement génère une trille ; une oreille musicale entendra, sur un panneau, une corde de mi faisant l’écho d’un ré, et, sur l’autre, une corde de la faisant l’écho d’un si.
Cette œuvre ne donne presque rien à voir, sinon la danse discrète de l’aiguille et l’ombre à peine marquée du fil nylon. Elle donne peu à entendre. Elle installe le spectateur dans l’attente d’un mini-événement imprévisible puisque la cause de la rencontre entre l’aiguille et la corde lui est cachée. « Le spectateur, disait Pierre Restany, fait l’expérience de l’envoûtante présence des énergies invisibles libérées de toute intervention humaine. »
Ces énergies invisibles dégagent la sculpture de la pesanteur. Takis admirait infiniment la Boule suspendue de Giacometti (1931) incisée en son milieu, qui oscille dans une cage au-dessus d’un croissant lunaire (l’œuvre est exposée actuellement au Musée national d’art moderne, au cœur du mur d’André Breton). Comme lui, il cherche ici, à libérer la sculpture du socle, la faire léviter.
Alain Jouffroy raconte comment, un soir de 1959, rue de la Huchette, Takis lui dit : « ‘Ça y est, j’ai trouvé.’ Cela sonnait exactement comme l’eurêka d’Archimède. Sans rire ; c’était émouvant et beau. Et, pour me le prouver, il sortit d’un sac en papier la première sculpture télémagnétique où des éléments métalliques sont maintenus en suspens dans l’air par un aimant. » (Alain Jouffroy, « Le télémagnétisme de Takis », catalogue Takis, Galerie nationale du Jeu de Paume, 1993, pp. 110-130.)
Œuvre sonore et plastique, Musicale est donc, paradoxalement, peu sonore et peu plastique. Son centre émotionnel est « l’énergie qu’elle capte et qui la rend possible… Il ne s’agit donc plus d’un mythe… mais d’une matérialisation de la présence de l’énergie invisible par l’objet visible. »
Repères biographiques
Le sculpteur grec Takis est fasciné par le mouvement, la lumière, les matériaux industriels et le son. Sa première œuvre musicale, Sound of Void, réalisée en collaboration avec le compositeur Earl Brown, a été présentée en 1964, à l’exposition For eyes and ears à New York. Par la suite, il ajoutera à ses sculptures une dimension lumineuse sous la forme d’ampoules qui s’allument et s’éteignent selon la production des sons.
Production de sons dÉmatÉrialisÉs modulables par le spectateur
Robert Rauschenberg (1925, Port-Arthur, USA − 2008, captiva, Floride, USA)
Robert Rauschenberg, Oracle, 1962-1965
Installation sonore – 5 éléments montés sur roulettes.
Tôle galvanisée, métal, verre, bois, eau et systèmes électromécaniques
(batteries, postes récepteurs, poste émetteur et haut-parleurs). Dimensions
variables.
Système électromécanique de Billy Klüver
Cette œuvre créée en collaboration avec Billy Klüver, et présentée en 1965 chez Castelli à New York, est ce que l’on appelle, alors, un environnement, et aujourd’hui une installation. Elle est constituée d’un assemblage hétéroclite d’objets de récupération destinés à la casse : une portière de voiture, un conduit de ventilation, une baignoire avec douche, un escalier, un montant de fenêtre. Chaque élément comporte une batterie, un poste émetteur et un haut-parleur ; à l’origine, les spectateurs circulaient librement entre les cinq éléments (ce qui n’est plus le cas dans le Musée aujourd’hui) et pouvaient modifier à leur gré le programme des radios. Des sons se mêlent, à la fois présents et inaudibles : ils proviennent des postes de radio mal réglés qui grincent et crachotent, superposés à des bruits d’eau.
Le temps ici se contracte : à ces vieux objets industriels − le temps de leur vécu, de leur ruine, de leur récupération −, est associé le présent de la rumeur du monde, transmise par les radios qui inscrivent l’œuvre dans la vie réelle du spectateur. Quant à l’avenir, le titre même de l’installation l’évoque. Comme pour un oracle, le message y est brouillé, fragmentaire, incompréhensible, mais délivré comme une révélation du monde à qui peut l’entendre. Cette superposition de sons fait écho au texte de Russolo sur l’Art des bruits : « Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d'eau, d'air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable. »
« Le vide qui existe entre l’art et la vie », est le lieu où l’artiste opère ; il se saisit des rebuts d’objets, des vestiges sans valeur et les réassemble. Rauschenberg nomme ces assemblages non pas sculptures mais Combine-paintings, combinatoires qui tiennent de la peinture, de la sculpture, de l’architecture, du monde sonore.
On se souvient de l’analogie établie par Claude Lévi-Strauss entre la pensée mythique et le bricolage : « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés mais en utilisant des résidus et des débris d’événements. » (La pensée sauvage, 1962.) Cette définition s’applique bien à cette œuvre faite de bricolage et au titre mythique.
Repères biographiques
À partir de 1951, Robert Rauschenberg, plasticien américain, collabore avec le compositeur John Cage et le chorégraphe Merce Cunningham, rencontrés au Black Mountain College. Précurseur du Pop’art, il compose ses premières Combine-Paintings en 1953. En 1966, il crée, avec l’ingénieur électronicien Billy Klüver, l'organisme Experiments in Art and Technology, destiné à orienter les recherches des artistes dans les nouvelles technologies, tout en continuant à s’intéresser à la lithographie, à la chorégraphie et à la communication entre les cultures (projet ROCI : Rauschenberg Overseas Culture Interchange).
Production de sons dÉmatÉrialisÉs et programmÉs
Cerith Wyn Evans (1958, Llanelli, Pays de Galles)
Cerith Wyn Evans et Throbbing Gristle, A=P=P=A=R=I=T=I=O=N, 2008
Installation sonore. Édition 1/1
3 mobiles composés de 16 miroirs et haut-parleurs,
1 ordinateur Mac,
2 distributeurs audio, 1 caisson de basses
Le titre est tiré d’un poème de Mallarmé, Apparition (1863)
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
L’œuvre occupe la totalité d’une salle d’environ 100 m² ; une série de disques de dimensions variables sont regroupés en séries inégales, par 2, par 4, par groupes de 1 + 3, ou de 2 + 1. Ils sont accrochés à des hauteurs variables. Chaque disque a une face miroir et une face formant haut-parleur percé de petits cercles. L’ensemble constitue une installation sonore à 16 pistes. Malgré son encombrement, c’est une structure légère au travers de laquelle passe le spectateur ; rien n’entrave sa marche au sol.
À mesure de sa déambulation, le spectateur se reflète partiellement (tête, buste, jambes) dans les disques, côté miroir, et perçoit des sons, sans pouvoir distinguer leur origine. Cependant, chaque haut-parleur a sa propre bande sonore programmée qui change constamment. Le spectateur ignore si ce sont ses propres mouvements qui génèrent ou modifient les sons, ou bien si ceux-ci sont indépendants de sa présence. Les sons transportent le promeneur dans un paysage imaginaire ; il croit entendre des cris d’oiseaux, des bruits métalliques, des sons rythmés ou continus, le bruit du vent, une alarme, un cri qui vient de loin, les craquements d’une machine, un pas glissé, un frottement, des détonations.
Mais, malgré ces vagues ressemblances à une réalité, il perd
tous ses points de repère. Les sons sont dématérialisés, car il ne sait qui les
produit. Ici, rien n’empêche de faire durer le plaisir ou de l’écourter, mais
il semble impossible d’entendre deux fois le même son. Ce serait un concert sans partition, une performance dont l’acteur est
indéterminé, un paysage sonore
aléatoire qui réactualise la forme du mobile de Calder.
Face à cette installation sonore, on songe au célèbre essai
d’Umberto Eco, L’œuvre ouverte (1962), qui montre des correspondances entre les œuvres musicales
contemporaines et les sculptures mobiles, accordant les unes et les autres une
place toujours plus grande au hasard, à l’interprète et au spectateur. On pense également à
John Cage et à ses installations des années 50, réalisées avec un tourne-disque
et des radios.
Cerith Wyn Evans, comme beaucoup d’artistes d’avant-garde
(de Duchamp, Broodthaers à John Cage, Merce Cunningham, Pierre Boulez ou
Umberto Eco), s’inspire de l’œuvre de Mallarmé. A=P=P=A=R=I=T=I=O=N est le titre de
l’un de ses poèmes : un poème de jeunesse dont le texte entre en
résonnance de façon subtile avec cette installation qui induit des disparitions mises en scène par les visions fugaces et incomplètes des
corps morcelés dans les miroirs.
Les « séraphins en pleurs » « rêvant
l’archet, aux doigts », évoquent des images d’anges musiciens ; le
paysage sonore trouve des correspondances avec les sons imprécis des
« mourantes violes » et des « sanglots glissant ». En même
temps, ce dispositif qui enserre le visiteur-acteur brouille les
frontières entre œuvre plastique et œuvre sonore, et se donne comme un
spectacle total. La définition qu’en donne Antonin Artaud s’adapte
entièrement à cette œuvre : « C’est pour prendre la sensibilité du
spectateur sur toutes ses faces, que nous préconisons un spectacle tournant, et
qui […] répande ses éclats visuels et sonores sur la masse entière des
spectateurs ». (Antonin Artaud, Le
Théâtre et son double, 1964, pp.132-133.)
Repères biographiques
Cerith Wyn Evans, né en 1958 à Llanelli (Pays de Galles,
Royaume-Uni), vit et travaille à Londres. Artiste conceptuel, il s’inspire
d’éléments issus de la littérature, des langues, de l’astrophysique. Vidéaste
et cinéaste dans les années 80, il a étendu sa pratique à la sculpture dans les
années 90.
Throbbing Gristle est un groupe de musique expérimentale et
bruitiste fondé en 1975 à Londres.
Production de silence abritant un son potentiel et matÉrialisÉ
Joseph Beuys (1921, Krefeld, allemagne -1986, dÜsseldorf, rÉpublique fÉdÉrale d’allemagne)
Joseph Beuys, Plight, 1985
284 rouleaux de feutre, un piano à queue, un thermomètre
médical, un tableau noir
310 x 890 x 1813 cm. Chaque rouleau : 145 x 160 x D. 30/40
cm.
Deux salles disposées en L occupent un vaste espace du Musée. Mais le spectateur doit se courber pour pénétrer dans ce lieu clos. Immédiatement, il est saisi par le contraste acoustique et thermique avec les salles environnantes. Tous les bruits sont assourdis par les 284 rouleaux de feutre qui tapissent les murs. Cette volonté de construire un espace silencieux est à l’origine de l’œuvre. Lors de la création, dans une galerie londonienne, Beuys avait promis au galeriste de réaliser une œuvre qui oppose le silence aux bruits des travaux d’un immeuble voisin.
Dans l’espace « feutré » et assourdi, un piano à queue fermé trône. Un tableau noir est posé dessus, et les portées musicales vides renforcent encore le silence. La température, stable, à 37°, est celle du corps et elle renvoie au pouvoir calorifique du feutre. « Le feutre, dit Beuys, figure comme un élément de chaleur ou comme un isolateur, souvent utilisé en même temps que la graisse. » Dans cet univers parfaitement artificiel, protecteur et coupé du monde, la présence du piano est incongrue. Elle renvoie à la potentialité du son, de même que la partition muette ; on en vient à songer à ce que pourrait être une musique sortie de ce piano dans une atmosphère définitivement incapable de la réverbérer.
Le spectateur, blotti dans ce silence, se trouve en situation d’écoute. Mais ce qu’il entend, c’est son propre corps, comme dans l’expérience faite par John Cage dans une chambre anéchoïque en 1951 : « Même quand le silence techniquement le plus parfait peut être obtenu, je perçois au moins deux sortes de sonorités : mon sang circule, mon système nerveux fonctionne. J’avoue, par mon corps, que le silence « absolu » n’existe pas ».
Silence et son vont de pair dans d’autres œuvres de Beuys : citons Infiltration homogène pour piano à queue, 1966 (collection Mnam, Paris), où le piano rendu définitivement muet par son enveloppe de feutre dit néanmoins la souffrance par la croix rouge tracée sur son flanc. L’alternance inquiétante et brutale de sons et de silences était donnée par une autre pièce, Coyote (une action présentée pendant une semaine à New York en 1974) ; elle mettait en scène la « sculpture en sons » ; au cours de ce rituel entre l’homme et l’animal enfermés ensemble, il n’y avait que deux sortes de sons : trois coups secs frappés sur un triangle, suivis de dix secondes de silence, puis de l’explosion d’un hurlement de turbines pendant vingt secondes.
Repères biographiques
Au cours de la Seconde Guerre mondiale, Joseph Beuys vit une expérience qui va être à l’origine de sa « mythologie personnelle ». Abattu avec son avion au-dessus de la Crimée, il est recueilli et sauvé par les Tatars qui le soignent avec de la graisse et l’enroulent dans du feutre. Ces deux matériaux vont structurer son œuvre. Pour lui, l’art a une vertu thérapeutique, une visée sociale, et l’artiste est proche du chaman. Beuys a enseigné à la Staatliche Kunstakademie de Düsseldorf à partir de 1961.
Apparue de façon ponctuelle dans les expositions à partir des années 80, l’œuvre sonore fait désormais partie intégrante des collections Nouveaux médias du Musée national d’art moderne (1). Si une grande part de cette collection n’est pas encore accessible (2), car en cours de numérisation, le public peut consulter dans l’Espace Nouveaux médias, situé au 4e niveau du Musée, un fonds d’œuvres sonores provenant de la Bibliothèque Kandinsky. Parmi ces œuvres à écouter, nous en retiendrons quelques-unes et, en premier lieu, pour le plaisir d’en parler.
(1) La collection Nouveaux médias, placée sous la responsabilité de Christine van Assche qui en est aussi à l’origine, regroupe des bandes vidéo et sonores, des cédéroms, des sites internet, des installations et des œuvres multimédias, réalisés par des artistes plasticiens, mais aussi des réalisateurs, des scénographes, des danseurs ou des musiciens.
(2) Des rendez-vous réguliers, Vidéo et après, proposent de découvrir les dernières acquisitions d’œuvres sonores.
PoÉsie sonore
Giacomo Balla (1871-1958). Macchina Tipografica (1914) donne à entendre des paroles en liberté, des onomatopées, des roulements de R, une langue imaginaire.
Raoul Hausmann (1886-1971). RLQS (1947) est une œuvre en trois mouvements où le son prend le pas sur le sens, avec des onomatopées, des mots lus à l’envers, des voyelles et consonnes assemblées de façon aléatoire.
Luigi Russolo (1885-1947). Crepitatore - ululatore - gracidatore - gorgogliatore - ronzatore fait entendre un hululeur, un coasseur, un gargouilleur.
Louise Bourgeois (1911-2010). Otte (1995) est une sorte de rap sur un rythme de jazz où les mots se terminent en « otte » : la chamotte est la femme du chameau ; il cuisine, elle popotte ; elle se fagotte, se chapotte, se culotte.
Roman Opalka (né en 1931). Détail 1 987 108 – 2 010 495 (1931) est une œuvre sonore parallèle à son œuvre plastique qui consiste à peindre des séries de nombres progressifs de plus en plus clairs ; ici, il les décompte en polonais d’une voix monocorde, conforme à la manière même dont il les peint.
Sons matÉrialisés (musique « anecdotique »)
Sarkis (né en 1938). Une lettre à déchiffrer (1971) : le 20 mars 1971, Sarkis écrit une lettre à un ami et il enregistre le crissement de la plume sur le papier ; on n’entend que son souffle et le bruit du stylo (« le micro est entre ma main et mon souffle »). Il donne à entendre l’acte d’écrire, sans que l’on puisse savoir ce qu’il écrit.
Annette Messager (née en 1943). À la maison : une séquence de bruits de pas, de portes fermées, ouvertes, de cris de bébé, de machine à écrire, de robot ménager, de chantonnement sous la douche, etc., restitue la journée ordinaire d’une femme.
Partition humaine / animale
Marcel Broodthaers (1924-1976). Interview with a Cat (1976) : l’artiste belge « interviewe » son chat sur le rôle des musées et l’interroge longuement sur le titre de Magritte, Ceci n’est pas une pipe. En réponse, le chat miaule diversement. À la fin de l’interview Broodthaers énonce : « Ceci est une interview recueillie au musée d’art moderne, département des aigles, de Düsseldorf ».
Cette œuvre trouve un écho dans l’analyse faite par Bernard Pingaud du célèbre chien de la firme La Voix de son maître : « L’oreille-miroir a cette propriété unique de faire entendre à celui qui parle (ou qui chante) ses propres paroles ». (« La Voix de son maître », in Musique en jeu n°9, novembre 1972, pp. 16-21.)
Le son gÉnÈre l’image
Steina Vasulka (né en 1940) et Woody Vasulka (né en 1937). Sound Size (1974) donne à entendre des sons électroniques répétitifs qui génèrent, par un processeur à balayage, des géométries dans l’espace.
Nam June Paik (1932-2006). My jubilee ist unverhemmet (1977), marqué par l’influence de John Cage, développe un vidéo-synthétiseur qui crée des images produites par le son.
CONCLUSION
Michael Berger. Wiesbaden
Fluxus (1962). Vidéo pal, noir et blanc.
Ce film sur Fluxus, mouvement né au début des années 60, résume bien les
pratiques propres aux œuvres sonores, en rupture avec les formes d’expression
académiques. Ses participants (Robert Filliou, John Cage, Allan Kaprow, Joseph
Beuys, George Brecht, Nam June Paik), dans leur volonté de fonder un nouveau
rapport au monde, rompent avec les lieux traditionnels (musée, galerie) et avec
la notion de pérennité de l’œuvre d’art ; ils produisent alors des
performances ou des objets provisoires et élémentaires, comme le « concert »
de Wiesbaden en 1962, où l’on assiste au « démontage du piano
bourgeois », filmé par Michael Berger.
La très grande vitalité de ce mode d’expression, qui peut apparaître violent, iconoclaste, déroutant, trouve, on l’a vu, ses racines dans la dérision féroce des futuristes, dans l’inventivité de Marcel Duchamp, dans les expérimentations de la musique concrète et de la poésie sonore. Les œuvres plastiques sonores ou purement sonores présentées au Musée national d’art moderne donnent au visiteur l’opportunité d’en saisir toute la richesse et la diversité.
StÉphane MallarmÉ, Apparition (1863)
Extraits
La lune s’attristait. Des séraphins en pleurs
Rêvant, l’archet aux doigts, dans le calme des fleurs
Vaporeuses, tiraient de mourantes violes
De blancs sanglots glissant sur l’azur des corolles.
— C’était le jour béni de ton premier baiser.
Ma songerie aimant à me martyriser
S’enivrait savamment du parfum de tristesse
Que même sans regret et sans déboire laisse
La cueillaison d’un Rêve au cœur qui l’a cueilli.
J’errais donc, l’œil rivé sur le pavé vieilli
Quand avec du soleil aux cheveux, dans la rue
Et dans le soir, tu m’es en riant apparue
Et j’ai cru voir la fée au chapeau de clarté
Qui jadis sur mes beaux sommeils d’enfant gâté
Passait, laissant toujours de ses mains mal fermées
Neiger de blancs bouquets d’étoiles parfumées…
Luigi Russolo, L’art des bruits, 1913
Extraits
Traversons ensemble une grande capitale moderne, les oreilles plus attentives que les yeux, et nous varierons les plaisirs de notre sensibilité en distinguant les glouglous d'eau, d'air et de gaz dans les tuyaux métalliques, les borborygmes et les râles des moteurs qui respirent avec une animalité indiscutable, la palpitation des soupapes, le va-et-vient des pistons, les cris stridents des scies mécaniques, les bonds sonores des tramways sur les rails, le claquement des fouets, le clapotement des drapeaux. Nous nous amuserons à orchestrer idéalement les portes à coulisses des magasins, le brouhaha des foules, les tintamarres différents des gares, des forges, des filatures, des imprimeries, des usines électriques et des chemins de fer souterrains. Il ne faut pas oublier les bruits absolument nouveaux de la guerre moderne.
Le poète Marinetti dans une lettre qu'il m'adressait des tranchées bulgares d'Andrinople me décrivait ainsi, dans son nouveau style futuriste, l'orchestre d'une grande bataille :
« 1 2 3 4 5 secondes les canons de siège éventrer le silence par un accord tam-toumb. Aussitôt échos échos tous les échos s'en emparer vite l'émietter l'éparpiller au loin infini au diable Dans le centre centre de ces tam-toumb aplatis ampleur 50 kilomètres carrés bondir 2 3 6 8 éclats massues cours de Poing coups de tête batteries à tir rapide Violence férocité régularité jeu de pendule fatalité cette basse grave lenteur apparente Scander les étranges fous très jeunes très fous fous fous très agités altos de la bataille. Furie angoisse hors d'haleine oreilles Mes oreilles mes yeux narines ouvertes! attention ! quelle joie que la vôtre à mon peuple de sens voir ouïr flairer boire tout tout tout taratatatatata les mitrailleuses crier se tordre sous 1 000 morsures gifles traak-traak coups de trique coups de jouet pic pac poum-toumb jongleries bonds de clowns en plein ciel hauteur 200 mètres c'est la fusillade. En contrebas esclaffements de marécages rires buffles chariots aiguillons piaffe de chevaux caissons flic flac zang zang chaaak chaaak cabrement pirouettes patatraak éclaboussements crinières hennissements iiiiiii tohubohu tintements 3 bataillons bulgares en marche croook-craaak (lentement mesure à deux temps) Choumi Maritza o Karvavena cria. d'officiers s'entrechoquant plats de cuivre pam ici (vite) pac là-bas boum.pam-pam-pam-pam ici là là plus loin tout autour très haut attention non-de-dieu sur la tête chaaak épatant ! flammes flammes flammes flammes flammes flammes rampe des forts là-bas Choukri Pacha téléphone ses ordres à 27 forts en turc en allemand allô Ibrahim ! Rudolf allô ! allô ! acteurs rôles échos-souffleurs décors de fumée forêts applaudissements odeur-foin-boue-crottin jene sens plus nies pieds glacés odeur de moisi pourriture gongs flûtes clarines pipeaux partout en haut en bas oiseaux gazouiller béatitude ombrages verdeur cip-cip zzip-zzip troupeaux pâturages dong-dang-dongding-bééè Orchestre Des fous frappent à coups redoublés sur les professeurs d'orchestre ceux-ci courbés battus battus jouer jouer jouer Grands fracas bien loin d'effacer boire les bruits menus les revomir les préciser hors de leur bouche-écho grand'ouverte diamètre 1 kilomètre Débris d'échos dans ce théâtre de fleuves couchés villages assis monts debout reconnus dans la salle Maritza Tungia Rodopes 1er et 2e rang loges baignoires 2000 shrapnels gesticulation explosion zang-toumb mouchoirs blancs pleins d'or toumb-toumb nuages-poulailler 2000 grenades tonnerre d'applaudissements Vite vite quel enthousiasme s'arracher tignasses chevelures très noires zang-toumb-toumb orchestre des bruits de guerre se gonfler sous une note de silence suspendue en plein ciel ballon captif doré contrôlant le tir. »
Marcel Duchamp, À bruit secret (1916), Ready-Made assistÉ
Extrait de : Jean Clair, Marcel Duchamp, catalogue raisonné, tome II, Musée national d’art moderne, Centre Georges Pompidou, 1977, p. 86-87.
Une pelote de ficelle entre deux plaques de cuivre, réunies par quatre longs écrous. À l’intérieur de la pelote, Walter Arensberg devait placer secrètement un petit objet qui fait du bruit quand on le remue. Et jusqu’à ce jour, je ne sais pas ce qu’il est.
Textes d’artistes
- Artaud Antonin, Le théâtre et son double, Paris,
Gallimard, 1964
- Beuys Joseph, Caroline Tisdall, Coyote, Paris, Hazan, 1988
- Cage John, Silence, Paris, Denoël, 1970
- Kandinsky Vassily, Ecrits complets, Paris,
Denoël-Gonthier, 1975
- Mondrian Piet, Le Néo-Plasticisme, 1920
- Schaeffer Pierre, « Le Langage des choses », in De la Musique concrète à la musique même, Revue musicale, 303-305, Paris,
Richard Masse, 1977
Essais
- Bergson Henri, Le Rire : essai
sur la signification du comique, Paris, F.
Alcan, 1922
- Conil Lacoste Michel, Tinguely, l’énergétique de l’insolence,
Paris, La Différence, rééd. 2002
- Lévi-Strauss Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
- Pingaud Bernard, « La Voix de son maître »,
in Musique en jeu, n°9, novembre
1972, Psychanalyse, musique, Paris, Seuil, p. 16-21
Catalogues
- Jean Tinguely, Paris, Centre Pompidou 1988-89
- Takis, Paris, Galerie
nationale du Jeu de Paume, 1993
- Hors Limites, Paris, Centre
Pompidou 1994
- Sonic Process, Paris, Centre
Pompidou 2002
- Sons &
Lumières, Une histoire du son dans
l’art du 20e siècle, Paris, Centre Pompidou 2004-2005
- Collection
Nouveaux médias, installations 1965-2005, Paris,
Centre Pompidou 2006
Liens internet
-
Giacomo Balla, Macchina Tipografica, sur You Tube
-
Louise Bourgeois, Otte, sur You Tube
-
Roman Opalka, Détail 1 987 108 – n2 010 495, sur You Tube
-
Kurt Schwitters, fragment de l'Ursonate interprétée par Kurt Schwitters, sur You Tube
-
Le site de Luc Ferrari
-
Le site officiel du Lettrisme
-
festival du centre pompidou 2009
Dossiers pédagogiques
-
Sons & Lumières. Une histoire du son
dans l’art du 20e siècle, exposition ; septembre 2004-janvier 2005
-
Le futurisme à Paris. Une avant-garde explosive, exposition ; octobre 2008-janvier 2009
-
John Cage, le génie ingénu
-
Le Nouveau réalisme dans les collections du Musée
-
L’Art cinétique dans les collections du Musée
-
Robert Rauschenberg, Combines, 1953-1964, exposition ; octobre 2006-janvier 2007
Pour consulter les autres
dossiers sur les expositions, les collections du Musée national d'art
moderne, les spectacles, l'architecture du Centre Pompidou
En français
En anglais
Contacts
Afin de répondre au mieux à vos attentes, nous souhaiterions connaître vos
réactions et suggestions sur ce document
Vous pouvez nous contacter via notre site Internet, rubrique Contact, thème éducation
Crédits
© Centre Pompidou, Direction des publics, juillet 2011
Texte : Catherine
Lascault, conférencière en art contemporain
L’auteur remercie Alain
Dubillot, Charlotte Fesneau, Jean-Pascal Jullien, Marie-José Rodriguez
Design graphique : Michel Fernandez
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers
pédagogiques