Wang Bing et Jaime Rosales
Le geste humain

 

Wang Bing, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012Jaime Rosales, La Horas del dia, 2003

1. Wang Bing, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012 © Les Acacias
2. Jaime Rosales, La Horas del dia, 2003 © ARP

 

 

« Je ne fais pas des films pour dépeindre la pauvreté d’autrui, mais pour faire une rétrospective de la vie de chacun. »
Wang Bing

« Je suis un cinéaste du réel qui s’emploie à le casser, pour mieux montrer son envers. »
Jaime Rosales

Wang Bing, matière et mémoire Retour haut de page

Wang Bing

Wang Bing

Depuis le début des années 2000, Wang Bing s’est imposé comme le documentariste chinois le plus important. Un cinéaste monumental, même, non pas à cause de la longueur de ses films ou d’une quelconque ostentation artistique, mais par l’ampleur de ce qu’il prend à bras le corps avec une patience et une humilité rares. Dès À l’Ouest des rails (2003), qui filme sur deux ans les dernières heures d’un vaste site métallurgique d’État et la destruction du quartier d’habitation voisin, il s’impose comme un témoin essentiel des bouleversements de la Chine postcommuniste. Mais dans ses documentaires comme dans les deux fictions réalisées à ce jour, il ne s’agit jamais pour lui de construire un discours, fût-il politique ou historique. En filmant les personnes dans leur environnement, dans leur lutte pour survivre et habiter pleinement leur territoire, il enregistre aussi plus largement les transformations de la matière comme perpétuellement recyclée – rouille, boue, excréments, charbon, nourriture... Cinéaste natif du numérique − tous ses films ont été tournés en vidéo −, Wang Bing a su en faire l’outil idoine de cette captation de métamorphoses à la fois physiques, humaines ou politiques.

Les années de formation

Une enfance montagnarde

Né en 1967 à Xi’an, chef-lieu de la province du Shaanxi, au centre de la Chine, Wang Bing est élevé à la montagne avec sa mère et ses frères. Quoique situé sur un plateau aride, les terres du village de sa mère sont suffisamment fertiles pour que sa famille échappe à la Grande Famine des années 60. Dès l’âge de 6 ans, on l’envoie tenir compagnie à son grand-père paternel, devenu veuf. Il tient la maison et fait des allers-retours entre le Jingyang et le Zhouzhi, deux comtés aux modes de vie assez différents selon lui. De cette enfance « de berger et de paysan », il dit s’être souvenu quand il a rencontré les fillettes des Trois Sœurs du Yunnan (2012).
Quand meurt son père, qui était ingénieur en mécanique avant de travailler à la société d’architecture d’État de Xi’an, Wang Bing n’a que 14 ans. Pour hériter de son poste (c’est alors l’usage), il ment sur son âge. Si ce travail précoce l’empêche d’achever des études secondaires, il se cultive dès l’adolescence et citera la Philosophie de l’art d’Hippolyte Taine (1865) comme l’une de ses lectures marquantes.

Regarder jusqu’au noyau

Initié à la photographie par l’un de ses amis dans les années 80, il entre, pour en parfaire la connaissance, en 1992 à l’École des Beaux-arts de Lu-Xun, à Shenyang, dans la province du Liaoning, au Nord-Est de la Chine. Dans le cadre de ses études, il se passionne pour la peinture traditionnelle chinoise, laquelle, comme toute pratique lettrée, avait été interdite par la Révolution culturelle1. Contraint d’accomplir des travaux d’assistanat dans l’école (développer des pellicules, acheter des liquides…) pour aider financièrement sa mère, il maîtrise rapidement les techniques photographiques manuelles. Le cinéma n’entre que tardivement dans sa vie, notamment à l’occasion d’une série de conférences données par un professeur allemand à Lu-Xun. « Lorsqu’on s’apprête à prendre une photo, résume-t-il de cet enseignement qui l’a marqué, et qu’on regarde l’apparence du monde, on doit s’efforcer de regarder attentivement l’objet concret. Au bout d’un moment ce n’est plus la surface de l’objet qu’on voit, mais l’intérieur de son image, son noyau. […] L’image est simplement une façon d’observer, une façon de connaître l’objet en soi. Qu’il s’agisse du cinéma ou de la photo, lorsqu’on regarde un objet, il devient sensible, palpable. »2

Wang Bing passe les deux années qui suivent (1995-96) à l’Académie de cinéma de Pékin, où il apprend la direction de la photographie. Il va y peaufiner sa connaissance des cinéastes étrangers dont il avait vu certains films dans des « salles de cassettes » de Shenyang : Rossellini, Bergman, Visconti, Antonioni, Pasolini, Fassbinder et par-dessus tout le Soviétique Andreï Tarkovski, dont Nostalghia (1983) l’a bouleversé. Ces deux années ont surtout pour but de lui procurer des débouchés professionnels. Il participe en tant que cadreur au tournage d’une série télévisée (Campus pioneers, 18 épisodes, 1997). Il est assistant du réalisateur et du chef-opérateur pour un documentaire biographique sur Zhou Enlai, figure historique du communisme chinois et Premier ministre de Mao3 (Zhou Enlai waijiao fengyun, littéralement Le charme diplomatique de Zhou Enlai, 1997-1998). Cette expérience au sein des studios d’État lui ouvre les yeux sur l’articulation entre formes cinématographiques, techniques et idéologie. « De nombreux policiers surveillaient chaque étape de la production4 », se souvient-il.
En 1999, il est chef-opérateur pour un film en 35mm (La Distorsion). Alors qu’il vit dans la banlieue de Pékin, il revient à Shenyang dont il a appris que les hauts fourneaux, qu’il avait photographiés pendant ses études, vont bientôt fermer. Deux ans durant, avec une petite caméra DV que lui prête un ami et l’appui financier de sa compagne, il filme presque chaque jour le quotidien d’un monde sur le point de disparaître.

Les films

Un monde pulvérulent
À l’Ouest des Rails (2003)

À Shenyang, dans le quartier de Tie Xi Qu, un énorme complexe industriel construit sous l'occupation japonaise en 1934, agrandi par les Soviétiques dans les années 50, à son apogée dans les années 80 jusqu’à compter un million d’ouvriers avant 1990, a été reconverti à l’économie de marché dans les années 90, entraînant la faillite des usines les unes après les autres. De décembre 1999 à avril 2001, Wang Bing filme la perte d'activité de ces usines jusqu'à leur démantèlement et leur fermeture. Ce film-fleuve de plus de 9 heures comprend trois parties : Rouille 1 et 2 (124’ et 119’), Vestiges (178‘) et Rails (135’).

Wang Bing, À l'ouest des rails, 2003 [capture 1]Wang Bing, À l'ouest des rails, 2003 [capture 2]

Wang Bing, À l'ouest des rails, 2003
© Ad Vitam

Dans la première partie, Rouille 1 et Rouille 2, ce gigantesque complexe apparait à la fois comme une fournaise et une matrice sombre, presque infernale, contrastant avec le froid environnant. Mais les ouvriers s’y  affairent de moins en moins, comprenant que leur rôle se réduira bientôt à de la figuration. Le cinéaste s’entend lancer par l’un d’eux : « Filme cet endroit, bientôt il n’en restera plus rien ! ». Ainsi Rouille s’érige-t-il en épopée de la perte. Mais la durée des plans-séquences et celle de l’œuvre permettent de capter l’aspect asymptotique de cette disparition ; l’ère industrielle n’en finit pas de ne pas finir : la « dissolution du monumental5 » a elle-même une durée, celle, peu ou prou, qu’il faut au métal pour rouiller. Tourné en vidéo, ce film redéfinit en fait les contours du cinéma, comme l’écrit Dominique Païni : « Le cinéma a pour ainsi dire avalé le temps vidéo et en a fait de nouveau du cinéma. Les pixels légers de la HD entretiennent une relation métaphorique avec la poussière6».

Pendant que l’usine se démantibule lentement, des douches aux salles de repos, du thé siroté aux parties de mah-jong, le lieu de travail prend des airs d’espace domestique. Dans la deuxième partie, Vestiges, c’est au tour de l’espace domestique d’être menacé : la rue du quartier attenant à l’usine, que la novlangue administrative avait baptisée rue Arc-en-ciel malgré la grisaille ambiante, va bientôt être rasée. Autant l’usine apparaît de moins en moins laborieuse, autant les expulsions semblent engager chacun à travailler pour détruire brique après brique ce qui fut son chez-soi. Étrange chantier que celui de ces futures ruines.

La dernière partie, Rails, introduit du mouvement, du « travelling » via la circulation des trains de marchandises, qui évoquent lointainement les phantom rides (ces plans pris de l’avant des trains, dans les tout premiers temps du cinématographe). Écho graphique aux couloirs de Rouille, les rails sont à la fois l’un des produits de l’usine (on les y fabrique) et la promesse d’une sortie de cet espace pulvérulent.
Le cinéaste veut aussi souligner, ici, la portée métaphorique du chemin de fer, qui « donne l’impression d’un lien entre passé et présent7 ». Comme un imperceptible travelling avant, le film au fur et à mesure de son déroulement se rapproche de l’humain, partant de son environnement extérieur pour pénétrer l’espace familial et faire émerger un personnage, une psychologie : le vieux Lao Du, toléré depuis des années en bordure des voies, dans un cabanon de tôle, mais arrêté pendant le temps du tournage, comme si son expulsion achevait la destruction en cours.

Présenté dans une première version de 5 heures au Forum du Festival de Berlin en 2002, À l’Ouest des rails bénéficie d’une bourse du Fonds Hubert Bals du Festival de Rotterdam grâce à laquelle Wang Bing peut achever le montage définitif. En 2003, en France et au Japon, les trois volets sortent en salle (le film reste six mois à l’affiche d’une salle parisienne et tourne ponctuellement dans une douzaine de villes en régions, engrangeant environ 20 000 entrées toutes parties confondues). Son accueil extrêmement favorable vaut à Wang Bing une résidence à la Cinéfondation du Festival de Cannes (Paris), en 2004, où il se lie d’amitié avec l’un de ses colocataires, le cinéaste catalan Jaime Rosales, et travaille à l’écriture d’un film de fiction sur les « camps de rééducation » chinois (laogai).

Il est désormais épaulé par Lihong Kong, qui produit ses trois films suivants (Fengming, Le Fossé et l’Argent du charbon). En Chine, À l’Ouest des rails, projeté quelques fois à l’université, n’est pas distribué, mais une édition DVD pirate se vend de mieux en mieux à mesure que la renommée cinéphile du cinéaste s’accroît (une estimation fait état de 500 000 ventes).

Les fantômes de l’histoire
De Brutality Factory au Fossé

Wang Bing, Brutality Factory, 2007Wang Bing, Fengming, chronique d'une femme chinoise, 2007

1. Wang Bing, Brutality Factory, 2007
© Lx Filmes

2. Wang Bing, Fengming, chronique d'une femme chinoise, 2007
© Capricci

Brutality Factory (2007)
Segment du film collectif portugais L’État du monde (également réalisé par Pedro Costa, Chantal Akerman, Apichatpong Weerasethakul et d’autres, durée totale : 1h45), Brutality Factory reprend à échelle réduite le processus de dissolution d’À l’Ouest des rails via la destruction d’un immeuble. La nuit venue, des fantômes viennent hanter le chantier, spectres des « interrogés » et des torturés de la Révolution culturelle. Le travail sur la matière (taches de sang sur le béton) court-circuite par l’hyperréalisme les codes du fantastique.

 

Fengming, chronique d’une femme chinoise (2007)
Engagé dans un long travail de documentation et de collecte de témoignages sur les heures noires du maoïsme en vue de la fiction qu’il prépare, Wang Bing filme, face à la caméra, des survivants des camps. Parmi la quarantaine de témoignages recueillis, celui de He Fengming a un statut particulier : son récit est particulièrement clair et construit, car cette survivante a déjà publié des mémoires (400 000 ventes), Ma vie en 1957, un temps interdites puis republiées.

Étudiante membre des brigades communistes puis journaliste, Fengming, ainsi que son mari, également journaliste, va participer à la campagne des Cent-Fleurs lancée par Mao Zedong en février 1957. Cette expression fait référence à un texte essentiel du taoïsme, le Zhuangzi8 et à sa formule : « Que cent fleurs s'épanouissent, que cent écoles rivalisent ». Pour rétablir son autorité affaiblie sur le Parti, renouer avec le peuple mécontent des excès de la bureaucratie chinoise, et alors que s’opère une déstalinisation en URSS avec Nikita Khrouchtchev qui dénonce les crimes du communisme, Mao Zedong demande à la population, et notamment aux intellectuels, de critiquer les instances dirigeantes chinoises. D’abord timides, les critiques se généralisent et entraînent une violente campagne de répression de la part du régime. Fengming et son mari sont contraints, comme des milliers d’autres Chinois, lors de « séances de lutte », de reconnaître leurs « crimes droitiers ». Les deux époux sont déportés dans des camps différents. Lui meurt sans sépulture dans le camp de Jiabiangou. Elle, est relâchée, puis arrêtée à nouveau pendant la Révolution culturelle. C’est sa vie entre 1949 jusqu’aux années 1990 que raconte He Fengming pendant près de trois heures9.

Le confinement de l’entretien, qui se tient dans son salon modestement meublé, et le nombre réduit de plans pourraient faire croire que Chronique n’est qu’un document. Pourtant, après une heure trente de récit, le déclin progressif du jour produit un fondu au noir naturel qui fait coïncider l’assombrissement de l’Histoire avec celui de la pièce. La demande concrète de Wang Bing (« Pourriez-vous allumer la lumière ? »), comme d’autres éléments du film – sa marche dans la rue vers son appartement au début, le coup de téléphone qu’elle reçoit d’un autre rescapé des camps, ou encore sa position à sa table de travail qu’un critique a comparée à celle d’une scénariste, etc.10 – inscrivent pleinement son témoignage dans le présent. Cette actualisation souligne l’importance de la conscience individuelle vis-à-vis de l’Histoire : il ne s’agit pas seulement d’égrener des faits, mais de souligner la résilience d’un sujet, toujours capable de raconter. Le choix du plan fixe ajoute encore à cette affirmation. Le cinéaste pourrait reprendre à son compte la phrase que Fengming aime à rapporter, citation de Guerre et Paix de Tolstoï que lui répétait son mari disparu : « Tant que la vie dure, la joie peut exister ».

 

Le Fossé (2010)
Projet de longue haleine, Le Fossé s’inspire de l’ouvrage de Yang Xianhui, Adieu, Jiabiangou11, un récit transformé en roman pour contourner la censure, et se nourrit d’un long travail de recherche et de témoignages de rescapés des laogai. Au diptyque que constituent le documentaire (Fengming, chronique d’une femme chinoise) et la fiction (Le Fossé) s’ajoute Traces, court métrage qui réunit les repérages filmés dès 2005 dans le désert de Gobi avec des restes de pellicule 35mm donnés par un ami, « un paysage voué à disparaître », dira Wang Bing, qui se concentre sur les cadavres encore visibles, traces palpables des exactions d’État.

Wang Bing, Le Fossé, 2010 [capture 1]Wang Bing, Le Fossé, 2010 [capture 2]

Wang Bing, Le Fossé, 2010
© Capricci

À l’opposé d’une fresque historique, Le Fossé retrace avec toute l’incandescence sensorielle du présent les derniers mois du camp de Jiabiangou, dans le désert de Gobi, dans un décor construit puis délibérément abandonné un an durant pour qu’il s’érode. Rien d’étonnant donc à ce que le montage financier de ce film, qui a pris quatre ans, n’ait pu bénéficier d’aucun fonds chinois (c’est une coproduction franco-belge). Tournant plus de 130 heures de rushes d’octobre 2008 à janvier 2009 loin des ruines de Jiabiangou (mais tout de même dans le Gansu, la province où il se situe), Wang Bing craint alors quotidiennement l’arrivée de la police, qui a finalement lieu, mais l’équipe parvient à s’échapper en voiture.

Réduits à une condition presque animale, les détenus (dont seuls 500 sur 3 000 ont survécu) végètent dans des terriers-dortoirs et accomplissent un labeur aussi absurde qu’épuisant. Les morts quotidiennes et les manières de palier au manque de ravitaillement (vol, ingestion de graines non comestibles ou de vomissures, cannibalisme) poussent l’humain dans ses retranchements. Le principal élément narratif du film est l’arrivée au camp de Li Minhan, la femme de Lao Dong. Le camarade de son époux se refuse à la mener à la « tombe » inexistante du mort laissé à même le sable et dépouillé, comme il le confie à d’autres dans le dortoir. S’il explore dans toute son horreur le détail d’une agonie planifiée, Le Fossé porte aussi au jour l’infini cycle des purges. Des chanceux qui survivent, le chef du camp remarque que « quand la famine finira, ils seront toujours ‘de droite’ ».

Dans les marges du capitalisme
De Crude Oil à L’Homme sans nom

Crude Oil (2008)
Pendant la longue préparation du Fossé, Wang Bing séjourne dans le Nord-Ouest, sur le plateau désertique du Gobi, dans la perspective d’y construire le décor du Fossé. C’est pendant cette période qu’il conçoit, à l’initiative du Festival de Rotterdam, Crude Oil, que sa durée (14 heures) et le travail de certaines séquences en temps réel destinent à un visionnage morcelé, sous forme d’installation.

Dans une exploitation pétrolifère du Gobi, une équipe d’hommes en rouge prospecte et fore dès le matin. Le contraste est frappant entre ces petites mains logées dans d’inconfortables hangars et les bénéfices que l’on devine juteux d’un tel site. Pendant pétrolifère au déclin de l’industrie d’À l’Ouest des rails, ce film renvoie certes à son hors-champ, la haute-finance qui fait fructifier de tels gisements. Mais Wang Bing met l’accent sur la réalité sensorielle de cet environnement (soleil, sons, textures) en ne sous-titrant pas les conversations. La cohabitation de ces travailleurs aux contrats à durée variée s’oppose aussi à un sens du collectif qui régnait encore dans les arrière-salles des hauts fourneaux.

 

L’Argent du charbon (2008)

Wang Bing, L'Argent du charbon, 2008

Wang Bing, L'Argent du charbon, 2008
© Les films d'ici

Beaucoup plus bref (50’), L’Argent du charbon, coproduit par les Films d’ici et Arte (France), suit le trajet de camionneurs qui transportent du charbon des mines du Shanxi à la ville portuaire de Tianjin (Nord-Est). Tout au long du trajet, c’est un ballet de négociations et de transactions durant lequel le nombre d’intermédiaires se multiplie, changeant littéralement le charbon en argent, jusqu’aux prostituées ou aux garagistes qui bénéficient du passage de ces convoyeurs.

 

L’Homme sans nom (2009)
Tourné en 2006 et 2007 mais achevé en 2009, L’Homme sans nom suit l’affairement parfois énigmatique d’un homme en haillons, qui vit dans une anfractuosité terreuse et passe ses journées à ramasser, collecter, transvaser. Ce film relève d’une expérience de production plus libre qu’à l’accoutumée pour Wang Bing, car la galerie parisienne Chantal Crousel lui a donné entièrement carte blanche, finançant ainsi son tournage deux ans durant, à intervalles de deux ou trois mois12.
Au-delà de la fascination qu’a pu exercer sur lui cet homme taiseux rencontré dans la grande banlieue de Pékin, L’Homme sans nom se situe à la charnière de la portée historique de l’œuvre de Wang Bing et de sa passion documentaire pour le geste humain, en particulier le geste industrieux. Il constitue en effet une esquisse, une étude de personnage pour Le Fossé alors en préparation, et pour lequel se pose la question du jeu : comment indiquer aux acteurs des gestes correspondant à une situation extrême, au « travail » qu’impose la survie ?

Wang Bing, L'Homme sans nom, 2009 [capture 1]Wang Bing, L'Homme sans nom, 2009 [capture 2]

Wang Bing, L'Homme sans nom, 2009
© Courtesy Galerie Chantal Crousel

L’anonyme du titre est une personne réelle mais la patience de Wang Bing à le filmer, son choix de « plans-tatami » à hauteur de personnage accroupi contribuent à l’élever au rang d’archétype, ou de fantôme de l’ancien monde repoussé dans les marges en un temps de capitalisme effréné. La condition de cet homme dans la banlieue d’une mégalopole souligne en effet obliquement, sans discours, ce que le cinéaste formule nettement dans un entretien récent : « l’hypocrisie de ce système où la croissance économique cache un appauvrissement matériel et spirituel qui touche des millions de personnes13. » Quelques bruits environnants entendus hors-champ (tracteur, animaux) rattachent ce marginal au centre qui l’a rejeté, infirmant l’hypothèse d’un érémitisme pleinement choisi.

Pourtant, à y regarder de près, le « héros éponyme » (et anonyme) de ce film ne saurait être réduit à ce qu’il représente : il devient un personnage autour duquel une petite dramaturgie se déploie ; une sorte de suspense est créée autour de la destination des excréments qu’il récolte.

Figure individuelle du travail du recyclage de la matière déjà à l’œuvre dès À l’Ouest des rails, l’homme sans nom est moins une loque humaine qu’un performer – ce n’est pas un hasard si, quand on lui demande de désigner « l’artiste absolu », le cinéaste cite Joseph Beuys, en particulier pour sa performance I Like America and America Likes Me14 : à l’instar de cet artiste allemand qui interroge le corps et ses limites, Wang Bing pose comme sujet central de son œuvre l’irréductible endurance humaine.

Haute enfance
Les Trois soeurs du Yunnan (2012)

De l’endurance, il en faut aussi au réalisateur des Trois Sœurs du Yunnan, tourné à plus de 3 000 mètres, et qui lui vaut de contracter le périlleux mal des montagnes. Parti se recueillir sur la tombe d’un écrivain, Sun Shixiang, mort à 31 ans, dont les mémoires romancées l’ont bouleversé (Shenshi paraît en 2004, trois ans après sa mort), Wang Bing est frappé par la solitude et le labeur de trois fillettes rencontrées en chemin. Quand Arte lui donne carte blanche pour tourner, c’est elles qu’il choisit de revenir filmer.

Wang Bing, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012 [capture 1]Wang Bing, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012 [capture 2]

Wang Bing, Les Trois Sœurs du Yunnan, 2012
© Les Acacias

En s’attachant à leur quotidien sans loisir, le cinéaste trouve un équilibre rarement atteint entre l’âpreté du cinéma direct et la saisie plus profonde d’émotions. Non seulement l’abandon de la mère est évoqué de manière oblique, mais, sans doute parce que le cinéaste reconnaît beaucoup de points communs avec sa propre enfance montagnarde, la vie de ces fillettes leur est restituée, par-delà le constat de grande pauvreté. Ni dénonciateur, ni esthète de la misère, le cinéaste choisit, par exemple, de concentrer dans la scène de la fête du village les propos plus directement politiques (taxes imposées à des villageois exsangues), tandis que, par ailleurs, le film montre le rapport privilégié des toutes petites filles avec le paysage environnant.

Ying, dix ans, Zhen, six ans, et Fen, quatre ans, participent aux travaux du village (garder et nourrir les animaux, ramasser et cuire les pommes de terre) et partagent la maison où les parents les ont laissées. En cercles concentriques, les trois espaces qui constituent leur univers (la pièce où elles vivent, la basse-cour, la montagne) s’emboîtent en une mise en scène de l’endurance individuelle mais aussi du rapport presque cosmique aux éléments. Entre la toux récurrente de YinYin, le souffle du vent dans le micro et l’essoufflement du filmeur en altitude s’établit une continuité secrète, garante de l’étonnante douceur qui traverse le film. Comme le continuum temporel qui reliait la capitale toute proche à l’atemporalité de l’homme sans nom, le spectateur prend conscience de partager le même monde que les trois fillettes, sans s’identifier pour autant à elles et tomber dans une empathie gratuite.

Désaliénation
'Til Madness Do Us Part (2013)

À qui aura vu plusieurs films de Wang Bing auparavant, les 3h47 passées dans un hôpital psychiatrique municipal d’une ville du Yunnan de janvier à avril 2013 apparaîtront comme le prolongement logique de son investigation sur la résilience de l’individu dans un pays qui en fait peu de cas. Locaux misérables, docteurs péremptoires, internements de longue durée et qu’un carton final décrit comme souvent arbitraires… Dans cet espace où le seul air vient d'une cour hors d'atteinte et bordée de barreaux, le lit fait office de refuge – « les gens comme nous ne peuvent s'offrir que le sommeil », remarque un résident.

Wang Bing, 'Til Madness Do Us Part, 2013

Wang Bing, 'Til Madness Do Us Part, 2013
© Les Acacias

En restant au plus près des patients qu'il identifie par leur nom, le cinéaste déchiffre leur mode de (sur)vie, réinjectant de l'individuel dans ce que l'institution s'entête à priver de sens. La prière des rares musulmans, les rituels corporels et vestimentaires, les ruses pour obtenir davantage de nourriture rappellent L'Homme sans nom et Le Fossé, tant la technicité de la lutte est à proportion du dénuement. Mais paradoxalement, plus l’espace est montré comme faussement ouvert (les hommes tournent littéralement en rond autour de cette cour située cinq étages plus bas), plus le film semble multiplier les brèches hors de l’aliénation : ainsi un patient peut-il encore calligraphier sur sa jambe les idéogrammes « Pensée morale », et un autre fredonner une chanson d'amour pendant que son compagnon de chambrée chasse une mouche chaussure à la main.

Rompant l'arbitraire d'un lieu qui programme la folie autant qu'il la diagnostique, ces manifestations de vie font émerger du chaos une émotion inattendue. Non pas la pitié du cinéaste ou du spectateur, mais la possibilité d’un lien affectif entre les détenus (les scènes où certains se serrent l’un contre l’autre au lit, les échanges à travers la grille entre un homme et une femme, le mari conversant avec sa femme qui l’a fait interner). D'où un titre qui sonne comme un douloureux serment matrimonial15.

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Formation

Jaime Rosales

Jaime Rosales

Né à Barcelone en 1970, Jaime Rosales étudie d’abord le commerce à l’ESADE (École supérieure d’administration et de direction d’entreprises) tout en s’essayant sans succès (selon lui) à la peinture, la littérature et la musique. Plus doué en photographie, il obtient une bourse pour étudier dans l’école de cinéma la plus prestigieuse d’Amérique latine, l'Escuela Internacional de Cine y Televisión, située à San Antonio de Los Baños à Cuba. Fondé par Gabriel Garcia Marquez16 et d’autres intellectuels latino-américains, ce haut-lieu cinématographique est réputé en particulier pour l’excellence de son enseignement documentaire. Les courts métrages que Rosales y réalise lui permettent à la fois de maîtriser le dialogue (Episodio, 1997), la narration (Yo tuve un cerclo llamado Rubiel, 1998 – fiction avec un cochon et son propriétaire qu’il décrit comme un clin d’œil au Voleur de bicyclette de Vittorio De Sica), d’intégrer la réalité environnante (le court métrage qu’il tourne avec des Révolutionnaires cubains), et d’entamer une recherche formelle qui constituera par la suite sa marque de fabrique (The Fish Bowl, en noir et blanc, 1999).

Le récit et la forme

« Rechercher une forme qui me stimule et qui soit en osmose avec mon propos17 » : cette ambition artistique, Jaime Rosales l’a parfois payée dans son pays par une diffusion réduite de ses films. Pourtant, en 2003, la projection de La horas del dia à la Quinzaine des réalisateurs de Cannes lui vaut un succès immédiat. Il reçoit le prix Fipresci de la critique internationale (qu’il obtiendra à nouveau pour Un tir dans la tête), et bénéficie en 2004 d’une résidence à la Cinéfondation (Paris), où l’un de ses colocataires n’est autre que Wang Bing. Mais surtout, contre toute attente et dans un cinéma ibérique dominé par des films de genre commerciaux, la reconnaissance lui vient de son propre pays : La Soledad reçoit trois Goya, équivalents des César espagnols : meilleur film, meilleur réalisateur et révélation masculine.

C’est que l’audace formelle ne passe jamais chez lui par un formalisme stricto sensu : tenant ensemble l’exigence d’une dramaturgie et l’inscription de celle-ci dans un dispositif préétabli (différent pour chaque film), Rosales s’intéresse à chaque fois à l’observation du comportement humain. De quoi est tissé notre quotidien ? Qu’est-ce qui en constitue la trame intime, banale ? La minutieuse observation des gestes et des paroles a pu le rapprocher de certains de ses compatriotes, tels son aîné Isaki Lacuesta (La Légende du temps) ou Marc Recha (Pau et son frère, Les Mains vides, Jours d’août). Mais dans cette « école catalane du regard18 », Rosales se distingue par la violence des accrocs qu’il fait à la trame minimaliste, à la narration ténue. « Je suis un cinéaste du réel qui s’emploie à le casser, pour mieux montrer son envers19 ». Actif et endurant comme le spectateur de Wang Bing, celui de Rosales se doit d’être aux aguets. Il comprend peu à peu que durée et distanciation servent de déclencheurs à retardement de l’émotion.

Les films

La pulsion invisible
Las horas del dia et Un tir dans la tête

La horas del dia (2003)
Dès son premier long métrage, Rosales travaille  une forme de platitude narrative : Abel, marchand de vêtements dans la banlieue de Barcelone, a tout d’un homme sans qualité. Rosales partage équitablement le scénario entre les différentes activités routinières qui constituent sa vie : les déjeuners avec sa mère chez qui il vit, les confrontations avec sa petite-amie ou avec l’employée de sa boutique, la drague qu’il fait au bar du coin sans conviction parce que son couple bat de l’aile. Cet aspect étale des longs plans fixes inscrit le film en-deçà de la sociologie ou de la psychologie, même si ces éléments affleurent – notamment via les problèmes d’argent, qui montrent les effets insidieux de la crise économique à l’échelle individuelle. L’ellipse (dans le récit) et le hors-champ (dans l’image) contribuent à un effet d’évidement qui rend le surgissement de la violence meurtrière chez Abel d’autant plus sidérant. La surprise ne naît pas tant des pulsions qui rattrapent de temps à autre cet homme doux que du rythme de leur mise en scène. La routine a finalement raison de l’intrigue criminelle, qu’elle avale comme un monstre indifférent. Mais cette impunité souligne le caractère indécelable de la pulsion meurtrière : un tueur porte-t-il ses crimes sur son visage ? Les barrières entre « lui » et nous ne sont-elles pas purement fictives ?

 

Un tir dans la tête (2008)
Ouvrant l’inquiétude d’une société malade de l’intérieur, comme le montre La horas del dia, à une dimension politique, Un tir dans la tête élève aussi les enchères formelles et esthétiques, au point que le film, en plus de sa sortie en salle, a été diffusé sur internet et projeté au Musée national Reine Sofia de Madrid (MNCARS). Écrit en une semaine et tourné dans les trois mois qui ont suivi, ce « film de réaction20 » est né de la stupéfaction du cinéaste à l’annonce d’un fait divers : le meurtre de deux gardes civils dans un restoroute des Landes par des membres de l’ETA qui les y avaient rencontrés par hasard.

Jaime Rosales, Un tir dans la tête, 2008

Jaime Rosales, Un tir dans la tête, 2008
© Bodega Films

Tourné avec des acteurs professionnels et non-professionnels ainsi qu’avec les personnes qui passaient dans le champ à Barcelone ou en France, le récit fait l’objet d’un traitement d’« aquarium ». Non seulement les acteurs ne savaient jamais quand ils étaient filmés par la discrète petite équipe (9 personnes), mais leurs dialogues ne sont pas audibles. Seuls les bruits de fond et quelques dialogues étouffés s’entendent, la distance sonore contrastant avec la proximité visuelle qu’offre l’utilisation exclusive du téléobjectif. L’histoire est ainsi dépouillée de ses causalités politiques ou psychologiques. Habituellement directeur artistique des films de Rosales, Ion Arretxe y interprète un Monsieur-tout-le-monde barbu et bedonnant, père divorcé et employé dans un bureau. Malgré le traitement du son, les situations sont tout à fait compréhensibles tant son quotidien semble routinier, jusqu’à un croisement de regard fatal.

La prolifération des surcadrages, et en particulier des fenêtres, suggère, plus encore que dans La horas del dia, que toute transparence est trompeuse. Ce point de vue du téléobjectif introduit l’illusion de tout voir, en même temps que le soupçon du pire se trame dans la plus plate des existences. Rosales n’hésite pas à rapprocher son dispositif du « tournage de documentaires animaliers21 ». Cette apparente boutade interroge en fait l’humain dans son tréfonds : comment situer le point de bascule entre l’humanité et l’animalité ?

Le mélodrame distancié
La soledad et Rêve et silence

La Soledad (2007)
Exact revers de La horas del dia et d’Un tir dans la tête, ces deux films s’attachent à montrer, au sein d’un quotidien tout aussi précis dans sa banalité, l’impact d’une violence non pas commise mais subie, par des personnages cette fois principalement féminins.

La Soledad juxtapose littéralement dans son récit deux vies qui, sans être tout à fait étrangères (un autre personnage les connaît toutes les deux), ne se croisent jamais. Adela, qui a quitté le père de son bébé pour s’installer dans la capitale espagnole, commence à s’y recréer des liens amicaux quand une déflagration bouleverse le cours de sa vie. Antonia, plus âgée, fait face aux rivalités de ses filles adultes autour de leur patrimoine, l’appartement où elle vit devenant un important enjeu entre elles. Autre vie banale, que la mort viendra interrompre.

Jaime Rosales, La Soledad, 2007 [capture1]Jaime Rosales, La Soledad, 2007 [capture2]

Jaime Rosales, La Soledad, 2007
© Bodega Films

Formellement, comme dans son récit, le film s’inscrit sous le signe de la scission. De nombreuses séquences sont tournées en split screen (écran divisé), pas tant pour montrer deux actions simultanées dans deux lieux différents que pour défaire la logique d’un espace domestique : tel personnage sort du champ à gauche et revient dans la pièce par la droite, par exemple, ce qui produit chez le spectateur un dérangement léger mais répété. Cette reconfiguration des appartements entretient des échos avec le récit (la crispation des uns et des autres sur leur chez-soi ou leur maison de vacances à acheter). Alliée à des cadrages frontaux, elle n’est pas sans évoquer le travail sur l’espace domestique d’un Yasujirō Ozu, une certaine précision et netteté visuelles provoquant paradoxalement le malaise.

Davantage qu’une solitude réelle des personnages, le film porte au jour une solitude existentielle : celle de chacun face à la mort, d’une violence absolue. Mais le procédé a priori le plus générateur de distance est aussi utilisé comme un conducteur d’affect, comme lorsqu’il court-circuite la division d’un montage en champ-contrechamp : ainsi les personnages qui dialoguent sont-ils parfois rapprochés dans le même plan (l’un de face à gauche, l’autre en gros plan de profil à droite). La chaleur de leur échange, fût-il amical ou familial, prend alors des accents presque mélodramatiques.

 

Rêve et silence (2012)
Rêve et silence radicalise cette persistance de l’émotion au sein de la solitude, et du mélodrame au sein d’une sécheresse formelle. Mais il tend vers une réponse métaphysique : dans le creux laissé par une perte irrémédiable, il y a place sinon pour une présence directement religieuse, du moins pour une spiritualité diffuse et innommée. Jaime Rosales dit avoir finalement gommé une référence directe au sacrifice d’Isaac et à la résurrection du Christ de ce scénario, centré autour d’un couple de Catalans résidant à Paris avec leurs deux filles. Au cours de vacances en Espagne, le père et son aînée ont un accident de voiture. Ce n’est pas seulement du deuil et de ses conséquences que le film traite mais d’une étrange désynchronisation qui a lieu entre la mère et le père, ce dernier souffrant d’une amnésie portant précisément sur le fait même que sa fille ainée ait existé.

Jaime Rosales, Rêve et silence, 2012 [capture 1]Jaime Rosales, Rêve et silence, 2012 [capture 2]

Jaime Rosales, Rêve et silence, 2012
© Bodega Films

La frontalité épurée du cadre de ses autres films (signé comme toujours Oscar Duran) ouvre ici le plan-séquence à une plus grande mobilité, dans un 35mm noir et blanc qui ne nécessite aucun éclairage artificiel. Cette fluidité, voire ce sentiment d’une caméra « flottante », se prolonge dans la direction d’acteurs, via un choix radical : non seulement les acteurs improvisent sans scénario à partir d’une situation qui leur est donnée sur le plateau, mais chaque prise est unique. Dans certaines séquences, comme celle du cimetière, Rosales revient à des plans d’ensemble qui génèrent une sorte de pathos différé, évitant à la fois l’écueil de l’émotion facile et la froideur du formalisme.

Ce film que Rosales compare à une sculpture « élaborée dans l’espace et le temps, avec des composantes humaines22 » s’ouvre et se clôt sur deux plans saisissants du peintre Miquel Barceló  au travail. Avec une rapidité qui rappelle la pratique de la prise unique dans le tournage de Rêve et silence, celui-ci esquisse puis efface à l’eau ce qu’il vient de tracer. Les traces de ce premier tracé formeront avec le suivant un beau palimpseste, métaphore, peut-être, de la rémanence d’un être par-delà sa perte. Dans le récit, le travelling accompagnant le père de la morte qui marche au Jardin du Luxembourg à Paris remplit sans doute cette même fonction : affirmer la présence des êtres chers qu’on a perdus : soudain le père fait volte-face et fixe la caméra, qui prend alors des allures de fantôme. Plus tard la caméra avance « seule » dans les allées des Buttes-Chaumont, ce passage au documentaire coïncidant paradoxalement avec un affranchissement du réel. Dans l’extrême précision du quotidien, l’onirisme et la métaphysique se sont ainsi frayé un chemin.

Correspondance Wang Bing/Jaime Rosales Retour haut de page

Trois lettres (2009-2011)

Jaime Rosales, T4-Barajas Puerta J50, 2009Wang Bing, Happy Valley, 2009

1. Jaime Rosales, T4-Barajas Puerta J50, 2009
© CCCB

2. Wang Bing, Happy Valley, 2009
© CCCB

La correspondance initiée par le CCCB de Barcelone s’inscrit dans une contrainte à la fois cocasse et productive : Wang Bing ne parle que chinois. Leur vie commune, plusieurs mois durant, dans le même appartement parisien de la Cinéfondation a permis aux deux cinéastes de développer un mode de communication qui contourne ce « détail »… T4-Barajas Puerta J50, la première lettre filmée en 2009, que Jaimes Rosales adresse à Wang Bing, dissocie justement le son de l’image en laissant le loisir à la preneuse de son de se promener dans le terminal de l’aéroport, le temps d’un plan séquence de dix minutes. Né d’une déconvenue de Rosales qui voulait filmer une affiche à cet endroit avant de s’apercevoir qu’elle avait été retirée, ce court métrage creuse la banalité d’une zone d’attente en révélant sous l’apparente platitude du premier plan tout un feuilleté spatial (zone fumeur, zone « wii fit », duty free) et sonore.

En fort contraste avec cette chronique du consumérisme ambiant, Happy Valley de Wang Bing, filmé la même année, préambule aux Trois Sœurs tourné dans un village du Yunnan qui porte effectivement ce nom (la vallée heureuse), se concentre en particulier sur deux garçons dont la mère est partie, et qui survivent dans le dénuement. Le film se clôt sur le plan à la fois splendide et angoissant d’un enfant gisant au bord de l’eau – angoissant mais aussi beau et serein parce que, comme l’explique Wang Bing dans un dialogue avec Jaime Rosales, il a retrouvé en filmant ces montagnards du Nord-Ouest les sensations de « cette vie et cette joie de [s]on enfance », une « étape très heureuse de [s]a vie que le temps a peu à peu dépouillée ». Comme chez Rosales, les dialogues sont traités à égalité avec les autres sons, mais au lieu de la profusion d’objets et d’images qui envahissait l’espace d’attente de l’aéroport Barajas, c’est le dénuement le plus strict et l’infinie « recyclabilité » de chaque chose qui frappent dans ce mode de vie isolé.

Jaime Rosales, Red Land, 2011

Jaime Rosales, Red Land, 2011
© CCCB

Réponse à Happy Valley, Red Land, daté d’avril 2011, s’aventure lui aussi dans des reliefs – andalous ceux-là, autour des mines du Rio Tinto, dans la province de la Huelva. Autant les images d’archives de la mine peuvent évoquer les thématiques des documentaires de Wang Bing, autant le présent de ce lieu, dans le point de vue de Rosales, est fait d’oubli : parcouru par des adolescents en sortie scolaire, cet ancien lieu de labeur semble traversé avec indifférence. L’homme et l’environnement ne sont que juxtaposés au titre d’une visite patrimoniale (cimetière, musée ou boutique). Le loisir a ici remplacé le labeur. Les deux cinéastes ont en commun d’être travaillés par une violence extrême.

« Une rétrospective de la vie de chacun »

Chez Jaime Rosales, cette violence surgit comme une déflagration au sein d’un récit délibérément banal ; chez Wang Bing, c’est un état des choses qui préexiste au documentaire. Mais pour les deux, le sens de la durée s’avère crucial pour « montrer l’être-ici des choses23 » – une vérité individuelle qui dépasse tout constat sociologique : « Je ne fais pas des films pour dépeindre la pauvreté d’autrui, dit encore Wang Bing en présence de Rosales, mais pour faire une rétrospective de la vie de chacun24. »

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Du 14 avril au 26 mai 2014

Ouverture

Lundi 14 avril

Wang Bing

Exposition et rétrospective intégrale en sa présence

Du 14 avril au 26 mai 2014

Outre une rétrospective de ses films en salle, plusieurs projets de Wang Bing sont montrés au Forum niveau -1 : projections de films rares ou inédits sous forme d’installations, de sa correspondance filmée avec Jaime Rosales et, pour la première fois dans le monde, exposition de photographies.

Les longs métrages

À L’ouest des rails, Chine, 2003, béta, 551’, coul, vostf.
• Dimanche 27 avril, 14h, Cinéma 2, séance présentée par Dominique Païni.
• Dimanche 10 mai, 14h, Cinéma 2.

Fengming, chronique d’une femme chinoise, Chine, 2007, DCP, 192’, coul., vostf.
• Dimanche 20 avril, 18h, Cinéma 2, séance présentée par Wang Bing, Caroline Renard, Isabelle Anselme et François Amy de la Bretèque, suivie de la signature du livre Wang Bing, un cinéaste en Chine aujourd’hui.
• Vendredi 2 mai, 20h, Cinéma 2.

L’Argent du charbon, France, Chine, 2009, béta, 53’, coul., vostf.
• Samedi 26 avril, 16h, Cinéma 2, séance présentée par Valérie Mréjen, artiste.
• Jeudi 15 mai, 20h, Cinéma 2, séance présentée par Catherine Rascon, monteuse du film.

L’Homme sans nom, France, Chine, 2009, béta, 97’, coul., vostf.
• Samedi 19 avril, 15h, Cinéma 2, séance présentée par Wang Bing, Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi, suivie de la signature de leur livre d’entretiens Alors, la Chine.
• Dimanche 4 mai, 19h, Cinéma 2.

Le Fossé, Belgique, France, Hong-Kong, 2010, DCP, 113’, coul., vostf. Avec Xu Cenzi, Yang Haoyu, Lian Renjun, Li Xiangnian, Lu Ye.
• Vendredi 18 avril, 20h, Cinéma 2, précédé du court métrage Brutality Factory (2007, 16’), séance présentée par Wang Bing et Alain Bergala.
• Vendredi 9 mai, 20h, Cinéma 2, précédé du court métrage Brutality Factory (2007, 16’).

Les Trois soeurs du Yunnan, France, Hong-Kong, 2012, DCP, 153’, coul., vostf.
• Lundi 14 avril, 20h, Cinéma 1, avant-première exceptionnelle, en présence de Wang Bing.

’Til Madness Do Us Part, Chine, France, Hong-Kong, Japon, 2013, DCP, 228’, coul., vostf.
Samedi 17 mai, 20h, Cinéma 1, avant-première exceptionnelle, dans le cadre de la Nuit européenne des Musées. Séance gratuite dans la limite des places disponibles.

Les courts métrages

Brutality Factory, Chine, Portugal, 2007, béta, 16’, coul., vostf.
• Vendredi 18 avril, 20h, Cinéma 2, suivi du Fossé (2010, 113’), séance présentée par Wang Bing et Alain Bergala.
• Vendredi 9 mai, 20h, Cinéma 2, suivi du Fossé (2010, 113’).

Venice 70 : Feature Reloaded’s Part, Chine, Italie, 2013, 1’34, coul.
• Samedi 26 avril, 16h, Cinéma 2, suivi de L’Argent du charbon (2009, 53’), séance présentée par Valérie Mréjen, artiste.
• Jeudi 15 mai, 20h, Cinéma 2, suivi de L’Argent du charbon (2009, 53’), séance présentée par Catherine Rascon, monteuse du film.

Les installations

Crude Oil, Chine, Pays-Bas, 2008, vidéo, 840’, coul., vostf.
Traces, Chine, 2014, vidéo, 25’, n. et b., sans paroles, film inédit.
Père et fils, Chine, France, 2014, vidéo, 40’, sans paroles, film inédit.
Tous les jours, à partir de 11h, Forum -1, accès libre.

Wang Bing, Photographies

Wang Bing, L’homme sans nom, photographie n° 01, 2014

Wang Bing, L’homme sans nom, photographie n° 01, 2014
© Courtesy Wang Bing, Galerie Paris-Beijing

Wang Bing expose, pour la première fois, son travail photographique, présenté sous la forme de trois séries, réalisées entre fin 2013 et début 2014 en argentique. Les images de Père et fils, Traces et L’Homme sans nom reviennent sur des lieux, vers des personnages, qu’il a filmés dans des œuvres antérieures, l’ensemble de ces plans formant un ballet saisissant de la Chine contemporaine.
Tous les jours, à partir de 11h, Forum -1, accès libre.

Jaime Rosales

Exposition et rétrospective intégrale en sa présence

Du 14 avril au 26 mai 2014

Les longs métrages

La Horas del dia (Les heures du jour), Espagne, 2003, 35 mm, 103’, coul., vostf. Avec Alex Brendemühl, Maria Antonia Martinez, Agata Roca.
• Jeudi 17 avril, 20h, Cinéma 2, séance suivie d’une rencontre entre Jaime Rosales et Sandrine Marques.
• Dimanche 11 mai, 19h, Cinéma 2, précédé du court métrage Yo tuve un cerdo Ilamado Rubiel (1998, 13’).

La Soledad, Espagne, 2007, 35 mm, 135’, coul. vostf. Avec Sonia Almarcha, Petra Martínez, Nuria Mencia.
• Lundi 21 avril, 20h, Cinéma 2, séance présentée par Jaime Rosales et Juan Manuel Bonet.
• Samedi 3 mai, 20h, Cinéma 2, précédé du court métrage The Fish Bowl (1999, 10’).

Un tir dans la tête (Tiro en la cabeza), Espagne, 2009, 35 mm, 85’, coul. vostf. Avec Ion Arretxe, Íñigo Royo, Jaione Otxoa.
• Dimanche 20 avril, 15h, Cinéma 2, séance présentée par Jaime Rosales et Philippe Roger, précédé du court métrage Virginia no dice mentiras (1997, 13’).
• Lundi 5 mai, 20h, Cinéma 2, précédé du court métrage Episodio (1998, 12’).

Rêve et silence (Sueño y silencio), Espagne, France, 2012, 35 mm, 110’, coul., vostf. Avec Yolanda Galocha, Oriol Roselló, Jaume Terradas.
• Samedi 19 avril, 20h, Cinéma 2, séance présentée par Jaime Rosales et Edouard Waintrop.
• Vendredi 16 mai, 20h, Cinéma 2, précédé du court métrage Palabras de Una Revolución (1998, 11’).

Les courts métrages

Jaime Rosales, Palabras de Una Revolución, 1998Jaime Rosales, Virginia no dice mentiras, 1997

1. Jaime Rosales, Palabras de Una Revolución, 1998

2. Jaime Rosales, Virginia no dice mentiras, 1997

Virginia no dice mentiras (Virginia ne ment pas), Cuba, 1997, vidéo, 13’, coul., vostf.
• Dimanche 20 avril, 15h, Cinéma 2, suivi d’Un tir dans la tête (2009, 85’), séance présentée par Jaime Rosales et Philippe Roger.

Episodio (Épisode), Cuba, 1998, vidéo, 12’, coul., vostf. Avec Nestor Jiménez et Harold Ruiz.
• Lundi 5 mai, 20h, Cinéma 2, suivi d’Un tir dans la tête (2009, 85’).

Yo tuve un cerdo llamado Rubiel (J’avais un cochon nommé Rubiel), Cuba, 1998, vidéo, 13’, coul., vostf.
• Dimanche 11 mai, 19h, Cinéma 2, suivi de La Horas del Dia (2003, 103’).

Palabras de Una Revolución (Mots pour une révolution), Cuba, 1998, vidéo, 11’, n&b et coul., non sonore.
• Vendredi 16 mai, 20h, Cinéma 2, suivi de Rêve et silence (2012, 110’).

The Fish Bowl, Australie, 1999, vidéo, 10’, coul., vo. Avec Peter Carmody et Marilyn Allen.
• Samedi 3 mai, 20h, Cinéma 2, suivi de La Soledad (2007, 135’).

La correspondance filmée

T4 – Barajas Puerta J 50, de Jaime Rosales. Espagne, 2009, vidéo, 10’, coul., vostf.
Happy Valley, Xi Yang Tang, de Wang Bing. Chine, Espagne, 2009, vidéo, 18’, coul., vo.
Red Land, de Jaime Rosales. Espagne, 2011, vidéo, 21’, coul., vostf.
Tous les jours, à partir de 11h, Forum -1, accès libre.

 

Détails des séances : consulter l’Agenda de Cinéastes en correspondance

 

Références

_1 La peinture traditionnelle chinoise, au même titre que toute la culture chinoise classique ou ancienne, faisait partie des « quatre vieilleries » interdites dès le début de la Révolution culturelle en 1966, par Mao Zedong. Intellectuels et lettrés étaient passibles des pires sévices infligés par les gardes rouges. Fabienne Verdier retrace dans son ouvrage La Passagère du silence (Albin Michel 2003, Le Livre de Poche, 2008), ses années d’apprentissage de la calligraphie et de la peinture chinoises auprès des derniers grands maîtres dans les années 1980, époque encore sous le coup de la Révolution culturelle.

_2 Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi, Alors, la Chine, Les Prairies ordinaires, en partenariat avec le Centre Pompidou, 2014.

_3 De 1949 à sa mort en 1976, Zhou Enlai a exercé les fonctions de Premier ministre de la République populaire de Chine.

_4 E. Burdeau et E. Renzi, op. cit.

_5 Dominique Païni, « À l’Ouest des rails », Le Cinéma, un art plastique, Yellow now, 2013.

_6 In Charlotte Garson, « Projection : l’enjeu numérique », Cahiers du cinéma 599, mars 2005.

_7 Raymond Delambre, « Comment Wang Bing déplaça Joris Ivens de son piédestal », Cinémaction 149, 2013.

_8 Le Zhuangzi est un texte attribué à Tchouang-Tseu, penseur chinois du IVe siècle avant J.C.

_9 Marie-Pierre Duhamel-Muller rappelle qu’après un premier montage de deux heures qui s’arrêtait au début des années 60, Wang Bing a repris son ouvrage jusqu’à la version actuelle (Trafic 78, juin 2011).

_10 Arnaud Hée, « Suivre dans les ténèbres, à propos de Fengming, chronique d’une femme chinoise et Le Fossé », Images documentaires 77, juillet 2013.

_11 Adieu, Jiabiangou, 2002, est sorti en France en 2010 sous le titre Le Chant des martyrs. Dans les camps de la mort de la Chine de Mao, éd. Balland. « Entre 1957 et 1961, 3 000 enseignants, artistes, intellectuels et dissidents ont été envoyés en ‘rééducation par le travail’ dans un coin du désert du Gobi appelé Jiabiangou. Plus de 2 500 d'entre eux sont morts de faim. Nombre de rescapés ont dû dévorer les cadavres de leurs camarades pour pouvoir subsister. Sans le travail obstiné de Yang Xianhui, l'histoire abominable du camp de Jiabiangou aurait sans doute sombré dans l'oubli. Son livre […] est un récit scrupuleux et touchant, habilement transformé en roman pour contourner la censure. ‘Si j'avais dit que tout était vrai, je n'aurais jamais pu le publier’, clarifie l'écrivain de 64 ans.» Philippe Grangereau, Libération, 8 juillet 2010.

_12 He Fengming et Le Fossé ont été projetés à la Galerie Chantal Crousel du 31 octobre au 5 décembre 2009, le premier à heures fixes, le second en boucle.

_13 E. Burdeau et E. Renzi, op. cit. De l’homme qu’il filme, Wang Bing précise : « J’ai fini par savoir qu’il avait été ouvrier en ville et qu’il avait tout perdu ». (Guillaume Morel, « Entretien avec Wang Bing », Images documentaires 77, 2013).

_14 Performance « au cours de laquelle [Joseph Beuys] se fait emballer dans du feutre à Düsseldorf, conduire en ambulance à l'aéroport, transporter en avion à New York, puis conduire jusqu'à une galerie et enfermer dans une cage où il vivra avec un coyote pendant trois jours » (J. Couston, « Un cinéaste au fond des yeux #122 : Wang Bing, réalisateur de Three Sisters », Télérama, 28 novembre 2011).

_15 Le titre chinois du film évoque les notions d’amour et de folie mêlées. Le titre anglais 'Til Madness Do Us Part reprend une citation littéraire qui fait référence au pacte du mariage : « jusqu’à ce que la mort nous sépare » et par analogie : « jusqu’a ce que la folie nous sépare ».

_16 Prix Nobel de littérature en 1982, l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez est notamment l’auteur de ces fabuleux romans : Cent ans de solitude (1967), Chronique d’une Mort annoncée (1981) et l’Amour au temps du choléra (1985).

_17 Sandrine Marques, Entretien avec Jaime Rosales, Centre Pompidou, 2014.

_18 Antoine de Baeque, « Abel et la bête », Libération, 10 mars 2004.

_19 S. Marques, op. cit.

_20 Jaimes Rosales, dossier de presse français, Bodega Films.

_21 Jaimes Rosales, dossier de presse français, Bodega Films.

_22 S. Marques, op. cit.

_23 Joana Hurtado Matheu, « Le langage des choses », Todas las cartas, correspondencias filmicas, The complete letters, Filmed correspondence, Toutes les lettres, Correspondances filmées, CCCB, Barcelone, 2011.

_24 Dialogue filmé au CCCB de Barcelone, 1er et 2 juin 2009 et repris sur le DVD Todas las cartas, op. cit..

 

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