Du 12 mars au 30 juin 2003 - Galerie 1, niveau 6


INTRODUCTION

LA MATIERE CHEZ NICOLAS DE STAEL
LA PEINTURE: MATIERE VIVANTE ET RELATION AU MONDE

- La peinture: matière vivante et relation au monde
- Courte histoire de la matière
- Le rêve de la pâte
- L’entrée dans la matière
- Baguette, bloc et nappe: de l’épaississement de la matière à son allègement

LES PAYSAGES
L’APPARENT RETOUR AU SUJET: DEPASSER LA DICHOTOMIE ABSTRACTION/FIGURATION

- Qu’est-ce qu’un paysage?
- L’espace et la profondeur

LES NATURES MORTES
“L’OBJET ELEVE A LA DIGNITE DE LA CHOSE”


BIBLIOGRAPHIE
- Ouvrages
- Liens internet

AUTOUR DE L'EXPOSITION
- Collège du Centre: conférences
- Ateliers danse et arts plastiques

 

INTRODUCTION

Le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne présente, du 12 mars au 30 juin 2003, une rétrospective consacrée à l’œuvre de Nicolas de Staël.
Personnalité à la fin tragique, le peintre occupe, dans l’art de l’après-guerre, une place unique. Dépassant l’opposition “abstraction-figuration” qui caractérise alors le monde de l’art, il suscite controverses et passion. Il acquiert très tôt une célébrité internationale puis l’intérêt d’un public de plus en plus vaste.
Cette manifestation s’inscrit dans le cycle des dernières expositions présentées en France sur son œuvre, au Grand Palais en 1981, à la Fondation Maeght de Saint-Paul de Vence en 1991 et à l’Hôtel de Ville de Paris en 1994, mais avec une ampleur sans précédent.
L’exposition rassemble près de 220 œuvres dont environ 135 peintures, 80 dessins, une sélection de livres illustrés, de gravures et de documents inédits provenant de collections publiques et privées ainsi que de la collection du Centre Pompidou. Le parcours, chronologique, s’organise autour d’ensembles liés aux ateliers successifs de l'artiste à Paris puis en Provence et sur la Côte d'Azur.
Montrer Nicolas de Staël aujourd’hui, c’est saisir l’actualité d’une œuvre qui, dans un renouvellement permanent, a éprouvé au moyen de la peinture, du dessin, de la gravure, le pouvoir que possède l’art de se saisir du monde sensible pour le représenter dans sa lumière et son espace, sa matière et sa couleur.
Ce nouveau dossier “Parcours” propose de découvrir et d’interroger l’œuvre de Nicolas de Staël à travers trois thèmes qui occupent une place primordiale dans son désir de renouvellement et son retour à la figuration, le conduisant à une liberté toujours plus grande:
- la matière,
- les paysages et les natures mortes, à partir de 1952.

 

LA MATIERE CHEZ NICOLAS DE STAEL
LA PEINTURE: MATIERE VIVANTE ET RELATION AU MONDE

“... la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune.” (Marcel Proust)

Si la peinture classique utilisait une matière discrète, inversement, les “objets de la peinture moderne “saignent”, répandent sous nos yeux leur substance…” (Maurice Merleau Ponty, La Prose du monde). Avec et après l’impressionnisme, la transparence du signe pictural laisse la place au foisonnement de la pâte, à la densité de la matière. La couche devient relief, la couleur le sujet même de la peinture. Désormais, ce qui est en question c’est “l’être physique du tableau”.
La peinture de Nicolas de Staël, son combat avec la matière, s’inscrit dans cette histoire du matériel et de l’immatériel dans l’art moderne. Sa pâte rugueuse et charnelle s’étire, se dilue, se fait opalescence à la fin de sa vie. Certaines de ses dernières toiles, aussi “figuratives” soient-elles, ne sont-elles pas le signe d’un passage du matériel à l’immatériel?

 

Courte histoire de la matière

Depuis sa première rupture avec la figuration, en 1942, Nicolas de Staël est convaincu de l’impossibilité d’une abstraction radicale. En effet, très attaché à la peinture classique, il tente à tout prix de sauvegarder le rapport au monde exprimé à travers elle. Mais comment retrouver cette relation au monde dans le contexte de l’art moderne? Le recours à la peinture comme matière vivante (comme “substance animée” selon son ami Van Gindertael) constitue sans doute la réponse du peintre.
Nicolas de Staël se situe à l’aboutissement d’un développement historique dans lequel il s’incarne. Fidèle au tableau, il appartient - selon André Chastel - au dernier âge de la peinture, qui reste traitement de la pâte et recherche d’épiderme.
Si la matière est bien au cœur de la problématique staëlienne, elle est une préoccupation commune aux peintres des années 50, de Dubuffet à Soulages, dont certains - et Staël lui-même - furent regroupés sous le nom d’Ecole de Paris.
La pâte est exaltée, n’en finit pas de dévoiler ses secrets. Pâtes stratifiées de Poliakoff, matières tourbillonnantes de Messagier, lamelles, stries et grumeaux martelés chez Lanskoy (venu comme de Staël de Russie), pâtes épaisses, filamenteuses et rainurées de Fautrier: l’infinie variété de la touche a pour corollaire l’épaisseur du pigment, la marque de l’instrument. “La notion même de matière, disait Bachelard, est, croyons-nous, étroitement solidaire de la notion de pâte” (L’Eau et les Rêves).
L’abstraction américaine, elle aussi, développe ces années-là amalgames de pâtes épaisses et richesses pigmentaires (Pollock, De Kooning, ou le Canadien Riopelle).
Après la mort de Nicolas de Staël la peinture va, dès la fin des années 50, prendre le large et les matières seront alors aussi peu travaillées ou transformées que possible. Klein expose en 1957 un plein bac de pigment, le bleu IKB. Chez Manzoni (les Achromes) ou Ryman (Untitled) ne subsiste plus que la pure matière du tableau, à savoir la touche ou et le grain de la toile.

 

Le rêve de la pâte

“…la pâte nous semble le schème du matérialisme vraiment intime où la forme est évincée, effacée, dissoute. La pâte pose donc les problèmes du matérialisme sous des formes élémentaires puisqu’elle débarrasse notre intuition du souci des formes. La pâte donne une expérience première de la matière.” (Gaston Bachelard)

Utilisée en épaisseur, la peinture à l’huile est une matière modelable qui glisse et garde une certaine souplesse. Sa prise, plus ou moins longue, permet de ré-intervenir sur elle. Avec la pâte, huileuse et onctueuse, on peut entasser des couches opaques ou au contraire les amincir jusqu’à les rendre opalescentes et même transparentes.
Utilisée maigre, comme chez Cézanne (il pose la couleur à la brosse sèche et transporte cette boue colorée mouillée de térébenthine), elle ne peut se tirer.
Nicolas de Staël va jouer avec la matière qui peut se triturer “dans le frais”. Pendant dix ans, de 1945 à 1955, il manipule cette pâte sur-nourrie d’huile, l’alourdissant ou l’allégeant, à l’aide de couteaux, de truelles ou même de taloches à mortier (Grand Parc des Princes, 1952). Ces épaisseurs et ces opalescences se trouvent parfois rassemblées, comme éléments de la composition, dans une seule toile (Ciel à Honfleur, 1952).
À partir de 1953, il revient à la fluidité du pinceau, à la dilution de l’huile étalée au coton ou à la gaze, et la matière de ses toiles, d’accidentée et rugueuse, se fait de plus en plus légère, impalpable. Elle se dissout. Comme dans son ultime toile, Le Concert.

 

L’entrée dans la matière

En peignant ses premières toiles abstraites, en 1942-43, Nicolas de Staël utilise, classiquement, une matière encore fluide, comme dans Composition,1943.
En passant à l’abstraction, il est à la recherche de plus de liberté. Cette liberté, il va la trouver en alourdissant progressivement la pâte. La matière, soudain détachée de la référence au monde et du poids de la figure, acquiert une surprenante densité, presque une autonomie.
C’est en 1945-46 qu’il “entre” véritablement dans la matière et que, dès lors, cette matière - la texture même de la peinture avec son épiderme, son encroûtement, son feuilletage - domine et entraîne le reste. Il se lance dans un corps à corps sans réserve avec la toile. Il lutte avec la pâte et “attaque” l’espace à la manière d’un sculpteur, en taille directe.
À partir de De La Danse, l’enduit se fait toujours plus dense et gras et la couleur plus variée et subtile.

Composition, 1943
Huile sur toile, 114 x 72 cm
Collection particulière
L’espace est structuré par des lignes sinueuses et enchevêtrées qui s’estompent dans la transparence lumineuse du fond de la toile. L’influence de Magnelli (et même de Domela son ami, élève de Mondrian) se fait encore sentir dans ces lignes. Magnelli qui, comme son “disciple” après lui, n’a cessé de pratiquer des allers-retours entre abstraction et figuration. Mais, à l’inverse de son aîné, la palette de Nicolas de Staël est sourde. Le gris domine, teinté de brun et de vert, les bleus et les jaunes sont éteints. L’écheveau des traits se perd dans les profondeurs vaporeuses de la toile, donnant au tableau une atmosphère onirique.

De La Danse, 1946
Huile sur toile, 195,5 x 114,5 cm
Musée national d’art moderne, Paris
Sur cette toile, pleine d’allégresse, l’accent est mis sur les couches épaisses et striées de la pâte. La matière généreuse est irradiée par la couleur, qui perce pour la première fois cette année-là. Sur un fond sombre, le gris se colore de bleu, de vert, d’ocre. La partie gauche de la toile est éclairée par des masses blanches qui donnent à l’ensemble luminosité et dynamisme joyeux. Les lignes, plus tressées qu’enchevêtrées, tourbillonnant au centre du tableau, évoquent le mouvement léger d’un danseur.


Baguette, bloc et nappe: de l’épaississement de la matière à son allègement

On peut distinguer, chronologiquement, les étapes suivies par de Staël dans l’utilisation de cette pâte triturée, accumulée, stratifiée, puis étalée, étirée jusqu’à la transparence. Des formes en baguette il passe au bloc (ou carreau, damier, tesselle, etc.) vers 1950 et enfin à la nappe, où la couleur est longuement tenue et développée comme dans Le Concert de 1955 (voir chapitre suivant, les Natures mortes).
À chaque étape, les outils du peintre varient. Au bloc répond le temps de déploiement du couteau ou même, plus tard, de la truelle, à la nappe le retour au pinceau.


Baguette
Le style de Nicolas de Staël est encore peu personnel en 46-47 quand règnent les formes en baguette qu’André Chastel dénomme “bâtonnet”. Mais, déjà, point sa “grande période”.
En 1949, les bâtonnets tendent à se transformer en masses de couleur et s’éclaircissent. Les Compositions suivantes présentent des aplats géométriques dont les “polygones”, souvent triangulaires, s’emboîtent entre eux, traités dans des nuances pâles et tendres.

Ressentiment, 1947
Huile sur toile, 100 x 81 cm
Galerie Jeanne Bucher

Les lignes sombres, verticales et obliques, dominent et forment un réseau dense. Dans l’épaisseur de la pâte surgissent des accents colorés, blancs et bleus, ocre ou brique. Un mouvement, presque une palpitation, émerge de la profondeur grasse de la matière. L’œil éprouve émotion et plaisir sensuel à voir ces couches de peinture accumulées, granulées et striées. Derrière les barres sombres de la grille du premier plan frémissent des tons délicats, gris irisés, verts déclinés dans une gamme subtile. Les baguettes ou bâtonnets s’enfouissent les uns sous les autres et se perdent comme dans un jeu de mikado.
La structure, d’un gris métallique presque noir, encadrant des plages de couleur bleue et ocre, évoque un vitrail.

Calme, 1949
Huile sur toile, 96,50 x 162,50 cm
Collection Carroll Janis, New York
Le titre de cette toile est significatif. Arno Mansar (Nicolas de Staël, La Manufacture, 1990) a perçu dans les toiles de cette époque une période de repos, “comme une halte indispensable entre l’expressionnisme des empâtements de la matière de naguère et le prochain éclatement des champs de couleur”.
Le camaïeu des gris bleuté est empreint d’une douceur infinie, accentuée par la délicatesse des beiges. Sous la pâte épaisse palpitent, prisonnières, des lueurs rouge orangé, comme issues d’un magma originel.
On retrouve dans les autres compositions “en polygones” de cette époque ce surgissement de couches enfouies, à la lisière des masses géométriques colorées. La matière tremble, cherche à percer, elle devient vivante.
La juxtaposition des formes qui s’imbriquent les unes dans les autres font songer, mais en plus dynamique, à Poliakoff.


Bloc
De 1950 à 1952, la matière s’épaissit toujours plus, se concentre: sédimentations, vibrations, interstices frémissants, écrasements, scarifications, fissures, emboîtements. La toile devient épiderme vivant, accidenté, couvert d’écailles mouvantes. On éprouve, à regarder les tableaux de Nicolas de Staël, le désir sensuel de les toucher, comme on peut désirer caresser une peau ou la nacre d’un coquillage.
En 1951, Nicolas de Staël visite à Paris une exposition sur les mosaïques de Ravenne. Les tesselles de marbre, brillantes, lumineuses, lui font découvrir les vibrations optiques du discontinu et, par là même, leur pouvoir spatialisant. Comme dans le divisionnisme de Seurat ou dans l’utilisation par certains artistes contemporains du pixel de l’image numérique, en passant par la touche infiniment fragmentée des peintres hyperréalistes, Nicolas de Staël utilise le double système de la fragmentation et de l’inclusion dans un ensemble plus vaste d’éléments bruts. Selon que l’on se place près ou loin du tableau, comme dans un effet de zoom, on passe du pavé au magma, de la forme (identifiable du carreau) à la matière (informe). Les toiles de cette époque se caractérisent par ce réseau carrelé, épais, vibrant, décliné en une infinité de variations colorées (comme déjà, mais dans la fluidité, chez Paul Klee).

Composition, 1951
Huile sur contreplaqué, 195 x 98,50 cm
Galerie Jeanne Bucher

Les pavés, irréguliers, s’étagent à partir d’une base sombre, dans un camaïeu de bruns et de gris. “La peinture ne doit pas être seulement un mur sur un mur. La peinture doit figurer dans l’espace” écrit le peintre qui, dans cette composition, construit en hauteur un pavement de couleurs et de pâtes en fusion. C’en est fini du fond comme mur, les tesselles flottent, comme en suspens, dans l’espace, et de Staël reconstitue la profondeur dans les interstices de ces pavés de couleur. Une bande horizontale délimite le haut du tableau, elle préfigure le ciel et annonce une présence plus visible de la réalité en 1952.
De Staël peint sur un isorel, à la fois rigide et absorbant, qui aspire le gras et supporte le poids de la matière somptueuse qu’il applique. En travaillant ainsi, par couches successives, entassement de la pâte, saturation du bloc couleur, il découvre la “couleur-volume”. La matière devient feuilletée et la couleur vibre entre les joints de la maçonnerie, bleue, ocre ou blanche.
L’aboutissement de cette recherche sera les Toits de 1952 (voir chapitre suivant, les Paysages).

Cette même année, Nicolas de Staël peint la série des Footballeurs. Enthousiasmé par un match en nocturne vu au Parc des Princes, il réalise dans les jours qui suivent 24 tableaux de formats divers où il va détailler les mouvements des joueurs en articulant la forme par des empâtements bruts et des étalements de la pâte. Fin 1951, il avait écrit à sa sœur Olga: “J’ai choisi de m’occuper sérieusement de la matière en mouvement”.
Par ailleurs, dans des formats de plus en plus grands, il déploie de larges bandes de couleur étalée à la truelle, abandonnant à ce moment-là le couteau.
La série des Footballeurs marque le retour de Nicolas de Staël à la figure.

Parc des Princes (Les Grands Footballeurs), 1952
Huile sur toile, 200 x 350 cm
Collection particulière

Cet immense tableau de 7 mètres carrés, où la pâte est étalée avec fermeté à l’aide de larges spatules, a été commencé, dans l’exaltation, la nuit même du match. Il y a là des masses de matière, tangibles, colorées qui laissent surgir des corps, sous la menace d’un grand fond noir qui peut à tout moment les engloutir. Ces masses (blanches, vertes, ocres, bleues), mises côte à côte, jouent comme une partition humaine pour qu’émerge une silhouette. La bataille des formes sur la toile rejoint la bataille des joueurs sur le stade. Une bataille qui évoque celle de Paolo Uccello, admirée par le peintre.
Chez de Staël, le couteau ou la taloche ne sont pas les outils d’une expression “spontanée”, mais cherchent à saisir la forme-couleur dans une unité première, la pâte colorée. Cela fait de la couleur une matière vivante, corporelle, qui exige des manipulations complexes, et une maîtrise des pulsions. L’émotion, chez lui, ne coule jamais directement sur la toile par le tube, le pinceau ou la truelle, à l’inverse de Jackson Pollock et de l’expressionnisme abstrait américain.


Nappe: l’allègement de la matière
Les dernières années de sa vie, Nicolas de Staël continue à se renouveler. S’enfermer dans une formule est contraire à sa nature.
Le Ciel à Honfleur de 1952 est, à ce titre, une œuvre charnière (voir chapitre suivant, les Paysages). Le peintre réussit là à concilier une pâte épaisse avec des transparences. Une nuée blanchâtre, rendue diaphane par endroits à l’aide de frottis, charge le paysage de lumière et d’humidité.

Figures au bord de la mer, 1952
Huile sur toile, 161,5 x 129,5 cm

Collection Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Sur ce tableau, peint dans le Lavandou, le sable, la mer et le ciel sont rouges. Deux personnages, formés de blocs carrés empilés, se dressent semblables à des totems dans cet univers embrasé. Les éclats jaunes du soleil scintillent sur les flots orangés qui se fondent dans les nuages pourpres. La lumière aveuglante du Sud aplatit tout et vibre autour des silhouettes immobiles. Les pavages formant les figures ont perdu leur épaisseur, la mer est lisse, la matière commence à s’amincir.

Mais c’est surtout après l’épisode solaire de la Sicile que de Staël revient au pinceau, à sa fluidité. À son retour d’Italie, dans le Luberon, il peint à plat sur le sol ses premières natures mortes allégées. Dans ses Paysages de Sicile, il rompt avec les épaisseurs (voir chapitre suivant, les Paysages: Agrigente). L’espace est comme écrasé par la lumière. Il recourt à d’autres outils, mous, des pinceaux de plus en plus petits, des brosses, jusqu’aux gazes et aux cotons imbibés d’huile de térébenthine ou de violette pour étendre la couleur sur la toile. La matière devient fine, transparente. Le désir de Nicolas de Staël de peindre toujours plus fin devient une obsession, au point de demander à Geneviève Asse “comment elle arrive à peindre si mince”.
En allégeant la matière, il fait entrer le réel, la figure, sur ses toiles. En diluant la pâte, en coupant l’huile d’essence, il retourne au pinceau et, dans le même temps, récupère l’image, fait apparaître profils et découpages.
De Staël arrive à la dissolution de ses choix antérieurs, il utilise l’huile comme de l’aquarelle et obtient, dans ses paysages et natures mortes, des surfaces translucides et des formes grelottantes. Cherchant, écrit-il, “l’abouti de la transparence”, la pâte de certaines de ses marines n’est plus qu’un film impalpable, une pellicule éthérée.
Mais si ses toiles sont pénétrées par la figuration du monde n’en sont-elles pas, paradoxalement, plus abstraites que celles dites non figuratives?

Nu couché bleu, 1955
Huile sur toile, 114 x 162 cm
Collection particulière

Sur ce nu épuré, d’une extrême élégance, domine le vermillon, couleur emblème de Nicolas de Staël. La violence de cette couleur, qui occupe la moitié supérieure de la toile, accentue la douceur bleutée de ce corps de femme. La ligne du visage, du buste et des jambes repliées dessine un tendre paysage de vallons et collines comme flottant sur l’écume duveteuse des draps.
Le rouge est étiré à la brosse, sans nuances, monochrome. Le blanc, teinté de gris, s’allège et forme un halo autour des jambes. De cette silhouette alanguie, presque évanescente, se dégage un sentiment de sérénité comme si, dans cette transparence progressive de sa peinture, Nicolas de Staël allait bientôt passer dans sa toile, de l’autre côté du miroir.

En 1955, dernière année de sa vie, le peintre oscille plus que jamais entre le doute et la certitude et se débat, comme il l’écrit lui-même, dans la contradiction de l’inachevé et du “trop abouti de la transparence”. En diluant sa pâte, il semble se placer lui-même au bord de la dissolution, comme pris de vertige et aspiré par le vide.
Nicolas de Staël a, peu à peu, allégé, fluidifié, enlevé. Pierre après pierre, il a descellé les amas de peinture qu’il posait sur ses toiles. À force de déconstruire la muraille qu’il avait bâtie, il s’est trouvé devant un cadre nu, dépeuplé.

Danièle ROUSSELIER

 

LES PAYSAGES
L’APPARENT RETOUR AU SUJET: DEPASSER LA DICHOTOMIE ABSTRACTION/FIGURATION

Paysages, Routes, Ciels, chemins qui mènent à la peinture
A partir de 1952, le titre Paysage est de plus en plus présent dans l’œuvre de Nicolas de Staël et remplace celui de Composition. La série de Fleurs qui suivra, puis celle des Bouteilles, ainsi que son attrait pour les grands ciels de la peinture hollandaise (en particulier Ruysdaël) dénotent une attention portée de plus en plus vers le monde extérieur. Mais le traitement pictural d’un paysage ne varie pas beaucoup, chez l’artiste, de celui d’une “composition”, titre éminemment abstrait.
En peignant des paysages et des natures mortes, avec de seuls rectangles, empâtements et plages de couleur-forme, Staël renoue avec la grande peinture classique pour la remettre en question de l’intérieur. Cependant l’apparent retour au sujet est un moyen pour le peintre de se donner toute liberté par rapport à la réalité.

Quelque chose change néanmoins dans sa méthode par rapport aux années précédentes. En effet, à partir de la série des Footballeurs, 1952, il prend l’habitude de préparer une toile par de multiples esquisses. Parfois il ne s’agit que de notations de couleurs, dont il peut, à son gré, fournir des variantes car c’est toujours le peintre qui, selon ce que Kandinsky appelle “la nécessité interne” au tableau, organise la relation de la peinture avec la réalité. L’exposition montre ce passage de l’ébauche à l’œuvre, notamment avec les paysages de Sicile, véritable révélation sensible pour l’artiste. Pendant son voyage dans le sud de l’Italie, Staël n’a tracé que des dessins, la peinture viendra après, par la force d’impression du souvenir visuel métamorphosé.

 

Qu’est-ce qu’un paysage?

Un tableau représentant la nature et où le “reste”, figures humaines ou constructions, n’est qu’accessoire. Dans tout paysage, même le plus “réaliste” (cf. la vision naturaliste du XIXe: Constable, Corot et Courbet que Staël aimait parmi tous), le point de vue de l’observateur détermine l’œuvre car c’est lui qui instaure la veduta, à proprement parler une vision vue: vue, ressentie et interprétée par le peintre.
“Peindre c’est ressentir”, disait Constable, le maître anglais du paysage. Cadrage, choix de la composition, organisation des éléments, l’artiste est toujours là dans ce qui se donne pourtant comme une découpe objective de la réalité. Constable rappelait que sous chaque haie, il pouvait trouver matière à son art, qui consistait à subordonner des données visuelles innombrables à une seule idée picturale.
Dans ce sens Staël s’inscrit dans l’histoire de ce genre majeur de la peinture, qu’il revisite et habite de la totalité de son être. Peu importe que le résultat soit abstrait ou figuratif. “Je n’oppose pas, déclare t-il, la peinture abstraite à la peinture figurative, une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative. Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace.”

 

L’espace et la profondeur

De cet espace, Staël donne une définition très parlante: “L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y volent librement; à toutes profondeurs.” (Lettre à Pierre Lecuire du 3, 12, 1949.) Comme il l’écrit à plusieurs reprises, la profondeur est la seule recherche sérieuse dans un tableau, qui n’est que la représentation d’un espace organisé.
L’espace et la profondeur, chez l’artiste, ne renvoient pas aux règles de la perspective classique, le tableau s’organise par couches de couleur-forme laissant apparaître en réserve les couleurs du fond, dans une suggestion de la profondeur difficilement nommable. La définition que Staël donne de l’espace semble s’ouvrir à tous les sens: “N’évaluez jamais l’espace trop rapidement. Il y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous donne une telle impression d’immensité, alors que l’on se promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt exactement comme en mansarde à nains.” (Lettre à Pierre Lecuire du 3, 12, 1949.) L’espace peut donc, pour l’artiste, se concentrer en une pomme de pin dont c’est l’odeur et non pas la forme qui suggère l’immensité. On croirait lire Baudelaire dans ses Correspondances, et l’on sent à l’horizon l’expérience de la réminiscence proustienne où le narrateur retrouve, au contact d’une petite madeleine trempée dans du thé, la richesse du souvenir d’enfance.
La peinture de Nicolas de Staël est dans cette dimension de jaillissement et de révélation, on croit l’entendre parler couleur, matière, espace, et aussitôt elle nous transporte dans des expériences multiples qu’elle nous fait vivre à “toutes profondeurs”. Ainsi, comme l’a souligné Jean-Pierre Jouffroy (La mesure de Nicolas de Staël, Ides et Calendes, Neuchâtel, Suisse, 1981), les pommes de Cézanne, les arbres de Staël ne tiennent pas lieu d’arbres ni de pommes mais d’autre chose qu’il nous faut “découvrir”. Derrière les choses, en apparence reconnaissables du visible, se fait entendre une autre figuration.
En trois ans, de 1952 à 1955, Staël réalise différentes séries de paysages où, à chaque fois, les composantes plastiques de l’œuvre sont totalement changées, sinon bouleversées. La lumière, la matière, les formes colorées et la manière de concevoir la composition de l’œuvre changent radicalement selon qu’il s’agit de paysages normands ou du sud de l’Italie, par exemple. Cette révolution plastique, à chaque fois recommencée, n’est pas seulement liée aux variations du motif et des lieux en question, elle naît de la confrontation de sa peinture avec le visible, vécue toujours comme une véritable expérience de l’être.

Les Toits, 1952
Huile sur isorel, 200 x 150 cm
Musée national d’art moderne, Paris

Cette toile marque un tournant dans l’œuvre de Staël. Après une dizaine d’années de peinture considérée comme abstraite, défiant les milieux de l’avant-garde où s’impose la suprématie de l’art abstrait, Nicolas de Staël revient à une peinture qui se mesure au réel. Retour au sujet donc, même si l’artiste ne l’a jamais négligé: “Toujours, il y a toujours un sujet, toujours”. (Lettre à Pierre Lecuire du 10, 2, 1950.)
Intitulé Ciel de Dieppe ou Les Toits, ce tableau monumental de 200x150 prolonge la série des “murs” de 1951 (présentée également dans l’exposition), avec le souci de partir d’un véritable référent visuel: le ciel vu à Dieppe ou les toits parisiens qu’il voyait de son atelier. Néanmoins la référence au réel est soumise aux exigences d’une composition qui nie les lois de la perspective et qui s’organise à l’enseigne de la frontalité. Ici le ciel s’allonge jusqu’à l’entassement des tesselles aux tonalités sombres qui occupent la partie inférieure du tableau.
Avec cette œuvre, l’artiste commence à employer la couleur par larges étendues, le ciel à lui seul occupe les deux tiers du tableau. La peinture à l’huile, écrasée au racloir, est ensuite appliquée sur la toile. La couleur se limite aux variations tonales des gris, blancs, bleus, qui rendent l’espace encore plus immense. Les toits reprennent les pavements de mosaïques qui figurent dans ses œuvres précédentes. Les gris dominent encore, mais ils se font de plus en plus soutenus, jusqu’au noir du grand carré qui avance au premier plan. Ce “mur” de petits carrés s’organise selon un jeu subtil de tailles, de tons et de pâtes. La matière picturale, toujours épaisse, va du lisse au rugueux, tandis que les couleurs jouent sur les beiges et les gris rehaussés de rouge et de bleu. Le regard, sollicité par le plus gros carré sombre, glisse de pavé en pavé jusqu’au ciel sur lequel l’œil revient sans cesse.

Ciel à Honfleur, 1952
Huile sur toile, 100 x 73cm
Collection particulière, Paris

Entre 1952 et 1955, année de sa mort, Nicolas de Staël voyage beaucoup. Il va à Londres, New York, dans le nord de l’Italie où il découvre Ravenne et ses célèbres mosaïques, parcourt la péninsule jusqu’en Sicile, se rend en Espagne, et enfin à Antibes. Paris reste, entre temps, le lieu d’allées et venues. La lumière locale, revécue par le peintre, sera un élément fondamental dans ses paysages qui débutent avec les gris du nord de la France et de la région parisienne.
Dans l’année 1952, Staël peint un grand nombre de ciels, dont Ciel à Honfleur. Il s’agit ici, comme d’autres paysages de l’époque, d’une marine, sujet qui mieux qu’aucun autre permet au peintre de dépasser la dichotomie abstraction-figuration. Le tableau se présente comme une succession de bandes de couleur disposées à l’horizontale. Il participe de cette ambiguïté entre art abstrait et art figuratif les faisant par moments se rejoindre. Le dessin, épuré et réduit à quelques lignes, suffit à rendre l’essence du paysage, ainsi que de l’espace construit à partir des différents plans de couleur.
Les couleurs, uniformément pâles, vont des jaunes cassés de la bande inférieure aux dégradés des bleus cédant la place au gris-blanc central qui se prolonge par transparence dans le céleste et le gris-vert du ciel. L’effet de sfumato, obtenu par les glacis blancs sur la matière épaisse de la couleur, produit un effet singulier de perspective atmosphérique. Ce paysage, qui donne l’impression de se prolonger à l’infini, évoque la dimension du sublime kantien. Le sublime, dit Kant, est toujours de l’ordre de ce qui ne peut être saisi qu’en partie, la partie visible: tableau, appelle ici l’immensité infinie qui le déborde.

Le Lavandou, 1952
Huile sur toile, 195 x 97cm
Musée national d’art moderne, Paris

La lumière vive du sud de la France, où il séjourne en mai 1952, bouleverse Staël et lui suggère une série de paysages très colorés qui s’inspire des plages du Lavandou.
Le 31 mai il écrit à son marchand Jacques Dubourg: “La lumière est tout simplement fulgurante ici, bien plus que je ne m’en souvenais. Je vous ferai des choses de mer, de plage, en mesurant l’éclat jusqu’au bout si tout va bien…”. Et aussi, en juin: “Evidemment c’est une grande leçon que donne cette lumière grecque où seuls la pierre et le marbre résistent en radiation. Tout compte fait, ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Bonnard ne s’en sont servis autrement qu’en éperon psychique, je veux dire sur le plan intime, ils auraient pu peindre ce qu’ils ont peint vraiment n’importe où, les Grecs non, c’est total, leur sculpture prend et rend ce soleil comme il est impossible de le faire ailleurs, dans toute sa simplicité.”
Contrairement aux paysages peints sur la côte normande, où le dessin se réduit à une juxtaposition d’horizontales et où tout est mouvement et changement infinitésimal de lumière, ici, la couleur saturée explose dans une profusion de rouges, de bleus, de verts, étalés en aplats sans variations tonales. La composition se fait plus complexe, affectionne la verticale et s’ordonne par blocs de formes massives, comme sculptées par la couleur.

Agrigente, 1953
Huile sur toile, 73 x 100 cm
Kunsthaus, Zürich

En septembre 1953, Staël, avec sa femme et ses enfants, parcourt l’Italie en voiture. De Rome il écrit à son marchand Jacques Dubourg: “Je roule de France en Sicile, de Sicile en Italie, en regardant beaucoup de temples, de ruines ou pas, des kilomètres carrés de mosaïques (…) Le point culminant fut Agrigente et le musée de Syracuse.”
La vallée des temples d’Agrigente, les carrières de pierres de Syracuse, les espaces arides et gorgés de soleil, les pierres antiques, impressionnent son regard et son esprit. Néanmoins la série de paysages de Sicile n’est pas peinte sur le motif, et il serait vain de chercher à retrouver l’angle de vision réel du peintre. Staël s’en imprègne, et sur de grands carnets à spirales il note au feutre les lignes principales. De retour en France, dans son atelier de Lagnes où il travaille dans un isolement qu’il veut extrême, il réalise cette série extraordinaire de paysages.
Agrigente, de 1953, se distingue des autres paysages de Sicile, aux couleurs éclatantes, par son équilibre chromatique presque entièrement fondé sur le contraste des noirs et des blancs, regroupés dans les deux masses puissantes de la falaise dans la moitié inférieure du tableau, et du ciel dans la moitié supérieure. Le noir absolu du ciel et le blanc fantomatique de la falaise occupent à eux seuls la presque totalité de la surface peinte. Etrange nocturne qui s’organise autour d’une seule ligne de force, celle, en “escalier”, de la falaise subtilement dessinée et accentuée par de petites surfaces rouges et jaunes. Mais le noir n’est pas uniforme, il vibre par le mouvement que l’outil du peintre, certainement une brosse large, sait lui donner. Tandis que le ciel vibrant et la falaise blanc-gris semblent soumis aux changements des phénomènes naturels se dressent les ruines rouges et jaune pur qui se gravent dans notre œil avec l’impact de ce qui dure.
Pour le chromatisme particulier de ce tableau, Staël se souvenait peut-être des couleurs violentes de Paolo Uccello dans Le Miracle de l’hostie (vers 1465), et dans La Bataille de San Romano (vers 1450, Florence, Musée des Offices), où les noirs, les rouges, les blancs dominent. En effet l’artiste cite à plusieurs reprises Paolo Uccello qu’il a admiré lors d’un voyage en Italie au mois de février de la même année et qu’il revoit encore en septembre, avec aussi Giotto et Piero della Francesca. Sa référence à la tradition picturale est une constante dans son œuvre.

Sicile (Vue d’Agrigente), 1954
Huile sur toile, 114 x 146 cm
Musée de Grenoble

Sicile rend parfaitement l’impression de vertige que l’artiste a eu devant ces sites antiques, dans cette île où la mer est partout. Staël aime particulièrement la mer et l’immensité spatiale qui s’y rattache. A cela s’ajoute celle du temps et de l’éternité liée aux vestiges grandioses. Il s’agit ici de ce vertige “en grand” dont il parle dans une lettre à Pierre Lecuire du 9, 12, 1954. “Mais le vertige, j’aime bien cela moi. J’y tiens parfois à tout prix, en grand.”
C’est l’essence singulière de ce paysage que Staël veut fixer dans la stridence aveuglante de la couleur, où les rapports osés des tonalités cherchent leur point d’équilibre. Les violets et les jaunes citron éclatent. Le ciel vert traversé par les raclures du couteau trouve sa complémentaire dans une forme rouge au-dessus de laquelle il s’ouvre. Il occupe la moitié du tableau tandis que le reste de la composition se structure en des plaques triangulaires dont les couleurs fluides convergent autour d’un carré rouge, point de fuite qui fait face au spectateur et qui n’est plus virtuel, mais représenté.
“On ne peint jamais ce qu’on croit voir, on peint à mille vibrations le coup reçu, à recevoir…” écrit de Staël. (A Pierre Lecuire, 3, 12,1949.) Nous sommes ici, selon les mots du peintre, “ni trop près, ni trop loin du sujet”, dans la réalité “retranspirée” par l’artiste, comme l’écrivait Artaud au sujet de Van Gogh. Les larges plages de couleur lumineuses gardent l’essentiel du lieu et de la sensation, et le paysage se lit à l’enseigne de l’excès: excès de la couleur poussée à l’extrême de sa puissance, de la lumière qui en découle, de l’espace qui semble se dilater à l’infini par la tension des formes découpées et prises dans un glissement tectonique. Rien ne tient en place, toute chose saisie dans son apparaître-disparaître se tient au bord de l’évanescence, et le paysage vit au rythme de l’instant.

La Route d’Uzès, 1954
Huile sur toile, 60 x 81 cm
Collection particulière

En novembre 1953, Staël acquiert une maison dans le Luberon, Le Castelet, à Ménerbes, où il s’installe fin décembre avec sa femme Françoise et leurs enfants. La maison est proche du château de Castille, près d’Uzès, où réside Douglas Cooper, historien d’art anglais. Staël se rend souvent chez Cooper où il découvre son importante collection de tableaux cubistes, parmi lesquels se trouvent des œuvres de Braque que l’artiste aime particulièrement. La route d’Uzès que Staël emprunte pour se rendre au château de Castille, donne lieu à une série de neuf vues très sobres, dont La Route d’Uzès. Après l’expérience de la lumière aveuglante de Sicile, Staël redécouvre cette région dans son visage hivernal, sous le brouillard et la neige.
La structure du tableau reprend celle des vues d’Agrigente où l’artiste utilise, tout en la détournant, la perspective monofocale. Route, collines, ciel convergent en un point de fuite qui n’occupe pas la place centrale mais qui est déplacé vers la droite. Le point de fuite se transforme ainsi en point de chute, abîmant avec lui le paysage, et le regard s’engouffre dans le vert de la colline. L’espace s’anime d’un mouvement qui aspire avec lui le spectateur. “J’ai choisi de m’occuper sérieusement de la matière en mouvement”, écrit l’artiste en 1951 (Lettre à Olga de Staël du 19, 11, 1951). Les tons froids des verts et des gris s’étalant en couches minces de peinture, délimitent des formes doucement ondulées. L’ensemble de la composition, alliance de froideur et de sensualité, de calme et de vertige, donne à cette vue son côté paradoxal.

Des pâles paysages du nord et de la région parisienne, aux éblouissements lumineux du sud de l’Italie, en passant par les routes de l’intérieur de la France et les plages de la Méditerranée, de Staël mesure sa peinture aux sollicitations du réel dont il ne rend pas le visible mais l’essence.
L’enseignant pourra comparer l’interprétation du paysage chez Staël avec d’autres exemples de l’histoire de la peinture: le paysage classique chez Le Lorrain, le réalisme de Constable, les paysages impressionnistes ou cubistes. Les élèves pourront ainsi mieux cerner et mettre en perspective la démarche singulière de l’artiste.

 

LES NATURES MORTES
“L’OBJET ELEVE A LA DIGNITE DE LA CHOSE”

En même temps que les paysages, Nicolas de Staël renoue avec les autres genres classiques de l’histoire de l’art: le nu et la nature morte. Son admiration pour Chardin l’a conduit très tôt à copier ses œuvres, ses natures mortes.
L’exposition s’ouvre par une nature morte de 1941, œuvre de jeunesse, qui n’aura pas de suite. Car c’est seulement à partir de 1952 que ce sujet s’affirme dans sa peinture.

Il s’agit, au début, d’une série de pommes: Une pomme, Trois pommes, Cinq pommes, directement sorties des tesselles, motif abstrait des Composition(s) des années précédentes et qu’on retrouve dans les Toits de 1952. Une série de bouteilles ainsi que de fleurs suivent immédiatement après. En 1953, l’artiste donne deux versions monumentales (200 cm x 350) des bouteilles, dont une, Ballet (Bouteilles), figure dans l’exposition. Entre 1954 et 1955, Staël revisite, avec d’autres moyens picturaux, la nature morte: vient la série des ateliers peints à Antibes, des étagères et palettes, des bocaux et des outils du peintre. Sa dernière toile restée inachevée, Le Concert, de 3,50 x 6m, œuvre ambiguë, difficile à classer, pourrait se lire comme une immense nature morte où flottent seuls, sur un fond rouge, un piano et une contrebasse, séparés par des pupitres et des partitions. C’est par elle que se termine l’exposition.

Bouteilles en brun, ocre, et rose, 1952
Huile sur toile, 65 x 81 cm
Collection particulière

Staël a réalisé un grand nombre de tableaux ayant pour sujet des bouteilles. Bouteilles en brun, ocre et rose, est parmi les premiers. Ce qui frappe, ici, c’est la pâte épaisse de la peinture, la texture rugueuse, le poids énorme de la matière qui se mesure à l’effort qu’ont les formes à faire surface, à affleurer de l’obscurité du tableau. Le chromatisme se réduit à la gamme des noirs, bleus foncés, bruns, rose, avec un discret tracé de rouge. Quatre bouteilles surgissent de l’obscurité du fond, tandis que d’autres se devinent derrière les couches épaisses de peinture, aussi noires que le fond noir. Les formes émergent à peine du champ chromatique de la toile et s’interpénètrent avec l’espace limitrophe. La composition tient en équilibre précaire, à la limite du visible et de l’informe.
Staël écrit à Jacques Dubourg (juin, 1952): “Il faut se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan à peine perceptible, si l’on ne veut pas finir en fresque de Pompei, en platitude”. Et ici, tout est jeu subtil entre le visible et l’invisible que la matière picturale recèle, le tableau entier se donnant à voir comme représentation d’un voile, au-delà duquel on demande à voir.
S’interrogeant sur l’essence de la peinture, Jacques Lacan citait l’apologue antique du concours entre deux peintres grecs: Zeuxis et Parrhasios. Parrhasios l’emporta sur Zeuxis qui avait peint des raisins si ressemblants que les oiseaux s’y étaient trompés. Ce que Parrhasios peint, sur la muraille, est un voile si ressemblant que les hommes lui demandent de voir ce qu’il a peint derrière ce voile. Au-delà de la représentation de l’objet, la peinture se montre ici dans son essence: celle de solliciter le désir de voir au-delà, au-delà d’une suite de plans-couleurs-matière, une image impossible. L’objet est ainsi, comme le dit encore Lacan, au sujet de l’œuvre d’art en général, “élevé à la dignité de la chose”, qui demande de lever le voile des apparences pour pénétrer dans d’autres profondeurs.

Atelier fond orangé (Atelier), 1955
Huile sur toile, 195 x 114 cm
Collection particulière

Dans son avant-dernière section, l’exposition présente les dernières natures mortes de Staël, ayant pour sujet l’atelier de l’artiste: Atelier vert, Coin d’atelier à Antibes, Coin d’atelier fond bleu, Atelier à Antibes, et Atelier fond orangé. Dans ce tableau, la couleur de plus en plus pure s’affirme sur la matière qui s’efface au profit de champs monochromes où baignent des formes, des rectangles de couleur irradiante aux bords diaphanes qui évoquent les toiles de Mark Rothko peintes dans les mêmes années aux Etats-Unis. Même si Rothko n’a aucun souci de représentation et va de plus en plus loin dans la conception de ses tableaux comme champs d’immersion dans la couleur et dans la sensation, son œuvre, comme celle de Staël, évoque la dimension du surgissement, de l’épiphanie, donnée par le visible et allant au-delà du visible, quelque chose de l’ordre de la présence.
A l’époque, Nicolas de Staël, très marqué par Vélasquez qu’il a revu au Prado en 1954, parle de la “suprême aristocratie de cette pincelada qui, avec un minimum de matière, un minimum de brio, un maximum d’autorité, suscite un art déconcertant de simplicité et de présence.”
Ici, la couleur saturée et fluide, appliquée en couches de plus en plus minces répand une lumière orangée où baignent les outils du peintre que quelques lignes de bleu, accentuant l’orangé du fond, suffisent à rendre. La couleur avec ses contrastes, sa présence ou son absence dans la toile, est désormais souveraine. Le peintre joue sur les réserves de la toile blanche, les zones d’absence de la peinture, qui dessinent la forme d’un tiroir, et au loin, peut-être, d’un châssis suspendu. Comme les zip de lumière dans les tableaux monochromes de Barnett Newman, les réserves de Staël concentrent toute l’énergie chromatique, font vibrer l’espace et changent ces tableaux en véritables drames (au sens littéral du terme qui est “action”) de la couleur, avec ses contrastes, ses dissonances, ses complémentarités, ses transparences, sa lumière.

Le Concert (Le grand concert), 1955
Huile sur toile, 3,50 x 6 m
Musée Picasso, Antibes

De Staël aimait la musique, les titres de ses tableaux le rappellent. Les Musiciens, souvenir de Sydney Bechet, 1953, est un hommage au célèbre compositeur de jazz. Deux grandes toiles, intitulées Les Indes galantes, 1953, s’inspirent de l’opéra ballet les Indes Galantes de Rameau qui, après deux cents ans, était repris au palais Garnier le 18 juin 1952.
Inspirée par des œuvres de Webern et de Schoenberg entendues à Paris le 5 mars 1955, cette toile immense, où seules figurent, sur un fond rouge, la masse sombre d’un piano et celle ocre délavée d’une contrebasse entre une multitude de pupitres et de partitions d’un blanc-gris diaphane, fait retentir la dimension du silence.
Dans La Peinture cubiste, Jean Paulhan remarque qu’en anglais les natures mortes s’appellent “silences”. Ce temps suspendu et irrévocablement mort, ce temps d’arrêt et de silence si propre à ce genre pictural, Staël le fait étrangement sentir dans cette œuvre qui s’appelle Concert. Un concert qui n’est qu’une présentation d’instruments silencieux dans un espace d’où toute présence humaine est bannie, où le temps s’est arrêté, et où seule vibre la couleur, avec ses coulures, l’épanchement de l’ocre jaune de la contrebasse sur le blanc qui l’entoure, les réserves de blanc autour de la silhouette noire du piano: la peinture dans sa dimension de silence.

Dans ces œuvres, Staël touche à l’essence de la nature morte qui renvoie à la fugacité de l’existence. C’est dans la résonance que prennent ses objets toujours au bord de leur abîme que le peintre rejoint les plus grands maîtres du genre.
Il serait intéressant de comparer ses natures mortes à la fameuse Raie (1738) de Chardin. Au-delà de la simple représentation de l’objet, Chardin vise avant tout la peinture et ses lois. La silhouette blanche en losange de la raie se déploie dans un jeu d’obliques et de diagonales par lesquelles elle s’impose dans l’espace, les effets de texture sont aussi présents. La blancheur si particulière de ce curieux poisson fait face au spectateur et l’introduit dans la dimension prégnante de ce qui devrait rester caché et qui se montre: la mort béante nous faisant face et prenant la place d’un objet qui pose sous le regard du peintre. Sentiment de fascination et d’engloutissement qui est celui aussi du grand Concert de Staël.

Margherita LEONI-FIGINI

 

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

- Nicolas de Staël. Catalogue de l’exposition. Editions du Centre Pompidou, sous la direction de Jean-Paul Ameline, 2003.
- Nicolas de Staël. Catalogue raisonné de l'œuvre peint, établi par Françoise de Staël, avec les lettres du peintre commentées par Germain Viatte. Présentation d'André Chastel. Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1997.
- Arno Mansar, Nicolas De Staël. La Manufacture, 1990.
- Jean-Pierre Jouffroy, La mesure de Nicolas De Staël. Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1981.

 

Liens Internet

Sur le site du Centre Pompidou
- Une présentation en images de l’exposition.
- Rubrique “Musée”
- Dossier “Yves Klein” dans les collections du Musée
- Dossier “Jean Dubuffet”. Parcours de l’exposition

Liens sur d’autres sites

Nicolas de Staël
http://www.lemondedesarts.com/DossierDeStael.htm
http://myclimatspainters.free.fr/stael.htm

Jean Dubuffet
http://www.dubuffetfondation.com/

Pierre Soulages
http://www.pierre-soulages.com/

Willem de Kooning
http://www.artchive.com/artchive/D/de_kooning.html

Jean-Paul Riopelle
http://www.riopelle.ca/

Robert Ryman
http://www.artcyclopedia.com/artists/ryman_robert.html

 

AUTOUR DE L’EXPOSITION

COLLEGE DU CENTRE / DEUX CONFERENCES

Le samedi à 11h30, Grande salle
- 15 mars 2003: Portraits d’une Œuvre par Anne de Staël et Daniel Dobbels, écrivain et chorégraphe.
- 29 mars 2003: Voir Nicolas de Staël, hier et aujourd’hui, par Jean-Paul Ameline.

RENCONTRE AVEC...
Le lundi 28 avril, à 19h. Rencontre avec Gérard Traquandi, peintre, dans l’exposition.


ATELIERS DANSE ET ARTS PLASTIQUES POUR ADULTES
Cycle de trois séances, de 19h à 21h. Un chorégraphe propose son approche d’une œuvre de l’exposition.
- Les jeudis 6, 13, 20 mars avec Cécile Proust.
- Les jeudis 27 mars, 3 et 4 avril avec Pascal Queneau.

Inscription: 01.44.78.12.57. (Les 3 séances: 50 euros).    

 

 

Contacts
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Contacter : centre.ressources@centrepompidou.fr

© Centre Pompidou. Direction de l’action éducative et des publics, avril 2003
Textes de Danièle Rousselier et Margherita Figini-Léoni, professeurs relais de l’Education nationale à la DAEP. Dossier en ligne sur http://www.centrepompidou.fr/education rubrique Documents
Coordination: Marie-José Rodriguez
Design graphique: Michel Fernandez
© Adagp, Paris 2007.