Arts de la scène et art contemporain

 

 

Entretien avec Serge Laurent
programmateur des spectacles vivants au Centre Pompidou

Par Valérie Da Costa

 

01
 
 
La Ribot, Laughing Hole, 2009. Dans l’espace 315, Centre Pompidou. © La Ribot

 

La pluridisciplinarité, une spécificité du Centre Pompidou

Arts vivants et création plasticienne : un dialogue fécond

Les plasticiens et la scène

Les chorégraphes et l’espace d’exposition

 

 

La pluridisciplinaritÉ, une spÉcificitÉ du Centre Pompidou

1. Chicks on Speed & Douglas Gordon, Art Rules !, 2007
© Chicks on Speed & Douglas Gordon

2. CocoRosie, musiciens, Gaspard Yurkievitch, styliste-designer et Nadia Lauro, scénographie, Transhumance, 2009
© Cocorosie, Gaspard Yurkievitch, Nadia Lauro

Valérie Da Costa. Quand on regarde rétrospectivement la programmation des spectacles vivants depuis votre arrivée en 2000 au Centre Pompidou, on note que vous avez toujours invité des artistes plasticiens : Christian Marclay, Walid Ra’Ad/The Atlas Group, Elmgreen & Dragset, Xavier Veilhan, Pierrick Sorin, Douglas Gordon [1] … Il s’agissait d’interventions ponctuelles au sein d’un programme essentiellement tourné vers les arts vivants. Or, cette saison, la programmation est largement orientée vers des artistes plasticiens. Citons Jean-Luc Verna, Valérie Belin, Angela Bulloch, Guy de Cointet, Pierre Huyghe et d’autres encore... Qu’est-ce qui a influencé ce choix ?

Serge Laurent. Cela correspond d’abord à une demande du Président du Centre Pompidou, Alain Seban, de mettre les arts plastiques au cœur du spectacle vivant. Je me suis saisi de sa demande avec bonheur car je souhaitais moi-même accentuer cette dimension. Mais ce ne sera pas seulement pour la saison 2012-2013, puisque nous allons désormais renouveler ces invitations chaque année.

Ce dialogue répond à l’une des spécificités du Centre Pompidou, la pluridisciplinarité, laquelle est à la base de la naissance et de l’existence du Centre Pompidou depuis sa création, en 1977.

Au Centre Pompidou, nous bénéficions d’un contexte particulier. La pluridisciplinarité préside, comme vous le dites justement, à sa naissance. Elle se traduit dans sa structure et son équipement. Cette situation nous différencie des très grands musées internationaux qui développent des initiatives dans le domaine du spectacle vivant et de la performance, par exemple le MoMA (New York) et la Tate Modern (Londres). Le Centre Pompidou constitue un contexte intellectuel et structurel qui favorise le dialogue entre les différents modes de création (art, danse, musique, théâtre, performance, cinéma…), et permet une vision très large de l’art.

Elmgreen & Dragset, Drama Queens, 2009
© Elmgreen & Dragset

Les lieux où j’ai travaillé précédemment, la Fondation Cartier pour l’art contemporain, Le Printemps de Cahors, le festival Nouvelle Scène à Dijon…, m’ont conduit à associer spectacle vivant et art contemporain, qui est mon autre passion. C’est fort de cette expérience que j’ai programmé dans la salle de spectacles du Centre Pompidou, et dans ses marges, des œuvres scéniques qui s’inscrivent à proximité d’une démarche plasticienne.

Les artistes créent des langages. Cette notion de langage est centrale dans la création contemporaine, que les œuvres se donnent sur un plateau ou soient présentées dans une galerie. À partir de là, tout est possible dans le choix des invités, qu’ils soient créateur de mode, plasticien, chorégraphe, designer, musicien, performeur…, car la question est celle de l’œuvre et de l’espace qu’on peut lui donner.

La danse est pour moi l’exploitation d’un médium : le corps. Au théâtre, même si le texte est important, la dimension performative est fondamentale. Et mon approche de la musique est d’abord une expérience visuelle et sensorielle comme celle qu’on peut ressentir devant une œuvre contemporaine.

 

 

Arts vivants et crÉation plasticienne : un dialogue fÉcond

Camille Henrot & Joakim, Psychopompe, 2011
© Camille Henrot & Joakim

Cette rencontre entre les modes d’expression artistique n’est pas une chose nouvelle en soi. C’est constitutif même de la création. Elle traverse, en particulier, l’histoire de l’art du XXe siècle, avec ses premières avant-gardes (futurisme, dada, abstraction…), ses développements dans les années 1960 avec Fluxus ou le Judson Dance Theater autour, notamment, de la performance. Les artistes, quel que soit leur langage, ont dialogué : Pablo Picasso et Serge Diaghilev, Mary Wigman et Emil Nolde, Martha Graham et Isamu Noguchi, Merce Cunningham et Robert Rauschenberg ou encore Yvonne Rainer et Robert Morris… [2]

Oui, cette approche a souvent été présente, mais il faut souligner qu’elle revêt, dans chaque période historique, des formes spécifiques. Il ne faut pas non plus se dissimuler que certaines époques sont moins favorables que d’autres à cette ouverture. On peut se demander pourquoi, à certains moments, l’art en quelque sorte se rigidifie, se sectorise… Dans les années 1980, la donne s’est complexifiée avec la rationalisation des structures : les arts plastiques comme la danse ont bénéficié de soutiens et d’impulsions précieux avec notamment la création des Fonds régionaux d’art contemporain (Frac) et des centres chorégraphiques. Cependant, la séparation entre ces structures a peut-être été trop nette. La création, elle, a continué à prendre des formes qui ne rentraient pas forcément dans un champ artistique délimité.

Il s’agit aussi de positions critiques et intellectuelles qui ont refusé ou qui refusent de voir la perméabilité entre les arts, tenant chaque mode d’expression bien enfermé dans son domaine. Encore aujourd’hui, combien de critiques d’art vont voir un spectacle de danse ou, inversement, de critiques de danse des expositions ?

Concernant ce dernier point, je serais moins catégorique que vous, qui esquissez ici une sorte d’autocritique de votre profession. Aujourd’hui, en tout cas, les propositions artistiques, de quel que bord qu’elles soient, sont nombreuses, et il est difficile d’être partout à la fois. La crédibilité tient pour beaucoup à la connaissance approfondie d’une discipline. On doit aussi pouvoir respecter l’univocité d’une création même si, pour notre part, nous croyons à l’enrichissement réciproque des démarches artistiques, que l’intelligence visuelle peut s’enrichir d’une expérience sonore ou vice versa.

Je pense aussi que les beaux-arts ont par nature une vocation patrimoniale que le spectacle vivant ne peut que difficilement atteindre. Leur temporalité et leur visibilité ne sont pas les mêmes. Le rôle de l’artiste, mais aussi du public s’y joue différemment. Un spectacle vivant a le plus souvent besoin d’un interprète, l’artiste y est moins sacralisé. C’est un événement collectif, communautaire, un lien à un instant T et non un objet de collection. On ne peut nier toutes ces différences. Et c’est précisément le statut ontologique de chacune des disciplines qui se transforme dans une œuvre pluridisciplinaire. Le changement est profond et, à moins qu’il ne s’impose comme une fête, il nécessite un apprentissage, un désir d’ouverture, un bousculement des idées et des sensibilités.

Mathilde Monnier & Dominique Figarella, Soapéra, 2010
© Mathilde Monnier & Dominique Figarella

Pourtant, on peut dire que ce dialogue entre les arts vivants et la création plasticienne est toujours fécond. Citons, parmi ceux qui ont été montrés au Centre Pompidou, Pierrick Sorin-Pierre Bastien, Douglas Gordon-Chicks on Speed, Xavier Veilhan-Air, Force Entertainment-Sophie Calle, Mathilde Monnier-Dominique Figarella, Camille Henrot-Joakim [3] . Qui avez-vous invité cette année ? Découvrirons-nous de nouveaux types de dialogues ?

Oui, les collaborations ont été fécondes, diverses et vont encore se renouveler. Pour cette saison, par exemple, le spectacle réunissant Ivo Dimchev et Franz West (X-On) témoigne d’une collaboration spontanée, mise en place depuis plusieurs années, entre un artiste et un performeur. Ivo Dimchev, performeur d’origine bulgare, manipule des sculptures de l’artiste autrichien Franz West et en éprouve l’existence par rapport au corps.

Dans d’autres cas, certains artistes comme Jean-Luc Verna font les deux en un puisqu’il s’agit d’un artiste plasticien qui est aussi acteur et chanteur. Il n’en collaborera pas moins avec le musicien Pascal Marius. En effet, très souvent, les artistes ont besoin que s’établisse une collaboration au sens propre du terme, telle celle que l’on va découvrir entre Angela Bulloch, plasticienne, et David Grubbs, musicien. Cette programmation témoigne donc de ce que l’art peut produire en abattant les frontières entre les disciplines.

 

 

Les plasticiens et la scÈne

1. Guy De Cointet, Tell Me, 2013
© Courtesy Succession Guy De Cointet, Air de Paris, Paris

2. Gisèle Vienne, This is How You Will Disappear, 2011
© Gisèle Vienne

Quels rapports entretiennent les artistes plasticiens que vous avez invités avec la scène ?

Ces rapports diffèrent aussi en fonction des cas, des langages, des expériences préalables. Guillaume Désanges, qui est commissaire d’expositions, mais qui a aussi réalisé des performances, va présenter une fiction autour de Marcel Duchamp. Jean-Luc Verna, qui est tout à la fois dessinateur, acteur, performeur et chanteur, qui a donc l’habitude de la scène, proposera un concert. Angela Bulloch qui travaille essentiellement la lumière et le son dans l’espace muséal ou la photographe Valérie Belin n’ont, quant à elles, jamais intégré l’espace scénique. D’autres artistes dont la culture peut s’inscrire dans celle des arts visuels viennent du monde du spectacle. La chorégraphe et metteur en scène Gisèle Vienne, notamment, qui réalise aussi des portraits, montrera un dispositif proche d’une immense sculpture pour une danseuse.

Il est intéressant de souligner que certains des dispositifs proposés, celui de Gisèle Vienne ou l’installation audiovisuelle du compositeur et plasticien Ryoji Ikeda [4] par exemple, auront aussi la possibilité d’exister indépendamment de la scène, comme des œuvres d’art autonomes dans le contexte du musée ou de la galerie. Dans ce même registre, l’œuvre de l’artiste Guy de Cointet (1934-1983), Tell Me, qui a la particularité d’être aujourd’hui une réalisation muséale, présentée comme une installation, pourra être activée grâce à une réplique utilisée pour le spectacle vivant.

Comment les artistes réagissent-ils face à la contrainte du plateau quand cela ne leur est pas familier ?

Angela Bulloch, qui a déjà une petite approche de la scène, est enthousiaste à l’idée de déplacer son travail dans une salle de spectacle. Elle réfléchit à une intervention lumineuse qui accompagnera en direct la musique de David Grubbs. Pour Valérie Belin, le plateau est un espace entièrement nouveau, d’où une appréhension mêlée de fascination. Mais aucun plasticien invité n’oppose un refus. Car cela leur offre des possibilités qu’ils ne peuvent bien souvent pas exploiter dans l’espace de la galerie ou du musée.

A contrario, j’ai souvent pensé en regardant les scénographies de Nadia Lauro, qui travaille essentiellement avec des chorégraphes (Alain Buffard, Latifa Laâbissi, Jennifer Lacey…), qu’il fallait lui proposer un espace d’exposition pour qu’elle puise développer un environnement plastique. Elle interviendra dans l’espace 315 pour la 4e édition du nouveau festival (février-mars 2013) en créant, avec la performeuse et metteur en scène, Fanny de Chaillé, un dispositif immersif (La Clairière) qui accueillera des performances, des lectures et des conférences.

Certaines invitations faites à des artistes plasticiens ont-elles nécessité un travail de commande ?

Pour Valérie Belin et Angela Bulloch, nous avons passé commande. Pour les autres, le travail était en cours ou existait déjà.

Y aurait-il une nouvelle forme curatoriale dans ces invitations ?

On pourrait le dire, en effet, car on demande rarement à un programmateur de spectacles vivants de réfléchir à ce type d’interventions. Mais, là aussi, le contexte du Centre Pompidou joue un rôle primordial. La création du nouveau festival en 2009, confiée par Alain Seban à Bernard Blistène [5] , a beaucoup contribué au renouvellement du croisement des arts, en proposant d’amener soit les arts plastiques vers la salle de spectacle, soit le spectacle vers la galerie du musée. Lors de la première édition, l’installation de Xavier Boussiron et Sophie Perez (Beaubourg la Reine) dans l’Espace 315 se situait entre scénographie et œuvre dans laquelle des performances étaient programmées [6].

 

 

Les chorÉgraphes et l’espace d’exposition

1. Trisha Brown, Early Works, dans l’espace du Musée, 2008
© Trisha Brown

2. Julie Nioche, Les Sylphides, dans le Forum, 2011
© Julie Nioche

N’est-ce pas plus facile d’amener des plasticiens vers la scène que des chorégraphes vers l’espace d’exposition ?

Ce n’est pas plus facile. Ça nécessite de part et d’autre un ajustement aux conditions du spectacle ou de l’exposition. Par contre, certains artistes chorégraphes décident résolument, sinon définitivement, de changer d’espace. La dernière pièce de Xavier Le Roy, Rétrospective, créée à la Fondation Tapiés (Barcelone, avril 2012), doit être montrée dans un espace d’exposition. Trisha Brown est intervenue dans l’espace du Musée (Early Works, 2008), La Ribot dans l’espace 315 (Panoramix, 2004 ; Laughing Hole, 2009) et Claudia Triozzi dans l’exposition Au-delà du spectacle (2000) [7]. D’autres choisissent de qualifier autrement leur scène, tel Boris Charmatz qui nomme son centre chorégraphique de Rennes le Musée de la danse.

On pourrait aussi citer dans ces démarches croisées, le travail de Tino Sehgal qui vient de la danse et décide de développer un travail « performatif » uniquement dans l’espace de l’exposition.
Beaucoup de chorégraphes aimeraient utiliser la Galerie sud du Centre pour réaliser des interventions qui s‘adresseraient avant tout au corps. Il y a encore beaucoup de choses à imaginer. Il faut juste décider de s’en saisir.

Entretien réalisé par Valérie Da Costa
Historienne de l’art et critique d’art
Maître de conférences en histoire de l’art contemporain. Université de Strasbourg
Responsable de la rubrique Arts visuels de la revue Mouvement


 


[1] Pour en savoir plus sur les spectacles, consulter le chapitre Repères / Bibliographie.

[2] Cette rencontre entre danse et arts plastiques a été le thème de l’exposition Danser sa vie, présentée au Centre Pompidou de novembre 2011 à avril 2012.

[3] Pour en savoir plus sur les spectacles, consulter le chapitre Repères / Bibliographie.

[4] Ryoji Ikeda présentait Superposition, du 14 au 16 novembre 2012. Consulter le chapitre Repères / Bibliographie.

[5] Bernard Blistène, grand connaisseur du monde de l’art contemporain, qui fut notamment directeur des Musées de Marseille, créateur du Musée contemporain de la cité phocéenne, directeur adjoint du Musée national d’art moderne, est, depuis 2009, directeur du Département du développement culturel qui regroupe les spectacles vivants, les cinémas et la vidéo et le service Parole (philosophie, sciences humaines, littérature…).

[6] Pour en savoir plus sur le nouveau festival, consulter le chapitre Repères / Bibliographie.

[7] Pour en savoir plus sur ces spectacles, consulter le chapitre Repères / Bibliographie.

 

 

 

Arts de la scène et art contemporain