Dossiers pédagogiques - Collections du Musée
Bibliothèque Kandinsky

 


La diffusion de l’art à travers
les revues

 
Georges Braque, Le Viaduc à l'Estaque, 1908
 

Verve, « la plus belle revue du monde », Paris 1937-1960
Couverture composée par Pierre Bonnard, Verve n°3

Introduction
Un observatoire de l’art vivant
Les revues de la Bibliothèque Kandinsky

Revues et avant-gardes dans les années 1910
Contre l’art convenu

Poésie et arts plastiques dans les revues dada et surréalistes
Lorsque que le mot fait image et que l’image parle

Les revues d’Europe de l’Est de l’entre-deux-guerres
« Lecteur, déparasite ton cerveau »

Deux grandes revues françaises
Les Cahiers d’art et Verve

« Small press » et revues d’artistes depuis les années 60
Des revues d’un nouveau genre

Les Cahiers du MNAM
Une revue à part

Des revues en exposition
Le problème de l’esthétisation

Conclusion : une nouvelle génération de revues

Texte de référence
« L’art en train de se faire » : entretien avec Didier Schulmann, conservateur au Musée national d’art moderne,
et Agnès de Bretagne, bibliothécaire, responsable des périodiques à la Bibliothèque Kandinsky

Bibliographie sélective

 

 

introduction retour sommaire

Un observatoire de l’art vivant

Au-delà d’une curiosité bibliophilique ou d’une recherche spécialisée, que peut apporter aujourd’hui la lecture de revues d’art du début du 20e siècle, des publications surréalistes venues d’Amérique latine, ou de la « small press » des années 70 qui ne dépassaient pas le cercle des artistes underground ?
Les revues éditées tout au long du 20e siècle jusqu’à aujourd’hui sont très diverses. Si certaines sont luxueuses, par exemple la revue new-yorkaise Aspen (1965-71) qui s’accompagne de disques, de films, ou d’objets inédits, ou SMS (Shit Must Stop, 1968), revue pensée elle-même comme une œuvre d’art, d’autres, à l’opposé, sont des feuilles de choux qui enchaînent articles, notes de lecture et comptes rendus d’exposition.

La plupart associent textes et images, mais certaines ne comportent que des textes (de Die Aktion, dans les deux premières années de sa parution de 1911 à 1913, jusqu’à Trouble, 2002-2006), ou que des images (Image de Hans-Peter Feldman, 1979, Grams of Art, éd. M19, 2007-). Elles rassemblent souvent une diversité de contributions, mais elles peuvent aussi être la production d’un seul auteur, voire d’un seul artiste (par exemple OXO de Pascal Le Coq, 1996-). Cependant, toutes se caractérisent par une périodicité, même si celle-ci est, par accident ou volontairement, irrégulière (comme l’évoque la revue intitulée Irrégulomadaire, 1990-2000).
Les numéros paraissent, les uns répondant aux autres, au sein d’une même revue, ou en dialogue avec d’autres, faisant de ces publications un accès privilégié à la création, un observatoire de l’art vivant. Les textes et les œuvres inédites qu’elles présentent, les entretiens avec les artistes à un moment donné de leur création, les dialogues, les polémiques permettent de comprendre comment les œuvres se forment, en écho à une théorie ou en opposition à un parti pris. Les revues laissent entrevoir l’art en train de se faire. De plus, leur lecture permet de découvrir des auteurs qui, faute d’avoir publié des livres ou enseigné dans de célèbres écoles, sont aujourd’hui oubliés, alors que leurs analyses ont eu une influence sur la création de leur époque.

C’est ce rôle dynamique des revues que ce dossier propose de montrer en dégageant, à partir de quelques exemples allant du début du 20e siècle jusqu’à nos jours, la manière dont ces publications utilisent les ressources techniques et intellectuelles de leur temps pour refléter l’art qui leur est contemporain.

 

Les revues de la BibliothÈque Kandinsky au musée

Le fonds surréaliste : un des fonds d’excellence de la Bibliothèque Kandinsky
Musée national d’art moderne, accrochage 2007 (8 photos)

La Bibliothèque Kandinsky compte aujourd’hui plus de 7 000 titres de périodiques. Sa collection, la plus riche au monde en ce qui concerne les revues de la première moitié du 20e siècle, couvre tous les domaines artistiques.
L’origine de ce fonds remonte à la création, en 1955, d’une première bibliothèque constituée des ouvrages reçus par les conservateurs du Musée national d’art moderne. Mais son noyau dur provient surtout de la documentation du Centre national d’art contemporain, avec lequel cette bibliothèque fusionne en 1974.
Puis la collection s’enrichit avec les abonnements à un grand nombre de revues et des acquisitions d’antiquariat auxquelles un budget conséquent est consacré durant les vingt premières années du Centre Pompidou. Elle s’enrichit aussi grâce à l’entrée de fonds particuliers, entre autres les fonds Magnelli (1980), Kandinsky (1981), Brauner (1986) ou Brancusi (1988). En 1992, lorsque fusionnent le Musée national d’art moderne et le Centre de Création Industrielle, elle complète ses titres dans les domaines de l’architecture et du design (elle possède environ 500 titres de revues d’architecture et de design).

Revue Zenit, Zagreb, 1920-1926
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

En 2006, grâce à l’acquisition de la collection de Paul Destribats, un ensemble d’environ 1 000 titres de revues parues entre 1850 et 1980, son fonds atteint l’excellence dans certains domaines déjà bien représentés : le fonds surréaliste, avec des revues latino-américaines comme Dyn (Mexico, 1942-44) ou Leitmotiv (Santiago du Chili, 1942-43), celui d’Europe de l’Est, avec les revues MA (Budapest, 1916-1925) ou Zenit (Zagreb, 1920-1926), tandis que le fonds français s’enrichissait également d’un ensemble de petites revues de l’entre-deux-guerres, éphémères et difficiles à collecter.

Outre ces ensembles, la BK possède un fonds très complet de revues allemandes du début du siècle avec des collections d’originaux et leur reprint en accès libre (Der Sturm, Die Aktion). Pour la période plus récente, elle continue d’acquérir des titres parus après les années 50 (revues publiées à Berlin, Munich, Cologne ou Bonn).
Quant à son fonds de revues américaines, il comprend à la fois des publications universitaires, comme October (1976-), des parutions à plus grand tirage telles que Art News (1904-), Art in America (1913-), Arts Magazine (1926-), Art Forum (1962-), ainsi qu’un important ensemble de Bulletins de Musée, dont certains sont très anciens comme le Bulletin du Metropolitan Museum of Art (1905-) ou celui du Museum Of Modern Art de New York (1933-1963).

Grâce à la richesse de cette collection, la Bibliothèque Kandinsky participe régulièrement aux expositions du Centre Pompidou et prête des exemplaires aux institutions du monde entier. Depuis deux ans, des espaces lui sont réservés dans les accrochages du Musée national d’art moderne.

Toutes les revues présentées dans ce dossier sont consultables à la Bibliothèque, soit en accès libre pour les reprints,
soit sur demande (voir les conditions de consultation de la bibliothèque) lien

 

 

Revues et avant-gardes dans les annÉes 1910 retour sommaire

Contre l’art convenu

Les années 10 voient éclore un nombre considérable de revues liées aux avant-gardes artistiques, dans le prolongement des articles que publient critiques et artistes dans la presse généraliste.

Revue Die Aktion, Berlin, 1911-1932
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

En France, les Soirées de Paris sont créées en 1912 (27 numéros jusqu’en 1914) à l’initiative de Guillaume Apollinaire qui y publie ses poèmes, ses essais sur l’art et sa défense du cubisme. A Saint-Pétersbourg, la revue Apollon (1909-1917) diffuse l’actualité des avant-gardes russes et européennes. A Florence, c’est Lacerba (1913-1915), organe lancé par les futuristes, qui publie l’actualité et les polémiques soulevées par les artistes italiens.
Mais c’est surtout en Allemagne qu’un grand nombre de revues artistiques voient le jour, avec, notamment, Die Aktion (« L’Action », Berlin, 1911-1932), Die Neue Kunst (« L’Art nouveau », Munich, 1913-1914) ou Neue Blätter für Kunst und Dichtung (« Le Nouveau journal de l’art et de la poésie », Dresde, 1918-21). De même que les cafés et les cabarets qui ont fait la renommée des nuits berlinoises, les revues répondent à un désir de sociabilité des artistes, en quête d’un public à même d’apprécier leurs démarches.

Un souffle purificateur, Der Sturm (Berlin, 1910-1932)

Revue Der Sturm, Berlin, 1910-1932
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Parmi ces revues, Der Sturm, Wochenschrift für Kultur und die Künste (« La Tempête, hebdomadaire pour la culture et les arts ») est la première et la plus ambitieuse. Fondée en 1910 par Herwarth Walden (1878-1941), éditée à 30 000 exemplaires, sa longévité est exceptionnelle (jusqu’en 1932). Musicien de formation, Walden (de son vrai nom Georg Lewin, Walden faisant référence au titre d’un roman d’Henry Thoreau) a déjà, à cette époque, publié des articles dans la presse culturelle allemande, dirigé deux publications (Der Neue Weg, Das Theater) et créé une association pour l’art, la Verein für Kunst, qui lui a donné l’occasion de se lier avec de nombreux artistes et écrivains. C’est ainsi qu’il a rencontré Karl Kraus avec la complicité duquel il lance Der Sturm.

Pendant berlinois de Die Fackel (« Le Flambeau »), publié par Kraus à Vienne depuis 1899, Der Sturm se veut être un souffle purificateur sur la culture allemande, jugée bourgeoise et décadente, ainsi qu’une critique de la presse existante. Dans un esprit nietzschéen, Der Sturm prend le parti de valoriser la culture et les arts aux dépens de la politique, laissant à la revue rivale, Die Aktion, Zeitschrift für Freiheitliche Politik und Literatur (« L’Action, Revue pour la politique libre et la littérature »), créée en 1911 par Franz Pfemfert (laquelle durera aussi jusqu’en 1932), le rôle d’endosser la politisation des avant-gardes.

Durant ses premières années, marquées par la présence de Karl Kraus, Der Sturm privilégie la musique et la littérature. Les arts plastiques n’y figurent que sous la forme d’illustrations, essentiellement des gravures sur bois commandées à des artistes. Toutefois, le peintre Kokoschka et l’architecte Adolf Loos, tous deux d’origine viennoise et amis de Karl Kraus, écrivent régulièrement dans la revue dès ses débuts.
Mais c’est surtout à partir de 1912 et de la rencontre de Walden avec les futuristes que Der Sturm se tourne vers les arts plastiques, publiant des textes et des planches d’artistes vivants en Allemagne tels que Vassily Kandinsky, Gabriele Münter ou August Macke, ainsi que de toute l’avant-garde européenne.
Puis Walden diffuse le cubisme en ouvrant sa revue à Robert Delaunay, Fernand Léger, Guillaume Apollinaire, Blaise Cendrars, et s’intéresse, en particulier, à la vie culturelle en Russie, en Tchécoslovaquie et en Scandinavie.
Chaque numéro − à partir de 1912, la revue ne paraît plus que deux fois par mois − comprend des bois gravés d’artistes, un manifeste ou un article, et une partie débats.

En complément, Walden édite des séries de cartes postales en couleurs de grande qualité. Le peintre futuriste Severini a même pu repeindre, d’après l’une d’entre elles, son œuvre qui avait été détruite, La Danse du Pan-Pan au Monico (1909-11, 1960, coll. Mnam, peinture monumentale de 2,8 x 4 m). Et, surtout, il ouvre en 1912,  à côté des locaux de la rédaction, une galerie qui va devenir la Galerie Der Sturm afin de diffuser le plus efficacement possible les œuvres des artistes qu’il défend. Les premières expositions sont consacrées au Blaue Reiter, à Kokoschka et au Futurisme italien. Cette entreprise culmine en 1913 avec l’organisation du Erster Deutscher Herbstsalon (Premier Salon d’automne allemand) qui rassemble 366 œuvres de 75 artistes de 12 pays différents. Jusqu’en 1932, date de son départ pour l’Union soviétique où il poursuivra son travail d’éditeur, Walden organise plus de 200 expositions à Berlin.

Les revues Der Sturm et Die Aktion sont consultables en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

 

 

PoÉsie et arts plastiques dans les revues dada et surrÉalistes retour sommaire

Lorsque le mot fait image et que l’image parle

A la fin des années 10, l’iconographie occupe une part croissante dans les revues tandis que leur mise en page fait l’objet de recherches originales. C’est particulièrement le cas avec la revue Dada. Les revues surréalistes oscilleront ensuite entre la forme traditionnelle, essentiellement écrite, de la revue littéraire et les publications d’avant-garde ouvertes aux artistes.

Le mot et l’image chez les dadaïstes

Revue Dada, Zurich, 1917-1921
Bois de Marcel Janco
Fonds Destribats

En 1917, paraît à Zurich une revue révolutionnaire, aussi bien du point de vue de l’esprit que de la mise en page, la revue Dada, recueil littéraire et artistique, créée par Tristan Tzara (Zurich, 8 numéros de 1917 à 1921). Elle reflète la démarche d’artistes qui rapprochent la poésie des arts plastiques en utilisant les mots comme images sonores et les images comme des symboles. « Ce qui nous caractérise, c’est l’image, nous saisissons par l’image », écrit Hugo Ball dans son journal intime (13 juin 1916)(1), quelques mois avant de participer à la création de la revue.
Celle-ci rassemble des poèmes, des textes polémiques, des innovations inclassables telles que « la chanson du cacadon », présentée dans le numéro 1 comme une chanson africaine traduite par Tzara… Les textes sont imprimés tantôt sur des fonds blancs, tantôt sur des pages de couleur, en alternance avec des illustrations en pleine page composées de bois d’artistes ou de reproductions d’œuvres. Jean Arp, Francis Picabia, Marcel Janco y collaborent régulièrement dès les premiers numéros, tandis que la revue s’ouvre peu à peu à de nouveaux contributeurs. Par exemple, le n°4-5 comporte des textes d’André Breton, Philippe Soupault, Louis Aragon, et reproduit un tableau de Kandinsky, La Tache rouge, 1914. Dans les années 20, des artistes dadaïstes, tel John Heartfield en Allemagne, pousseront à l’extrême les innovations quant à l’articulation du texte et de l’image, notamment en pratiquant l’art du photomontage.

• (1) Reproduit dans Hugo Ball, Dada à Zurich. Le mot et l'image (1916-1917), Dijon, Les presses du réel, 2006
La revue Dada est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

Le mot et l’image chez les surréalistes

Revue Littérature, Paris, 1919-1921
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

La Révolution surréaliste, Paris, 1924-1929
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Après la disparition en 1921 de la revue Dada à laquelle il contribuait, Breton lance avec Soupault et Aragon sa propre publication, Littérature (20 numéros de 1919 à 21, une deuxième série de 13 numéros entre 1922 et 1924), dans l’esprit de la revue littéraire de Pierre Reverdy, Nord-Sud (16 numéros entre 1917 et 1918). La mise en page créative de Dada et la contribution active d’artistes plasticiens disparaissent au profit d’une revue où les images n’existent que sous forme de métaphores littéraires. La revue est en effet uniquement composée de poésies, même l’actualité artistique y est traitée en vers.

Puis Littérature est remplacée par La Révolution surréaliste (12 numéros de 1924 à1929). Plus ouverte à la collaboration d’artistes, elle publie des photos de Man Ray, des reproductions d’œuvres de Giorgio de Chirico, d’André Masson, des dessins de Max Ernst. Le Surréalisme au service de la révolution prend le relais avec 6 numéros publiés entre 1930 et 1933 qui comportent de nouveau très peu d’illustrations, seules quelques pleines pages en lien avec les sujets traités, par exemple des photos tirées d’un film de Luis Buñuel ou des reproductions de tableaux de Salvador Dali.

A cette époque, bien d’autres revues surréalistes voient le jour qui font une large place aux artistes. Minotaure, créée par Albert Skira en 1933 (13 numéros de 1933 à 1939), invite régulièrement des peintres à créer des œuvres originales, y compris des artistes qui ne font pas à proprement parler parti du surréalisme, comme Picasso ou Matisse. De même, en Belgique, Distance est lancée par Camille Goemans avec la collaboration de René Magritte (Bruxelles, 3 numéros en 1928).

Les revues Littérature et La Révolution surréaliste sont consultables en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

L’anti-esthétisme de la revue Documents

Revue Documents, Paris, 1929-1934

La revue la plus novatrice issue du surréalisme est, sans conteste, la publication lancée par Georges Bataille en 1929, Documents (Paris, 1929-1934), qui rassemble des auteurs fâchés avec Breton. Jacques Prévert, Michel Leiris, Robert Desnos, Raymond Queneau y participent, mais aussi le critique d’art allemand Carl Einstein, le photographe Jacques-André Boiffard, l’ethnologue Marcel Mauss.
Ouverte à l’ethnologie, à la psychanalyse autant qu’à la photographie et à la littérature (son sous-titre pour les trois premiers numéros est Doctrines − Archéologie − Beaux-Arts − Ethnographie, puis « Doctrines » disparaît), la revue pratique des rapprochements inattendus. Elle traite abondamment des arts extra occidentaux l’art sibérien, l’art chinois,… qu’elle met en regard avec des œuvres d’art moderne, des dessins de Klee ou des peintures de Picasso, grâce à un grand nombre d’illustrations en pleine page.

Dans un esprit très représentatif de la revue, Bataille publie dans le numéro 6 un essai consacré au thème du pied, accompagné d’une série de photographies de Jacques-André Boiffard montrant différents orteils en gros plan. « Le sens de cet article, écrit Bataille en conclusion, repose dans une insistance à mettre en cause directement et explicitement ce qui séduit, sans tenir compte de la cuisine poétique, qui n’est en définitive qu’un détournement […] ».
L’art populaire y est aussi très présent, par le biais du roman de gare, de la bande dessinée naissante et du cinéma. Au fil des numéros, Documents affirme son intérêt pour ce que Desnos appelle, dans l’un de ses articles, l’« Imagerie moderne » (n°7, décembre 1929). Héritière du Dadaïsme par son esprit provocateur, l'inventivité de ses thématiques et son recours inédit à l'image photographique, Documents est la première revue d’avant-garde qui parvient à se dégager de tout message doctrinaire.

La revue Documents est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

La poursuite du surréalisme

Dans un esprit de résistance qui fait de l’art une arme contre l’oppression, les artistes surréalistes continuent de publier des revues pendant la guerre, que ce soit clandestinement en France, comme L'Eternelle revue créée à Paris en 1944 par Paul Eluard (6 numéros entre 1944 et 1945) ou plus ouvertement à l’étranger, par exemple au Caire où est publiée La Part du sable, revue dirigée par Georges Henein et Ramsès Younane (2 numéros en 1947 et 1950). Les artistes en exil aux Etats-Unis, tels que Breton ou Ernst, diffusent leurs idées en collaborant à des revues américaines, notamment la revue VVV  de New York.  

Après la guerre, d’autres revues surréalistes voient le jour, comme NEON : N'être rien, Etre tout, Ouvrir l'être / Néant, créée à Paris en 1948-49 par Sarane Alexandrian, ou Le Surréalisme révolutionnaire, dirigée par un comité constitué notamment de l’écrivain Noël Arnaud, le poète et théoricien Christian Dotremont et le peintre Asger Jorn (Paris, 1 numéro en 1948), qui donnera naissance au mouvement Cobra et sa revue éponyme (parue entre 1949 et 1951).

 

 

Les revues d’Europe de l’est de l’entre-deux-guerres retour sommaire

« Lecteur, dÉparasite ton cerveau » (1) 

Au début des années 20, de nombreuses revues d’une grande richesse sont créées dans les pays d’Europe de l’Est, témoignant de l’enthousiasme des écrivains et artistes qui font circuler les œuvres et les idées. Ces revues bousculent leur lectorat  en leur proposant des synthèses de la création avant-gardiste internationale, renouvelant la culture artistique de leurs pays. Elles participent pleinement à la vie artistique européenne jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. L’isolement de ces pays, après la partition du monde en 1945, a longtemps écarté ces publications de l’histoire de l’art et des revues.

En Roumanie

Revue Punct, Bucarest et Paris, 1924-1925
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Les premières revues sont fondées par des poètes et artistes roumains essentiellement influencés par le constructivisme : Contimporanul par le poète Ion Vinea (102 numéros de 1922 à 1932), Punct par le journaliste essayiste et poète Scarlat Callimachi et dont le rédacteur en chef est Victor Brauner (16 numéros de 1924 à 1925), Integral, qui paraît à Bucarest et à Paris, par, entre autres, le poète Benjamin Fondane (15 numéros, 1925-26). Un peu plus tard, Unu (51 numéros, 1928-1932), revue du groupe éponyme, fondée par l’écrivain et poète Saşa Pană, entouré d’anciens dadaïstes tels que Victor Brauner, s’ouvre au surréalisme. Tzara y publie, ainsi que Breton, Eluard ou Desnos, avec des textes qui paraissent en roumain et en français.

En Tchécoslovaquie

L’avant-garde tchécoslovaque est surtout marquée par le mouvement Devĕtsil créé par Karel Teige (1900-1951) à Prague en 1920. Inspiré à la fois du cubisme, de Dada et du constructivisme, ce mouvement se développe en poésie, dans les arts plastiques, au théâtre et en musique. En 1927, Karel Teige lance la revue du mouvement, intitulée Red, qui paraîtra jusqu’en 1931. Elle traite de l’actualité de la création en Tchécoslovaquie et en Europe, avec des reproductions d’œuvres de tous les artistes des avant-gardes européennes, Man Ray, Ernst, Tanguy, Dali, Picasso, Klee, Giacometti…

Comme l’annonce Teige dans un texte en tête du premier numéro de la revue, « Red se veut revue synthétique de la production culturelle internationale moderne. Elle aura pour sommaire, tout simplement, la vie de la création moderne, l’éclosion des formes nouvelles, le triomphe de l’invention et l’effort expérimental. Elle veut être le prospectus des idées qui se réalisent et de celles qui n’ont pu trouver jusqu’à présent leur réalisation […] elle veut être un journal officiel dans tous les domaines dits artistiques et scientifiques, bref, un panorama général et complet du monde et un atlas de la poésie. […] Red tracera une ligne de démarcation précise entre la production moderne et les vieilles formes usées. Il conduira le lecteur au cœur de l’activité culturelle, il en dessinera les perspectives, il pèsera le pour et le contre de toutes solutions, projets, théories et hypothèses. Il sera le manomètre de la tension et de l’énergie créatrice de l’époque, et le manifeste de la modernité. Red est le signal rouge annonçant l’arrivée d’une ère nouvelle de la culture ».

En Hongrie

Revue MA (Aujourd’hui), Budapest, 1916-1919, Vienne 1919-1925
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

L’avant-garde artistique hongroise est dominée par la personnalité du poète Lajos Kassák (1887-1967). A l’origine de l’activisme, un mouvement qui synthétise l’expressionnisme et le futurisme, il crée successivement : A Tett (« L’Action », 17 numéros, 1915-1916), une revue engagée contre la guerre qui est rapidement interdite, 2x2 (un seul numéro en 1922), Dokumentum (5 numéros, 1926-27) et surtout la revue MA (« Aujourd’hui », 1916-1925) qu’il publie jusqu’en 1919 à Budapest, puis à Vienne où il s’installe jusqu’en 1926. En effet, la situation politique, très troublée pendant l’entre-deux-guerres, contraint les artistes hongrois à émigrer temporairement ou définitivement à l’étranger. La diffusion des idées et des œuvres s’en trouve accélérée.

Influencée par Die Aktion et Der Sturm dans sa forme et dans son contenu, MA diffuse l’actualité de la création hongroise. Le peintre János Mattis Teutsch, représenté par la galerie Der Sturm, y publie un grand nombre de reproductions de ses œuvres, le musicien Béla Bártok des extraits de partition. Des œuvres d’artistes étrangers sont aussi reproduites : ainsi le numéro 5 publie, en couverture, la reproduction d’un tableau de Franz Marc, le numéro 11 la reproduction d’un Picasso.
A partir de la deuxième série de livraisons publiée en exil à Vienne, MA intègre des reproductions d’œuvres d’artistes dadaïstes tels que Schwitters ou George Grosz, d’artistes constructivistes, notamment El Lissitzky, Alexander Archipenko, Laszlo Moholy-Nagy. Sous l’influence de cet artiste hongrois qui enseignera au Bauhaus, MA s’ouvre à l’architecture et à la technologie (articles et illustrations) – Kassàk rencontrera d’ailleurs Le Corbusier à Paris en 1926 –, puis au surréalisme en publiant des œuvres d’Eluard, Soupault, Picabia, Arp, Apollinaire, Cocteau… Après MA, Kassák publiera à Budapest une nouvelle revue, Dokumentum, proche du constructivisme de Tatline et Gabo.

• (1) Ilarie Voronca (1903-1946). Poète roumain, Voronca a collaboré à Contimporanul, Punct et Integral. Il s’installe à Paris et devient citoyen français en 1938.
La revue MA est consultable en reprint à la Bibliothèque Kandinsky.

 

 

Deux grandes revues françaises retour sommaire

Les Cahiers d’art  et Verve

En 1926, les Cahiers d’art, l’une des plus grandes revues d’art du 20e siècle, qui aura une grande influence sur l’activité artistique française et européenne, est fondée par Christian Zervos. Quelques années plus tard, en 1937, Verve, revue tout aussi ambitieuse mais prenant le contre-pied des partis pris des Cahiers tant du point de vue de la forme que des choix éditoriaux, est créée par Tériade. Ces deux revues paraîtront jusqu’aux années 60, mais ne s’adapteront pas de la même manière à la nouvelle situation artistique internationale d’après-guerre.

Les Cahiers d’art (1926-1960)

Les Cahiers d’art, Paris, 1926-1960
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Pendant une trentaine d’année – avec une interruption pendant la guerre –, les Cahiers d’art publient des articles, des analyses et des comptes rendus, se concentrant sur la peinture et la sculpture, tout en s’intéressant au cinéma, au théâtre et à l’architecture (à l’exclusion toutefois des arts décoratifs que Zervos n’apprécie guère). Si la maquette et la typographie restent classiques, les reproductions, en noir et blanc, sont nombreuses et de grande qualité.

Christian Zervos (1889-1970) crée cette revue après avoir assuré le secrétariat de rédaction à L’Art d’aujourd’hui (1924-29) et dirigé Arts de la maison (1923-26), deux publications éditées par Albert Morancé. A la suite de ces expériences, il se détourne des auteurs convenus pour s’entourer de contributeurs à la pointe de leurs domaines. Pour l’architecture il fait appel au théoricien Siegfried Giedion, pour l’art contemporain à Paris il charge son compatriote grec Tériade de visiter les expositions et les ateliers. Quant à l’actualité en Allemagne, il se tourne vers Will Grohmann, auteur de monographies sur Klee et Kandinsky éditées par les Cahiers d’art respectivement en 1929 et 1930. Puis, Zervos se rapproche de Tristan Tzara en privilégiant une approche poétique et subjective de l’art.

Du point de vue des artistes, contrairement à ce qu’indiquait le sous-titre adopté au début, « une revue d’avant-garde artistique publiée par Christian Zervos » (du 4e numéro au 10e), les Cahiers d’art s’intéressent surtout à des artistes confirmés comme Picasso, dont Zervos entreprend de rédiger le catalogue raisonné dès 1933. De grandes enquêtes sont publiées, une « Enquête sur l’art abstrait » en 1931, une « Enquête sur l’art d’aujourd’hui » en 1935. Paraissent de temps à autre des numéros spéciaux : en 1930, un numéro entier est consacré à l’ethnographie africaine pour rivaliser avec les fréquents articles publiés sur ce sujet par Documents. En 1935, paraît un numéro sur le surréalisme avec la collaboration de Breton, Dali… et, en 1936, c’est l’objet dans toutes ses dimensions − l’objet mathématique, naturel, trouvé, sauvage… − qui est au centre d’un numéro thématique.

En complément à ces publications, Zervos ouvre en 1934 avec son épouse Yvonne la galerie des Cahiers d’art au rez-de-chaussée de ses locaux, rue du Dragon, où il expose les artistes qu’il soutient dans sa revue. Comme dans le cas de Der Sturm, la revue est un mode de diffusion initial, relayé dans un second temps par une galerie.

La guerre bouleverse les choix éditoriaux de la revue dont l’ouverture internationale se manifestait surtout par son intérêt pour l’art allemand. Après la guerre, Zervos ne s’intéresse à l’actualité artistique internationale qu’à travers les œuvres d’artistes étrangers installés à Paris. Et surtout, il ne parvient pas à saisir les occasions qui lui sont offertes de s’intéresser à l’art américain ou de diffuser sa revue aux Etats-Unis : ainsi ne donne-t-il aucune suite aux appels répétés de James Sweeney, alors chargé de la préfiguration du Musée Guggenheim à New York (1). Le dernier numéro des Cahiers d’art paraît à l’été 1960, à l’ombre de nouvelles revues plus offensives comme Verve de Tériade ou encore Derrière le miroir d’Aimé Maeght, dont le premier numéro sort en 1946.

            (1) Voir Christian Derouet « Christian Zervos, éditeur », Cahiers d'art. Musée Zervos à Vézelay, Paris, Hazan, 2006

« La plus belle revue du monde », Verve (1937-1960)

Verve, « la plus belle revue du monde », Paris 1937-1960
Couverture composée par Pierre Bonnard, Verve n°3

Après avoir collaboré aux Cahiers d’art, Tériade (1897-1983) crée en 1933, avec l’éditeur Albert Skira, la revue surréaliste Minotaure qui met l’accent sur les œuvres et les contributions d’artistes. Avec Verve qu’il lance en 1937, il réalise une revue luxueuse qui prend le parti inédit de proposer un grand nombre d’illustrations en pleine page, utilisant toutes les techniques d’impression en couleurs : quadrichromies, héliogravures et même lithographies pour la publication d’œuvres originales d’artistes renommés comme Masson, Kandinsky ou Miró. Cette présence de la couleur vaut à Verve d’être couramment qualifiée de « plus belle revue du monde ».

Dès ses premiers numéros, la photographie y occupe une place de choix qui la hisse au même niveau que les œuvres picturales présentées dans la revue : le numéro 1 publie des photos de Brassaï, le numéro 2 des images d’Henri Cartier-Bresson ou de Bill Brandt… Les couvertures sont confiées à des artistes : la première est d’Henri Matisse, la seconde de Georges Braque, la troisième de Pierre Bonnard… Des numéros spéciaux sont consacrés aux artistes qui lui sont chers : plusieurs numéros sur Matisse, Marc Chagall, Picasso ou encore Bonnard, un peintre écarté des Cahiers d’art qui connaîtra grâce à Verve un grand succès aux Etats-Unis. Car la revue, publiée en français et en anglais, vise d’emblée un public international et s’allie dès sa fondation avec un groupe d’éditeurs américains qui souhaite diffuser l’art français aux Etats-Unis. Les contributeurs sont issus d’une élite internationale, que ce soit Ernest Hemingway, James Joyce, Will Grohmann, ou le poète et philosophe indien Rabîndranâth Tagore. Des intellectuels français tels que Georges Bataille, André Malraux ou Jean Cassou y collaborent aussi régulièrement.

La revue accomplit le programme que Tériade annonçait dès le premier numéro : « Verve se propose de présenter l’art intimement mêlé à la vie de chaque époque et de fournir le témoignage de la participation des artistes aux événements essentiels de leur temps. Verve s’intéresse dans tous les domaines et sous toutes ses formes à la création artistique ».

 

 

« Small press » et revues d’artistes depuis les annÉes 60 retour sommaire

Des revues d’un nouveau genre

A partir des années 60, la pratique artistique se diversifie considérablement, multipliant les supports d’intervention. Les artistes écrivent, parallèlement à leur travail ou en inscrivant cette activité au cœur de leur œuvre. Ce nouveau pan de la création bouleverse le monde éditorial de l’art. Peu à peu se créent des revues dans lesquelles l’artiste lui-même introduit à son œuvre. Puis la création de revues devient une activité à part entière.

Quand les artistes publient

Pionnier dans cette démarche, Donald Judd, après des études en philosophie à l’université Columbia de New York, gagne sa vie comme critique d’art et publie, en tant qu’artiste, des écrits théoriques. Puis Sol LeWitt et Dan Graham écrivent de nombreux textes qui font pleinement partie de leur démarche artistique. En 1967, Graham publie dans Arts Magazine le célèbre article « Homes for America », qui est à la fois une création originale et la revendication de produire un travail sans plus de valeur qu’un simple article : thématisant les maisons américaines fabriquées en série, il établit un parallèle avec l’œuvre de l’artiste reproductible à l’infini. Ni œuvre, ni essai, ou peut-être un peu des deux, cet article inaugure un nouveau genre de publication.
À partir de 1966, Robert Morris publie, dans Artforum, une série d’essais. En avril 70, il y propose « The Art of Existence. Three Extra-Visual Artists : Works in Process », texte célèbre où s’entremêlent théorie et fiction : la critique de trois artistes inventés par lui.

Cette prolifération d’écrits, d’articles et de projets d’artiste conçus pour être publiés, entraîne la création de nouveaux supports et bouleverse le monde de l’édition d’art. Il ne s’agit plus, dès lors, de consacrer un numéro entier d’une revue à un artiste mais de lui en confier la réalisation comme le fera notamment Artforum. Une multitude de revues expérimentales, plus légères et plus facilement adaptables aux innovations éditoriales, sont créées, que ce soit à l’initiative de petits éditeurs, de critiques ou d’artistes eux-mêmes. Puis, parallèlement à la création de nombreux livres d’artistes, conciliant art et documents, des revues d’artistes voient le jour.

Au plus près de la création : l’exemple de la revue Avalanche

Avalanche, New York, 1970-1976
Couverture : Bruce Nauman

Parmi les revues expérimentales nées dans les années 60 et 70, Aspen (New York, 1965-1971), Art Now (New York, 1969-1972), VH 101 (Paris-Zürich, 1970-1972) et surtout Avalanche (New York, 1970-1976) sont très représentatives de la diffusion de l’art dans les milieux d’avant-garde. Dans l’ensemble de ses 13 numéros, Avalanche ne publie aucun texte critique, ni analyse d’auteur extérieur au milieu artistique, mais privilégie entretiens, publication de projets, notes d’artistes et photos de performance.

Comme le souligne Sylvie Mokhtari, universitaire et spécialiste dans le domaine des revues des années 70, il n’y a, dans Avalanche, ni rédacteurs, ni éditos, ni articles : « Plus qu’une appréciation critique sur l’art dont elle se fait le porte-parole, Avalanche est de facto pensée comme une revue ‘faite d’art’. Elle entreprend un travail d’information sur les artistes et avec eux » (voir bibliographie). La revue donne la parole aux artistes et affirme ce parti pris comme un signe distinctif : le premier numéro se place sous le signe de Beuys, artiste de la parole, dont un portrait figure en couverture, tandis qu’un entretien de plusieurs pages est publié à l’intérieur. Les couvertures présenteront d’ailleurs toujours un portrait d’artiste plutôt qu’une œuvre : après Beuys, ce seront Bruce Nauman, Barry Le Va, Lawrence Wiener, Yvonne Rainer, Vito Acconci… Robert Smithson. La revue prône un accès aux œuvres par la seule entremise de leurs auteurs.

Les revues d’artistes : « On n’est pas obligé de rester son propre tyran » 

Tout au long du 20e siècle, les artistes ont collaboré à la confection de revues. Les futuristes y défendaient leurs points de vue, les dadaïstes y publiaient leurs poèmes et leurs collages… Parfois, certains créaient une œuvre originale pour la couverture d’un numéro − Picasso pour Minotaure, Matisse pour Verve… − ou se chargeaient du graphisme de la publication. Mais c’est surtout à partir des années 60 que la création de revues devient une activité artistique à part entière : la revue n’est plus secondaire par rapport à l’œuvre, elle la constitue en devenant un élément de l’univers d’un groupe ou d’un seul artiste.

Les revues d’artistes peuvent se présenter sous la forme d’un journal comme cc V TRE, bulletin d’information à l’usage des artistes Fluxus, d’une affiche, par exemple Futura (publiée en Allemagne par l’éditeur d’avant-garde Hansjörg Mayer entre 1965 et 1968) imprimée d’un seul côté pour faciliter son accrochage dans les expositions, d’une boîte comme la revue new-yorkaise Aspen (voir ci-dessous le chapitre « des revues en exposition »).
Il peut même arriver que, renversant les rôles, une production artistique n’existe qu’accessoirement par rapport à la revue elle-même, comme c’est le cas pour OXO, créée par Pascal Le Coq : « Depuis plus de dix ans, dit-il, je tente d’opérer un renversement copernicien entre la page imprimée, simple surface recouverte d’encre, et l’objet d’art qui se déploie dans l’espace tridimensionnel. Pour cela, j’ai créé la revue encyclopédique OXO, une œuvre d’art à plein temps qui, loin d’être un produit dérivé au service de tableaux ou de sculptures, comme peuvent l’être les catalogues d’exposition, les livres rétrospectifs et autres catalogues raisonnés, est au contraire servi par tout un tas d’objet que j’ai nommés Reliefs et Transmutations. Ces objets n’ont qu’un seul but : assurer la survie de la revue » (cf. http://revueoxo.blogspot.com).

Eric Watier, Papiers, numéro 7

Les revues d’artiste testent les formes limites de la revue et confrontent l’art à ses contraintes : multiplicité, périodicité, régularité et diffusion. Elles élaborent ces contraintes en problématique artistique. Très récemment, Eric Watier porte cette réflexion à son comble avec sa « revue » Papiers, « une publication incohérente et apériodique à imprimer chez-soi », diffusée en PDF par e-mail : la revue se compose d’une page, avec une phrase inscrite en noir dans une typographie particulière.
En inventant cette forme, Eric Watier se libère du poids économique que représentent l’impression et la diffusion et fait évoluer les caractéristiques de la revue vers un format qu’un artiste peut prendre en charge seul. Comme il le confie dans un entretien récent, avec une revue d’artiste « on n’est pas toujours obligé de rester son propre tyran » (1). « Le mode de diffusion, explique encore Eric Watier, reste pour moi la chose la plus importante. Le contenu est secondaire » (2). Avec les revues d’artistes, la diffusion fait partie du processus artistique.

• (1) et (2) Eric Watier, entretien avec Marie Boivent, 2008 (voir bibliographie).

Toutes les revues Aspen > http://www.ubu.com/aspen lien
Les Editions provisoires > http://editionsprovisoires.free.fr lien
Revue OXO > http://revueoxo.blogspot.com lien
Eric Watier > http://www.ericwatier.info/ew lien

 

 

Les Cahiers du MusÉe national d’art moderne, une revue À part retour sommaire

Au sein du panorama actuel des revues d’art, Les Cahiers du Musée national d’art moderne occupent une place singulière. Bien qu’édités en étroite relation avec le Musée, les Cahiers sont bien plus qu’un bulletin de musée. Ils comportent de nombreuses illustrations et présentent des portfolios d’artistes, sans pour autant être un magazine. De haut niveau scientifique, ils ne sont pas non plus une revue universitaire. Leur longévité – 105 numéros parus aujourd’hui pour une livraison trimestrielle –, leur situation au sein d’un établissement public – le Centre Pompidou, qui en est l’éditeur – et leur capacité à évoluer en même temps que l’histoire de l’art et la pratique artistique en font une revue très à part.

Les Cahiers du Musée national d’art moderne ont été créés en 1979 par Jean Clair, alors conservateur au Musée, pour pallier un manque de publication en histoire de l’art et théorie de l’art en français. Dans l’éditorial du premier numéro, Jean Clair affirme : « Alors que nous approchons de la fin du siècle, jamais l’urgence n’a paru plus grande de se retourner vers l’histoire de ce siècle, ses origines et son développement et, symptomatiquement, sur l’histoire des formes artistiques qu’il aura engendrées. Des perspectives à reconsidérer, des ordonnances à refaire, des pans entiers à découvrir : l’histoire la plus immédiate nous est aussi la plus obscure.
En France, particulièrement, où les textes fondamentaux des grands historiens et théoriciens de l’art de notre temps ne nous ont été accessibles bien souvent que cinquante, voire soixante-quinze ans après leur parution dans leur langue d’origine et où, hors Paris, les moments qui ont fait l’art de ce siècle ont souvent été négligés, pareil effort de réflexion s’avérait indispensable ».

Jean-Pierre Criqui, rédacteur en chef de la revue depuis 1994, après Jean Clair, Yves Michaud et Daniel Soutif, insiste encore aujourd’hui sur la volonté des Cahiers de diffuser en France l’actualité internationale concernant l’histoire et la théorie de l’art : « Ce qui a perduré c’est la volonté de faire une revue francophone qui témoigne de la recherche internationale, avec la plus grande exigence scientifique, c’est-à-dire pas seulement de la recherche qui s’écrit en français, mais qui en témoigne en français » (1).
Les Cahiers ont connu des inflexions selon la personnalité des rédacteurs en chef, historiens de l’art pour Jean Clair et Jean-Pierre Criqui, philosophes et esthéticiens pour Yves Michaud et Daniel Soutif, mais cette exigence d’une revue de niveau scientifique en français a toujours présidé à ses choix éditoriaux.

La revue se compose d’articles souvent liés aux événements du Musée ou aux expositions, que ce soit en amont ou en aval des manifestations. Par exemple, un numéro sur Dada en juillet 2004 (n°88) a servi de laboratoire à la préparation de la grande exposition ouverte à l’automne 2005, tandis que des articles ont manifesté les retombées d’autres expositions bien après leur fermeture. Ce fut notamment le cas pour Los Angeles 1955-1985, naissance d’une capitale artistique organisée au Centre au printemps 2006 : elle fut suivie d’un essai sur Ed Ruscha en avril 2007 (n°99). Mais l’actualité du Centre est surtout l’occasion de publier des articles ou des portfolios d’artistes pressentis depuis longtemps par la rédaction.

Les Cahiers du Musée national d’art moderne, n°100

Reconnus internationalement comme étant du plus haut niveau scientifique, les articles, généralement longs (plus de 20 feuillets) sont au nombre d’une demi-douzaine par livraison, suivis de notes de lecture. Les illustrations en noir et blanc des premiers numéros ont fait place à un grand nombre d’images en couleurs, avec des portfolios spécialement réalisés pour la revue. Le n°100, notamment, se compose uniquement de projets d’artistes, sans textes. Par ailleurs, les Cahiers publient régulièrement des numéros centrés sur un domaine ou une thématique particulière, comme le n°82, consacré à l’architecture, le n°89 au design graphique, le n°94 au cinéma. Quelques numéros « Hors-série » ont aussi été publiés qui donnent à lire des correspondances inédites d’artistes majeurs tels que Kandinsky ou Léger. 

Depuis quelques années, nombreuses sont les interventions d’artistes, que ce soit Gabriel Orozco, Jean-Marc Bustamante, Pierre Bismuth, Xavier Veilhan, Tatiana Trouvé, Mircea Cantor… Les Cahiers, résume Jean-Pierre Criqui, « restent une revue d’histoire de l’art qui couvre le même champ que le Mnam, depuis le fauvisme jusqu’à ce qui se passe aujourd’hui et se passera demain, qui essaie de mêler régulièrement aux études sur ce champ-là l’intervention d’artistes vivants qui donne un éclairage soit documentaire, soit proprement artistique ».

• (1) Propos recueillis en décembre 2008.
• Consulter la liste complète des Cahiers du Musée national d’art moderne lien

 

 

Des revues en exposition retour sommaire

Le problÈme de l’esthÉtisation

Traditionnellement, le lien entre les revues et les expositions est unilatéral : les revues parlent des expositions, les annoncent ou en proposent des comptes rendus. Ici aussi les frontières se trouvent remises en question. Le statut des revues, lorsqu’elles deviennent des objets rares et précieux, tend à se métamorphoser. D’objets de diffusion elles sont présentées comme des œuvres.

Les expositions dans les revues

1/ Revue Futura, Allemagne, 1965-1968
2/ Revue Aspen, New York, 1965-1971

Depuis les années 60, des relations originales se nouent entre expositions et revues. Il arrive qu’une revue remplace une exposition, comme ce fut le cas du n°5-6 de la revue new-yorkaise Aspen, paru à l’automne 1967. Cette revue, qui se compose toujours d’une boîte renfermant des objets, des films (de Morris, de Rauschenberg), des enregistrements sonores (de Cage), rassemble dans ce numéro double 28 objets d’artistes. Ce qui a conduit certains critiques à la considérer comme une « exposition conceptuelle portative et autonome présentée dans une boîte qui rend la galerie superflue » (Mary Ruth Walsh, citée par Marie Boivent, p. 45, voir bibliographie).

Il arrive aussi que des revues soient conçues pour l’exposition. Ainsi de la revue allemande Futura, déjà évoquée (26 numéros entre 1965 et 1968), une feuille de 48 x 64 cm imprimée sur une seule face qui se replie comme une carte routière. L’éditeur, Hansjörg Mayer, explique : « Je voulais produire une publication bon marché (cela coûtait à l’époque un DM) qui, une fois dépliée au format 48 x 48, afin de ne faire apparaître que la partie « image », puisse être utilisée pour des expositions ou toutes autres circonstances ( ?) (les pages de titre pouvaient être repliées au dos). Les auteurs/artistes se sont souvent intéressés à ces deux aspects » (propos cités par Marie Boivent, p. 52, voir bibliographie).

Les revues dans les expositions

Revue Broom
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Revue Futurismo
Musée national d’art moderne, accrochage 2007

Depuis quelques années, ce sont les revues elles-mêmes qui se trouvent massivement présentées dans les expositions comme des objets rares, précieux et fragiles, et surtout lorsque leur ensemble est complet. Ce qui est actuellement le cas avec la collection entière de la revue Documents prêtée par la Bibliothèque Kandinsky pour une exposition itinérante (Barcelone et Lisbonne) intitulée Universal Archive. The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia. De même au Musée, des vitrines sont consacrées à MA, Broom, Futurismo, View, Zenit, Merz… (1).

Vitrine évoquant Jean-Paul Sartre et sa revue Les Temps modernes
Photographies de Gisèle Freund : portrait de Jean-Paul Sartre, 1965, Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, 1963, collections Mnam
Musée national d’art moderne, accrochage 2008

Mais cette nouvelle pratique, si intéressante qu’elle soit, n’est pas sans poser problème. Ne réduit-elle pas les revues à des objets esthétiques, alors que leur vocation est d’être manipulées ? Et y a-t-il des revues plus esthétiques que d’autres qui se prêtent mieux à l’exposition ?
Pour Agnès de Bretagne, responsable des périodiques à la Bibliothèque Kandinsky, ainsi que de l’accrochage des revues dans les collections du Mnam, « Toutes les revues sont exposables, même les moins belles, même celles qui ressemblent à des journaux. Car les revues incarnent une page de l’histoire ». « La collection des revues Der Sturm, dit-elle, fait immédiatement penser à un contexte, à un milieu… on voit l’expressionnisme allemand, les désastres de la guerre, la crise qui se profile. […] Rares sont les revues conçues comme un bel objet. Leur qualité esthétique tient au fait que leurs couvertures ont été créées pour attirer l’œil. Exposer des revues a pour but de ramener à une époque. L’intérêt est documentaire, intellectuel.»

Reste la question de leur mode de présentation. De nombreuses possibilités permettent de pallier le problème de leur immobilisation. Si elles sont souvent exposées de face, elles peuvent aussi être posées sur la tranche ou encore présentées ouvertes. Selon le nombre d’exemplaires d’une collection, on peut donner à voir simultanément la couverture et plusieurs pages intérieures.
Exposer une revue donne envie de la lire. Grâce aux reprints, c’est désormais possible sans risque pour les originaux.

(1) Régulièrement le Musée renouvelle ses accrochages. Il en va de même pour les revues. D’autres revues seront présentées avec le nouvel accrochage, à partir de mai 2009.
(2) Propos recueillis en novembre 2008

 

 

Conclusion : une nouvelle gÉnÉration de revues retour sommaire

Work in progress depuis un siècle, les revues artistiques continuent d’innover dans leurs modes de diffusion et leurs lignes éditoriales. Couvrant de nouvelles zones géographiques, doublées par des sites internet, elles dépassent les scènes convenues de l’actualité artistique.

Zéro Deux : une revue d’émergence

Créée en 1997 par le critique d’art Patrice Joly, la revue trimestrielle Zéro Deux a d’abord été conçue dans un esprit d’indépendance et de décloisonnement par rapport à l’actualité artistique parisienne. Basée à Nantes, de même que la galerie qui lui est rattachée, la Zoo Galerie (la revue et la galerie dépendent d’une même structure associative), elle couvre dans un premier temps la zone de l’ouest de la France – le sous-titre de la revue pendant les premières années est « Revue trimestrielle d’informations sur l’art contemporain. Bretagne, Centre, Normandie, Pays de Loire ». Mais elle devient rapidement nationale, voire récemment internationale.

La feuille de chou en noir et blanc des premiers numéros est devenue aujourd’hui une revue en couleurs d’une soixantaine de pages qui propose des dossiers, des portraits d’artistes et des comptes rendus d’expositions qui ont lieu partout dans le monde. Car aujourd’hui Zéro Deux a des correspondants en France et à l’étranger, la revue est traduite en anglais et se double d’un site Internet qui lui permet une grande réactivité. Revue d’émergence qui, très souvent, publie les premiers articles sur de jeunes artistes prometteurs, son site Internet lui offre une quasi-immédiateté en matière de diffusion, sans pour autant renoncer à sa cohérence éditoriale.

Le site de Zéro Deux > http://www.zerodeux.fr lien
Le site de la Zoo Galerie > http://www.zoogalerie.fr lien

M19 : une structure éditoriale originale

Animée par Pierre Denan qui l’a fondée en 2000 en collaboration avec Frédéric de Lachèze, la structure M19 assure « la conception et l’édition de revues, livres, supports imprimés destinés à la diffusion d’œuvres inédites et de textes critiques » (cf. son site internet). M19 publie tout d’abord MAP (10 numéros entre 2000 et 2004), une revue au format d’une carte routière qui, sur une face, présente un artiste et, sur l’autre, publie une œuvre conçue spécialement pour l’occasion. Cette bipolarité entre explication et intervention d’artiste se retrouve dans les deux revues que publie actuellement la structure, l’une composée uniquement d’essais et l’autre de projets d’artistes.

20/27 n°3, revue annuelle, éditée depuis janvier 2007

Revue annuelle composée d’essais de critiques d’art, 20/27 compte aujourd’hui trois numéros depuis janvier 2007. Chacun comporte une quinzaine d’essais qui font de la création internationale le point de départ de réflexions sur les questionnements les plus actuels. Post-modernité, art de masse, esthétique futuriste sont abordés par le biais des œuvres de John Armleder (« B comme Armleder », Michel Gauthier, n°2), d’Allan McCollum (« L’Art à une échelle de masse », Jill Gasparina, n°2) ou encore de Vincent Lamouroux (« Gravity greater than Velocity », Arnaud Pierre, n°2)… Les essais sont abondamment illustrés, pour former un ensemble d’environ 300 pages.
Cette publication a pour pendant Grams of Art (2 numéros édités depuis 2007), une revue sans texte, entièrement composée de projets inédits d’artistes, tels que Laurent Grasso, Jonathan Monk, Laurent Montaron…

Initiative originale, M19 apporte au panorama des revues francophones à la fois une réflexion théorique de pointe et un accès direct aux œuvres. Outre ces revues, la structure édite de nombreux livres d’artistes.

Le site de M19 > http://www.m19.fr lien

IDEA artă+societate : le renouveau des revues d’art à l’Est

Idea artă+societate, revue roumaine, éditée depuis 2003

Les pays d’Europe de l’Est retrouvent aujourd’hui une place de premier plan dans l’actualité artistique internationale. Parmi ces pays, la Roumanie se distingue par de nombreuses initiatives, parmi lesquelles l’ouverture à Bucarest d’un musée d’art contemporain (2004), d’un centre d’art (2009) et la création de magazines, de sites Internet et de revues telles qu’Idea artă+societate, éditée depuis 2003 par la fondation Idea de Cluj Napoca.
Partant d’une réflexion sur l’implication politique et sociale de la création artistique en Roumanie, Idea rend compte de l’actualité artistique en Roumanie et à l’étranger. Elle publie des portfolios d’artistes ainsi que des textes théoriques fondamentaux d’auteurs étrangers traduits en roumain.

Le site d’Idea > http://www.idea.ro/editura lien
Le site du musée d’art contemporain de Bucarest > http://www.mnac.rolien
Le site du Pavilion Unicredit, centre d’art contemporain de Bucarest > http://www.pavilionunicredit.rolien

 

 

Texte de rÉfÉrence retour sommaire

« L’art en train de se faire » 

Entretien avec Didier Schulmann, conservateur au Musée national d’art moderne, et Agnès de Bretagne, bibliothécaire, responsable des périodiques à la Bibliothèque Kandinsky.

Vanessa Morisset : Didier Schulmann, vous avez dirigé un séminaire sur les revues il y a quelques années à l’École du Louvre, quelles étaient les problématiques développées ?

Didier Schulmann : L’idée était de sensibiliser les étudiants au fait qu’il n’y a pas que les grandes revues canoniques, traditionnelles, sur lesquelles tout le monde s’appuie toujours pour relater l’histoire des idées. Il y a une multitude d’autres revues qui manifestent le foisonnement incroyable de la pensée et de l’art pendant tout le siècle.

VM : Etudier les revues, c’est une manière de critiquer l’histoire de l’art telle qu’elle a été écrite ?

DS : Oh non, surtout que l’histoire de l’art du 20e siècle n’a pas encore été écrite, justement. L’histoire de l’art du 20e siècle en est à son début car les sources ne commencent que seulement maintenant à être prises en compte. Ce n’est même pas une question d’accessibilité, mais de prendre la mesure de la variété des sources qui peuvent être convoquées pour écrire cette histoire de l’art.

Agnès de Bretagne : Etudier les revues, c’est étudier l’histoire de l’art vivante, l’histoire de l’art en marche. Par exemple, pour l’actionnisme viennois avec les revues Die Schastrommel et Die Drossel (1) : Günter Brus y décrit des actions mot à mot et c’est quasiment la seule trace qu’il en reste. C’est de l’histoire au présent puisque cela venait d’avoir lieu au moment où il le raconte.

DS : Avec Die Schastrommel et Die Drossel qui sont les deux revues publiées par Günter Brus en exil, nous nous sommes rendu compte que dans tous les travaux sur l’actionnisme viennois – un mouvement déjà historicisé,  terminé même si quelques survivants s’agitent encore, ayant donné lieu à de nombreux livres, études et expositions – que ces revues n’avaient jamais été appelées, sollicitées, référencées dans des travaux scientifiques ou érudits. Plus généralement, avec Agnès, nous nous rendons compte que les revues que nous aimons sont rarement citées dans des textes, dans des articles contemporains. Elles ont pu être citées au moment de leur parution, puis plus rien. Cela tient au fait qu’elles étaient devenues inaccessibles, et le travail d’Agnès, ici, de constituer une collection très largement ouverte, aide considérablement. Puis cela tient aussi au fait que jusqu’à présent l’histoire de l’art n’allait pas grattouiller très profondément dans les sources…

VM : Avec Die Schastrommel et Die Drossel, n’est-on pas dans le cas particulier des revues d’artistes ?

A de B: Ce sont des revues faites par des artistes. Rentrent-elles pour autant dans le cadre des revues d’artistes ? En ce qui me concerne, je ne dirais pas que ce sont des revues d’artistes, car leur propos n’est pas de devenir un objet artistique.

DS : Que ce soient des revues d’artistes, des revues de critiques, des revues de littérateurs, la première chose importante est que ces revues s’adressent à un petit groupe de gens, un cercle qui est généralement parfaitement identifié. L’autre chose importante dans l’histoire des revues est qu’une revue, le plus souvent, ne se crée qu’en référence, en réaction, en réponse, en dialogue, en lutte avec une autre revue.

A de B : C’est aussi, souvent, une histoire d’amitié. Une bande de copains font une revue ensemble pour promouvoir tel type de poésie, de littérature... Il suffit de deux ou trois personnes pour tenir une revue. Cette dimension-là est présente au moins dans la première moitié du siècle.

VM : Ce n’est plus le cas aujourd’hui ?

DS : Aujourd’hui, beaucoup d’artistes travaillent avec des danseurs, des chorégraphes, des musiciens, mais le croisement entre les arts se fait de façon différente. Au 20e siècle, la revue était réellement un espace de rencontre, de confrontations, de discussions, et de construction : un espace où se préparaient des initiatives collectives, que ce soit pour des lancements de manifestes, des expositions, des diffusions d’une œuvre, de ce qu’on appellerait aujourd’hui une performance qui pouvait être une soirée à l’initiative de Dada ou autre… Aujourd’hui la revue ne remplit plus ce rôle, ce sont d’autres espaces de sociabilité qui le font.

VM : Y a-t-il de grandes tendances, de grandes époques, des évolutions marquantes dans l’histoire des revues au 20e siècle et jusqu’à aujourd’hui ?

A de B : Il y a une évolution considérable après la Seconde Guerre mondiale. A partir des années 50, les tirages se font d’une manière massive. Et puis il y a le rôle de l’argent. Au début du 20e siècle, il y avait moins, me semble-t-il, le désir de faire de l’argent avec les revues que l’on constate aujourd’hui. De nos jours, très peu se lancent dans cette aventure, en mettant ce qu’ils ont au fond de leur poche. Pour le financement, on peut demander des aides, des subventions. Au début du 20e siècle cela ne se passait pas du tout comme cela.

DS : C’est-à-dire que la revue jusqu’à la Seconde Guerre mondiale est à la fois un espace relationnel qui n’a pas d’équivalent et une plateforme de diffusion d’un certain nombre d’informations, d’œuvres, de données, qui sont aujourd’hui remplacés par d’autres vecteurs, d’autres medias. Donc la revue a perdu de sa spécificité. D’une certaine manière, elle a perdu de sa fraîcheur.

VM : Qu’est-ce qui lui reste alors ?

DS : Eh bien, on parlait des revues d’artistes. Il peut y avoir, en effet, aujourd’hui des initiatives éditoriales intéressantes prises par des artistes, individuellement ou collectivement. J’ai tendance à penser que ce qui remplace la revue, c’est le blog, sauf que le blog est une entreprise strictement individuelle. Je ne connais pas de blog collectif. Il y a des blogs qui passent pour des plateformes collectives mais qui ne sont que la sédimentation et la juxtaposition d’individualités. Tandis que dans une revue, il y a un moment où on commence le numéro, il y a un moment où on arrête le numéro, où on l’envoie à l’impression, et entre ces deux moments-là, on a construit quelque chose qui a une cohérence. Le blog c’est tout le contraire, c’est le principe du temps réel, donc de la sédimentation en continu, de données sans début ni fin.

A de B : Je pense aussi au rôle de l’illustration. Pendant longtemps, la revue a été pourvoyeuse d’images que l’on ne pouvait voir que là. Et cela a été une de ses dimensions. Paradoxalement, aujourd’hui, plus il y a d’illustrations, moins elles ont de sens, puisque toutes ces reproductions peuvent être vues ailleurs. C’est le paradoxe des revues actuelles. Mais il y aurait aussi une discussion à avoir sur la différence entre revue et magazine car, actuellement, la frontière est souvent difficile à trancher.

DS : L’exemple type pour illustrer ce que vient de dire Agnès est l’histoire de la connaissance que les artistes, appelés par la suite les futuristes russes, ont eu du cubisme français. A partir de mauvaises reproductions en noir et blanc d’œuvres, commentées dans des articles qu’ils lisaient mal, ils ont produit des œuvres extrêmement colorées ! Aujourd’hui, la disponibilité de l’image, de la reproduction de l’œuvre d’art, est telle que ce rôle joué par la revue a en effet complètement disparu. La revue était le moyen de diffuser des œuvres auprès d’artistes vivant à l’autre bout de la planète et pour qui c’était vraiment crucial. Il est d’ailleurs intéressant d’étudier les revues en regard de correspondances d’artistes : on voit le mal qu’ils se donnent pour faire passer telle photo dans telle revue, ils discutent de la reproduction de telle œuvre publiée dans tel endroit… A une époque où les œuvres voyageaient infiniment moins, la revue était le support.

(1) Die Schastrommel : 12 numéros, 1969-1974. Die Drossel : 1975- ?

 

 

Bibliographie sÉlectiveretour sommaire

Essais

Le livre et l'artiste, actes du colloque organisé par la Bibliothèque départementale des Bouches-du-Rhône et les Editions Le mot et le reste à Marseille, les 11 et 12 mai 2007, Marseille, Le mot et le reste, 2007
Christian Derouet, « Christian Zervos, éditeur », Cahiers d'art. Musée Zervos à Vézelay, Paris, Hazan, 2006
Sylvie Mokhtari, « Une revue "sans rédacteurs" : Avalanche, New York, 1970-76 », La Revue des revues, n°29, 2000, pp. 3-10
Georges Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel selon Georges Bataille, Macula, Paris, 1995
Maurice Godé, Der Sturm de Herwarth Walden : l'utopie d'un art autonome, Presses universitaires de Nancy, 1990

Catalogues d’exposition

Universal Archive. The Condition of the Document and the Modern Photographic Utopia, MACBA, Barcelone, 2008
Marie Boivent, Revues d’artistes. Une sélection, Rennes-Fougères, co-éditions Arcade, Editions provisoires, Lendroit galerie, décembre 2008
Anne Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d'artiste, 1960-1980, Paris, Jean-Michel Place et Bibliothèque nationale, 1997
Artistes en revues, Musée d'art moderne, Bibliothèque Jean Laude, Saint-Etienne, 1995
Minotaure, Musée Rath, Genève, 1987
Tériade éditeur : Verve, Galerie Klipstein & Kornfeld, Berne, 1960

Reprint

Der Sturm, Die Aktion, Littérature, La Révolution surréaliste, Le Surréalisme au service de la révolution, MA, Dada, Documents.

Lien internet

Catalogue en ligne de la Bibliothèque Kandinsky lien
Centre de documentation et de recherche du Musée national d’art moderne – Centre de création industrielle

 

 

 

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Contacts
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Crédits
© Centre Pompidou, Direction de l'action éducative et des publics, avril 2009
Texte : Vanessa Morisset
Maquette : Michel Fernandez
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education rubrique ’Dossiers pédagogiques’ lien
Coordination : Marie-José Rodriguez (responsable éditoriale des dossiers pédagogiques)