Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
Un bouleversement des codes / 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10

 

8. Déshabiller le corps
ou bien le déconstruire, le réagencer?

 
 
XX, chorégraphie Julie Nioche.
Photo Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

La nudité est devenue courante sur les plateaux de danse ces dernières années, d’une façon que certains spectateurs finissent par recevoir comme un exercice obligé, un tic qui ne serait pas à tout coup justifié. Pour certains chorégraphes, il s’agit avant tout d’interroger le corps et de déconstruire sa complexité culturelle.

Un acte de bravoure
Chez certains artistes, le fait d’apparaître totalement nu sur une scène peut continuer de représenter un acte de bravoure, une sorte de défi. Cet acte continue d’aller à rebours des principes de bonne moralité qui imprègnent encore de larges secteurs de la population. Vue sous cet angle de la provocation, la seule répétition de cette figure a vite fini d’en émousser la portée.
Même devant la récente inflation de nudité, on peut d’ailleurs se demander si les corps dans la danse de la fin des années 90 n’apparaissent pas singulièrement sous-érotisés par rapport à ceux, lyriques et désirants, de la Nouvelle danse des années 80.
Mais la question est ailleurs.

Des nus obscènes, pudiques, violents, lugubres…
Cette vague du nu dans les spectacles chorégraphiques aura fait voir à quel point c’est l’esprit qui habille, le nu y compris, à corps mêlé. Décidément, un corps n’est pas un organisme, un ensemble stable de fonctions physiologiques, qui fournirait comme un substrat naturel de l’humain, celui-ci défini comme sa transcendance. Le corps est un lieu essentiel de la relation au monde dans sa complexité, culturelle et politique y compris. Il produit du savoir. Il recèle une histoire. Il est porteur de multiples signes. Il a ses techniques, ses usages, ses valeurs et ses projections. Il est une construction totalement connectée à l’univers social. Il est fabriqué, dressé. Son niveau d’intelligence sensible n’est en rien séparé des autres modalités d’élaboration de l’être.
Autour de la notion de bio-politique et de société de contrôle, la pensée de Michel Foucault sur ces questions a eu un fort impact parmi les artistes chorégraphiques.

Alors qu’un corps nu n’est qu’un corps sans costume, voici donc qu’on a découvert des nus obscènes et des nus pudiques, des nus violents et des nus tendres, des drôles et des lugubres, des francs et des indistincts, des gênants et des aimables, des pleins de forme et des mal portants, des rassurants et des inquiétants. Autant de types divers de présence; autant de regards et de projections divers portés dessus. Les nus se fabriquent dans les têtes autant qu’ils se montrent sur les plateaux.

Un corps démonté, segmenté, réarticulé
Dans Self-Unfinished, un solo fondateur, Xavier Le Roy se coule lentement dans des postures repliées sur lui-même, ou tête en bas, masquant tel ou tel membre, surexposant d’autres, etc. Comme par anamorphoses, montré de la sorte ce corps échappe d’une façon stupéfiante à l’image couramment installée dans les esprits de ce qu’est une morphologie bien ordonnée. Ce corps paraît réellement susceptible d’être démonté, segmenté, ré-agencé, par le jeu réciproque de projections et de réceptions entre la scène et la salle. Puisqu’il peut à ce point se désarticuler et se ré-articuler, il n’est pas loin d’évoquer les principes d’élaboration d’un langage.
Self-Unfinished, chorégraphie Xavier Le Roy. Photo Bernard Prévost © Centre Pompidou

Déconstruire un corps-savoir-social
Là où certains projetaient un état de nature, le corps le plus simplement nu se révèle un lieu complexe d’élaboration culturelle. Nus ou pas, on ne pourra jamais plus regarder un corps sur scène de la même manière qu’auparavant. Plusieurs artistes chorégraphiques semblent avoir pour principal projet de conduire inlassablement cette dé-construction du corps-savoir-social, du corps investi dans la vie de tout un chacun sur le mode d’une performance conforme à des attentes sociales, du corps répondant au paradigme bio-politique à l’ère des sociétés de contrôle.
A cet endroit, la question de la représentation spectaculaire dans des salles frôle de très près celle de toutes les représentations à l’œuvre dans l’imaginaire social. On pourrait considérer que bon nombre d’artistes chorégraphiques depuis le milieu des années 90 se sont essentiellement confrontés à la crise généralisée de la représentation. Disposons-nous aujourd’hui des concepts, des images, des médiations, nous permettant de nous représenter valablement le travail du réel à l’œuvre dans une phase de mutations aiguës?

Un thème très présent: la fabrication des genres masculin et féminin
Enjeu majeur de la construction politique des corps, la fabrication sociale et culturelle des genres masculin et féminin est un thème qui traverse un grand nombre de pièces chorégraphiques. Il ne s’agit pas d’illustrer le féminin et le masculin, voire d’en révéler les ambiguïtés ou dénoncer les relations d’inégalité, mais d’en débusquer, parfois d’en dérégler les modalités de construction sociale. Cette approche critique aura atteint un sommet dans la pièce Dispositif 3.1, d’Alain Buffard, dont on a pu écrire qu’elle réunissait quatre femmes, dont un homme.
Dans son duo XX, Julie Nioche, qui se consacre aussi à des études de psychologie centrées sur l’image du corps, usait de prothèses pour souligner de façon presque monstrueuse les modalités de construction corporelle du genre féminin.

Alors Mathilde Monnier semble commettre un pied de nez, et mettre les pieds dans le plat, quand sa pièce Signé, signés, en ne reculant pas devant un humour plein de verdeur gaillarde, rappelle qu’une part de ce qui se trame dans les studios et sur les plateaux de danse n’est tout de même pas étranger au travail de la libido.
On était presque en train de l’oublier.

XX, chorégraphie Julie Nioche. Photo Bertrand Prévost © Centre Pompidou
Signé, signés, chorégraphie Mathilde Monnier. © Marc Coudrais
Dispositif 3.1, chorégraphie Alain Buffard Photo © Marc Domage

 

 

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© Centre Pompidou 2004