Du 12 mars au 30 juin 2003 -
Galerie 1, niveau 6
INTRODUCTION
Le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne présente,
du 12 mars au 30 juin 2003, une rétrospective consacrée à
l’œuvre de Nicolas de Staël.
Personnalité à la fin tragique, le peintre occupe, dans l’art
de l’après-guerre, une place unique. Dépassant l’opposition
“abstraction-figuration” qui caractérise alors le monde de
l’art, il suscite controverses et passion. Il acquiert très tôt
une célébrité internationale puis l’intérêt
d’un public de plus en plus vaste.
Cette manifestation s’inscrit dans le cycle des dernières expositions
présentées en France sur son œuvre, au Grand Palais en 1981,
à la Fondation Maeght de Saint-Paul de Vence en 1991 et à l’Hôtel
de Ville de Paris en 1994, mais avec une ampleur sans précédent.
L’exposition rassemble près de 220 œuvres dont environ 135
peintures, 80 dessins, une sélection de livres illustrés, de gravures
et de documents inédits provenant de collections publiques et privées
ainsi que de la collection du Centre Pompidou. Le parcours, chronologique, s’organise
autour d’ensembles liés aux ateliers successifs de l'artiste à
Paris puis en Provence et sur la Côte d'Azur.
Montrer Nicolas de Staël aujourd’hui, c’est saisir l’actualité
d’une œuvre qui, dans un renouvellement permanent, a éprouvé
au moyen de la peinture, du dessin, de la gravure, le pouvoir que possède
l’art de se saisir du monde sensible pour le représenter dans sa
lumière et son espace, sa matière et sa couleur.
Ce nouveau dossier “Parcours” propose de découvrir et d’interroger
l’œuvre de Nicolas de Staël à travers trois thèmes
qui occupent une place primordiale dans son désir de renouvellement et
son retour à la figuration, le conduisant à une liberté
toujours plus grande:
- la matière,
- les paysages et les natures mortes, à
partir de 1952.
LA MATIERE CHEZ NICOLAS DE STAEL
LA PEINTURE: MATIERE VIVANTE ET
RELATION AU MONDE
“... la précieuse matière du tout petit pan de mur
jaune.” (Marcel Proust)
Si la peinture classique utilisait une matière discrète,
inversement, les “objets de la peinture moderne “saignent”,
répandent sous nos yeux leur substance…” (Maurice Merleau
Ponty, La Prose du monde). Avec et après l’impressionnisme,
la transparence du signe pictural laisse la place au foisonnement de la pâte,
à la densité de la matière. La couche devient relief, la
couleur le sujet même de la peinture. Désormais, ce qui est en
question c’est “l’être physique du tableau”.
La peinture de Nicolas de Staël, son combat avec la matière, s’inscrit
dans cette histoire du matériel et de l’immatériel dans
l’art moderne. Sa pâte rugueuse et charnelle s’étire,
se dilue, se fait opalescence à la fin de sa vie. Certaines de ses dernières
toiles, aussi “figuratives” soient-elles, ne sont-elles pas le signe
d’un passage du matériel à l’immatériel?
Courte histoire de la matière
Depuis sa première rupture avec la figuration, en 1942, Nicolas de Staël
est convaincu de l’impossibilité d’une abstraction radicale.
En effet, très attaché à la peinture classique, il tente
à tout prix de sauvegarder le rapport au monde exprimé à
travers elle. Mais comment retrouver cette relation au monde dans le contexte
de l’art moderne? Le recours à la peinture comme matière
vivante (comme “substance animée” selon son ami Van Gindertael)
constitue sans doute la réponse du peintre.
Nicolas de Staël se situe à l’aboutissement d’un développement
historique dans lequel il s’incarne. Fidèle au tableau, il appartient
- selon André Chastel - au dernier âge de la peinture, qui reste
traitement de la pâte et recherche d’épiderme.
Si la matière est bien au cœur de la problématique staëlienne,
elle est une préoccupation commune aux peintres des années 50,
de Dubuffet à Soulages, dont certains
- et Staël lui-même - furent regroupés sous le nom d’Ecole
de Paris.
La pâte est exaltée, n’en finit pas de dévoiler ses
secrets. Pâtes stratifiées de Poliakoff, matières
tourbillonnantes de Messagier, lamelles, stries et grumeaux
martelés chez Lanskoy (venu comme de Staël de Russie),
pâtes épaisses, filamenteuses et rainurées de Fautrier:
l’infinie variété de la touche a pour corollaire l’épaisseur
du pigment, la marque de l’instrument. “La notion même de
matière, disait Bachelard, est, croyons-nous, étroitement solidaire
de la notion de pâte” (L’Eau et les Rêves).
L’abstraction américaine, elle aussi, développe ces années-là
amalgames de pâtes épaisses et richesses pigmentaires (Pollock,
De Kooning, ou le Canadien Riopelle).
Après la mort de Nicolas de Staël la peinture va, dès la
fin des années 50, prendre le large et les matières seront alors
aussi peu travaillées ou transformées que possible. Klein
expose en 1957 un plein bac de pigment, le bleu IKB. Chez Manzoni
(les Achromes) ou Ryman (Untitled) ne subsiste plus que la
pure matière du tableau, à savoir la touche ou et le grain de
la toile.
Le rêve de la pâte
“…la pâte nous semble le schème du matérialisme
vraiment intime où la forme est évincée, effacée,
dissoute. La pâte pose donc les problèmes du matérialisme
sous des formes élémentaires puisqu’elle débarrasse
notre intuition du souci des formes. La pâte donne une expérience
première de la matière.” (Gaston Bachelard)
Utilisée en épaisseur, la peinture à l’huile est
une matière modelable qui glisse et garde une certaine souplesse. Sa
prise, plus ou moins longue, permet de ré-intervenir sur elle. Avec la
pâte, huileuse et onctueuse, on peut entasser des couches opaques ou au
contraire les amincir jusqu’à les rendre opalescentes et même
transparentes.
Utilisée maigre, comme chez Cézanne (il pose la couleur à
la brosse sèche et transporte cette boue colorée mouillée
de térébenthine), elle ne peut se tirer.
Nicolas de Staël va jouer avec la matière qui peut se triturer “dans
le frais”. Pendant dix ans, de 1945 à 1955, il manipule cette pâte
sur-nourrie d’huile, l’alourdissant ou l’allégeant,
à l’aide de couteaux, de truelles ou même de taloches à
mortier (Grand Parc des Princes, 1952). Ces épaisseurs et ces
opalescences se trouvent parfois rassemblées, comme éléments
de la composition, dans une seule toile (Ciel à Honfleur, 1952).
À partir de 1953, il revient à la fluidité du pinceau,
à la dilution de l’huile étalée au coton ou à
la gaze, et la matière de ses toiles, d’accidentée et rugueuse,
se fait de plus en plus légère, impalpable. Elle se dissout. Comme
dans son ultime toile, Le Concert.
L’entrée dans la matière
En peignant ses premières toiles abstraites, en 1942-43, Nicolas de
Staël utilise, classiquement, une matière encore fluide, comme dans
Composition,1943.
En passant à l’abstraction, il est à la recherche de plus
de liberté. Cette liberté, il va la trouver en alourdissant progressivement
la pâte. La matière, soudain détachée de la référence
au monde et du poids de la figure, acquiert une surprenante densité,
presque une autonomie.
C’est en 1945-46 qu’il “entre” véritablement dans
la matière et que, dès lors, cette matière - la texture
même de la peinture avec son épiderme, son encroûtement,
son feuilletage - domine et entraîne le reste. Il se lance dans un corps
à corps sans réserve avec la toile. Il lutte avec la pâte
et “attaque” l’espace à la manière d’un
sculpteur, en taille directe.
À partir de De La Danse, l’enduit se fait toujours plus
dense et gras et la couleur plus variée et subtile.
Composition, 1943
Huile sur toile, 114 x 72 cm
Collection particulière
L’espace est structuré par des lignes sinueuses et enchevêtrées
qui s’estompent dans la transparence lumineuse du fond de la toile. L’influence
de Magnelli (et même de Domela son ami,
élève de Mondrian) se fait encore sentir dans ces lignes. Magnelli
qui, comme son “disciple” après lui, n’a cessé
de pratiquer des allers-retours entre abstraction et figuration. Mais, à
l’inverse de son aîné, la palette de Nicolas de Staël
est sourde. Le gris domine, teinté de brun et de vert, les bleus et les
jaunes sont éteints. L’écheveau des traits se perd dans
les profondeurs vaporeuses de la toile, donnant au tableau une atmosphère
onirique.
De La Danse, 1946
Huile sur toile, 195,5 x 114,5 cm
Musée national d’art moderne, Paris
Sur cette toile, pleine d’allégresse, l’accent est mis sur
les couches épaisses et striées de la pâte. La matière
généreuse est irradiée par la couleur, qui perce pour la
première fois cette année-là. Sur un fond sombre, le gris
se colore de bleu, de vert, d’ocre. La partie gauche de la toile est éclairée
par des masses blanches qui donnent à l’ensemble luminosité
et dynamisme joyeux. Les lignes, plus tressées qu’enchevêtrées,
tourbillonnant au centre du tableau, évoquent le mouvement léger
d’un danseur.
Baguette, bloc et nappe: de l’épaississement de la matière
à son allègement
On peut distinguer, chronologiquement, les étapes suivies par de Staël
dans l’utilisation de cette pâte triturée, accumulée,
stratifiée, puis étalée, étirée jusqu’à
la transparence. Des formes en baguette il passe au bloc (ou
carreau, damier, tesselle, etc.) vers 1950 et enfin à la nappe,
où la couleur est longuement tenue et développée comme
dans Le Concert de 1955 (voir chapitre suivant, les Natures mortes).
À chaque étape, les outils du peintre varient. Au bloc
répond le temps de déploiement du couteau ou même, plus
tard, de la truelle, à la nappe le retour au pinceau.
Baguette
Le style
de Nicolas de Staël est encore peu personnel en 46-47 quand règnent
les formes en baguette qu’André Chastel dénomme “bâtonnet”.
Mais, déjà, point sa “grande période”.
En 1949, les bâtonnets tendent à se transformer en masses de couleur
et s’éclaircissent. Les Compositions suivantes présentent
des aplats géométriques dont les “polygones”, souvent
triangulaires, s’emboîtent entre eux, traités dans des nuances
pâles et tendres.
Ressentiment,
1947
Huile sur toile, 100 x 81 cm
Galerie Jeanne Bucher
Les lignes sombres, verticales et obliques, dominent et forment un réseau
dense. Dans l’épaisseur de la pâte surgissent des accents
colorés, blancs et bleus, ocre ou brique. Un mouvement, presque une palpitation,
émerge de la profondeur grasse de la matière. L’œil
éprouve émotion et plaisir sensuel à voir ces couches de
peinture accumulées, granulées et striées. Derrière
les barres sombres de la grille du premier plan frémissent des tons délicats,
gris irisés, verts déclinés dans une gamme subtile. Les
baguettes ou bâtonnets s’enfouissent les uns sous les autres et
se perdent comme dans un jeu de mikado.
La structure, d’un gris métallique presque noir, encadrant des
plages de couleur bleue et ocre, évoque un vitrail.
Calme, 1949
Huile sur toile, 96,50 x 162,50 cm
Collection Carroll Janis, New York
Le titre de cette toile est significatif. Arno Mansar (Nicolas de Staël,
La Manufacture, 1990) a perçu dans les toiles de cette époque
une période de repos, “comme une halte indispensable entre l’expressionnisme
des empâtements de la matière de naguère et le prochain
éclatement des champs de couleur”.
Le camaïeu des gris bleuté est empreint d’une douceur infinie,
accentuée par la délicatesse des beiges. Sous la pâte épaisse
palpitent, prisonnières, des lueurs rouge orangé, comme issues
d’un magma originel.
On retrouve dans les autres compositions “en polygones” de cette époque
ce surgissement de couches enfouies, à la lisière des masses géométriques
colorées. La matière tremble, cherche à percer, elle devient
vivante.
La juxtaposition des formes qui s’imbriquent les unes dans les autres
font songer, mais en plus dynamique, à Poliakoff.
Bloc
De
1950 à 1952, la matière s’épaissit toujours plus, se
concentre: sédimentations, vibrations, interstices frémissants,
écrasements, scarifications, fissures, emboîtements. La toile devient
épiderme vivant, accidenté, couvert d’écailles mouvantes.
On éprouve, à regarder les tableaux de Nicolas de Staël, le
désir sensuel de les toucher, comme on peut désirer caresser une
peau ou la nacre d’un coquillage.
En 1951, Nicolas de Staël visite à Paris une exposition sur les mosaïques
de Ravenne. Les tesselles de marbre, brillantes, lumineuses, lui font découvrir
les vibrations optiques du discontinu et, par là même, leur pouvoir
spatialisant. Comme dans le divisionnisme de Seurat ou dans l’utilisation
par certains artistes contemporains du pixel de l’image numérique,
en passant par la touche infiniment fragmentée des peintres hyperréalistes,
Nicolas de Staël utilise le double système de la fragmentation et
de l’inclusion dans un ensemble plus vaste d’éléments
bruts. Selon que l’on se place près ou loin du tableau, comme dans
un effet de zoom, on passe du pavé au magma, de la forme (identifiable
du carreau) à la matière (informe). Les toiles de cette époque
se caractérisent par ce réseau carrelé, épais, vibrant,
décliné en une infinité de variations colorées (comme
déjà, mais dans la fluidité, chez Paul Klee).
Composition,
1951
Huile sur contreplaqué, 195 x 98,50 cm
Galerie Jeanne Bucher
Les pavés, irréguliers, s’étagent à partir
d’une base sombre, dans un camaïeu de bruns et de gris. “La
peinture ne doit pas être seulement un mur sur un mur. La peinture doit
figurer dans l’espace” écrit le peintre qui, dans cette composition,
construit en hauteur un pavement de couleurs et de pâtes en fusion. C’en
est fini du fond comme mur, les tesselles flottent, comme en suspens, dans l’espace,
et de Staël reconstitue la profondeur dans les interstices de ces pavés
de couleur. Une bande horizontale délimite le haut du tableau, elle préfigure
le ciel et annonce une présence plus visible de la réalité
en 1952.
De Staël peint sur un isorel, à la fois rigide et absorbant, qui
aspire le gras et supporte le poids de la matière somptueuse qu’il
applique. En travaillant ainsi, par couches successives, entassement de la pâte,
saturation du bloc couleur, il découvre la “couleur-volume”.
La matière devient feuilletée et la couleur vibre entre les joints
de la maçonnerie, bleue, ocre ou blanche.
L’aboutissement de cette recherche sera les Toits de 1952 (voir
chapitre suivant, les Paysages).
Cette même année, Nicolas de Staël peint la série
des Footballeurs. Enthousiasmé par un match en nocturne vu au
Parc des Princes, il réalise dans les jours qui suivent 24 tableaux de
formats divers où il va détailler les mouvements des joueurs en
articulant la forme par des empâtements bruts et des étalements
de la pâte. Fin 1951, il avait écrit à sa sœur Olga:
“J’ai choisi de m’occuper sérieusement de la matière
en mouvement”.
Par ailleurs, dans des formats de plus en plus grands, il déploie de
larges bandes de couleur étalée à la truelle, abandonnant
à ce moment-là le couteau.
La série des Footballeurs marque le retour de Nicolas de Staël
à la figure.
Parc
des Princes (Les Grands Footballeurs), 1952
Huile sur toile, 200 x 350 cm
Collection particulière
Cet immense tableau de 7 mètres carrés, où la pâte
est étalée avec fermeté à l’aide de larges
spatules, a été commencé, dans l’exaltation, la nuit
même du match. Il y a là des masses de matière, tangibles,
colorées qui laissent surgir des corps, sous la menace d’un grand
fond noir qui peut à tout moment les engloutir. Ces masses (blanches,
vertes, ocres, bleues), mises côte à côte, jouent comme une
partition humaine pour qu’émerge une silhouette. La bataille des
formes sur la toile rejoint la bataille des joueurs sur le stade. Une bataille
qui évoque celle de Paolo Uccello, admirée par le peintre.
Chez de Staël, le couteau ou la taloche ne sont pas les outils d’une
expression “spontanée”, mais cherchent à saisir la
forme-couleur dans une unité première, la pâte colorée.
Cela fait de la couleur une matière vivante, corporelle, qui exige des
manipulations complexes, et une maîtrise des pulsions. L’émotion,
chez lui, ne coule jamais directement sur la toile par le tube, le pinceau ou
la truelle, à l’inverse de Jackson Pollock et de l’expressionnisme
abstrait américain.
Nappe:
l’allègement de la matière
Les dernières années de sa vie, Nicolas
de Staël continue à se renouveler. S’enfermer dans une formule
est contraire à sa nature.
Le Ciel à Honfleur de 1952 est, à ce titre, une œuvre
charnière (voir chapitre suivant, les Paysages). Le peintre réussit
là à concilier une pâte épaisse avec des transparences.
Une nuée blanchâtre, rendue diaphane par endroits à l’aide
de frottis, charge le paysage de lumière et d’humidité.
Figures au bord de la mer, 1952
Huile sur toile, 161,5 x 129,5 cm
Collection Kunstsammlung Nordrhein-Westfalen, Düsseldorf
Sur ce tableau, peint dans le Lavandou, le sable, la mer et le ciel sont rouges.
Deux personnages, formés de blocs carrés empilés, se dressent
semblables à des totems dans cet univers embrasé. Les éclats
jaunes du soleil scintillent sur les flots orangés qui se fondent dans
les nuages pourpres. La lumière aveuglante du Sud aplatit tout et vibre
autour des silhouettes immobiles. Les pavages formant les figures ont perdu
leur épaisseur, la mer est lisse, la matière commence à
s’amincir.
Mais c’est surtout après l’épisode solaire de la
Sicile que de Staël revient au pinceau, à sa fluidité. À
son retour d’Italie, dans le Luberon, il peint à plat sur le sol
ses premières natures mortes allégées. Dans ses Paysages
de Sicile, il rompt avec les épaisseurs (voir chapitre suivant,
les Paysages: Agrigente). L’espace est comme écrasé
par la lumière. Il recourt à d’autres outils, mous, des
pinceaux de plus en plus petits, des brosses, jusqu’aux gazes et aux cotons
imbibés d’huile de térébenthine ou de violette pour
étendre la couleur sur la toile. La matière devient fine, transparente.
Le désir de Nicolas de Staël de peindre toujours plus fin devient
une obsession, au point de demander à Geneviève Asse “comment
elle arrive à peindre si mince”.
En allégeant la matière, il fait entrer le réel, la figure,
sur ses toiles. En diluant la pâte, en coupant l’huile d’essence,
il retourne au pinceau et, dans le même temps, récupère
l’image, fait apparaître profils et découpages.
De Staël arrive à la dissolution de ses choix antérieurs,
il utilise l’huile comme de l’aquarelle et obtient, dans ses paysages
et natures mortes, des surfaces translucides et des formes grelottantes. Cherchant,
écrit-il, “l’abouti de la transparence”, la pâte
de certaines de ses marines n’est plus qu’un film impalpable, une
pellicule éthérée.
Mais si ses toiles sont pénétrées par la figuration du
monde n’en sont-elles pas, paradoxalement, plus abstraites que celles
dites non figuratives?
Nu
couché bleu, 1955
Huile sur toile, 114 x 162 cm
Collection particulière
Sur ce nu épuré, d’une extrême élégance,
domine le vermillon, couleur emblème de Nicolas de Staël. La violence
de cette couleur, qui occupe la moitié supérieure de la toile,
accentue la douceur bleutée de ce corps de femme. La ligne du visage,
du buste et des jambes repliées dessine un tendre paysage de vallons
et collines comme flottant sur l’écume duveteuse des draps.
Le rouge est étiré à la brosse, sans nuances, monochrome.
Le blanc, teinté de gris, s’allège et forme un halo autour
des jambes. De cette silhouette alanguie, presque évanescente, se dégage
un sentiment de sérénité comme si, dans cette transparence
progressive de sa peinture, Nicolas de Staël allait bientôt passer
dans sa toile, de l’autre côté du miroir.
En 1955, dernière année de sa vie, le peintre oscille plus que
jamais entre le doute et la certitude et se débat, comme il l’écrit
lui-même, dans la contradiction de l’inachevé et du “trop
abouti de la transparence”. En diluant sa pâte, il semble se placer
lui-même au bord de la dissolution, comme pris de vertige et aspiré
par le vide.
Nicolas de Staël a, peu à peu, allégé, fluidifié,
enlevé. Pierre après pierre, il a descellé les amas de
peinture qu’il posait sur ses toiles. À force de déconstruire
la muraille qu’il avait bâtie, il s’est trouvé devant
un cadre nu, dépeuplé.
Danièle ROUSSELIER
LES PAYSAGES
L’APPARENT RETOUR AU
SUJET: DEPASSER LA DICHOTOMIE ABSTRACTION/FIGURATION
Paysages, Routes, Ciels, chemins qui mènent
à la peinture
A partir de 1952, le titre Paysage est de plus en plus présent
dans l’œuvre de Nicolas de Staël et remplace celui de Composition.
La série de Fleurs qui suivra, puis celle des Bouteilles,
ainsi que son attrait pour les grands ciels de la peinture hollandaise (en particulier
Ruysdaël) dénotent une attention portée de plus en plus vers
le monde extérieur. Mais le traitement pictural d’un paysage ne
varie pas beaucoup, chez l’artiste, de celui d’une “composition”,
titre éminemment abstrait.
En peignant des paysages et des natures mortes, avec de seuls rectangles, empâtements
et plages de couleur-forme, Staël renoue avec la grande peinture classique
pour la remettre en question de l’intérieur. Cependant l’apparent
retour au sujet est un moyen pour le peintre de se donner toute liberté
par rapport à la réalité.
Quelque chose change néanmoins dans sa méthode par rapport aux
années précédentes. En effet, à partir de la série
des Footballeurs, 1952, il prend l’habitude de préparer
une toile par de multiples esquisses. Parfois il ne s’agit que de notations
de couleurs, dont il peut, à son gré, fournir des variantes car
c’est toujours le peintre qui, selon ce que Kandinsky appelle “la
nécessité interne” au tableau, organise la relation de la
peinture avec la réalité. L’exposition montre ce passage
de l’ébauche à l’œuvre, notamment avec les paysages
de Sicile, véritable révélation sensible pour l’artiste.
Pendant son voyage dans le sud de l’Italie, Staël n’a tracé
que des dessins, la peinture viendra après, par la force d’impression
du souvenir visuel métamorphosé.
Qu’est-ce qu’un paysage?
Un tableau représentant la nature et où le “reste”,
figures humaines ou constructions, n’est qu’accessoire. Dans tout
paysage, même le plus “réaliste” (cf. la vision naturaliste
du XIXe: Constable, Corot et Courbet que Staël aimait parmi tous), le point
de vue de l’observateur détermine l’œuvre car c’est
lui qui instaure la veduta, à proprement parler une vision vue:
vue, ressentie et interprétée par le peintre.
“Peindre c’est ressentir”, disait Constable, le maître
anglais du paysage. Cadrage, choix de la composition, organisation des éléments,
l’artiste est toujours là dans ce qui se donne pourtant comme une
découpe objective de la réalité. Constable rappelait que
sous chaque haie, il pouvait trouver matière à son art, qui consistait
à subordonner des données visuelles innombrables à une
seule idée picturale.
Dans ce sens Staël s’inscrit dans l’histoire de ce genre majeur
de la peinture, qu’il revisite et habite de la totalité de son
être. Peu importe que le résultat soit abstrait ou figuratif. “Je
n’oppose pas, déclare t-il, la peinture abstraite à la peinture
figurative, une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative.
Abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un
espace.”
L’espace et la profondeur
De cet espace, Staël donne une définition très parlante:
“L’espace pictural est un mur, mais tous les oiseaux du monde y
volent librement; à toutes profondeurs.” (Lettre à Pierre
Lecuire du 3, 12, 1949.) Comme il l’écrit à plusieurs reprises,
la profondeur est la seule recherche sérieuse dans un tableau, qui n’est
que la représentation d’un espace organisé.
L’espace et la profondeur, chez l’artiste, ne renvoient pas aux
règles de la perspective classique, le tableau s’organise par couches
de couleur-forme laissant apparaître en réserve les couleurs du
fond, dans une suggestion de la profondeur difficilement nommable. La définition
que Staël donne de l’espace semble s’ouvrir à tous les
sens: “N’évaluez jamais l’espace trop rapidement. Il
y a des petites pommes de pin toutes ratatinées dont l’odeur nous
donne une telle impression d’immensité, alors que l’on se
promène à Fontainebleau en étouffant dans cette forêt
exactement comme en mansarde à nains.” (Lettre à Pierre
Lecuire du 3, 12, 1949.) L’espace peut donc, pour l’artiste, se
concentrer en une pomme de pin dont c’est l’odeur et non pas la
forme qui suggère l’immensité. On croirait lire Baudelaire
dans ses Correspondances, et l’on sent à l’horizon
l’expérience de la réminiscence proustienne où le
narrateur retrouve, au contact d’une petite madeleine trempée dans
du thé, la richesse du souvenir d’enfance.
La peinture de Nicolas de Staël est dans cette dimension de jaillissement
et de révélation, on croit l’entendre parler couleur, matière,
espace, et aussitôt elle nous transporte dans des expériences multiples
qu’elle nous fait vivre à “toutes profondeurs”. Ainsi,
comme l’a souligné Jean-Pierre Jouffroy (La mesure de Nicolas
de Staël, Ides et Calendes, Neuchâtel, Suisse, 1981), les pommes
de Cézanne, les arbres de Staël ne tiennent pas lieu d’arbres
ni de pommes mais d’autre chose qu’il nous faut “découvrir”.
Derrière les choses, en apparence reconnaissables du visible, se fait
entendre une autre figuration.
En trois ans, de 1952 à 1955, Staël réalise différentes
séries de paysages où, à chaque fois, les composantes plastiques
de l’œuvre sont totalement changées, sinon bouleversées.
La lumière, la matière, les formes colorées et la manière
de concevoir la composition de l’œuvre changent radicalement selon
qu’il s’agit de paysages normands ou du sud de l’Italie, par
exemple. Cette révolution plastique, à chaque fois recommencée,
n’est pas seulement liée aux variations du motif et des lieux en
question, elle naît de la confrontation de sa peinture avec le visible,
vécue toujours comme une véritable expérience de l’être.
Les
Toits, 1952
Huile sur isorel, 200 x 150 cm
Musée national d’art moderne, Paris
Cette toile marque un tournant dans l’œuvre de Staël. Après
une dizaine d’années de peinture considérée comme
abstraite, défiant les milieux de l’avant-garde où s’impose
la suprématie de l’art abstrait, Nicolas de Staël revient
à une peinture qui se mesure au réel. Retour au sujet donc, même
si l’artiste ne l’a jamais négligé: “Toujours,
il y a toujours un sujet, toujours”. (Lettre à Pierre Lecuire du
10, 2, 1950.)
Intitulé Ciel de Dieppe ou Les Toits, ce tableau monumental
de 200x150 prolonge la série des “murs” de 1951 (présentée
également dans l’exposition), avec le souci de partir d’un
véritable référent visuel: le ciel vu à Dieppe ou
les toits parisiens qu’il voyait de son atelier. Néanmoins la référence
au réel est soumise aux exigences d’une composition qui nie les
lois de la perspective et qui s’organise à l’enseigne de
la frontalité. Ici le ciel s’allonge jusqu’à l’entassement
des tesselles aux tonalités sombres qui occupent la partie inférieure
du tableau.
Avec cette œuvre, l’artiste commence à employer la couleur
par larges étendues, le ciel à lui seul occupe les deux tiers
du tableau. La peinture à l’huile, écrasée au racloir,
est ensuite appliquée sur la toile. La couleur se limite aux variations
tonales des gris, blancs, bleus, qui rendent l’espace encore plus immense.
Les toits reprennent les pavements de mosaïques qui figurent dans ses œuvres
précédentes. Les gris dominent encore, mais ils se font de plus
en plus soutenus, jusqu’au noir du grand carré qui avance au premier
plan. Ce “mur” de petits carrés s’organise selon un
jeu subtil de tailles, de tons et de pâtes. La matière picturale,
toujours épaisse, va du lisse au rugueux, tandis que les couleurs jouent
sur les beiges et les gris rehaussés de rouge et de bleu. Le regard,
sollicité par le plus gros carré sombre, glisse de pavé
en pavé jusqu’au ciel sur lequel l’œil revient sans
cesse.
Ciel à Honfleur, 1952
Huile sur toile, 100 x 73cm
Collection particulière, Paris
Entre 1952 et 1955, année de sa mort, Nicolas de Staël voyage beaucoup.
Il va à Londres, New York, dans le nord de l’Italie où il
découvre Ravenne et ses célèbres mosaïques, parcourt
la péninsule jusqu’en Sicile, se rend en Espagne, et enfin à
Antibes. Paris reste, entre temps, le lieu d’allées et venues.
La lumière locale, revécue par le peintre, sera un élément
fondamental dans ses paysages qui débutent avec les gris du nord de la
France et de la région parisienne.
Dans l’année 1952, Staël peint un grand nombre de ciels, dont
Ciel à Honfleur. Il s’agit ici, comme d’autres paysages
de l’époque, d’une marine, sujet qui mieux qu’aucun
autre permet au peintre de dépasser la dichotomie abstraction-figuration.
Le tableau se présente comme une succession de bandes de couleur disposées
à l’horizontale. Il participe de cette ambiguïté entre
art abstrait et art figuratif les faisant par moments se rejoindre. Le dessin,
épuré et réduit à quelques lignes, suffit à
rendre l’essence du paysage, ainsi que de l’espace construit à
partir des différents plans de couleur.
Les couleurs, uniformément pâles, vont des jaunes cassés
de la bande inférieure aux dégradés des bleus cédant
la place au gris-blanc central qui se prolonge par transparence dans le céleste
et le gris-vert du ciel. L’effet de sfumato, obtenu par les glacis
blancs sur la matière épaisse de la couleur, produit un effet
singulier de perspective atmosphérique. Ce paysage, qui donne l’impression
de se prolonger à l’infini, évoque la dimension du sublime
kantien. Le sublime, dit Kant, est toujours de l’ordre de ce qui ne peut
être saisi qu’en partie, la partie visible: tableau, appelle ici
l’immensité infinie qui le déborde.
Le Lavandou, 1952
Huile sur toile, 195 x 97cm
Musée national d’art moderne, Paris
La lumière vive du sud de la France, où il séjourne en
mai 1952, bouleverse Staël et lui suggère une série de paysages
très colorés qui s’inspire des plages du Lavandou.
Le 31 mai il écrit à son marchand Jacques Dubourg: “La lumière
est tout simplement fulgurante ici, bien plus que je ne m’en souvenais.
Je vous ferai des choses de mer, de plage, en mesurant l’éclat
jusqu’au bout si tout va bien…”. Et aussi, en juin: “Evidemment
c’est une grande leçon que donne cette lumière grecque où
seuls la pierre et le marbre résistent en radiation. Tout compte fait,
ni Cézanne, ni Van Gogh, ni Bonnard ne s’en sont servis autrement
qu’en éperon psychique, je veux dire sur le plan intime, ils auraient
pu peindre ce qu’ils ont peint vraiment n’importe où, les
Grecs non, c’est total, leur sculpture prend et rend ce soleil comme il
est impossible de le faire ailleurs, dans toute sa simplicité.”
Contrairement aux paysages peints sur la côte normande, où le dessin
se réduit à une juxtaposition d’horizontales et où
tout est mouvement et changement infinitésimal de lumière, ici,
la couleur saturée explose dans une profusion de rouges, de bleus, de
verts, étalés en aplats sans variations tonales. La composition
se fait plus complexe, affectionne la verticale et s’ordonne par blocs
de formes massives, comme sculptées par la couleur.
Agrigente,
1953
Huile sur toile, 73 x 100 cm
Kunsthaus, Zürich
En septembre 1953, Staël, avec sa femme et ses enfants, parcourt l’Italie
en voiture. De Rome il écrit à son marchand Jacques Dubourg: “Je
roule de France en Sicile, de Sicile en Italie, en regardant beaucoup de temples,
de ruines ou pas, des kilomètres carrés de mosaïques (…)
Le point culminant fut Agrigente et le musée de Syracuse.”
La vallée des temples d’Agrigente, les carrières de pierres
de Syracuse, les espaces arides et gorgés de soleil, les pierres antiques,
impressionnent son regard et son esprit. Néanmoins la série de
paysages de Sicile n’est pas peinte sur le motif, et il serait vain de
chercher à retrouver l’angle de vision réel du peintre.
Staël s’en imprègne, et sur de grands carnets à spirales
il note au feutre les lignes principales. De retour en France, dans son atelier
de Lagnes où il travaille dans un isolement qu’il veut extrême,
il réalise cette série extraordinaire de paysages.
Agrigente, de 1953, se distingue des autres paysages de Sicile, aux
couleurs éclatantes, par son équilibre chromatique presque entièrement
fondé sur le contraste des noirs et des blancs, regroupés dans
les deux masses puissantes de la falaise dans la moitié inférieure
du tableau, et du ciel dans la moitié supérieure. Le noir absolu
du ciel et le blanc fantomatique de la falaise occupent à eux seuls la
presque totalité de la surface peinte. Etrange nocturne qui s’organise
autour d’une seule ligne de force, celle, en “escalier”, de
la falaise subtilement dessinée et accentuée par de petites surfaces
rouges et jaunes. Mais le noir n’est pas uniforme, il vibre par le mouvement
que l’outil du peintre, certainement une brosse large, sait lui donner.
Tandis que le ciel vibrant et la falaise blanc-gris semblent soumis aux changements
des phénomènes naturels se dressent les ruines rouges et jaune
pur qui se gravent dans notre œil avec l’impact de ce qui dure.
Pour le chromatisme particulier de ce tableau, Staël se souvenait peut-être
des couleurs violentes de Paolo Uccello dans Le Miracle de l’hostie
(vers 1465), et dans La Bataille de San Romano (vers 1450, Florence,
Musée des Offices), où les noirs, les rouges, les blancs dominent.
En effet l’artiste cite à plusieurs reprises Paolo Uccello qu’il
a admiré lors d’un voyage en Italie au mois de février de
la même année et qu’il revoit encore en septembre, avec aussi
Giotto et Piero della Francesca. Sa référence à la tradition
picturale est une constante dans son œuvre.
Sicile
(Vue d’Agrigente), 1954
Huile sur toile, 114 x 146 cm
Musée de Grenoble
Sicile rend parfaitement l’impression de vertige que l’artiste
a eu devant ces sites antiques, dans cette île où la mer est partout.
Staël aime particulièrement la mer et l’immensité spatiale
qui s’y rattache. A cela s’ajoute celle du temps et de l’éternité
liée aux vestiges grandioses. Il s’agit ici de ce vertige “en
grand” dont il parle dans une lettre à Pierre Lecuire du 9, 12,
1954. “Mais le vertige, j’aime bien cela moi. J’y tiens parfois
à tout prix, en grand.”
C’est l’essence singulière de ce paysage que Staël veut
fixer dans la stridence aveuglante de la couleur, où les rapports osés
des tonalités cherchent leur point d’équilibre. Les violets
et les jaunes citron éclatent. Le ciel vert traversé par les raclures
du couteau trouve sa complémentaire dans une forme rouge au-dessus de
laquelle il s’ouvre. Il occupe la moitié du tableau tandis que
le reste de la composition se structure en des plaques triangulaires dont les
couleurs fluides convergent autour d’un carré rouge, point de fuite
qui fait face au spectateur et qui n’est plus virtuel, mais représenté.
“On ne peint jamais ce qu’on croit voir, on peint à mille
vibrations le coup reçu, à recevoir…” écrit
de Staël. (A Pierre Lecuire, 3, 12,1949.) Nous sommes ici, selon les mots
du peintre, “ni trop près, ni trop loin du sujet”, dans la
réalité “retranspirée” par l’artiste,
comme l’écrivait Artaud au sujet de Van Gogh. Les larges plages
de couleur lumineuses gardent l’essentiel du lieu et de la sensation,
et le paysage se lit à l’enseigne de l’excès: excès
de la couleur poussée à l’extrême de sa puissance,
de la lumière qui en découle, de l’espace qui semble se
dilater à l’infini par la tension des formes découpées
et prises dans un glissement tectonique. Rien ne tient en place, toute chose
saisie dans son apparaître-disparaître se tient au bord de l’évanescence,
et le paysage vit au rythme de l’instant.
La Route d’Uzès, 1954
Huile sur toile, 60 x 81 cm
Collection particulière
En novembre 1953, Staël acquiert une maison dans le Luberon, Le Castelet,
à Ménerbes, où il s’installe fin décembre
avec sa femme Françoise et leurs enfants. La maison est proche du château
de Castille, près d’Uzès, où réside Douglas
Cooper, historien d’art anglais. Staël se rend souvent chez Cooper
où il découvre son importante collection de tableaux cubistes,
parmi lesquels se trouvent des œuvres de Braque que l’artiste aime
particulièrement. La route d’Uzès que Staël emprunte
pour se rendre au château de Castille, donne lieu à une série
de neuf vues très sobres, dont La Route d’Uzès.
Après l’expérience de la lumière aveuglante de Sicile,
Staël redécouvre cette région dans son visage hivernal, sous
le brouillard et la neige.
La structure du tableau reprend celle des vues d’Agrigente où l’artiste
utilise, tout en la détournant, la perspective monofocale. Route, collines,
ciel convergent en un point de fuite qui n’occupe pas la place centrale
mais qui est déplacé vers la droite. Le point de fuite se transforme
ainsi en point de chute, abîmant avec lui le paysage, et le regard s’engouffre
dans le vert de la colline. L’espace s’anime d’un mouvement
qui aspire avec lui le spectateur. “J’ai choisi de m’occuper
sérieusement de la matière en mouvement”, écrit l’artiste
en 1951 (Lettre à Olga de Staël du 19, 11, 1951). Les tons froids
des verts et des gris s’étalant en couches minces de peinture,
délimitent des formes doucement ondulées. L’ensemble de
la composition, alliance de froideur et de sensualité, de calme et de
vertige, donne à cette vue son côté paradoxal.
Des pâles paysages du nord et de la région parisienne, aux éblouissements
lumineux du sud de l’Italie, en passant par les routes de l’intérieur
de la France et les plages de la Méditerranée, de Staël mesure
sa peinture aux sollicitations du réel dont il ne rend pas le visible
mais l’essence.
L’enseignant pourra comparer l’interprétation du paysage
chez Staël avec d’autres exemples de l’histoire de la peinture:
le paysage classique chez Le Lorrain, le réalisme de Constable, les paysages
impressionnistes ou cubistes. Les élèves pourront ainsi mieux
cerner et mettre en perspective la démarche singulière de l’artiste.
LES NATURES MORTES
“L’OBJET ELEVE A LA DIGNITE DE LA
CHOSE”
En même temps que les paysages, Nicolas de Staël renoue
avec les autres genres classiques de l’histoire de l’art: le nu
et la nature morte. Son admiration pour Chardin l’a conduit très
tôt à copier ses œuvres, ses natures mortes.
L’exposition s’ouvre par une nature morte de 1941, œuvre de
jeunesse, qui n’aura pas de suite. Car c’est seulement à
partir de 1952 que ce sujet s’affirme dans sa peinture.
Il s’agit, au début, d’une série de pommes: Une
pomme, Trois pommes, Cinq pommes, directement sorties
des tesselles, motif abstrait des Composition(s) des années
précédentes et qu’on retrouve dans les Toits de
1952. Une série de bouteilles ainsi que de fleurs suivent immédiatement
après. En 1953, l’artiste donne deux versions monumentales (200
cm x 350) des bouteilles, dont une, Ballet (Bouteilles), figure
dans l’exposition. Entre 1954 et 1955, Staël revisite, avec d’autres
moyens picturaux, la nature morte: vient la série des ateliers peints
à Antibes, des étagères et palettes, des bocaux et des
outils du peintre. Sa dernière toile restée inachevée,
Le Concert, de 3,50 x 6m, œuvre ambiguë, difficile à
classer, pourrait se lire comme une immense nature morte où flottent
seuls, sur un fond rouge, un piano et une contrebasse, séparés
par des pupitres et des partitions. C’est par elle que se termine l’exposition.
Bouteilles en brun, ocre, et rose, 1952
Huile sur toile, 65 x 81 cm
Collection particulière
Staël a réalisé un grand nombre de tableaux ayant pour sujet
des bouteilles. Bouteilles en brun, ocre et rose, est parmi les premiers.
Ce qui frappe, ici, c’est la pâte épaisse de la peinture,
la texture rugueuse, le poids énorme de la matière qui se mesure
à l’effort qu’ont les formes à faire surface, à
affleurer de l’obscurité du tableau. Le chromatisme se réduit
à la gamme des noirs, bleus foncés, bruns, rose, avec un discret
tracé de rouge. Quatre bouteilles surgissent de l’obscurité
du fond, tandis que d’autres se devinent derrière les couches épaisses
de peinture, aussi noires que le fond noir. Les formes émergent à
peine du champ chromatique de la toile et s’interpénètrent
avec l’espace limitrophe. La composition tient en équilibre précaire,
à la limite du visible et de l’informe.
Staël écrit à Jacques Dubourg (juin, 1952): “Il faut
se retirer dans l’ombre des voiles, se cramponner à chaque plan
à peine perceptible, si l’on ne veut pas finir en fresque de Pompei,
en platitude”. Et ici, tout est jeu subtil entre le visible et l’invisible
que la matière picturale recèle, le tableau entier se donnant
à voir comme représentation d’un voile, au-delà duquel
on demande à voir.
S’interrogeant sur l’essence de la peinture, Jacques Lacan citait
l’apologue antique du concours entre deux peintres grecs: Zeuxis et Parrhasios.
Parrhasios l’emporta sur Zeuxis qui avait peint des raisins si ressemblants
que les oiseaux s’y étaient trompés. Ce que Parrhasios peint,
sur la muraille, est un voile si ressemblant que les hommes lui demandent de
voir ce qu’il a peint derrière ce voile. Au-delà de la représentation
de l’objet, la peinture se montre ici dans son essence: celle de solliciter
le désir de voir au-delà, au-delà d’une suite de
plans-couleurs-matière, une image impossible. L’objet est ainsi,
comme le dit encore Lacan, au sujet de l’œuvre d’art en général,
“élevé à la dignité de la chose”, qui
demande de lever le voile des apparences pour pénétrer dans d’autres
profondeurs.
Atelier fond orangé (Atelier), 1955
Huile sur toile, 195 x 114 cm
Collection particulière
Dans son avant-dernière section, l’exposition présente les
dernières natures mortes de Staël, ayant pour sujet l’atelier
de l’artiste: Atelier vert, Coin d’atelier à
Antibes, Coin d’atelier fond bleu, Atelier à
Antibes, et Atelier fond orangé. Dans ce tableau, la couleur
de plus en plus pure s’affirme sur la matière qui s’efface
au profit de champs monochromes où baignent des formes, des rectangles
de couleur irradiante aux bords diaphanes qui évoquent les toiles de
Mark Rothko peintes dans les mêmes années aux Etats-Unis. Même
si Rothko n’a aucun souci de représentation et va de plus en plus
loin dans la conception de ses tableaux comme champs d’immersion dans
la couleur et dans la sensation, son œuvre, comme celle de Staël,
évoque la dimension du surgissement, de l’épiphanie, donnée
par le visible et allant au-delà du visible, quelque chose de l’ordre
de la présence.
A l’époque, Nicolas de Staël, très marqué par
Vélasquez qu’il a revu au Prado en 1954, parle de la “suprême
aristocratie de cette pincelada qui, avec un minimum de matière,
un minimum de brio, un maximum d’autorité, suscite un art déconcertant
de simplicité et de présence.”
Ici, la couleur saturée et fluide, appliquée en couches de plus
en plus minces répand une lumière orangée où baignent
les outils du peintre que quelques lignes de bleu, accentuant l’orangé
du fond, suffisent à rendre. La couleur avec ses contrastes, sa présence
ou son absence dans la toile, est désormais souveraine. Le peintre joue
sur les réserves de la toile blanche, les zones d’absence de la
peinture, qui dessinent la forme d’un tiroir, et au loin, peut-être,
d’un châssis suspendu. Comme les zip de lumière dans les
tableaux monochromes de Barnett Newman, les réserves de Staël concentrent
toute l’énergie chromatique, font vibrer l’espace et changent
ces tableaux en véritables drames (au sens littéral du terme qui
est “action”) de la couleur, avec ses contrastes, ses dissonances,
ses complémentarités, ses transparences, sa lumière.
Le Concert (Le grand concert), 1955
Huile sur toile, 3,50 x 6 m
Musée Picasso, Antibes
De Staël aimait la musique, les titres de ses tableaux le rappellent. Les
Musiciens, souvenir de Sydney Bechet, 1953, est un hommage au célèbre
compositeur de jazz. Deux grandes toiles, intitulées Les Indes
galantes, 1953, s’inspirent de l’opéra ballet les Indes
Galantes de Rameau qui, après deux cents ans, était repris
au palais Garnier le 18 juin 1952.
Inspirée par des œuvres de Webern et de Schoenberg entendues à
Paris le 5 mars 1955, cette toile immense, où seules figurent, sur un
fond rouge, la masse sombre d’un piano et celle ocre délavée
d’une contrebasse entre une multitude de pupitres et de partitions d’un
blanc-gris diaphane, fait retentir la dimension du silence.
Dans La Peinture cubiste, Jean Paulhan remarque qu’en anglais
les natures mortes s’appellent “silences”. Ce temps suspendu
et irrévocablement mort, ce temps d’arrêt et de silence si
propre à ce genre pictural, Staël le fait étrangement sentir
dans cette œuvre qui s’appelle Concert. Un concert qui n’est
qu’une présentation d’instruments silencieux dans un espace
d’où toute présence humaine est bannie, où le temps
s’est arrêté, et où seule vibre la couleur, avec ses
coulures, l’épanchement de l’ocre jaune de la contrebasse
sur le blanc qui l’entoure, les réserves de blanc autour de la
silhouette noire du piano: la peinture dans sa dimension de silence.
Dans ces œuvres, Staël touche à l’essence de la nature
morte qui renvoie à la fugacité de l’existence. C’est
dans la résonance que prennent ses objets toujours au bord de leur abîme
que le peintre rejoint les plus grands maîtres du genre.
Il serait intéressant de comparer ses natures mortes à la fameuse
Raie (1738) de Chardin. Au-delà de la simple représentation
de l’objet, Chardin vise avant tout la peinture et ses lois. La silhouette
blanche en losange de la raie se déploie dans un jeu d’obliques
et de diagonales par lesquelles elle s’impose dans l’espace, les
effets de texture sont aussi présents. La blancheur si particulière
de ce curieux poisson fait face au spectateur et l’introduit dans la dimension
prégnante de ce qui devrait rester caché et qui se montre: la
mort béante nous faisant face et prenant la place d’un objet qui
pose sous le regard du peintre. Sentiment de fascination et d’engloutissement
qui est celui aussi du grand Concert de Staël.
Margherita LEONI-FIGINI
BIBLIOGRAPHIE
Ouvrages
- Nicolas de Staël. Catalogue de lexposition. Editions du Centre Pompidou, sous la direction
de Jean-Paul Ameline, 2003.
- Nicolas de Staël. Catalogue raisonné
de l'uvre peint, établi par Françoise de Staël, avec
les lettres du peintre commentées par Germain Viatte. Présentation
d'André Chastel. Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1997.
- Arno Mansar, Nicolas De Staël. La Manufacture,
1990.
- Jean-Pierre Jouffroy, La mesure de Nicolas De Staël.
Ed. Ides et Calendes, Neuchâtel, 1981.
Liens Internet
Sur le site du Centre Pompidou
- Une présentation en images de lexposition.
- Rubrique “Musée”
- Dossier “Yves Klein” dans les collections du Musée
- Dossier “Jean Dubuffet”. Parcours de lexposition
Liens sur dautres sites
Nicolas de Staël
http://www.lemondedesarts.com/DossierDeStael.htm
http://myclimatspainters.free.fr/stael.htm
Jean Dubuffet
http://www.dubuffetfondation.com/
Pierre Soulages
http://www.pierre-soulages.com/
Willem de Kooning
http://www.artchive.com/artchive/D/de_kooning.html
Jean-Paul Riopelle
http://www.riopelle.ca/
Robert Ryman
http://www.artcyclopedia.com/artists/ryman_robert.html
AUTOUR DE LEXPOSITION
COLLEGE DU CENTRE / DEUX CONFERENCES
Le samedi à 11h30, Grande salle
- 15 mars 2003: Portraits dune uvre par Anne de Staël
et Daniel Dobbels, écrivain et chorégraphe.
- 29 mars 2003: Voir Nicolas de Staël, hier et aujourdhui, par Jean-Paul
Ameline.
RENCONTRE AVEC...
Le lundi 28 avril, à 19h. Rencontre avec Gérard Traquandi, peintre,
dans lexposition.
ATELIERS DANSE ET ARTS PLASTIQUES POUR ADULTES
Cycle de trois
séances, de 19h à 21h. Un chorégraphe propose son approche
dune uvre de lexposition.
- Les jeudis 6, 13, 20 mars avec Cécile Proust.
- Les jeudis 27 mars, 3 et 4 avril avec Pascal Queneau.
Inscription: 01.44.78.12.57. (Les 3 séances: 50 euros).
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