Michel Leiris
« L'homme intégral »
Francis Bacon, Portrait of Michel Leiris, 1976
Huile sur toile, 34 x 29 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
Pour que je parvienne à écrire quelque chose de lisible, il a fallu que je rencontre le peintre A.M. et qu'il me fasse confiance, ainsi que le petit nombre d'intimes qui se réunissaient dans son atelier.
Michel Leiris, L'Âge d'homme
- Introduction
- Écrivain, poète, ethnologue et grand voyageur
- Biographie / 1901-1990
- La donation Louise et Michel Leiris
- Les œuvres
- L'espace, une représentation mentale : Juan Gris, Joan Miró, André Masson
- Masques : Picasso, Alberto Giacometti, Francis Bacon
- Les collections extra-occidentales
- Chronologie
- Textes de référence
- Entretien avec Camille Henrot
- Leiris, une figure de l'inconfort
- Bibliographie sélective
INTRODUCTION
éCRIVAIN, POèTE, ETHNOLOGUE ET GRAND VOYAGEUR
Les deux salles du nouvel accrochage des collections modernes du Musée1 consacrées à Michel Leiris et aux artistes qui lui étaient proches sont l'occasion d'un deuxième dossier pédagogique dressant le portrait d'une personnalité éminente du monde de l'art.2
Michel Leiris « aura vécu, des premières années 1920 aux dernières années 1980, dans la proche familiarité des ateliers, des galeries, des peintres les plus reconnus de son époque » (Pierre Vilar, introduction à Michel Leiris, Écrits sur l'art). C'est dire que cet écrivain, poète, ethnologue et grand voyageur est lié à l'histoire de l'art de son temps.
L'art est omniprésent dans ses écrits comme en témoignent ses nombreux textes sur les peintres qu'il aimait, mais aussi ses textes ethnographiques ou littéraires. Ainsi, son autobiographie, L'Âge d'homme, est construite autour d'un tableau, Lucrèce et Judith de Lucas Cranach. Plus généralement, l'image, perpétuelle source de mystère, lui ouvre la voie vers des pratiques rarement explorées par la littérature avant le 20e siècle : la mise au jour des pensées refoulées, la recherche de rapprochements fulgurants, la valorisation de « l'ambiguïté inhérente à la condition de l'homme ».
Ce grand intérêt pour l'art le conduit au cœur du milieu artistique de son époque où il cristallise les préoccupations et les découvertes des différents courants. Son éducation classique alliée à son ouverture d'esprit, sa connaissance de l'histoire de l'art occidental aussi bien que de l'art africain, son intérêt pour l'inconscient, ses liens familiaux avec la famille du grand marchand d'art Daniel-Henry Kahnweiler, sans oublier son goût de l'expérimentation jusqu'à la transgression, lui permettent de penser ensemble des éléments jusqu'alors éloignés, à l'image de la revue Documents à laquelle il a grandement collaboré. Cette méthode renouvelle l'histoire de l'art en rompant avec les approches chronologiques pour privilégier les allers et venues, les zigzags et la migration des idées.
À la croisée du cubisme, du surréalisme et du primitivisme, Michel Leiris incarne le dynamisme du réseau artistique et intellectuel qui a fait de Paris un haut lieu de l'art moderne.
Biographie / 1901-1990
Né dans une famille bourgeoise du 16e arrondissement, Michel Leiris passe une enfance très parisienne. Il reçoit une éducation classique, se rend souvent au théâtre ou à l'opéra avec ses parents, se promène au Bois de Boulogne. Mais il n'est pas l'élève sage et discipliné auquel on aurait pu s'attendre. Il doit, par exemple, quitter le prestigieux lycée Janson de Sailly pour des raisons disciplinaires. Après l'obtention de justesse de son Baccalauréat, il entreprend des études de chimie qu'il abandonne vite pour se consacrer à l'écriture.
Au début des années 1920, il commence à fréquenter le milieu artistique, fait connaissance avec Max Jacob, Antonin Artaud... Mais la rencontre décisive est celle, en 1922, avec André Masson qui le détermine à assumer pleinement sa vocation littéraire. Ensemble, ils publient, dès 1925, le livre Simulacre où l'écriture se laisse librement inspirer par les images. Dans la mouvance surréaliste, Leiris collabore aux revues créées par André Breton mais prend parti pour son ami Georges Bataille lorsque celui-ci, après s'être séparé du groupe, co-fonde en 1929 avec Georges-Henri Rivière la revue Documents. Leiris en est le secrétaire de rédaction et y publie des articles tels que « Le caput mortuum ou la femme de l'alchimiste », réflexions tout à la fois esthétiques, ethnographiques et littéraires sur le masque, à partir de photographies de l'écrivain Willie Seabrook. C'est en collaborant à cette revue qu'il fait la connaissance de l'historien de l'art Carl Einstein.
Durant les mêmes années, il rencontre aussi Louise Godon, belle-fille de Daniel-Henry Kahnweiler. Célèbre marchand d'art et premier soutien des peintres cubistes, Kahnweiler permettra à Leiris de connaître Juan Gris, Picasso... Pendant la guerre, Louise reprendra l'activité de son beau-père, interdit d'exercer par les lois anti-juives du gouvernement de Vichy, au sein de sa galerie rebaptisée Louise Leiris.
En 1931, répondant à une proposition de Marcel Griaule, ethnologue spécialiste des Dogon rencontré à la revue Documents, Leiris accompagne la Mission Dakar-Djibouti, expérience qui le conduira ensuite à travailler au musée d'Ethnographie du Trocadéro puis au musée de l'Homme où il restera en poste jusqu'en 1988. À son retour, il publie L'Afrique fantôme, compte-rendu lucide et sans concession de la mission dans lequel il expérimente un style d'écriture rapide. Parallèlement, dès 1930, il commence la rédaction de son texte le plus célèbre, L'Âge d'homme, publié en 1939, qui renouvelle entièrement le genre autobiographique. Michel Leiris poursuivra l’exploration de cette forme de récit dans les quatre volumes de La Règle du jeu, rédigés de 1948 à 1976.
La donation Louise et Michel Leiris, 1984
Après avoir régulièrement offert des pièces au musée de l'Homme, Michel Leiris et son épouse Louise font don à l'État de leur collection qui comprend, outre leurs propres acquisitions, des œuvres ayant appartenu à Daniel-Henry Kahnweiler et dont Louise a hérité. La donation a été divisée en deux parties, l'une attribuée au Musée national d'art moderne et l'autre au musée de l'Homme, transférée aujourd'hui au musée du quai Branly. Pour l'accrochage du Mnam, des œuvres appartenant aux deux institutions ont été rapprochées afin de retrouver l'esprit de Michel Leiris qui n'a cessé de penser ensemble le proche et le lointain.
Les archives écrites en tant qu'ethnologue ont été données par Michel Leiris au musée de l'Homme puis, lors de la réorganisation de ce dernier, attribuées en 2006 au Collège de France. Les archives littéraires sont, quant à elles, conservées à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
À sa mort, Michel Leiris a légué ses biens à des associations de défense des droits de l'Homme telles qu'Amnesty International.
LES ŒUVRES
Les œuvres présentées dans l'accrochage ont appartenu à Michel Leiris. Deux fils conducteurs ont présidé à leur choix dans la grande diversité du fonds légué par lui et son épouse : l'espace et les masques. En complément, quelques objets donnent un aperçu de son intérêt pour les arts extra-occidentaux.
L'ESPACE, UNE REPRESENTATION MENTALE
En s’affranchissant de la représentation du monde réel, l’espace de l’œuvre va s’ouvrir à de nouvelles formes de représentation. Dès la fin du 19e siècle, début du 20e siècle, il devient un des thèmes fondamentaux à partir duquel se renouvelle la création. Ainsi en est-il des cubistes qui remettent en cause l'espace perspectif de la Renaissance, s'inspirant des découvertes scientifiques de leur époque, notamment en géométrie (espace à « n » dimensions) et en physique (relativité), pour aboutir à des espaces pluridimensionnels et morcelés. Quelques années plus tard, les surréalistes, en quête d’onirisme, en font le témoin de leurs projections mentales et de leurs recherches hallucinatoires qui rejoignent l’intérêt de Leiris pour le chamanisme.
Juan Gris, La Vue sur la baie, 1921
Huile sur toile, 65 x 100 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
« Parmi les hommes de la génération cubiste, il en est un que nous voyons souvent : Juan Gris » (Michel Leiris, « Éléments pour une biographie », texte sur André Masson, rédigé en 1940). Michel Leiris découvre le cubisme avec la peinture de Juan Gris (1887-1927) qui fait partie de son cercle d'amis proches. Les deux hommes se sont rencontrés par l'intermédiaire de Daniel-Henry Kahnweiler avec qui le peintre est lié, d'abord par des relations professionnelles − Gris est sous contrat avec la galerie à partir de 1912 −, transformées en relations d'amitié. En 1924, Leiris écrit « Trombe docile », un poème dédié à Juan Gris et à sa femme Josette, qui exprime son grand intérêt pour l'œuvre du peintre. À travers les éléments des peintures de Gris, le poème évoque en effet un singulier espace-temps, comme figé en un instant d'éternité.
Son interprétation toute spirituelle de la peinture de Gris s'applique particulièrement à La Vue sur la baie, toile réalisée à Bandol, comme le suggèrent les surfaces bleues du tableau évoquant la mer et un coin de ciel. De même que de nombreuses toiles cubistes peintes par Braque et Picasso, que Gris a rejoints dans leurs recherches au début des années 1910, cette œuvre est une nature morte, sujet choisi pour la neutralité de sa signification qui laisse à l’artiste le champ libre pour fractionner et réorganiser l'espace pictural à sa guise.
Bol, verre, guitare, journal sont autant d'objets récurrents dans les œuvres cubistes, rassemblés ici dans un camaïeu de marron formant un espace propre où s'articule une succession de plans plus ou moins inclinés. Mais à la différence des œuvres de Braque et Picasso, celles de Gris ouvrent souvent l'espace confiné de la nature morte vers l'extérieur, ici avec une large fenêtre qui conduit le regard vers le large. C'est tout un espace de rêverie et de délectation qui surgit alors, rapprochant Juan Gris des artistes non cubistes avec qui il partage le goût de l'imaginaire, notamment Miró, autre peintre ami proche de Leiris. La poésie de Leiris souligne celle de Juan Gris.
Joan Miró, La Baigneuse, 1924
Huile sur toile, 72,5 x 92 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
Aux côtés d’André Masson, Joan Miró (1893-1983) est le peintre qui inspire le plus Leiris dans sa jeunesse. Les deux artistes sont si proches dans son esprit que, plus tard, il les appellera même « mes masson-et-miró ». Il faut dire qu'ils habitent tous deux rue Blomet. Leiris fait ainsi leur connaissance à peu près en même temps, et tous deux s'apparentent au surréalisme en restant aux marges du mouvement.
Chez Miró, Leiris reconnaît une puissance primitive qui s'exprime à travers des lignes et des formes aussi dépouillées que précises. Il est l'un des premiers à défendre son travail. Dans un texte de 1926, il compare le peintre catalan à un sorcier :
« Jadis, par crainte de sorcellerie, les hommes des tribus enterraient leurs rognures d'ongles et les cheveux qu'ils perdaient, car ils croyaient que ces particules d'eux-mêmes contenaient la totalité de leur esprit vital. Plus tard, à partir d'un fragment d'os enterré depuis peut-être des millénaires, les géologues parviendront à reconstituer les gigantesques squelettes d'animaux appartenant à des espèces éteintes. Aujourd'hui, il existe une nouvelle race d'hommes qui, du double monde de la chair et de l'esprit, ne retiennent que les traces, les vestiges de structures qu'une intelligence sans valeur ne peut jamais affermir. Les moindres notations qu'ils font sont un témoignage suffisant de leur amour. [...] Un homme comme Miró appartient à cette race de sorcier... » (Écrits sur l'art, pp.171-172.)
La peinture de Miró recèle tout ce qui intéresse Leiris : le primitif, voire le sauvage, et l'énigme des rêves accompagnés d’une dose d'érotisme, éléments que le poète convoque lui aussi souvent dans ses textes.
En 1925, lors d'une exposition à la Galerie Pierre, Leiris achète La Baigneuse, l'une des premières « peintures de rêve ». Sur un fond bleu monochrome, animé par les traces de coups de pinceau énergiques, une chevelure suggérée par quatre lignes ondulantes jaunes auxquelles répondent quelques traits pour les vagues, une barque, une lune, trois points rouges, suffisent à raconter une histoire. Car l'espace du tableau est comme la toile de fond de l'imaginaire où apparaissent, pêle-mêle, de lointains souvenirs retravaillés par l'esprit pendant le sommeil.
Plus tard, au début des années 1960, Miró porte ce principe de toile quasi monochrome à sa perfection avec ses trois Bleus (Collections du Mnam), où le vaste fond aux allures d'infini dialogue avec quelques lignes et quelques points. Cette simplicité résultant d'une ascèse pousse l'écriture de Leiris dans ses derniers retranchements. Ainsi commence un texte tardif de 1970, sur Miró :
« Dans son art, Miró paraît négliger de plus en plus l'anecdotique, pour ne s'attacher qu'à l'essentiel. Parlant de lui, on se doit − et on lui doit − d'user, autant qu'il se peut, d'une rigueur égale à la sienne. » (Écrits sur l'art, p.197.)
André Masson, La Proie, 1925
Huile sur toile, 60 x 73 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
André Masson est l'artiste le plus cher à Leiris. Roland Tual, galeriste, cinéaste et producteur, le conduit un soir au 45 rue Blomet, dans le 15e arrondissement, atelier où Masson reçoit ses amis pour de longues discussions. Le peintre est très cultivé et s'intéresse à la littérature et la philosophie : il lit Nietzsche, Dostoïevski, Sade et Lautréamont. Leiris écrit en s'inspirant d'images : des rêves, des peintures. C'est le début d'une grande amitié et d'une fructueuse collaboration. Masson peint des portraits de Leiris et Leiris écrit sur la peinture de Masson. Ensemble, ils réalisent deux ouvrages, tout d'abord Simulacre en 1925, édité par Kahnweiler, où écriture et images adviennent quasi simultanément : « Il a écrit Simulacre dans mon atelier, j'ai pour ainsi dire illustré le livre en même temps qu'il écrivait ses poèmes », se souviendra Masson. Quelques années plus tard, ils collaborent à nouveau, de manière plus classique, Masson réalisant des illustrations pour Glossaire : j'y serre mes gloses, 1939.
Dès 1925, Leiris écrit un texte sur la peinture de Masson qui met en relief ses caractéristiques : la magie, la relecture de l'antiquité − « C'est à Polyclète qu'il faut remonter si l'on veut essayer de trouver quelque analogue à ce peintre » −, le rôle de la ligne que Leiris compare à la phrase en littérature − « La peinture, comme le langage, a ses lois dont il est impossible de tout à fait se libérer ; la ligne, comme la phrase, sera toujours significative par son mouvement même, par sa tournure. L'important est que signe et signifié soient indissolublement liés [...]. Cette réhabilitation de la ligne en tant qu'instrument surnaturel [...] seul un peintre comme André Masson pouvait la réussir ».
Les lignes de La Proie obéissent à cette vocation surnaturelle, assumant à la fois, par leur justesse, le dessin réaliste des formes d'un corps féminin et, par leur tracé automatique, une invocation mystique. À côté de la femme se trouve, en effet, un objet coloré parcouru de lignes entremêlées, évoquant des entrailles, support de l'art divinatoire dans l'Antiquité.
Mais le corps est aussi enchâssé dans un étrange milieu, qui redouble le mystère. Il semble pris au piège dans un écrin souple qui se solidifie peu à peu, courbes d'un tissu se figeant en fragments anguleux comme ceux des tableaux cubistes. Du centre à la périphérie, l'espace du tableau devient irréel.
Dans La Règle du Jeu, Leiris se souvient, à propos des œuvres de Masson de cette période, de « dessins figurant des nus dans une architecture [...], plutôt que des dessins [...] des graphiques divinatoires, des diagrammes, ou mieux encore, les schémas de la vérité ». Chez Masson comme chez Leiris, l'art est le lieu de manifestations primitives qui, sans lui, dans le monde occidental rationalisé, nous échapperaient.
Masques
Rituel religieux, jeu, érotisme, le thème du masque recoupe tous les centres d'intérêt de Michel Leiris. Le masque peut être une source de ravissement : « On peut tirer une jouissance profonde (en même temps érotique et mystique, comme tout ce qui est sous le signe de la complète exaltation) du simple fait de masquer − ou de nier − un visage », écrit-il dans Le caput mortuum.
Parallèlement, les artistes qui entourent Leiris renouvellent profondément le genre du portrait, dérobant la ressemblance au modèle, tel Francis Bacon, au profit d’une vérité intérieure. Leiris lui-même réinvente l'autoportrait en littérature, notamment dans L’Âge d’Homme, inspiré par le sentiment d'attraction-répulsion qu'il éprouve vis-à-vis de sa propre identité.
Picasso, Le Vase aux trois têtes, 1955
Bronze
Hauteur : 43,8 cm, diamètre : 43,7 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
Michel Leiris a écrit de nombreux textes pour célébrer le génie de Picasso, depuis le premier essai publié en 1930 dans la revue Documents jusqu'à la fin de sa vie avec, notamment, « Un génie sans piédestal » pour le catalogue de l'exposition Le Dernier Picasso, organisée au Centre Pompidou en 1987. Plus qu'un peintre, Picasso est, à ses yeux, l'artiste du 20e siècle. Quand il le rencontre en 1924 par l'intermédiaire de Kahnweiler alors qu’il est déjà célèbre, Leiris est fasciné tant par ses qualités artistiques que par sa personnalité hors du commun. En témoigne un hommage écrit en 1961, bien des années après l'anecdote qu'il relate lors de sa deuxième rencontre avec l’artiste, intitulé « Bonjour Leiris ! Alors vous travaillez ? ».
« Il y eut une autre rencontre, presque aussi brève que la première, mais qui fait date dans ma vie, sur le plan du métier comme sur celui de l'affection. Etant allé une fois encore à la galerie du 29 rue d'Astorg [galerie de Kahnweiler] je remontais la rue La Boétie, quand j'aperçus Picasso [...]. Que devais-je faire ? Saluer (mais dans ce cas j'aurais eu l'air de me prévaloir de notre précédente et si fugace entrevue pour imposer mon souvenir au grand peintre). Marcher les yeux fixés droits devant moi et faire comme si je ne le voyais pas (mais j'eusse risqué de paraître étrangement impoli si, par hasard, j'étais reconnu de l'intéressé) [...]. J'en étais encore à peser le pour et le contre sans parvenir à un choix, quand je vis à deux pas de moi, un Picasso qui s'avançait la main tendue et me disait, comme s'il m'avait toujours connu : « Bonjour Leiris ! Comment ça va ? Alors, vous travaillez ? » [...] Si je rapporte cette anecdote, ce n'est pas simplement à cause de l'extrême importance qu'elle a eu pour moi, mais parce qu'elle me semble illustrer l'un des aspects les plus admirables du génie de Picasso : son infinie curiosité de ce que font les autres, cette prodigieuse ouverture d'esprit... » (Écrits sur l'art, p.340.)
Cette ouverture d'esprit se manifeste dans l'art de Picasso par la constante expérimentation de nouvelles techniques. Au début des années 1950, alors qu'il s'est installé à Vallauris, il profite de la fabrique locale de terre cuite Madoura pour s'essayer à la céramique. Le Vase aux trois têtes fait partie d'une série d'objets réalisés à cette époque, d'abord en terre, puis coulés en bronze.
À partir de la forme traditionnelle du vase, Picasso s'amuse ici à créer un portrait primitif. Tandis que le renflement du récipient procure du volume à la tête, quelques traits incisés dans la matière, encore molle avant la cuisson, suffisent à faire naître un visage, ou plus exactement trois, de sorte qu'il est visible de toute part. À moins que ce ne soit lui qui nous regarde, omniprésent, d'un air mystérieux. Sa platitude le fait ressembler à un masque rituel aux pouvoirs surhumains. La proximité stylistique de cet objet avec des créations extra-européennes ne pouvait que plaire à Michel Leiris qui partageait avec Picasso un grand intérêt pour l'art africain.
Mais bien d'autres passions rapprochaient les deux hommes, la tauromachie notamment, que tous deux ont ardemment défendue.
Alberto Giacometti, Annette X, 1965
Bronze, 44 x 18,5 x 13,5 cm
Tirage : 3/8. Fonte (Susse Fondeur, Paris)
Donation Louise et Michel Leiris
« Il y a des moments qu'on peut appeler des crises et qui sont les seuls qui importent dans une vie... J'aime la sculpture de Giacometti parce que tout ce qu'il fait est comme la pétrification d'une de ces crises, l'intensité d'une aventure rapidement surprise et aussitôt figée, la borne kilométrique qui en témoigne. » (Revue Documents, 1929.)
Extraite du premier texte publié par Leiris sur Alberto Giacometti (1901-1966), en 1929 dans Documents, cette phrase donne le ton de ses écrits à venir sur le sculpteur et sur sa manière d'interpréter ses œuvres. Leiris leur reconnaît une dimension toute spirituelle, les compare à de « vrais fétiches qu'on peut idolâtrer », révélant ainsi une parenté inattendue entre le travail de Giacometti et l'art primitif qui intéresse déjà beaucoup les auteurs de Documents. La fréquentation de ce petit cercle de personnalités collaborant à la revue aura sans doute une grande influence sur l'orientation du travail de l’artiste.
Leiris rencontre Giacometti à l'époque de la rédaction de cet article et entretient par la suite avec lui une grande amitié. Leur intimité est à son comble, lorsqu'en 1957, Giacometti dessine une multitude de portraits de Leiris sur son lit d'hôpital : le poète se remet d'une tentative de suicide. Destinés à illustrer une publication, Vivantes cendres, innommées, ces dessins sont une cause de tension entre les deux amis. Sur les vingt gravures réalisées à partir de ces dessins, Leiris en refusera six. Peut-être rendaient-elles trop bien compte de la gravité de la « crise » qu'il avait vécue.
Quand il se consacre, entre 1962 et 1965, à la série des portraits en buste d'Annette, son épouse, Giacometti est gravement malade et se sent proche de la mort à son tour. Il dessine une série d'études avant de réaliser les dix sculptures. Annette X est la dernière pièce d'un long processus et l'une de ses dernières œuvres. Le visage y apparaît dans une étrange véracité, comme si le sculpteur avait percé le mystère de son âme. Il semble que Giacometti ait eu ce don de mettre, dans ses portraits, les personnes face à elles-mêmes.
Très intéressé par les œuvres de Giacometti de la dernière période, Leiris écrit de nombreux textes après la mort de son ami.
Francis Bacon, Portrait of Michel Leiris, 1976
Huile sur toile, 34 x 29 cm
Donation Louise et Michel Leiris, 1984
Rencontré sur le tard, à l'occasion de l'exposition consacrée à Giacometti à la Tate Gallery de Londres en 1965, Francis Bacon est l'artiste qui inspire Leiris dans les dernières années de sa vie. Leur amitié se fonde sur de profondes affinités intellectuelles, attirés l'un comme l'autre par l'insondable ambiguïté de l'âme humaine. Leiris consacre au peintre de nombreux articles ainsi que des ouvrages monographiques qui seront décisifs pour la reconnaissance de son œuvre, particulièrement en France.
Dès 1966, Leiris publie « Ce que m'ont dit les peintures de Francis Bacon », article dans lequel il analyse la présence quasi magique qui émane des toiles de l'artiste, et qui fait de lui un grand portraitiste. Depuis le début des années 1950, et surtout depuis 1960, Bacon travaille le portrait en prenant ses amis, Lucian Freud, George Dyer ou lui-même, pour modèle.
« C'est, peut-être, parce que le conflit entre exactitude documentaire et vérité picturale atteint son comble dans le cas du portrait que, chez Bacon portraitiste, l'art de peindre, qui semble ne pouvoir pour lui s'accommoder que de la haute tension, se trouve chauffé jusqu'à l'incandescence. » (Michel Leiris, « Ce que m'ont dit les peintures de Francis Bacon », 1966.)
Au milieu des années 70, tout en lisant Frêle bruit − la dernière partie de l'autobiographie de Leiris −, Bacon réalise un portrait de lui. Dans le petit tableau de 1976, le visage de l'écrivain, rendu trouble par les distorsions et les décalages des parties qui le constituent, exprime tout autant la tension, l'ambiguïté si chère à Leiris que le mouvement, celui de la pensée plus que du corps. Leiris est pourtant bien reconnaissable derrière ce masque qui révèle sa personnalité. Selon David Sylvester, critique d'art proche de Bacon, ce portrait est « le plus remarquable » que Bacon « ait jamais peint », « à la fois portrait profondément ressemblant et merveilleuse reconstruction de l'architecture de la tête humaine ».
Bacon réalisera un autre portait de Leiris, plus apaisé, en 1978, légué au Musée en même temps que celui de 1976, ainsi qu'un portrait plus ancien de l'artiste britannique Isabel Rawsthorne peint en 1966, et un autoportrait de 1971.
LES COLLECTIONS EXTRA-OCCIDENTALES
Sont exposés, en contrepoint, des objets de la collection Kahnweiler-Leiris, dont quelques-uns rapportés par Michel Leiris de ses missions et déplacements. Ils témoignent de l’intérêt commun de Kahnweiler et Leiris pour les arts non-occidentaux, « sorte de trait d’union entre deux esprits ouverts et curieux » (Cécile Debray, catalogue Modernités plurielles).
Dès 1907, Kahnweiler s’intéresse en effet à ces arts, appelés à l’époque « primitifs », pour mieux comprendre les peintres qu’il défend : Picasso, Braque, Derain…
Ethnologue et voyageur, si Leiris est captivé par eux, il est aussi l'un des premiers à dénoncer leur appropriation, tant physique qu'intellectuelle, par les Occidentaux.
Masque cagoule anthropomorphe Dogon
Afrique
Matériaux et techniques : fibres
Dimensions (hauteur x largeur x profondeur, poids) : 29 x 37 x 5 cm, 311g
Mission Dakar-Djibouti
Musée du quai Branly. Précédente collection : musée de l'Homme (Afrique)
Devenu, au fil de ses expériences, spécialiste de l'Afrique noire, Michel Leiris ne s'est pas limité à cette ère géographique. Il s'est aussi beaucoup intéressé à l'art primitif d'autres cultures. Après la Seconde Guerre, il effectue deux voyages aux Antilles, en 1948 puis en 1952. Lors de son premier voyage, il visite Haïti qui l'intéresse pour ses rites vaudous, la Guadeloupe, la Martinique. Il en rapporte plusieurs objets dont ce fragment de tête humaine en terre, appartenant aux Indiens Arawak de l'île de la Tortue, au Nord de Haïti, renouant ainsi avec son intérêt, manifesté dès 1931 dans son article Le caput mortuum, pour le mystère des masques vaudous.
Tête humaine (fragment arawak)
Antilles / Caraïbes / Amérique
Musée du quai Branly. Précédente collection : musée de l’Homme (Amérique)
Donateur : Michel Leiris
Dès la période de sa contribution à la revue Documents, Michel Leiris s'intéresse à l'art africain. À la rédaction, il rencontre Marcel Griaule, grand spécialiste des Dogon. Il a aussi été sensibilisé au primitivisme par Daniel-Henry Kahnweiler qui collectionne, depuis les années 1910, des œuvres provenant d'Afrique.
Sa participation à la Mission Dakar-Djibouti, entre 1931 et 1933, le confronte à ceux qui, sous couvert d'un intérêt esthétique pour l'art africain, n'hésitent pas à dérober des objets. Ayant lui-même commis ce qu'il reconnaît être un vol, cette expérience donnera lieu à une sincère réflexion sur le statut des œuvres d'art extra-occidentales. Il exprimera son point de vue au détour de certaines pages de son journal de voyage, L'Afrique fantôme.
Devenu à son tour grand connaisseur des Dogon, il publie, dès 1933, un article sur les masques de ce peuple du Mali dans la revue surréaliste Minotaure, intitulé « Objets rituels Dogon » (cf. bibliographie), puis en fait le sujet de son mémoire à l'École pratique des hautes études (La langue secrète des Dogon de Sanga) en 1938.
Par son engagement pour mieux faire connaître les cultures africaines et ses réflexions sur le regard porté par les Occidentaux, Leiris peut être considéré comme un précurseur des analyses postcoloniales actuelles.
Papier découpé : oiseau et fleurs
Chine / Asie
Musée du quai Branly
Donateur : Michel Leiris
En 1955, Michel Leiris effectue un voyage en Chine au sein d'une délégation de l’Association des amitiés franco-chinoises, en compagnie notamment du philosophe Paul Ricœur et du réalisateur Chris Marker. À son retour, il publie son Journal de Chine.
C'est au cours de ce voyage qu'il achète, pour sa collection personnelle, des œuvres d'art populaires réalisées en papiers de couleur découpés. La proximité visuelle de ces pièces avec les gouaches découpées de Matisse aura-t-elle attiré son œil? Ou est-ce tout simplement la délicatesse de ce travail, témoignage de la richesse des pratiques vernaculaires, qui l’aura retenu ? Cet intérêt de Michel Leiris pour ces œuvres est, en tout cas, une nouvelle preuve de sa grande sensibilité alliée à une curiosité intellectuelle qu'aucun préjugé n'arrête.
Chronologie
1901 |
Naissance à Paris. |
1918 | Obtient son Baccalauréat à la session de rattrapage.
Fernand Léger, Nu dans l'atelier, 1912 |
1919 | Michel Leiris découvre l'œuvre de Fernand Léger, c'est son premier contact avec l'art de son époque. |
1920 | Commence des études de chimie. |
1922 | Rencontre avec André Masson, par l'intermédiaire de son ami Roland Tual. C'est le début d'une longue amitié. Ensemble, ils commencent à fréquenter le groupe de Boulogne qui s'est formé autour de Daniel-Henry Kahnweiler. |
1924 | Rencontre avec Picasso. Rencontre avec Georges Bataille. Adhésion au surréalisme qu'il quittera officiellement en 1929. |
1925 | Publication de Simulacre, un recueil de poèmes accompagnés de lithographies réalisées par André Masson. À l'occasion d'une exposition des peintures de Joan Miró, Leiris achète La Baigneuse. |
1926 | Mariage avec Louise Godon, belle-fille de Kahnweiler qui assiste le collectionneur à la galerie. Publication de ses deux premiers textes sur des artistes qui lui sont contemporains, Masson et Miró, dans la revue américaine d'avant-garde The Little Review. |
1927 | Adhère au Parti communiste. Voyage au Caire pour rendre visite à son ami Georges Limbour. Il rentre en passant par la Grèce et l'Italie. |
1929 | Rencontre avec Alberto Giacometti. Création de la revue Documents. Leiris y collabore en tant que secrétaire de rédaction et auteur. C'est là qu'il rencontre Marcel Griaule. Commence une psychanalyse. Michel Leiris, « Le caput mortuum ou la femme de l’alchimiste », 1930 |
1930 | Rédaction d'un article sur le tableau de Cranach Lucrèce et Judith, resté inédit, qu'il reprendra en 1934 pour en faire le chapitre central de sa première autobiographie, L'Âge d'homme. |
1931 | Participe, en tant que secrétaire-archiviste, à la Mission Dakar-Djibouti. |
1934 | À son retour, il écrit et publie L'Afrique fantôme. Il travaille sans fonction clairement définie au musée de l'Homme où il restera jusqu'en 1988. |
1935 | Rencontre avec Jacques Lacan. |
1938 | Rencontre avec Wifredo Lam. Diplôme d'ethnologie à l'École pratique des hautes études. |
1939 | Publication de L'Âge d'homme. En septembre, il est mobilisé en tant que chimiste. |
1940 | Tandis que Leiris est démobilisé, les Kahnweiler se réfugient dans le Limousin, Miró quitte la France pour Majorque... Carl Einstein, ne pouvant fuir en Espagne car il a combattu auprès des républicains, se suicide pour échapper aux nazis. |
1942 | Rencontre avec Jean-Paul Sartre. Il participera à la fondation de sa revue Les Temps modernes. |
1943 | En tant que spécialiste de l'Afrique noire, il est nommé chargé de recherches au CNRS. |
1948 | Publication de son mémoire d'ethnologie La langue secrète des Dogon de Sanga (Soudan français), rédigé quelques années auparavant. Premier voyage aux Antilles. À Haïti, il assiste à un rite vaudou. À la Martinique, il rencontre Aimé Césaire avec lequel il se lie d'amitié. |
1955 | Voyage en Chine. |
1957 | Tentative de suicide. Dessins de Giacometti destinés à illustrer l'ouvrage Vivantes cendres, innommées. |
1960 | Il signe le Manifeste des 121, qui défend le droit des Algériens à l'insoumission. |
1966 | Décès d'Alberto Giacometti. Peu après avoir fait la connaissance de Francis Bacon, il rédige un premier texte sur ses peintures : « Ce que m'ont dit les peintures de Francis Bacon ». |
1967 | Il part pour un long voyage à Cuba où il rencontre Fidel Castro. Il milite pour une défense de la culture cubaine. |
1973 | Décès de Picasso. |
1980 | Leiris refuse le Grand prix national des lettres que décerne le ministère de la Culture.
Paul Klee, Pathos II, 1937 |
1983 | Donation Louise et Michel Leiris. La collection sera exposée l'année suivante au Musée national d'art moderne.
Picasso, Femme nue couchée, 12 août 1936 - 2 octobre 1936 |
1990 | Décès de Michel Leiris. |
Textes de rÉfÉrence
Michel Leiris, « Lupanars et musées »
L'Âge d'homme (1939), Gallimard-Folio, 2010, pp.59-60.
Vers la fin de 1927 ou le début de 1928, au retour de ce voyage en Grèce [voyage effectué en rentrant d'Égypte], je fis le rêve suivant :
Je suis couché avec *** nue, étendue sur le ventre. J'admire son dos, ses fesses et ses jambes, tous merveilleusement polis et blancs. En embrassant la raie médiane je dis : « la guerre de Troie ». À mon réveil je pense au mot DÉTROIT, qui sans nul doute explique tout (détroit = ravin des fesses).
Cette phrase « la guerre de Troie » sent à plein nez l'archéologie et le musée. Et, de fait, le musée est un ressort presque aussi puissant que l'antiquité pour ma délectation. Dans un musée de sculpture ou de peinture, il me semble toujours que certains recoins perdus doivent être le théâtre de lubricités cachées. Il serait bien aussi de surprendre une belle étrangère à face-à-main, qu'on aperçoit de dos contemplant quelque chef-d’œuvre, et de la posséder ; elle resterait, apparemment, aussi impassible qu'une dévote à l'église ou que la goule professionnelle qui, après avoir consciencieusement fait le travail pour lequel vous l'avez payée, se penche sur la blancheur de la toilette afin de libérer sa bouche souillée, puis se brosse vigoureusement les dents et crache encore, avec un bruit mou qui tout ensemble vous fait défaillir et vous fait froid au cœur.
Rien ne me parait ressembler autant à un bordel qu'un musée. On y trouve le même côté louche et le même côté pétrifié. Dans l'un, les Vénus, les Judith, les Suzanne, les Junon, les Lucrèce, les Salomé et autres héroïnes, en belles images figées ; dans l'autre, des femmes vivantes, vêtues de leurs parures traditionnelles, avec leurs gestes, leurs locutions, leurs usages tout à fait stéréotypés.
Michel Leiris, « Lumière blanche et lumière noire », 1956
Écrits sur l'art, édition établie par Pierre Vilar, Paris CNRS éditions, 2011, p.118.
Entre l'horreur et l'extase, entre le déchirement et la fusion, entre l'imaginaire et le senti et d'autres pôles encore dans l'intervalle desquels notre réalité s'inscrit, André Masson − tel que le spectateur le suit à travers le tracé de son œuvre − n'a pas cessé d'osciller. Mais à le voir de haut, résumé dans l'éclair d'un unique coup d'œil, il semblerait plutôt qu'André Masson, loin d'imiter dans sa course les zigzags de quelqu’un qui ne sait à quel saint se vouer, se voit maintenu toujours dans la ligne que lui imposait sa claire conscience de l'ambiguïté inhérente à la condition de l'homme.
On est seul et on coexiste, on embrasse l'univers dont on n'est que parcelle, on vit et l'on meurt simultanément, on est savant et ignorant, on aime qui l'on sait fort bien n'être qu'une autre inanité. Quel art digne de ce nom ne reflète à quelque degré l'une ou l'autre de ces vérités qui, elles aussi, en dernière analyse, ne se distinguent pas de l'illusion et sont pour nous motifs d'angoisse autant que d'exaltation?
Dans la campane d'Aix-en-Provence (que Paul Cézanne a magnifiée) et dans tels sites de l'Italie, tout porte à croire qu'André Masson a trouvé le point d'appui dont il avait besoin : rien de plus ambigu que cette lumière à la fois tendre et implacable, qu'on tiendrait volontiers pour responsable aussi bien de l'essor que de la chute des oiseaux, aussi bien de l'éclosion des fleurs ou du jaillissement des sources que de l'obscur et insaisissable travail qui aboutit à l'éclatement du roc, à l'étirage d'une mousseline de brouillard ou à la levée d'un grand vent.
Aux incessantes questions que lui pose cette lumière méridionale qui parait tout créer et tout détruire en même temps que tout exhiber et tout cacher, André Masson répond en inventant des signes qui, tantôt formulent à nouveau la question en toute humilité (se contentant de la baigner dans un halo indicatif de multiples implications), et tantôt substituent péremptoirement à la confusion des idéogrammes premiers la souveraine élégance de ses propres idéogrammes.
Entretien avec Camille Henrot
Leiris, une figure de l'inconforT
Vanessa Morisset. Dans le cadre de notre dossier pédagogique sur le rôle joué par Michel Leiris dans le monde de l'art, je souhaitais m'entretenir avec toi de l'importance de cet auteur dans ton travail, puisque je sais qu'il a beaucoup compté. Pour commencer, pourrais-tu nous raconter dans quel contexte tu l'as découvert ?
Camille Henrot. Il y a eu, en 2006 à Londres, une exposition sur la revue Documents à l'Hayward Gallery, que j’ai beaucoup aimée. Dans le catalogue, il y a des textes de Leiris qui m'ont beaucoup intéressée. Je me souviens aussi avoir eu en cadeau, peut-être un Noël, j'étais adolescente ou même plus jeune, des petits livres d'une jolie collection multicolore. Il y en avait un de Leiris sur Giacometti, Picasso ou Miró, je ne sais plus. Ensuite, j'ai un peu oublié puis, en voyant l'exposition sur Documents à Londres, ça m'a vraiment interpelée. Certains aspects du surréalisme m'ont inspirée depuis mes débuts, en particulier le rapport des artistes surréalistes au texte. Et, parmi les surréalistes, j'ai plus d'affection et d'amitiés pour Leiris, parce que, contrairement à Breton ou même Bataille, il n'est pas une figure autoritaire, il ne recherche pas le pouvoir mais une position éthique, qui est en général une position inconfortable.
V.M. C'est la singularité de cette position éthique qui t'intéresse chez lui ?
C.H. Dans L'Afrique fantôme, par exemple, il raconte être tombé amoureux de la fille d'une sorcière. Mais la relation de séduction avec cette femme est très ambiguë, réciproquement intéressée. Lui veut obtenir des objets, des informations et, en même temps, il est amoureux d'elle, tandis qu'elle, de son côté, veut obtenir de l'argent... Dans ce passage toutes les questions que pose le livre commencent à se relier : son propre désir, son embarras d'être un blanc dans l'Afrique coloniale, son envie de posséder des objets ou d'être initié, donc de se débarrasser de sa peau de blanc tout en sachant que ce ne sera jamais possible... C'est cette compréhension des choses que j'aime chez lui.
V.M. Tu aimes sa façon de comprendre les choses en relevant leur ambiguïté ?
C.H. Oui, mais pas seulement. Dans sa manière de raconter les choses, il y a une attention au détail qui me rappelle Proust. Tous deux ont une sensibilité presque animale qui les conduit à une décortication permanente du réel et va de pair avec un certain désespoir. Car leur sensibilité les rend conscients de tous les aspects de leur comportement, y compris des moments où il sont arrogants, où ils trahissent leurs idéaux... Ils ne sont pas pessimistes mais dans l'impossibilité de construire une image de soi entièrement positive. Cette clairvoyance sur eux-mêmes en fait des personnalités attachantes.
Leiris, de même que Proust, est typiquement une personnalité avec laquelle on peut se sentir en intimité ou en amitié, car ses écrits sont des successions de réflexions personnelles, assez anodines et à la fois profondes, comme c'est le cas aussi du Journal de John Cage.
V.M. Y a-t-il une période ou un ouvrage que tu préfères ?
C.H. Je ne le regarde pas comme un historien, mais plutôt comme une figure amicale dans mon panthéon personnel. Sa présence n'existe pas pour moi en termes d’une œuvre qui serait à découper en période, c'est l'ensemble d'une personnalité que je ressens et qui m'accompagne. Par exemple, quand je suis rentrée d'un long voyage en Inde qui a été une expérience transformatrice, je ne savais pas comment raconter certains ressentis. En relisant Leiris, Notes pour le sacré dans la vie quotidienne, L'Homme sans honneur et L'Afrique fantôme, c'est comme si j'avais pu partager l'expérience de ce voyage. En relisant en particulier L'Afrique fantôme, j'ai compris ce que j'avais vécu en Inde, le plaisir d'être ailleurs et la conscience de la vanité de ce plaisir qui répond à un désir typique de l'homme blanc. Le malaise de Leiris face au colonialisme qui donne l'avantage à l'homme blanc, alors qu'il est conscient de compter lui-même parfois dessus pour obtenir ce qu'il veut, on le ressent encore aujourd'hui quand on voyage dans un pays anciennement colonisé.
V.M. Pourrais-tu préciser le rapport de Leiris au colonialisme qui semble te tenir à cœur ?
C.H. Pour quelqu'un qui a été profondément engagé dans la décolonisation, sa manière de raconter ses émotions et son embarras est très courageuse. Il décrit des moments où il est envahi par des préjugés, d’autres où il ne se comporte pas mieux que n'importe quel blanc en Afrique, et même plutôt pire, puisque c'est lui qui vole le Boli qui est maintenant au musée du quai Branly ! Leiris est aussi intéressant pour ce rapport à la culpabilité, qui est peut-être un héritage d'une éducation catholique. Cela fait de lui un personnage original, non conformiste qui, à aucun moment, ne peut être perçu comme le produit de son époque.
Mais cela explique aussi pourquoi il a été critiqué, voire exclus, et a eu moins de notoriété que d'autres. Aujourd'hui tout le monde connait Sartre, Leiris beaucoup moins. Cela tient à son refus des postures d'autorité, qui sont des postures de simplicité, où on sait exactement de quel côté on doit se placer. Leiris refuse cette manière trop simple de trancher entre le bien et le mal. Il devient une figure à laquelle on peut se référer parce qu'il reflète bien la complexité des relations dans le monde contemporain mondialisé.
V.M. Pourrais-tu donner des exemples parmi tes œuvres pour lesquelles la pensée de Leiris t'a directement inspirée ?
C.H. Il y a surtout les Objets augmentés qui, au départ, sont des objets achetés sur le marché sauvage de Belleville, appelé parfois par les habitants du quartier le marché « aux voleurs ». Le projet est né de photos que je prenais des étalages. Je ne me sentais pas très à l'aise, j'étais embarrassée car je les regardais dans une perspective esthétique, alors que leurs vendeurs ont besoin de 25 euros pour acheter à manger. C'est pourquoi j'ai acheté des objets, et il y a eu une sorte de deal, avec une négociation. Mais quand j'ai rapporté ces objets dans mon atelier, je ne savais pas quoi en faire. J'ai commencé à travailler à une sorte d'enveloppement, justement à la manière du Boli africain. Mon propre embarras m'a rappelé certaines émotions que Leiris a bien exprimées dans L'Afrique fantôme, notamment dans le passage où il vole le Boli : il est à la fois excité et inspiré d'un point de vue littéraire par cet acte sacrilège, et attiré par le caractère brutal et très sexuel de l’objet, recouvert de toutes sortes de fluides corporels. En même temps il a tout à fait conscience que la situation est profondément inéquitable car, dans le contexte colonial, il ne peut pas être puni pour avoir volé une sculpture africaine. Il sait qu'il a tous les droits et il en a honte.
Quand on est artiste, on est sans cesse confronté à ce type d'émotions et d'embarras. On sait qu'on peut faire des œuvres provocatrices et qu'on ne sera jamais inquiété pour ça, ce qui me fait dire que l'engagement des artistes n'est pas authentique. Il faut avoir conscience de la vanité de ce que l'on fait. Cela renvoie à la difficulté d'avoir une position éthique en tant qu'artiste. Je n'ai pas du tout de solutions, mais c'est peut-être cela qui est intéressant, soulever des questions qui n'ont pas de solutions.
Voir les œuvres de Camille Henrot.
BIBLIOGRAPHIE sélective
Écrits de Michel Leiris
Écrits littéraires et ethnologiques
- L'Âge d'homme, Paris, Gallimard-Folio, 2010
- La Règle du jeu (Biffures, Fourbis, Fibrilles, Frêle bruit), Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2003
- Objets rituels Dogon, Toulouse, Toguna, 2000
- L'Afrique fantôme, Paris, Gallimard-Tel, 1988
- Cinq études d'ethnologie, Paris, Gallimard-Tel, 1988
- Pour une bibliographie exhaustive des publications de Michel Leiris en ethnologie : voir le site de la Bibliothèque du laboratoire d'anthropologie sociale
Écrits sur l'art
- Michel Leiris, Écrits sur l'art (recueil posthume), édition établie par Pierre Vilar, Paris CNRS éditions, 2011
- Bacon, Face et profil, Paris, Albin Michel, 2004
- Francis Bacon ou la brutalité du fait, Paris, École des lettres, 1996
Essais sur Michel Leiris et l'art
- William Jeffet, « Masson et Leiris. De la peinture considérée comme une tauromachie », Cahiers Leiris n°3, Paris, Éditions Les Cahiers, mai 2012
- Sébastien Côté, « Michel Leiris - Carl Einstein : vus de près », Critique d'art n° 39, Rennes, Les archives de la critique d'art, printemps 2012
- Annie Pibarot, « Michel Leiris et Francis Bacon, un heureux égarement », Cahiers Leiris n°2, Paris, Éditions Les Cahiers, 2009
- Annie Maïllis, « Leiris et Picasso : mano a mano », Cahiers Leiris n°1, Paris, Éditions Les Cahiers, septembre 2007
- A. S. Malanda, Michel Leiris et la théorie des arts africains, Paris, L'Harmattan, 2003
Catalogues d''expositions
- Le dernier Picasso, 1953-1973, Centre Pompidou, 1988 (texte de Michel Leiris)
- Donation Louise et Michel Leiris, Centre Pompidou, 1984
- André Masson, Grand Palais, 1977 (préface de Michel Leiris)
- Francis Bacon aujourd'hui, Paris, Grand Palais, 1971 (texte de Michel Leiris)
Revue Documents
- Consulter la revue sur le site de la BNF
- Reprint de la revue aux Éditions Jean-Michel Place, 1991
Crédits
© Centre Pompidou, Direction des publics, juillet 2013
Texte : Vanessa Morisset
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cédric Achard
Coordination : Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques
Références
_1 Nouvel accrochage des collections modernes à partir d’octobre 2013.
_2 Le premier dossier de cette série s'intéresse à la personnalité de Christian Zervos, voir le dossier Christian Zervos, un éditeur face à l'art de son temps.