Dossiers pédagogiques
Parcours exposition

 


Jacques villeglÉ
La comÉdie urbaine

17 septembre 2008 – 5 janvier 2009, Galerie 2, niveau 6


 


Carrefour Sèvres - Montparnasse, juillet 1961
Centre Pompidou, Musée national d'art moderne, Paris

 

L'EXPOSITION.
UNE RÉTROSPECTIVE

6. POLITIQUES
Une peinture d’histoire

LA COMÉDIE URBAINE
La position du flâneur

7. UN MYTHE DANS LA VILLE
Un film expérimental

1. INTRODUCTION
Le mur de l'Atlantique
Jacques Villeglé et Raymond Hains

8. VILLEGLÉ ET L'HOURLOUPE
La peinture dans la non-peinture

2. LA LETTRE LACÉRÉE
L'ambiance artistique à Paris. Après-guerre et années 50
Le Lacéré Anonyme
Un anti-objet

9. DÉCENTRALISATION ET ATELIER D'AQUITAINE
Le ravalement des façades
L’atelier d’Aquitaine est lancé
L’œil écoute et vice-versa

3. IMAGES
Après les mots, des objets ou des personnages

CONCLUSION

4. LA COULEUR DÉCHIRÉE
Sans lettre, sans figure, transparences...

BIBLIOGRAPHIE

5. ALPHABET SOCIO-POLITIQUE
Confronter les signes les plus « chargés »

AUTOUR DE L'EXPOSITION

 

L’EXPOSITION. UNE RÉTROSPECTIVE retour sommaire

A travers l’usage quasi-exclusif d’un matériau unique – l’affiche lacérée –, Jacques Villeglé a développé une œuvre d’une étonnante richesse formelle. Cette exposition, la première rétrospective en France de l’artiste, avec plus d’une centaine d’œuvres des années 1940 à nos jours, aborde de manière thématique son parcours, depuis l’éclatement typographique et les grandes compositions abstraites colorées des débuts jusqu’aux récentes juxtapositions rythmiques issues d’affiches de concerts.

Revendiquant la position du flâneur, Jacques Villeglé n’est pas un auteur de « ready-made », même s’il n’intervient pas (sauf par de rares « coups de pouce ») sur les affiches qu’il prélève dans les rues pour les maroufler sur toile. Son travail consiste plutôt à laisser émerger du chaos urbain les beautés cachées dans les épaisseurs de papier déchiré par des mains anonymes, qui ont parfois aussi écrit sur les affiches ou les ont maculées. Son œuvre est un sismographe de nos « réalités urbaines », telles qu’elles sont distillées par l’espace urbain.
Au croisement du Nouveau Réalisme, du Lettrisme ou de l’Internationale situationniste, son œuvre, ancrée dans l’actualité, est aussi saluée par les jeunes générations.

Peu d’artistes ont autant que Jacques Villeglé écrit et réfléchi sur leur œuvre. Aussi, avons-nous choisi de souvent citer ses propos, comme en écho à ce parcours de l’exposition.

Les citations (sauf précisions) sont extraites de La traversée Urbi & Orbi (Luna Park Transédition, 2005) et les vidéos du film Jacques Villeglé. La Comédie Urbaine. Entretien de Jacques Villeglé avec Sophie Duplaix, commissaire de l’exposition (réalisation Christian Bahier- Service audiovisuel, 2008, film diffusé dans l’exposition).

 

LA COMÉDIE URBAINE retour sommaire
LA POSITION DU FLÂNEUR

« La vie d’un artiste doit commencer par la flânerie. » (J.V.)
Villeglé, pour mieux éprouver la Grande Ville, va mettre à Paris ses pas dans ceux des flâneurs du XIXe siècle. Ce jeune artiste breton né en 1926 à Quimper découvre ainsi le Paris de l’immédiat après-guerre.

« L’oisiveté du flâneur, comme observation acharnée de la vie urbaine est au fond un travail intense », écrit Walter Benjamin. Aussi fait-il du flâneur baudelairien une figure de la modernité. « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel », aurait pu ajouter Baudelaire. Sans cesse tout se décompose en fragments de visions, de sons et d’impressions. A partir des lacérations d’affiches, des déchirures aux multiples couleurs, images du délabrement, de la ruine pour certains, Villeglé commence à voir la ville toute noire se transformer en Musée.

« En prenant l’affiche, je prends l’histoire. » (J.V.)
Bien plus : son œuvre va devenir un ensemble « hypermnésique », une mémoire de la société française, de l’après-guerre à aujourd’hui. De la même façon que Balzac créa la comédie humaine afin de trouver la forme générale de son œuvre, Villeglé observe toute une comédie urbaine où les murs auraient pris la parole. « Les révolutions rendent les murs bavards ! », disait-on déjà à la fin du XVIIIe siècle. Et Villeglé d’ajouter qu’au XIXe, Paris était la ville où il y avait le plus d’affiches. De nombreux cinéastes de la Nouvelle Vague feront tout autant référence à Balzac : Claude Chabrol, Jacques Rivette et François Truffaut — également chapardeur d’affiches et de photos de cinéma pendant son enfance.

Quant au flâneur, au XXe siècle, il devient surréaliste (Louis Aragon : le Paysan de Paris, André Breton : Nadja). Sur le chemin les objets lui font signe ! Puis situationniste : « La ville en pleine mutation efface les repères géographiques, écrit Guy Debord, si bien que seuls les repères psycho-géographiques sont encore visibles ». Les affiches lacérées auxquelles Villeglé donne pour titres les noms des rues, des numéros des maisons d’où elles furent arrachées, seraient elles, avant l’heure, de tels repères ?

 

1. INTRODUCTION retour sommaire

La pénurie engendrée par la guerre va paradoxalement renforcer l’acuité, la perspicacité de Jacques Villeglé. Il est peu au courant de l’art de son époque : les livres sont rares. Les bibliothèques incendiées, celle de la faculté de Rennes notamment, les font plus rares encore. En 1943, dans une anthologie, il découvre une peinture-poème de Miró, datée de 1926, Amour, dont les lettres s’étoilent au bas d’une tache informe marquée de fins graffiti. Miró voulait « assassiner la peinture ». L’œuvre et le programme vont « frapper » Villeglé.

À la Libération, il s’inscrit, avec l’idée de devenir architecte, à l’École des Beaux-arts de Rennes… pour peu de temps. Fin janvier 45, il rencontre Raymond Hains (1926-2005), originaire de Saint-Brieuc. Ils se retrouvent à Nantes où Villeglé jusqu’en 1949 fréquente d’autres Beaux-arts.
L’animation du port leur donne envie de filmer. Mais comment restituer les sensations premières, même en peinture. Il en arrive à l’idée de l’appropriation remplaçant le « faire de la transposition esthétique », jusqu’à annihiler en lui le métier de peintre.


LE MUR DE L’ATLANTIQUE

En août 47 à Saint-Malo, il flâne le long de la Chaussée des Corsaires. Il a commencé à collecter / collectionner des « objets trouvés » : des « fragments de prospectus de grands magasins », des éléments de mécanismes brisés jonchant les quais du port. Cela s’accorde à l’air du temps, on récupère en même temps qu’on cherche à effacer les signes de l’ancienne présence de « l’occupant ». Craignant un débarquement allié, notamment sur les côtes bretonnes, les Allemands avaient érigé de nombreux blockhaus et constitué ainsi le mur de l’Atlantique. Comme dans un paysage après la bataille, Villeglé y recueille des débris, des déchets, « manière, dit-il, de se constituer un vocabulaire ».[1]


Fils d’acier, Chaussée des Corsaires, Saint-Malo, août 1947
Sculpture en 2 éléments. Fils d'acier, 63 x 47 x 9 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

Parmi ces débris, des « fils d’acier rouillés et entremêlés d’environ 65 centimètres ». « Je me suis dit que ce fil de fer était un dessin dans l’espace », « sans manipulation concertée ». Cette trame sera par la suite assemblée avec une autre « plus trapue, ramassée aux abords des bajoyers dynamités du port ». Leur assemblage fait l’œuvre : Fils d’acier, Chaussée des Corsaires.
« Je suis incapable, dit-il, de savoir si j’avais déjà eu connaissance des fils de fer de Picasso. […] C’était la première fois que je réalisais une œuvre "finie" ajoute-t-il. Pour moi, c’était un chef-d’œuvre. D’ailleurs je l’ai montré à Hains qui a été de mon avis. »
A travers l’assemblage des fils de fer, se dessine comme à main levée, une souplesse jazzie et abstraite comme la danse des reflets dans l’eau des ports ou plutôt celle d’un couple, une manière de be-bop, danse alors très à la mode. S’il n’a pas continué par la suite ses investigations dans la ferraille, la rouille, c’est qu’il lui fallait de la couleur. Il laisse la ferraille à César, à Jean Tinguely.

 

[1] Même réflexe que Jean Arp à l’issue de la Guerre 14-18 qui, pour confectionner la Trousse d’un da (1920-1921), avait collecté des bois flottés sur l’île de Sylt, en compagnie de Kurt Schwitters. Voir l’œuvre


JACQUES VILLEGLÉ ET RAYMOND HAINS

Jacques Villéglé était entré à l’École des Beaux-arts de Rennes pour devenir architecte, Raymond Hains pour étudier la sculpture. Comme lui, il n’y resta que peu de mois. Le temps néanmoins pour les deux artistes de se rencontrer, point de départ d’une véritable amitié et de découvertes communes.
Le verre cannelé

Raymond Hains fait de la photographie, en particulier d’objets démultipliés en reflets dans des miroirs, quand il découvre la technique du « verre cannelé », qui va lui permettre la création d’images « éclatées » en transparence, les verres cannelés étant superposés à l’objectif. Ainsi invente-t-il « l’hypnagogoscope ».

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A propos du verre cannelé

Entretien avec Sophie Duplaix

En 1948, par l’intermédiaire de Hains, Villeglé fait la connaissance de Camille Bryen (1907-1977), peintre et poète, fondateur de l’Art informel avec Wols. Il est intéressé par « l’individu, l’agitateur d’idées, le créateur de concepts ». Camille Bryen avait écrit Hepérile, un poème phonétique aux mots inventés désagrégeant le langage. En utilisant « l’hypnagogoscope », Hains et Villeglé vont en faire un poème visuel, Hepérile éclaté, créant des « ultra-lettres », fruits de la dislocation des mots eux-mêmes : le premier poème à dé-lire, selon Camille Bryen.
Les premières affiches lacérées

A l’automne 47, Hains prélève sur un mur un petit morceau d’affiche. Ce morceau d’affiche est le déclic qui va engager Villeglé dans l’aventure des affiches déchirées.


[Raymond Hains et Jacques Villeglé], Ach Alma Manetro, février 1949
Affiches lacérées collées sur papier marouflé sur toile, 58 x 256 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

En février 49, Hains et Villeglé repèrent à Paris, près de la Coupole à Montparnasse, placardée sur la palissade d’un entrepôt de charbon, une série d’affiches de concerts. Ils vont s’en approprier des morceaux assez longs pour réaliser une nouvelle « tapisserie de Bayeux » (selon Raymond Hains). La Tapisserie de Bayeux (1077) est cette broderie, dite de la Reine Mathilde, d’une longueur de 70 mètres sur 50 centimètres de haut, qui raconte la conquête de l’Angleterre par les Normands. L’affiche Ach Alma Manetro n’en a bien sûr pas la dimension. Elle fait 2,6 mètres sur 60 centimètres.

« L’assemblage, je l’ai commencé seul par la gauche, comme pour l’écriture », prévient Villeglé, « une fois au milieu Raymond Hains m’a dit que c’était mal fait. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à continuer et déjà là on pouvait voir une différence très nette de style entre lui et moi. J’estime que je ne compose pas : je fais ce que je vois. »
Le titre provient de quelques mots déchirés dans une superposition d’affiches lacérées. Ach pour Bach, souvent en référence dans la peinture cubiste. Alma pour la place de l’Alma, voire le métro à proximité du Théâtre des Champs-Elysées, lieu habituel de grands concerts.

On transcende ici le langage et ses références. Les fragments typographiques jouent visuellement et pas seulement verbalement. Malgré l’illisibilité narrative, le regardeur cherche à établir des correspondances de lettres et de mots. Leur résonance compose une manière de poème lettriste. Pour les lettristes — et notamment pour Isidore Isou, fondateur du mouvement —, la lettre doit permettre une communication vraie, le mot n’étant que la première « stéréotypie ». Hains et Villeglé les rencontraient au Café Moineau.
Tous deux cosigneront trois autres affiches : M en 1949 (présentée dans l’exposition), et deux affiches de l’ensemble La France déchirée réalisées en référence au conflit algérien.
Sous les tableaux d’autres tableaux, disait Picasso. Sous les lacérations on les devine. Les déchirures et les déchiquetages commis par les passants au fil du temps, de la pluie et du vent, sont conservés tels quels.

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A propos des insertions de lettres dans le cubisme

Entretien avec Sophie Duplaix

Revenant un jour sur son itinéraire, Jacques Villeglé confie à Nicolas Bourriaud : « Étant donné une éducation très classique, très conformiste, les affiches représentent sans doute l’exact contraire de ce que je suis réellement ». A une autre reprise, il proclame : « La lacération est un Non ! » « Un non adressé à la forme subtile de pouvoir tapie dans tout discours », précise Catherine Francblin.

 

2. LA LETTRE LACÉRÉEretour sommaire
L’ambiance artistique À Paris. AprÈs-guerre et AnnÉes 50

A l’issue de la guerre, l’art « informel » abstrait est le style en vogue à Paris. L’« informel », terme proposé par le critique Michel Tapié, s’applique à des artistes « matiéristes » comme Jean Dubuffet, Jean Fautrier, ou à d’autres comme Georges Mathieu qui privilégie une expression spontanée à travers des performances picturales réalisées en public.
Jacques Villeglé sent que la peinture abstraite (qu’il ne rejette pas) n’est pas faite pour lui, ni même tout simplement la peinture, en raison, note-t-il, de sa propre versatilité de style, qui l’inquiète. Plus tard avec Raymond Hains, il revendiquera, non sans humour, la pratique du non-action painting.

Question de Nicolas Bourriaud à Jacques Villeglé : « Qui était important pour vous à ce moment-là ? »
- « Certainement Picasso. Parce que je voyais son côté rigolo, sa vivacité d’esprit ! Matisse… mais je sentais le pontife en lui ! Miró !... Mais celui que j’admirais le plus parmi les jeunes, c’était Hans Hartung. Mathieu me plaisait mais je voyais que ses idées de non-préméditation étaient fausses parce que ses toiles étaient en réalité très composées ».

Son intérêt pour la poésie est, alors, tout aussi vivace : Tzara, Breton, Baudelaire, Apollinaire, Lautréamont, Rimbaud et les lettristes François Dufrêne et Gil J. Wolman.
Jacques Villeglé et Raymond Hains, très au courant de ses publications et récitals lettristes, rencontrent François Dufrêne (1930-1982) en 1954. Il se joint à leurs expéditions nocturnes de collectes d’affiches lacérées, s’intéressant plus particulièrement aux dessous d’affiches. Dans l’appartement-atelier de son père, en 59, il organise une exposition de Villeglé où est présenté Tapis Maillot, 1959.


Tapis Maillot, février 1959
Affiches lacérées marouflées sur toile, 118 x 490 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

Habitant alors les Ternes, Villeglé aime explorer l’enceinte de l’ancien Luna-Park de la Porte Maillot, terrain vague aujourd’hui construit. Il y repère un ensemble d’affiches de cinémas de quartier annonçant les films à venir : au Nemours, au Cinéac Ternes, au Royal Maillot, au Maillot Palace et au Windsor. Par les lacérations se sont créés de nouveaux titres de films, de nouvelles distributions : avec Fernandel, Bourvil, Mylène Demongeot et Toto, dont on devine les noms. Ce sera : «  la semaine prochaine », « permanent de… à 24 heures », « matinée à 15 heures ».

« Les affiches de films, dit Villeglé, paraissent plus anciennes que la date où on les décolle ». Une nostalgie à la Modiano peut-être s’empare de lui… En quête de traces (« seules les traces font rêver », dit René Char), l’écrivain Patrick Modiano, des années plus tard, arpentera lui aussi Paris.
« Le caractère typographique [de ces affiches] y pullule tellement que son entremêlement nous introduit par sa presque disparition vibratoire dans le domaine de l’heureusement illisible, de l’insaisissable mallarméen », analyse-t-il.

Pour sa première présentation, en 1959, l’œuvre est installée au sol, d’où son appellation de tapis, un « floor piece » foulé par les visiteurs de l’exposition, ce qui en accentue la lacération révélant peut-être ainsi des informations cachées sous le feuilleté. L’ensemble, dans sa typologie, constitue une manière de séquence elle-même cinématographique. Les affiches lacérées sont là, pour la première fois, rassemblées sous l’intitulé du « Lacéré Anonyme ».


LE LACÉRÉ ANONYME
l'effacement de l'artiste

Au Montparnasse des peintres, Villeglé préfère le Saint-Germain-des-Prés des écrivains et intellectuels. Au Café Moineau, il assiste à la création de l’Internationale lettriste, au moment de la brouille entre Debord et Dufrêne. Contrairement à Isidore Isou, au goût (classiquement) avant-gardiste pour le scandale, Guy Debord prône la clandestinité qui est en fait une volonté à travailler à l’effacement de soi. Villeglé, tout autant, prône l’effacement de l’artiste au profit de l’expression spontanée de la rue. Ils ont le même goût pour l’arpentage des rues, mais Debord cherche à transformer les aspirations artistiques en résolutions politiques.

L’Internationale lettriste célèbre des poètes « mauvais garçons » comme Villon, Lacenaire. En arrachant des affiches, d’une certaine façon Villeglé contrevient à la loi : la loi du 29 juillet 1881 qui stipule (article 17) que « ceux qui auront enlevé, déchiré, recouvert ou altéré par un procédé quelconque, de manière à les travestir ou à les rendre illisibles, des affiches apposées par ordre de l’administration dans les emplacements à ce réservés seront punis d’une amende de 5 à 15 francs ».
La première exposition de Hains et Villeglé en 1957 chez Colette Allendy est justement intitulée : Loi du 29 juillet 1881 ou le lyrisme à la sauvette. L’art n’est-il pas la plus haute forme de l’esprit de contradiction ? Leurs œuvres ne sont pas signées. « Tandis qu’un certain nombre de leurs confrères désignent et signent le réel, écrit Catherine Millet, les affichistes entreprennent plutôt de "dé-signer". »

« Mon œuvre, dit Villeglé, s’est organisée sous l’égide du "Lacéré Anonyme"… cette notion d’anonymat m’a sauvé : car si j’avais produit moi-même des affiches ou des tableaux, j’en aurais fait un très calme le matin puis un autre expressionniste une heure plus tard. Or j’avais besoin, en tant qu’artiste, d’oublier mon identité et mes humeurs personnelles. Au moment où est apparue l’idée de "Lacéré Anonyme" j’ai su que j’avais trouvé l’idée générale. »
Dans son texte intitulé « Des réalités collectives » (septembre 58, revue GrâmmeS, n°2), il condamne le mythe de la création individuelle. Le génie collectif des lacérateurs d’affiches le dispense du moindre geste de création (sa devise n’est-elle pas « le ravir plutôt que le faire » !). Il n’empêche qu’il choisit « ses » affiches, leur format, qu’il décide de leur cadrage. Parfois, comme il le dit lui-même, il donne un « petit coup de pouce ».

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Le « Lacéré Anonyme »

Entretien avec Sophie Duplaix

Le « Lacéré Anonyme » n’est pas la négation de l’auteur

En fait l’idée du « Lacéré Anonyme » n’est pas la négation de l’auteur. « Elle est l’invention d’un auteur, écrit Catherine Francblin, dans lequel se croisent et interfèrent des subjectivités multiples, l’invention d’un auteur polyglotte et polygraphe, refusant d’être prisonnier d’un moi réifié, d’un auteur qui nourrit l’ambition de réaliser une œuvre digne de la Comédie Humaine balzacienne, à savoir une Comédie Urbaine. De ce fait l’œuvre multiplie les styles, s’avère protéiforme. » Ne pourrait-on pas également évoquer l’écrivain portugais Fernando Pessoa aux signatures multiples derrière lesquelles, pour mieux voir, celui-ci se cachait ?


Jacques Villeglé à Paris, 14 février 1961

Villeglé, quant à lui, confie qu’il « pourrait se comparer à Saint-Simon, mémorialiste, qui, à l’occasion de grands événements, ne mettait pas de beaux costumes, mais enfilait des vêtements gris pour pouvoir circuler entre tous et mieux voir ». Ainsi pour arracher les affiches, « je procédais rapidement, dit Villeglé, et si quelqu’un venait me demander ce que je faisais, je répondais que j’étais ingénieur chimiste et que je faisais des prélèvements pour étudier comment les couleurs passent à la lumière ». Plus humblement, il a tendance à se penser comme un collectionneur, le collectionneur de celui qu’il nomme… le « Lacéré Anonyme ».

Au Japon, rapporte l’écrivain Michel Tournier, il existe depuis des siècles une tradition qui est fondée sur « le ramassage des cailloux ». « Plus le ramasseur est grand, génial, inventif, plus les cailloux qu’il choisit sont à la fois semblables entre eux dans leur variété – apparition d’un style – introuvables par d’autres que lui et bien entendu beaux. » Michel Tournier demande par ailleurs « de réfléchir sur le double sens du mot « inventer ». « Inventer c’est bien sûr créer, faire sortir du néant. Mais c’est aussi – selon un sens archaïque et qui n’est plus usité que par les juristes – découvrir une chose existant au préalable. L’homme qui déterre un trésor dans son jardin est appelé juridiquement l’inventeur de ce trésor. » De ce fait, Villeglé est un inventeur, du genre qui ne cherche pas mais trouve. Ce qui rend plus serein.


UN ANTI-OBJET

« Dès l’origine j’ai compris qu’avec l’affiche tout le monde travaillerait pour moi. Les typographes chercheraient de nouvelles formes de typographie, les chromistes de nouvelles couleurs. Les affiches des années 50 qui étaient dans le métro avaient des bleus un peu gris, des jaunes pas très citronnés. On a vu ensuite apparaître les couleurs électriques, les couleurs fluorescentes. Et puis les sujets, les slogans, les mots ont changé. Je me suis dit dès le début qu’il fallait que je maintienne comme règle du jeu celle du prélèvement et rien d’autre. »[2]

De ce fait il établit une nouvelle relation à l’objet : « L’affiche, lacérée par des inconnus, devient production non manufacturée, anti-objet. Ce qui différencie nettement son œuvre de celle de Marcel Duchamp. Si Duchamp disait que « le choix du ready-made était toujours basé sur l’indifférence visuelle en même temps que sur l’absence totale de bon ou de mauvais goût », le choix de Villeglé, par contre, est celui d’un dilettante au sens noble du terme. Le décollage d’affiche se décide en un coup d’œil dans la spontanéité : « Mauriac disait qu’il écrivait en état de somnambulisme. Quand on prend l’affiche c’est pareil ! », c’est revenu à l’atelier que le jugement est porté. Il envisage « telle affiche pas très grande pour un collectionneur, un petit appartement, telle autre pour un Musée ».

À une époque, il estimait que ses décollages devraient inciter le passant à en faire de même plutôt que de les acheter en galerie. Mise entre parenthèse de l’artiste qui coïncide avec l’opinion du musicien américain John Cage : « La musique est partout autour de nous… Il n’y aurait nul besoin de salles de concerts si l’homme pouvait apprécier les sons qui l’enveloppent par exemple au coin de la 7e rue et de Broadway… ».
Villeglé entend « œuvrer comme les encyclopédistes du XVIIIe siècle qui, plutôt que de vouloir relever l’essence cachée des choses, en pénétrer le secret, préféraient, animés par la curiosité sociologique, s’emparer du monde ».


Les dessous du Quai de la Rapée, 21 mai 1963
Affiches lacérées marouflées sur toile, 99 x 84 cm
Collection Martin Muller, San Francisco, Etats-Unis

Le titre fait songer aux romans policiers de Léo Malet où le « hasard objectif » cher à André Breton joue un grand rôle. Dans les Nouveaux Mystères de Paris il choisit comme décor de ses énigmes différents quartiers de la capitale. Il en est de même de Villeglé.
Dufrêne, rappelons le, travaillait l’envers des affiches, leurs dessous, mais, ici, c’est une autre histoire, une autre musique…
Quand la peinture est devenue abstraite, des correspondances se sont établies avec la musique : Kandinsky, Klee, Kupka. En lettres noires, ici, sur fond clair, de simples annonces de concerts (qu’on devine à Pleyel, à Gaveau…) deviennent « partition » à déchiffrer d’une musique à la Pierre Henry[3] faite de déchirures.



[2] Annie Ernaux évoque, à petites touches, ces changements qui apparaissent chaque jour sous nos yeux dans son roman les Années, dont l’ambition est de sauver quelque chose du temps.

[3] Pierre Henry, né en 1927, est le fondateur, avec Pierre Schaeffer, de la musique concrète faite de matériaux sonores bruts enregistrés. Dans le cadre de cette exposition, Pierre Henry donne en création, les 1er et 2 octobre 2008, une œuvre intitulée Un monde lacéré, en hommage à Jacques Villeglé.

 

3. IMAGESretour sommaire
APRÈS LES MOTS, DES OBJETS OU DES PERSONNAGES

Le choix des affiches prélevées par Jacques Villeglé ne correspond ni à des thèmes personnels ni des thèmes a priori. Dans le catalogue, par lui raisonné, après les affiches comportant exclusivement des lettres ou des fragments de mots, il en vient à celles présentant des objets ou des personnages. Tout un magasin d’images, « une espèce de pâture, selon Baudelaire, que l’imagination doit digérer et transformer ».


Carrefour Sèvres - Montparnasse, juillet 1961
Affiches lacérées marouflées sur toile, 319 x 810 cm
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

Carrefour Duroc, un bloc d’affiches impressionnant de 8 mètres de long vient de se détacher d’une palissade. François Dufrêne qui passait par là en avise aussitôt Villeglé, archéologue au pied levé, qui arrive. Il leur faudra trois taxis (à l’époque, ils avaient des galeries) pour finalement l’amener et l’entreposer au Musée national d’art moderne. (Bon choix : elle rentrera dans la collection en 2002.). Les images (publicitaires) sont encore lisibles à défaut des slogans. Une poésie s’en dégage en miroir de l’événement.

À droite dans un encadrement orange sur fond violet, un personnage à la Savignac qui prendrait ses jambes à son cou (comme le Minotaure de Picasso) emportant sous le bras un « desse… ». A gauche, en un autre encadrement, déchirant l’espace, un petit oiseau « en couleurs » tenant en son bec une photo. « Photo » c’est écrit là-haut et c’est comme en miroir une métaphore : Villeglé emportant, « volant » l’image ! « Un voleur s’évadant du réel » a dit Arnaud Labelle-Rojoux.


Rue Desprez et Vercingétorix – « La Femme », 12 mars 1966
Affiches lacérées marouflées sur toile, 251 x 224 cm
Musée Ludwig, Cologne, Allemagne

C’est la Femme avec un grand F… comme fantasme ! Le noir et blanc photographique dégage sa silhouette toute en courbes souriantes et élégantes. Le reste est en couleurs, manière de « cristallisation » (voir De l’Amour de Stendhal). La beauté du modèle se conjugue à la beauté du geste par la grâce des effeuillements et des lacérations. On devine une photo de mode. On se souvient de William Klein, photographe de la ville américaine, de ses murs recouverts d’écriture, « Broadway by light », de la lumière des mots.

Le modèle (Marianne ?) semble en balance poétique, voire politique : à sa droite…, une affiche lacérée de François Mitterrand, à sa gauche, un drapeau bleu blanc rouge qui flotte et le nom de de Gaulle. La France partagée, la France déchirée.
Cependant, quel qu’en soit l’agrément, à travers ces images Jacques Villeglé voit comme « des arlequins blessés qui "libèrent la résonance intérieure des choses et des êtres", qui démasquent le vide de notre société ».

 

4. LA COULEUR DÉCHIRÉEretour sommaire
SANS LETTRE, SANS FIGURE, TRANSPARENCES...

« L’originalité de Hains et Villeglé, a dit Daniel Buren, était de faire de grandes peintures abstraites sans toucher un pinceau. » On ne peut tout à fait les dire abstraites « tant le papier, les couleurs, font partie avec la déchirure de notre paysage urbain » signale Villeglé dans la classification des œuvres « sans lettre, sans figure » du catalogue raisonné.

Par contre « l’extension du répertoire formel de l’affiche lacérée est pratiquement sans limite. Il va de l’expressionnisme au tachisme, de Matisse à Mathieu et de Mathieu à Mahé », jugeait Pierre Restany en septembre 71 (Villeglé témoin de notre temps, Aspen Colorado). Mahé fait référence à l’intégralité du nom de l’artiste : Jacques Mahé de la Villeglé.
L’affiche lacérée, matériau de rebut, résonne de mille échos dans le domaine pictural, des impressionnistes au « dripping ». Malraux y voyait des expressions… hittites. En fait « l’affiche lacérée prend son intérêt lorsque, lacérée, son objet s’efface ».

Les œuvres où la couleur prédomine jusqu’à la monochromie résulte de l’encadrement des panneaux d’affichage par des bandes de papier monochrome, et ce jusqu’au milieu des années soixante. « Les affiches commerciales, précise Villeglé, étaient séparées les unes des autres par deux bandes de teintes différentes, de 50 cm de large. La couleur de ces bandes qui pouvaient être noires, était supposée mettre en valeur l’affiche cernée. »
Certaines autres affiches, lacérées par temps pluvieux, vont jouer de la transparence. « Une mince pellicule du papier arraché reste collée sur les couleurs vives des affiches inférieures découvertes, note Villeglé, elle adoucit les teintes, amortit les contours aigus de la lacération, efface les mots, elle révèle un caractère impressionniste plus proche des Nymphéas de Monet que de l’expressionnisme de Van Gogh. »


Rue René Boulanger - Boulevard Saint-Martin, juin 1959
Affiches lacérées marouflées sur toile, 293 x 430 cm
Collection Mamac, Nice

Difficile de dire de combien d’épaisseurs d’affiches l’œuvre s’est faite. C’est comme une tapisserie où grouilleraient les signes et les couleurs sans que jamais ils ne s’imposent par la grâce de déchirures juste faites à temps, on ne sait pourquoi ni comment. C’est aussi dans ce processus sans intention que la beauté apparaît : « la beauté est là où vous n’êtes pas » (Krishnamurti).
Et dans l’encadrement de bandeaux bleus comme une transparence de vitrail serti de noir : palimpseste de couleurs brutes dont jouit l’œil fasciné sans pouvoir se fixer à un détail. Mais si on prend le temps de regarder, à travers l’écorce du noir papier, ces couleurs emprisonnées qui se font la belle, c’est comme le temps qui se donnerait à voir, comme en suspens depuis juin 59.

 


5. ALPHABET SOCIO-POLITIQUEretour sommaire
CONFRONTER LES SIGNES LES PLUS « CHARGÉS »

Après Mai 68, dans le métro à Paris, les tags servent à lutter, selon Villeglé, « contre le conditionnement social ». Plus tard, dans les années 80, le graffiti s’imposera esthétiquement comme à New York (Keith Haring, Jean-Michel Basquiat).

« Le 28 février 1969, de Gaulle reçoit Nixon. Je vois alors sur le mur d’un couloir de métro : les trois flèches de l’ancien parti socialiste, la croix de Lorraine gaullienne, la croix gammée nazie, la croix celtique inscrite dans le O des mouvements « jeune nation », « ordre nouveau », « occident », etc. Puis à nouveau les trois flèches dynamiques et barreuses de Tchakhotine[4] indiquant sans autre commentaire le nom du président américain. L’impact des idéogrammes politiques ainsi assemblés primait sur tous les autres slogans anti-yankees de l’heure. »
A partir de ce moment-là en « releveur de traces de civilisation » (Walter Benjamin), il ne cessera plus de confronter les signes les plus « chargés », les plus outranciers en les juxtaposant. « Métissage mâtiné d’ange et de bête », « Attelage de deux êtres appariés côte à côte sous le même joug », pour citer Jankélévitch comme le fait Villeglé.

Villeglé cite également Vico[5], selon qui « les affrontements naissent et se développent entre des classes et des générations qui parlent des langues différentes ; en conséquence chacun restant sourd à l’autre, elles sont pour ainsi dire muettes et contraintes de se faire entendre par signes ». Ainsi Vico expliquait-il « l’origine, lors des guerres entre clans ou nations en formation, des armoiries, des armes et des emblèmes de familles ». S’agirait-il d’une recherche d’un nouvel héraldisme ?

La ville est devenue le terrain des opérations, la guérilla devient urbaine. À partir des inscriptions murales, voire des surcharges, des caviardages sur les affiches elles-mêmes (comme la réponse de passants en réaction), Villeglé va « spéculer encyclopédiquement sur un abécédaire socio-politique voire économico-religieux » et « se comporter comme un dessinateur, encyclopédiste donc, qui compose des planches illustrées pour porter à la connaissance du public une nouvelle écriture », sans jamais oublier qu’au temps de la Grèce archaïque la lettre était d’abord un objet pictural, sans oublier non plus que l’enluminure médiévale unissait lettrines, armes et animaux.


L’Alphabet de la guérilla, octobre 1983
Peinture à la bombe sur toile synthétique, 126 x 166 cm
Fonds national d’art contemporain,
Ministère de la culture et de la communication, Paris

 

 

 

 


« Le A s’encercle anarchiquement,
le C croissant étoilé s’affronte au
D qui s’arrondit et se barre horizontalement, la croix dans le cercle du celtisme
"bague circonférencielle du monde" (Saint-Pol Roux), le E devient les trois flèches barreuses de Tchakhotine,
pour contre-attaquer
le F la svastika, tourbillon créationnel funestement détourné par les nazis,
comme le N et le Z,
le G, une faucille étoilée brochée d’un marteau, et dans
le H s’inscrit :
le I et
le S,
le I se strie,
le J reste vierge,
le K,
le P,
le R deviennent le chrisme de la propagation de la foi,
le S redoublé, éclairs, runes, appropriation de la sinistre SS
le L, unité de valeur anglaise,
le T, le tau christophore, le Golgotha
aux Etats-Unis et au Japon, les financiers strient
le S et
le Y, comme pour
le E de l’Euro,
le X, « tibias croisés au-dessous du mot POISON,
            sur les fioles lourdes d’esprits, d’alcools,… »
                                                          André Salmon
            peut également se gammer.
le A s’inscrira dans le M, AVE MARIA,
le O se flèche, se noircit pour devenir bombe fumante, s’y inscriront
les runes au service de l’anti-nucléaire, Peace and Love.
le V, c’est la victoire… »

« Jamais je n’ai été gêné d’utiliser des signes qui sont haïs et que je pouvais haïr car, d’une part, je peux les voir sur le plan abstrait et, d’autre part, je les utilise en tant qu’historien », dit Villéglé. Son alphabet révélerait «  la violence qui encombre notre mémoire ». « Mais que de haine et de pathos, réveillez vous ! » remarquaient Michèle et Yves di Folco de l’Atelier d’Aquitaine. « Tout au plus je secoue les ensommeillés, ceux qui refusent de regarder l’histoire en face » leur rétorqua-t-il.

Ses signes ont souvent l’air d’avoir été fait dans l’urgence : coulées de peintures, épuisement des teintes, lettres sans aplomb, dessinées comme sans application. Mais en même temps subtilités d’expression, intérêt pour l’occulte : à preuve son travail autour du « carré magique », un jeu de l’esprit qui a fasciné de nombreux mathématiciens mais qui « constitue aussi, le rapporte Odile Fergine, le rappel des forces obscures à l’œuvre dans le monde (surtout dans le cas du palindrome Sator Arepo connu depuis l’antiquité : le plus ancien ayant été mis à jour à Pompéi) ». Une œuvre de 1993, visible dans l’exposition, en porte le titre.


La mémoire insoluble, juin 1998-2008 (détail)
Série de 237 ardoises d’écolier
Correcteur blanc sur ardoise, bois
Collection particulière

Ce sont des ardoises d’écolier (comme celles qu’Alberto Magnelli utilisait pour ses peintures abstraites dans les années 30-40), habituellement un coup d’éponge suffit pour en effacer la craie. En utilisant paradoxalement le « Pentex » ineffaçable, l’écriture sur ardoise devient indélébile et sa mémoire « insoluble », c'est-à-dire qu’on ne peut ni dissoudre ni résoudre. Vu le support, l’écriture devient enfantine et, quel que soit ce qu’elle véhicule, elle lui redonne de l’innocence. S’élabore ainsi une poétique qui nécessite comme une lecture « à double foyer », d’une part des caractères et d’autre part des messages. Devant ces ardoises (qu’il signe), on devient émule de Champollion… lisant des SMS.
« Je me disais qu’au départ, je me servirai de mon alphabet socio-politique pour communiquer brièvement avec les autres. » Sur divers autres supports, non sans humour, il va jouer sur les mots, reprendre des citations, des textes, créant ainsi des manières de graffiti érudits, voire d’haïkus :

« Travailler Produire Consommer le Cycle Infernal » janvier 96

« Si les signes vous fâchent quand vous fâcheront les choses signifiées » 11 janvier 2006

« Les graphistes ont bradé le modernisme en en faisant le style d’entreprise » Dan Friedman 27 octobre 2006

« Héros tiquent ou les zéros tics » janvier 95 à la manière de Miss Tic influencée elle-même par Villeglé

Il va par ailleurs utiliser l’alphabet socio-politique dans la réécriture de l’œuvre de Benjamin Péret : Le déshonneur des poètes, 1945, et en 1992 travailler sur un texte d’Elie Faure : Bannière, peinture sur toile de 630 x 216 cm comme en bannière, en kakémono.

P.S. L’occupation allemande et la guerre ont favorisé certaines approches de Villeglé : même intérêt que Guy Debord pour la clandestinité et, ici, à travers l’alphabet socio-politique pour les langages codés. Sur une de ses ardoises on peut d’ailleurs lire : « créer c’est résister ».


[4] Serge Tchakhotine, auteur en 1939 de Le viol des foules par la propagande politique.

[5] Giambattista Vico (1668-1744), philosophe italien, précurseur de la philosophie de l’histoire.

 

6. POLITIQUESretour sommaire
UNE PEINTURE D’HISTOIRE

« J’estime avoir ramené la peinture d’histoire dans l’histoire de l’art. » (J.V.)
La vision politique de l’œuvre

Jacques Villeglé, dans l’esprit de Walter Benjamin, est attentif à la chose politique dans son incidence quotidienne. Pour reprendre le titre d’une exposition à Lyon en 2003, il met à jour comme une « héraldique de la subversion ».
Si, en effet, « l’affiche transmet la parole culturelle dominante », une fois lacérée elle devient comme « une antidote contre toute propagande » à quel que niveau que ce soit. Il recueille tout autant les affiches évoquant les tensions internationales, la politique gouvernementale que, dit-il, « les élections communales clochemerlesques » : « la grande et la petite manœuvre », formule qu’il reprend au dramaturge Arthur Adamov.

Par contre lui-même ne s’engage pas : ce n’est pas son opinion qui s’affiche. Les lacérations anonymes finissent par mettre en doute les différentes opinions et positions exprimées. C’est ce doute qui constitue la vision politique de l’œuvre.
Villeglé est conscient des effets que la rencontre avec ces affiches lacérées peut avoir sur le spectateur lorsque ce dernier voit son opinion remise en question, mais il entend privilégier la relation de l’individu avec cet anonyme, le lacérateur d’affiches, qui ne se résigne pas au réel et lutte pour obtenir « un droit de parole dans la cité moderne ».
« La parole est à vous » (slogan référendaire)

Souvent Villeglé fait référence au Viol des foules par la propagande politique, l’ouvrage de Serge Tchakhotine, disciple de Pavlov et socialiste qui analysait la manière dont les régimes de Hitler et Mussolini étaient parvenus à une adhésion des foules en faisant appel aux instincts psychiques primaires. Par ailleurs, en ne privilégiant aucune opinion, Villeglé nous permet d’observer plusieurs niveaux de discours en conflit. Ainsi, une œuvre comme les Bulles du Temple, 5 février 69 arrive à rendre compte du désarroi idéologique de la France après 68, ceci par la seule superposition de slogans devenus illisibles.

De telles œuvres vont néanmoins susciter des réactions de tous bords. « La censure vis-à-vis des affiches lacérées, rappelle Villeglé, s’exprima négativement de diverses manières. Esthétiquement, très bien mais que cela reste abstrait. » « Surtout ne pas montrer des images qui peuvent rappeler des souvenirs cuisants ou douloureux, des faits qu’on aimerait cacher, oublier, des personnages qui ne sont pas de votre bord ou qui, si vous les respectez, sont caricaturés. »

« J’ai eu beaucoup de discussions avec les militants communistes qui me reprochaient d’arracher leurs affiches : je leur répondais qu’elles iraient dans les musées et qu’ainsi leur histoire serait racontée. » Ainsi, 6, boulevard Poissonnière – Marcel Cachin, mai 1957.
Sans doute un peu malicieux il ajoute : « Je leur parlais de Malraux qui avait utilisé une Marianne de Bourdelle pour les affiches du RPF. Il disait que cette Marianne serait d’autant plus belle quand elle serait lacérée, parce qu’un visage blessé est toujours plus beau. »


Boulevard de la Villette, mars 1971
Affiches lacérées marouflées sur toile, 148 x 152 cm
Collection Fonds régional d’art contemporain Bretagne

L’œuvre n’a pas vocation à produire du sens. « N’importe quoi pourrait être n’importe quoi d’autre, disait Tennessee Williams, et tout cela aurait autant de sens ». Elle joue du mystère.
Elle fonctionne cependant comme un montage poético-politique à la John Heartfield ou Raoul Hausmann. Le montage fut une pratique qui infiltra les avant-gardes photographiques des années 20 après les expérimentations cinématographiques d’Eisenstein, Koulechov et Vertov. « Contre le faux ordre imposé par l’ordre classique, dit Dominique Baqué dans La photographie plasticienne, il [le montage] revendique le désordre d’éléments hétéroclites ».

A gauche les restes d’une affiche commémorative d’une manifestation ou cérémonie sur les Champs-Elysées, peut-être en hommage au Général de Gaulle mort en 1970. Boulevard de la Villette, le titre de l’œuvre pourrait prêter à confusion alors que, dans le fond, se dessine l’Arc de Triomphe. C’est une photo en noir et blanc (malgré les drapeaux colorisés des premiers plans) qui s’ouvre comme en fenêtre au sein des multiples lacérations.
A droite, une patineuse d’« Holiday on ice », Parque moderne, dont les patins pourraient avoir lacéré l’Histoire ! Sexy « repos du guerrier », elle semble encore proposer ses charmes.
On peut lire tout en bas à droite : « à votre service » en lieu et place d’une signature et tout en haut à gauche, le logo du TNP sous lequel se tient le théâtre de l’événement.
Le regardeur croit avoir fait l’œuvre… mais le mystère subsiste !

Ce même principe est à l’œuvre, poético-politiquement, dans Carrefour Algérie - Évian, 26 avril 61. Ironie de l’histoire, en 1954, au début de la guerre d’Algérie, le « Tribunal des conflits » décrète que certaines affiches peuvent constituer une menace de l’ordre public et qu’en raison de l’urgence le Préfet était habilité à en ordonner la lacération ; pourtant le discours algérien est quasiment absent sauf à considérer qu’il s’exprime par le biais d’un auteur imaginaire… de lacérations.
Autre ironie de l’histoire, en 1968, la qualité des affiches sérigraphiées des Beaux-Arts avait incité les uns et les autres à les arracher des murs. Concurrence : « Je puis m’estimer heureux, plaisante Villeglé, d’être arrivé douze fois à temps sur les lieux du rapt ! » D’où la rareté des œuvres incluant les affiches des Beaux-Arts.

 

7. UN MYTHE DANS LA VILLEretour sommaire
UN FILM EXPÉRIMENTAL


Un mythe dans la ville, 1974-2002
Photogramme du générique
Film cinématographique 16 mm couleurs sonore
Durée : 29’27’’
Centre Pompidou, Musée national d’art moderne, Paris

Jacques Villeglé a longtemps été comme un cinéaste sans caméra. Son processus de travail ressemble à celui d’un film depuis les repérages jusqu’au montage. Catherine Millet l’avait ressenti : « Les tableaux d’affiches lacérées, a-t-elle dit, fonctionnent comme une caméra ».
Ce n’est pas fortuit : « Mon installation à Paris est due au cinéma, confie Villeglé. Raymond Hains avait fait des films chez des amis, chez d’anciens collègues de l’Illustration qui avaient des caméras. Puis il a acheté la sienne en septembre 49. Je me suis dit qu’il y avait un véritable travail à faire. »



Pénélope et Paris-Saint-Brieuc

Avec Raymond Hains, il avait même envisagé, en 50, de fonder une maison de production qu’on aurait nommée « Panoramique ». Dès l’été, ils commencèrent le tournage d’un film abstrait, intitulé finalement Pénélope par Villeglé. Hains et lui-même sont inspirés par les couleurs matissiennes des tenues d’été mais le projet s’étiole. Une version du film où s’entend une composition musicale de Pierre Schaeffer deviendra Etudes aux allures. Pénélope, enfin, sera monté et mixé en 1981 par le Centre Pompidou.
A la manière de Norman Mac Laren, Villeglé, sur des chutes de pellicule surexposée, peint des signes, des motifs qui, une fois montées, devient Paris-Saint-Brieuc, film muet d’animation de 2 mn 50. Il en fera don au Centre Pompidou qui, là encore, avait participé au montage.
Un mythe dans la ville : un défi relevé

« En 1974, la télévision [plus précisément une société intitulée Axe films qui deviendra Cinakopsis] m’avait passé commande d’un "film d’artiste". J’avais entendu deux émissions de radio, l’une avec Roger Caillois et l’autre avec Philippe Soupault, disant tous deux que le mythe de la ville avait disparu. Je me suis dit qu’ils pensaient ainsi parce qu’ils étaient trop vieux. » En intitulant son film Un mythe dans la ville, Villeglé entend relever le défi.
Le film, d’une durée envisagée de 23 minutes (il en fait 29 aujourd’hui), devait faire partie d’une série intitulée « la caméra pinceau », en écho au concept « nouvelle vague » développé par Alexandre Astruc de « caméra stylo ».
Malheureusement, très vite, la maison de production fait faillite, mais c’était sans compter la détermination et l’infinie patience de Jacques Villeglé puisque le film, trente ans plus tard, sera finalement projeté. Il va se faire cahin-caha avec les moyens du bord et la collaboration d’amis. Ce film composite, « bricolé » (avec maîtrise) va s’avérer chef-d’œuvre de cinéma expérimental.

On y fait l’apologie du colleur d’affiches « le plus grand des poètes modernes ». On cite Apollinaire. Les lettres et les mots font image à travers l’utilisation par Villeglé de son alphabet socio-politique : travail d’animation, de banc-titre. Ne voyant jamais la main de l’artiste, on a comme l’impression d’affiches qui s’autolacèrent.
Le film épouse les mutations de la ville, se baladant depuis le « trou » des Halles jusqu’au chantier du Centre Pompidou. « Sera-t-il le nouveau mythe de la ville ? Je savais que cela allait bouleverser Paris qui n’était plus rien à l’époque… »
On tourne autour des kiosques à journaux : des Gros Plans sur les Gros Titres ponctueront le film et l’inscriront dans l’actualité. Plus tard, en ravisseur d’affiches, on découvrira Jacques Villeglé interprétant son propre rôle.
Un personnage dans un monde d’affiches lacérées

Un jour, il reçoit, pour une exposition de Jean Dubuffet, un carton d’invitation, sur lequel déambule un petit bonhomme dans l’esprit de l’Hourloupe. « J’estimais que par sa démarche claudicante, il ferait un héros de film rival de Superman ! » Ce « macadam cow-boy », un peu flâneur, il va le voir ressurgir un peu partout dans la ville sur les affiches publicitaires annonçant l’exposition. Et voilà Villeglé qui arrache l’une d’entre elles, puis une quarantaine comme pour, image par image, en faire, au cœur de son film, une bande dessinée : un même personnage dans un monde changeant d’affiches lacérées.
Il arrive à convaincre Jean Dubuffet de la créativité de son larcin, de la qualité du projet. Vu les péripéties du film, une longue correspondance entre eux va s’engager. Hélas, quand Un mythe dans la ville sera projeté, Jean Dubuffet nous aura quittés.
« Couper n’est pas jouer : biopsie n°10 »

Jacques Villeglé avait, par ailleurs, obtenu l’autorisation du poète Bernard Heidsieck d’utiliser en accompagnement sonore Couper n’est pas jouer : biopsie n°10, œuvre réalisée en 1968. Celle-ci répond au « déroulé heurté des images ». Elle inclut « les notes convergentes », texte théorique du poète, des bribes de l’actualité de Mai 68, de discours à l’Assemblée Nationale. « Bernard Heidsieck a attendu 27 ans pour voir ce que je faisais sur sa bande-son ! », rapporte Jacques Villeglé touché.
Film à voir et à arpenter, guidé par le petit bonhomme de Jean Dubuffet.

 

8. VILLEGLÉ ET L’HOURLOUPE retour sommaire
LA PEINTURE DANS LA NON-PEINTURE

« Quand on considère la fameuse formule de Lautréamont : "L’art doit être fait par tous et non par un", je réponds que l’artiste se fait influencer par tous et non par un. Picasso était le plus grand des voleurs, Dubuffet aussi était un voleur… L’art c’est le vol. » (J.V.)

Le 8 mai 1965, Villeglé décolle à Paris la première d’une série d’affiches faites de reproductions d’œuvres d’art qui, jusqu’en 1985, constitueront un ensemble thématique qu’il appellera « la peinture dans la non-peinture ». Le musée est descendu dans la rue, les peintres s’y affichent.


Rue du Grenier Saint-Lazare, mardi 18 février 1975
Affiches lacérées marouflées sur toile, 89 x 116 cm
Collection Fonds régional d’art contemporain Bretagne

Rue du Grenier Saint-Lazare, 1975 est la première des 40 affiches arrachées annonçant l’exposition de Jean Dubuffet à l’ARC : en divers endroits de Paris, il s’empare d’une même affiche, différemment lacérée comme autant de variations sur un même thème.
Le principe d’appropriation est, ici, une manière d’hommage à Alfred Jarry. Celui-ci avait ni plus ni moins « ravi » un texte déjà existant, qui deviendra Ubu roi. Villeglé voyait une parenté entre le bonhomme de Jean « D’Ubu/ffet » et celui d’Alfred Jarry, appelé « Bosse-de-Nage ».

Il apprécie : « un beau titre, "l’Opéra de Quat’sous" en haut à gauche de celle-ci, et comme un libellé de fabrication : le mot "anarchiste" en bas à droite. » L’Opéra de Quat’sous est une œuvre de 1928 de Bertolt Brecht et Kurt Weill, comme l’affiche elle-même le spécifie. Cela raconte comment, dans les bas-fonds de Londres, Peachum le « roi des mendiants » tente d’empêcher le mariage de sa fille Polly avec Mackie-le-surineur. Sur l’affiche, la mariée lacérée est à deux doigts d’être mise à nu ! Et sur celle collée par-dessus, on devine la signature de Jean Dubuffet, elle-même lacérée. La signature se tient au-dessus du dessin comme un phylactère dans une bande dessinée.

En flânant de la Rue du Grenier Saint-Lazare à la Rue de la Perle, jusqu’à la Rue de Thorigny, c'est-à-dire en contemplant les œuvres où s’inscrit l’affiche de l’ARC, on assiste en des décors différents à « l’entrée clownesque » du petit bonhomme de Jean Dubuffet.
Villeglé, Mathieu et les autres...

La thématique de « la peinture dans la non-peinture » avait démarré en 1965, quand Villeglé avait prélevé une affiche de Mathieu, créée pour annoncer le bal de l’école polytechnique. « J’ai ainsi récolté des œuvres signées par les artistes peintres suivants : Alechinsky, Ben, Bingham, Braque, Buffet, Combas, Dali, Dubuffet, Forbera, Hubaut, Kirchner, Klee, Léger, Matisse, Mathieu, Paëlla, Picasso, Raynaud, Rousseau, Van Dongen et Winterhalter. L’affichage à foison d’œuvres de Georges Mathieu puis de Jean Dubuffet m’avait permis de donner de ce thème deux versions assez complètes et contrastées, vu le manque d’affinités des deux protagonistes. »

Mathieu est célèbre pour l’exécution de ses œuvres en public souvent en des temps records, dans une absence de préméditation et une manière d’état second qui lui permettait d’évoquer abstraitement les grandes batailles de notre histoire (voir au Musée national d’art moderne : les Capétiens partout, 1954). L’état de l’affiche glanée par Villeglé semble résulter de ce style.
« Le lacérateur, analyse-t-il, s’était attaqué au cœur pourpre du graphisme, mettant à découvert, de trois coups de rasoir et un arrachage, une tache écu de sable, avec en abîme billette et crosse renversée virant à l’ocre, destré de gueules comportant pointe triangulaire à l’anglaise. » La délectation de Jacques Mahé de la Villeglé fera le courroux de Georges Mathieu, d’autant plus qu’il baptise son appropriation : De Mathieu à Mahé, son patronyme étant la forme bretonne de Mathieu !
Quelques temps plus tard, entre autres affiches, il collecte De Raphaël à Mathieu, référence non au peintre de la Renaissance mais à l’apéritif au quinquina.
Ainsi donc « s’il y eut défiance entre le promoteur de l’abstraction lyrique [Mathieu] et l’inventeur de Lacéré Anonyme, l’affinité fut spontanée, malgré la différence de génération, avec celui qui incarne l’homme du commun [Dubuffet] ». C’est Villeglé qui le dit.

Jacques Villeglé, par ailleurs, qui a toujours eu une grande admiration pour le radicalisme de Jean-Pierre Raynaud, s’empara, quelques années plus tard, d’affiches lacérées (comme en campagne électorale) d’autoportraits de l’artiste sur fond de drapeau Bleu/ Blanc/ Rouge. C’était au moment des élections présidentielles d’avril 2002.

Chinant ainsi les uns les autres, certains pourraient penser que Villeglé joue au « collectionneur d’art ». « Le véritable collectionneur, pour moi, avance-t-il, est celui qui achète une œuvre non parce qu’elle lui plait, non parce qu’il lui trouve une beauté, mais parce que cette œuvre l’interroge. Si, lorsque je choisis une affiche lacérée, je suivais seulement mon goût personnel mon choix se serait figé, j’aurais fait une œuvre académique » (entretien de Villeglé avec Bernard Lamarche-Vadel, décembre 87).

 

9. DÉCENTRALISATION ET ATELIER D’AQUITAINE retour sommaire
LE RAVALEMENT DES FAÇADES

Poursuivant l’initiative prise par André Malraux, en 1959, de ravaler les façades parisiennes pour une « ville propre », les différents gouvernements vont faire enlever, dans les années 80, toutes les affiches mal placardées, etc. Les grands panneaux devenus payants ne concernent plus que le commerce, la publicité. Dès lors l’affichage sauvage se réfugie à la périphérie de la capitale. Dans ce contexte, à Lille et dans ses environs, Villeglé entreprend une série intitulée Décentralisation. Sa « récolte » fait l’objet en 1991 de nouvelles expositions.
En juillet 97, Villeglé se rend dans le Lot-et-Garonne chez Michèle et Yves di Folco qui envisagent de créer, dans un domaine à la campagne, un lieu consacré aux arts. Avec l’aide de ses hôtes, Villeglé arrache un affichage de plus de 9 mètres de long sur les murs d’une ancienne station-service à la sortie d’Agen.


La Genèse – Boulevard de la Liberté, Agen, 12 mai 1997
Affiches lacérées marouflées sur toile, 260 x 899,5 cm
Fonds national d’art contemporain, Ministère de la culture et de la communication, Paris

Le panneau est composé d’affiches de concerts de musiques amplifiées, techno et autres. « Autant au début, dit Villeglé, je n’aimais pas qu’on lise aisément le nom des marques lorsqu’elles figuraient sur les affiches que je choisissais autant, avec ces musiciens, cela ne me gêne pas qu’on lise le nom de leur groupe parce que chacun n’existe qu’à l’intérieur d’un ensemble, qu’eux aussi en fait sont des anonymes, qu’il y a souvent quelque chose d’utopique dans leur métier. »
Pas toujours, ainsi, dans la Genèse, il est question d’individus comme Steve Coleman et Eddy Mitchell dont l’affiche représente, précisément, un colleur d’affiche au pied d’un mur de briques, affichant à l’ancienne « Monsieur Eddy » a contrario du « all-over » de la Genèse assez violent et sans joliesse.
C’est sûr : [no one is innocent]. Ce groupe de rock alternatif français fait la part belle à la fusion, dans un style proche de « Rage against the machine ». Thierry Molinier, membre du groupe, confie : « Quand [no one is innocent] était placardé partout en France, nous étions en plein au milieu de l’affaire du sang contaminé. Tout le monde était persuadé qu’il y avait un rapport entre l’un et l’autre ». D’un autre coté, « Louise attacks » !

C’est la genèse d’un nouveau monde, et d’un nouveau style moins composé. A travers les œuvres qui suivent, on devine le travail d’équipe. Certaines affiches sont souvent lacérées en bandes comme au couteau, au cutter. On devine comme une urgence, un acharnement, un tourment. Dans Villeglé Techno-Rapt, Dominique Dussol reconnaît dans la lacération des affiches « la technique du scratching utilisé dans la musique techno ».


L'ATELIER D'AQUITAINE EST LANCÉ

Villeglé crée l’Atelier d’Aquitaine au travail polyvalent : « On passe, dit Villeglé, de la réalisation des œuvres à leur mise en scène, de la gestion des relations institutionnelles à la conception et la réalisation de catalogues ».
Ils vont composer une équipe itinérante, explorant les villes et les villages du sud en quête de nouvelles œuvres. Christophe Domino parle avec humour d’une « Factory à roulettes », faisant bien sûr référence à la Factory new-yorkaise de Warhol. Catherine Francblin, avec un même humour, parle de « Villeglé et des 40 vandales ».

Leurs expéditions s’avèrent souvent fructueuses : ainsi le 9 février 98 à Vichy, une colonne Morris surchargée leur offre 17 couches d’affiches qu’ils épluchent les unes après les autres. Certaines prises sont « spectaculaires », ainsi Manson & The little Rabbits – Fac de Droit, Poitiers, 8 janvier 2001, une affiche lacérée de plus de 22 mètres de long : le travail d’équipe s’impose !

Comme pour mieux éprouver le présent, une nouvelle manière d’agir s’impose : l’arrachage et l’accrochage presque simultanés dans une réflexion à chaud. Ainsi, à Nantes (comme quelques années plus tôt à Grenoble), à l’Ecole régionale des Beaux-arts, les 8 affiches proposées sont prélevées dans la ville les jours précédant l’expo. « Le premier jour, raconte Villeglé, on ramasse les affiches avec deux voitures ; le deuxième jour, on les maroufle ; le troisième on nettoie ; le quatrième est celui du vernissage. C’est aussi, ajoute-t-il, une ironie sur le travail, la lenteur. »

Selon le même principe, en 2001, Villeglé et son équipe se rendent en Corse et collectent en quelques jours 13 affiches, dont 11 sont aussitôt présentées, sans marouflage, à Corte. Ce fut sans doute éprouvant physiquement puisqu’à l’issue de ce voyage Villeglé décide d’arrêter son activité de ravisseur d’affiches. Néanmoins, en 2003, il réitère l’exploit en Argentine, à Buenos Aires « comme une sorte de couronnement », ajoute-t-il.
Villeglé n’a jamais revendiqué l’acte d’arracher les affiches comme une performance mais gageons que, seul ou en équipe, au-delà du travail technique, ce fut une jouissance.


L’ŒIL ÉCOUTE… ET VICE-VERSA

A la fin des années 90, Villeglé est mis en contact avec des groupes de musique Rap, Rock et Techno en tournées dans le midi et donc à l’affiche. Il rencontre également le musicien et peintre Charlélie Couture pour lequel l’affiche lacérée est comparable à ses compositions musicales. Beaucoup de nouvelles expositions d’affiches lacérées, d’écritures socio-politiques vont concerner cette relation avec la musique.

En 1999, une manifestation d’importance est organisée au Confort Moderne, à Poitiers, lieu de culture vivante, de « Grand Mix » entre les arts plastiques et la création des musiques amplifiées. Pierre Henry compose la musique, Apparitions concertées, pour sonoriser les salles où 110 affiches lacérées de groupes de rock, de rap, de pop, de reggae, etc. constituent un écho visuel à la fusion si contemporaine des genres musicaux, à leur métissage. « … les couleurs et les sons se répondent ».
Il réitère ce principe à la Cité de la musique à Paris, en 2000, où 44 affiches lacérées sont « accompagnées » par une nouvelle composition de Pierre Henry, puis pour la Nuit Blanche 2007, dans un ancien entrepôt de la SNCF avec, toujours, la collaboration de Pierre Henry dont la composition, Murmures, orchestre les bruits produits dans les salles voisines.

 

CONCLUSIONretour sommaire

« Toutes ces choses de la vie qui se chevauchent dans la tête d’un homme en marche. » (J.V.)

Les affiches lacérées seraient, à l’image de notre fonctionnement psychique, le parcours du flâneur dans la ville, un voyage intérieur.

La forêt des symboles socio-politiques comme la décantation de mille pensées contradictoires se jouxtant, s’affrontant… en quête — qui sait ? — d’harmonie !

« L’unité de ma collection, dit Villeglé, devrait se maintenir par l’identité profonde des antagonismes qu’elle recèle. »

Pour paraphraser Bergson, l’Essai sur les données immédiates de la conscience, il confie : « Il n’y a pas deux tendances ni même deux directions mais bien un moi qui vit et se développe par l’effet de ses hésitations mêmes ».

« La vie d’un affichiste est une vie lacérée » qui favorise l’approfondissement à travers les couches du conscient et de l’inconscient. « On doit sans cesse revenir à l’érosion, disait René Char, la douleur contre la perfection », pour mettre à jour la beauté qui est en tout.

« J’ai toujours recherché une esthétique, dit Villeglé. On en parle comme d’un défaut mais je ne suis pas d’accord. Il faut simplement éviter le maniérisme, que ce soit mélangé avec plein de choses, comme la vie. »

La « comédie urbaine » est l’histoire d’un ravissement.

 

Bibliographie sÉlective retour sommaire
Ouvrages de Jacques VilleglÉ
- La traversée Urbi & Orbi. Luna-Park Transédition, 2005.
- Le carnet d'Annette 1998-2004. Le Quartier, Centre d’art contemporain, Quimper, 2006.
- Catalogues thématiques des affiches lacérées de Jacques Villeglé (sous la direction de Jacques Villeglé).
La peinture dans la non-peinture. Textes de Françoise Julie Piriou et Michel Girou. Editions Marval, Paris, 1988.
Graffiti politiques ou autres. Texte de Françoise Julie Piriou. Editions Marval, Paris, 1989.
La lettre lacérée (1949-1962). Texte de Daniel Abadie. Editions Marval, Paris, 1990.
La lettre lacérée (1963-1989). Texte de Michel Giroud. Editions Marval, 1990.
Transparences. Textes de Françoise Julie Piriou et Philippe Piguet. Editions Marval, 1990.
Placards de journaux, Mai 68. Texte d'Alain Jouffroy. Editions Marval, 1996.
Sans lettre sans figure. Neuchâtel, Ides & Calendes, 2004.
Affiches politiques. Texte de Laurence Bertrand Dorléac. Ides & Calendes, 2008.
CATALOGUES D'EXPOSITION
- Jacques Villeglé. La Comédie Urbaine. Textes de Sophie Duplaix, Laurence Bertrand-Dorléac, Roxane Jubert, Catherine Francblin, Fanny Schulmann, Arnaud Labelle-Rojoux, Rita Cusimano. Editions du Centre Pompidou, 2008.
- Jacques Villeglé. Alphabet socio-politique. Textes d’Arnaud Labelle-Rojoux, Jaques Villeglé. Musée Sainte-Croix, Poitiers-Calignac, éditions Vers les arts, 2003.  
- Catherine Millet : « Parlez-vous villegléen? », dans Jacques Villeglé. Mots, Affiches lacérées, 1949-1999. Galerie Georges-Philippe et Nathalie Vallois, 1999.
- Villeglé. La présentation en jugement. Entretien avec Bernard Lamarche-Vadel. Editions Marval, galerie Guillon-Laffaille, 1990.
- Jacques Villeglé. Le retour de l'Hourloupe. Préface de Bernard Lamarche-Vadel. Maison de la Culture, Rennes, 1985.
OUVRAGES ET REVUES
- Jacques Villeglé, par Odile Fergine. Editions Linda et Guy Pieters, 2007.
- Jacques Villeglé, par Kaira Cabanas, François Bon, entretien avec Nicolas Bourriaud. Flammarion, Paris, 2007.
- Jacques Villeglé. Entretiens avec Jean-Luc Poivret et Arnaud labelle-Rojoux. Fusées n°5, 2001.
- Villeglé Techno-Rapt. Préface de Dominique Dussol, interview de Jacques Villeglé par Michèle et Yves di Folco. Editions Vers les arts, Calignac, 1999.

 

Autour de l’exposition retour sommaire

- Films de Jacques Villeglé commentés par l’artiste, le mercredi 17 octobre, 19h, Cinéma 2.
- Jacques Villeglé : la production d’un flâneur. Entretien avec Sophie Duplaix, commissaire de l’exposition, le mercredi 24 septembre, 19h30, Petite salle
- Concerts : créations mondiales de David Coll et Pierre Henry, deux créations concues autour de l’œuvre de Jacques Villeglé, mercredi 1er et jeudi 2 octobre, 20h, Grande salle.
- Visites promenades : des cimaises à la rue Beaubourg en suivant les pas de l’artistes, les dimanches, 15h30
- Visites commentées : les samedis, 15h30.

 

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Contacts
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics, septembre 2008
Texte : Ronan Le Grand
Maquette: Michel Fernandez, Coralie Pachaud
Dossier en ligne sur www.centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossiers pédagogiques’
Coordination : Marie-José Rodriguez