Movie House se présente comme lentrée dun cinéma. Dans une cabine rouge qui se découpe sur un fond noir est installée leffigie dune caissière. A droite, est construite une vraie porte qui ne conduit nulle part. Le plafond illuminé par 288 ampoules produit une lumière incandescente, soulignant leffet de dramatisation de la scène.
Une tension entre le fond et la forme
Une composition rigoureuse
La recherche dun archétype
Lart indissociable de la vie réelle
Situations humaines
Lexpérience du happening
Linfluence du travail de Robert Frank
Cette uvre repose entièrement sur lidée de contraste. Segal utilise tout dabord lopposition des couleurs : le rouge, le noir et la blancheur fantomatique de la caissière. La texture des matériaux participe également à cet effet de choc : les surfaces lisses et brillantes de la peinture noire et rouge sopposent à laspect mat et brut de la sculpture. Chaque élément intervient dans cette tension entre le fond et la forme. La lumière y joue un rôle essentiel : elle dramatise ce lieu (celui de lentrée de cinéma qui est aussi celui de luvre dart) et matérialise cette idée de passage de lespace de la vie réelle (peut-être celui de la rue) vers celui de la fiction (le cinéma ou tout simplement lart).
La sculpture en plâtre est une sorte de point focal au
sein de la composition.
Segal accorde une attention particulière aux objets et aux structures environnants. Cette dimension relative à la forme et au volume est spécifique aux environnements de cette période. Elle se rattache à un système esthétique apparu au cours des années 60 qui vise à la réduction de la forme à une unité simple. La relation de Segal avec le Minimal art est moins évidente que sa parenté avec le Pop Art et pourtant toute aussi pertinente. Le mobilier réduit à des structures primaires, les couleurs rouge et noire, les surfaces lisses et brillantes, la disposition géométrique des ampoules de Movie House sont proches de lesthétique minimaliste de la fin des années 60.
La structure de Movie House rappelle aussi les compositions orthogonales de Mondrian dans le jeu de rapport entre les zones de couleur et les reliefs. La sculpture en plâtre est une sorte de point focal au sein de la composition. Placée au centre du fond noir, elle apparaît comme une icône au sein dune chapelle. Les zones réparties de manière symétrique de chaque côté de la cabine sont toutefois légèrement décalées par le léger renfoncement de la porte à droite, accentuant lidée de profondeur.
Dans ses environnements Segal limite à lessentiel les accessoires de ce qui forme lunivers dun travailleur. Il en use avec modération et un sens très sûr de la composition. Movie House nest pas la reconstitution réaliste dune entrée de cinéma, mais plutôt la transposition du souvenir dune expérience vécue.
Segal adopte le plâtre à la fois pour des raisons économiques mais également pour ses qualités plastiques. Les bandes de plâtre à usage médical sèchent rapidement et permettent dobtenir à la fois une figure réaliste et le reflet dun état intérieur. Toutefois la figure est désincarnée par la blancheur du plâtre transformant le modèle en individu anonyme. Ce parti pris permet à lartiste de créer une certaine distance par rapport au réel. En se dégageant ainsi de toute représentation réaliste luvre de Segal atteint une idée duniversel : il sagit de lhomme en général, une sorte darchétype de lindividu livré à labsurdité de la banalité quotidienne.
Les environnements et les sculptures de Segal sont indissociables de sa propre
expérience.
Après avoir découvert les bandes de plâtre nouvellement
fabriquées par la marque Johnson & Johnson, il fait sa première
sculpture de moulage en plâtre sur son propre corps (Lhomme
assis à une table, 1961), et sa femme Helen est pendant longtemps
son principal modèle féminin. Ainsi, les modèles de ses
sculptures sont choisis parmi les membres de sa famille ou le cercle de ses
amis proches. Segal raconte, dans un entretien, quavant de commencer une
sculpture, il prend le temps de dialoguer et dobserver longuement les
attitudes de son modèle. Celui du moulage de la caissière nest
autre que sa propre nièce : Susan Kutliroff, aujourdhui secrétaire
et trésorière de la Fondation George et Helen Segal.
Les premiers environnements de Segal caractérisés par lisolement dune figure dans un univers banal ne sont pas sans évoquer les uvres de Edward Hopper dans lesquelles lindividu apparaît accablé par une solitude désarmante dans une atmosphère lourde et oppressante.
George Segal choisit des situations humaines caractérisées par des gestes de la vie quotidienne : une femme se rasant les jambes, une serveuse de bar, une caissière de cinéma distribuant un billet. Son intérêt porte plus précisément sur la condition humaine dans la société moderne contrairement aux artistes Pop qui ironisent à partir des clichés de la société de consommation. Toutefois, lœuvre de Segal ne se limite pas à un certain réalisme social, elle véhicule par là même une dimension métaphysique.
La découverte des moulages en plâtre dans les environnements de Segal inspirent souvent une vision à la fois morbide et fascinante. Les personnages semblent avoir été saisis dans leur immédiateté comme les corps pétrifiés des habitants de Pompéï . Or les modèles de Segal sont bien vivants, issus de son entourage proche et pourtant limités dans leur finitude. Ce qui amène Allan Kaprow, dans un article quil consacre à Segal, à qualifier ses sculptures de "vital mummies" (momies vivantes).
Dés la fin des années 50, Segal, par lintermédiaire de son ami Kaprow est en contact avec les premiers happenings organisés à la Reuben Gallery. Kaprow est le théoricien de cette nouvelle expression où lart et la vie sont confondus. En 1958, dans un célèbre article intitulé "Lhéritage de Jackson Pollock" (Cf. larticle de Kaprow dans les Annexes), il analyse les drippings de Pollock comme un dépassement des limites du tableau vers lespace de la vie réelle. Ce texte précurseur est fondamental car il annonce tous les mouvements davant-garde des années 60. Segal découvre, grâce à son ami, une nouvelle approche de lexpressionnisme abstrait en prise avec le réel. Il est fortement impressionné par cet art revitalisé par une action se déroulant en temps réel, bien qu'il soit en même temps réticent à laspect éphémère du happening. Segal assiste et participe à plusieurs happenings dans la Reuben Gallery fréquentée, entre autres, par ses amis Claes Oldenburg et Larry Rivers.
La conception des environnements de Segal résulte sans aucun doute de la synthèse entre les idées de John Cage, pour lequel "même le banal a un potentiel esthétique", et du happening de Kaprow, fidèle auditeur de ce dernier mais aussi de la théorie dHofmann sur la spécificité de lespace de la création plastique fondée sur la confrontation du fond et de la forme.
Lorsque Segal fait la connaissance de Robert Frank par lintermédiaire des artistes de la Hansa Gallery en 1960, le photographe vient de commencer une carrière de cinéaste. Deux ans auparavant, il publiait un livre de photographies qui allait faire scandale aux Etats-Unis. Cet ouvrage intitulé Les Américains, composé dune sélection de 83 clichés en noir et blanc, représente la vie quotidienne aux Etats-Unis au milieu des années 50. Il montre une image de lAmérique sans fard, où toute la société américaine semble mise à nu et dévoilée au quotidien. Après son film manifeste Pull my Daisy (1959) qui marque le début du cinéma davant-garde des années 60, Frank est à la recherche dun lieu de tournage pour son futur film The Sin of Jesus (Le Péché de Jésus).
George Segal lui propose dutiliser les locaux de sa ferme récemment transformés en studio dartiste. Le tournage prévu pour quelques semaines dure 6 mois. Segal fait le recit de cette expérience en témoignant de lextrême précision du réalisateur pour le choix des décors, la texture des matériaux. Il affirme que cest auprès de Robert Frank quil eut lidée de mettre en scène des objets réels avec des sculptures en plâtre. Toutefois, le long séjour de Frank dans la ferme de Segal nous permet de faire lhypothèse suivante : linfluence de Robert Frank ne se limite pas au souci du décor. Segal sest sans doute beaucoup intéressé au livre Les Américains, pour y puiser non pas des thèmes mais une approche de la condition humaine.
La sensation dimmédiateté et lattitude des sculptures
de plâtre (sorte de négatif de la sculpture), sa vision de la condition
humaine le rapprochent de la sensibilité des photographies de Robert
Frank qui, à linstar de Segal, capte des fragment de vie.