Arts de la scène et art contemporain

 

5. les Nouvelles circulations pluridisciplinaires
À PROPOS DE MEG STUART
DU 11 AU 14 DÉCEMBRE 2013, Grande salle

 

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Damaged Goods-Meg Stuart, Sketches Notebook, mai 2013, Ashkal Alwan, Beyrouth
De gauche à droite : Leyla Postalcioglu, Jorge De Hoyos, Julian Weber, Maria F. Scaroni, Antonija Livingstone
© Omar Nasser

Arts scéniques ? Ou arts visuels ?

Repères : un mouvement au fil du siècle

Exemple : Sketches/Notebook, de Meg Stuart

À quoi touchent les nouvelles pluridisciplinarités ?

L’hypothèse post-disciplinaire

Repères bibliographiques

 

 

Arts scÉniques ? Ou arts visuels ?

Des artistes inventent des formes en circulation de l'un à l'autre de ces champs. Ainsi en questionnent-ils les cadres, les zones limites et les conventions. Le Centre Pompidou fait une place toujours plus large à ces démarches, qu'il montre et accompagne, quand il ne les suscite pas. À l’occasion du spectacle de Meg Stuart, Sketches/Notebook, quelques questions à ces nouvelles formes pluridisciplinaires.

Questions autour de la pluridisciplinarité

- Comment s’effectuent les rencontres entre artistes ? Comment se décident des projets communs pluridisciplinaires ?
- Par rapport aux générations précédentes (de Dada à John Cage /Merce Cunningham /Robert Rauschenberg), qu’est-ce qui motive les artistes d’aujourd’hui ?
- Un spectacle pluridisciplinaire est issu d’une rencontre singulière (chorégraphe/plasticien, chorégraphe/musicien, chorégraphe/designer, chorégraphe/écrivain…). Que peut-on en conclure quant à l’œuvre ? L’œuvre est-elle singulière ? Prend-elle une forme nouvelle ?
- Si ces œuvres sont singulières, le sont-elles en ce qu’elles sont pluridisciplinaires ? En quoi sont-elles singulières par rapport à des formats plus habituels ?
- Pourquoi y a t-il des périodes où la pluridisciplinarité est forte, et en retrait à d’autres ?
- Quels rôles jouent programmateurs, diffuseurs, critiques et institutions dans ces nouvelles formes pluridisciplinaires ?

 

 

RepÈres : un mouvement au fil du siÈcle

La pluridisciplinarité : une fausse nouveauté

Tout spectacle scénique comporte, à l'évidence, sa part de collaborations pluridisciplinaires. Lumières, costumes, décors, musiques, ressortent à un éventail de savoir-faire d'excellence spécialisés, au service d'une forme unifiée, porteuse du propos de son auteur.
Tout particulièrement au cours du 20e siècle, des artistes ont expérimenté des conceptions plus ouvertes et plus larges de la collaboration pluridisciplinaire. Défiant les hiérarchies, ils ont, dans des disciplines diverses, mêlé, de plain-pied, leurs apports dans l'élaboration d'œuvres communes. Le projet de dépasser les cloisonnements institués paraît un trait marqueur de la modernité en art.

Toutefois, plusieurs options se déclinent, qui n'ont pas les mêmes incidences : au sein d'une même forme peuvent cohabiter des apports disciplinaires divers mais qui demeurent clairement distincts ; ou bien la mise en relation de ces apports divers peut aller jusqu'à questionner leurs identités respectives, voire ébranler les codes et conventions qui les caractérisent et ouvrir sur l'exploration de terrains inédits. Enfin, dans des formes très actuelles, un même propos artistique peut se concevoir et circuler aussi bien dans les champs des arts visuels que des arts scéniques, déjouant toute fixité, et tentant un passage aux limites. C'est à ces formes que s’attache la programmation des Spectacles vivants au Centre Pompidou depuis une douzaine d’années, et plus particulièrement avec le nouveau festival dont la 5e édition est présentée en février 2014.

Éclats pluridisciplinaires au 20e siècle

Pablo Picasso, Rideau de scène du ballet Parade, 1917
Rideau de scène pour Parade, ballet réaliste sur un thème de Jean Cocteau,
Musique d'Erik Satie, décors et costumes de Picasso,
Chorégraphie de Léonide Massine
Monté par Serge de Diaghilev pour les Ballets russes
et créé à Paris le 18 mai 1917 au Théâtre du Châtelet
Peinture à la colle sur toile, 1050 x 1640 cm

Le siècle passé a connu plusieurs moments d'avancées artistiques, souvent retenus comme brillants et stimulants, qui virent les avant-gardes pratiquer activement la pluridisciplinarité.
L'art du ballet a été puissamment rénové sous la houlette de Serge Diaghilev, à la tête des Ballets russes (1909-1929), faisant appel aux peintres et musiciens les plus novateurs de son temps. À partir de 1916, le bouillonnant Cabaret Voltaire du mouvement Dada voit des artistes de toutes disciplines faire table rase des conventions et contraintes instituées, avec un parti pris d’extravagance irrespectueuse. La célèbre école d'art allemande du Bauhaus (1919-1933) embrasse toutes les catégories les plus avancées de son temps dans les arts visuels et scéniques, pour refonder le lien entre esthétique et politique. Dans ce cadre, le Ballet triadique d'Oskar Schlemmer fait du corps dansant une figure où fusionnent les conceptions plastiques et organiques.

Jasper Johns, Merce Cunningham, portfolio, 1974
Portfolio souvenir comprenant 7 estampes et 7 justificatifs de tirage
Reproduction photomécanique, 75,8 x 56 cm
Collaborateur : Multiples & Castelli

Après-guerre, la seconde grande époque des avant-gardes du 20e siècle voit des musiciens (John Cage notamment), artistes visuels, écrivains et chorégraphes expérimenter des formes radicales de cohabitation et/ou confrontation de leurs expressions. Le mouvement Fluxus des années 60 aiguise cette mise en crise des domaines artistiques institués. Events et happenings œuvrent dans le même sens. Dans le champ chorégraphique, les grandes formes de Merce Cunningham puis l'effervescence de la post-modern dance en passent par des collaborations avec des plasticiens, tels que Robert Rauschenberg, Robert Morris, Jasper Johns ou Andy Warhol.
C’est dans ce contexte que des artistes plasticiens franchissent le pas qui les fait user de leur propre corps comme médium de leur expression, tels que Chris Burden, Vito Acconci, Gina Pane, Dan Graham, Valie Export Ainsi se développe l'art-performance qui, même s’il est souvent pratiqué par un artiste en solitaire, apparaît comme liminaire, opérant sur les limites entre les logiques des champs des arts visuels et scéniques.

Mises en tension pour le 21e siècle

On ne peut saisir les enjeux des nouvelles circulations pluridisciplinaires sans en référer à quelques concepts ou données qui se sont développés au cours de ce 20e siècle.

L'art-performance n'a pas fini d'exercer une grande influence, même éloignée de ses principes d'origine. La conception de la performance scénique s'en trouve teintée par une perception du corps comme médium en lui-même, pleinement engagé dans le présent d'une action réelle, et non dans la production d'un personnage par un interprète mettant une technique au service d'un propos constitué par ailleurs.

Le concept du ready-made de Marcel Duchamp (1887-1968) a produit une bascule paradigmatique dans tous les domaines. La désignation de l’œuvre en tant qu’œuvre ne réside plus en elle-même. La question du point de vue se retrouve au cœur de la détermination artistique. En écho, de larges pans de la création et de la critique indexent le sens des œuvres sur la performativité des regards qui se portent sur elles. D'où un questionnement de la fonction perceptive, par lequel s'ouvrent maintes opportunités de circulations et retournements.

La pluridisciplinarité travaille de l'intérieur le seul champ des arts visuels, qui se déclinent en médiums très divers, la vidéo, l'installation, le design, les œuvres plastiques, etc. Les arts scéniques, pour leur part, multiplient les recours visuels (vidéo, multimédia,…), cultivent la référence à l'art-performance, etc. S'il y a champs respectifs, ceux-ci sont loin de se présenter homogènes.

Les dispositifs institutionnels, en France particulièrement, peuvent contredire les visées pluridisciplinaires. Emblématiques d'un soutien volontariste, les 23 Fonds régionaux d'art contemporain (FRAC) de l'Hexagone ont fêté en 2013 le trentième anniversaire de leur création, les 19 Centres chorégraphiques nationaux (CCN) en faisant autant en 2014.

Ces outils techniques et ces logiques institutionnelles segmentent les politiques d'aide à la création et diffusion et rendent parfois ardue la création pluridisciplinaire concrète.

 

 

exemple : Sketches/Notebook, de Meg Stuart

au Centre Pompidou, du 11 au 14 décembre 2013

La pluridisciplinarité, fondatrice d'un établissement

Serge Laurent, programmateur des Spectacles vivants au Centre Pompidou, rappelle volontiers que « la pluridisciplinarité a présidé à la naissance » de cet établissement. Lequel « constitue un contexte intellectuel et structurel qui favorise le dialogue entre les différents modes de création, et permet une vision très large de l'art ». Ainsi sa programmation fait-elle place à « des œuvres scéniques qui s'inscrivent à proximité d'une démarche plasticienne ». Depuis 2009, le nouveau festival met particulièrement en exergue des rencontres entre artistes, pour inventer les modalités de circulations croisées de formes scéniques dans les espaces habituellement voués à l'exposition, et de formes des arts visuels dans les espaces habituellement voués au spectacle vivant.[1]

Sketches/Notebook, exemple et non modèle

Damaged Goods-Meg Stuart, Sketches Notebook, 25-31 janvier 2013
HAU-Hebbel am Uffer, Berlin
Interprètes : Jorge Rodolfo Hoyos, Antonija Livingstone, Leyla Postalcioglu, Maria F. Scaroni, Julian Weber

La question des nouvelles circulations pluridisciplinaires trouve un ancrage d'actualité dans Sketches/Notebook de Meg Stuart. Lancée dix mois auparavant à Berlin, cette expérience scénique engage des danseurs, des performers, des plasticiens, un musicien, dans un partage de l'espace. Le spectateur se trouve placé au cœur d'un univers intégralement vibrant de lumières, de musiques, d'objets et de mouvements.
Sketches/Notebook ne satisfait jamais l'attente d'une écriture formalisée de la danse, qu'un public pourrait saisir aisément. Au contraire, cette pièce-processus, grande session d'improvisation, est annoncée par Meg Stuart comme « une série d'esquisses brutes et d'investigations intimes, présentées comme un espace ouvert, dont les actions sont réduites à leurs caractéristiques les plus essentielles ».

On ne cherchera pas à faire de la chorégraphe un modèle emblématique des nouvelles pluridisciplinarités. La réflexion tournerait au contre-sens si elle visait à produire une modélisation d'un genre ; au contraire, les processus évoqués ici débouchent sur des œuvres singulières et souvent peu fixées. En revanche, une observation du parcours de Meg Stuart permet de déceler nombre de préoccupations, attitudes et options significatives des questions soulevées ici.   

Un corps scénique, filtre d'espace

Damaged Goods-Meg Stuart, Sketches-Notebook, 25-31 janvier 2013
HAU- Hebbel am Uffer, Berlin

Originellement danseuse, l'artiste américaine Meg Stuart (née en 1965) vit et travaille entre Bruxelles et Berlin.
La critique allemande Astrid Kaminski observe que, chez elle, les corps des performeurs « sont plutôt des coquilles, des appareils sensoriels, que des personnages ».[2] Vite, elle se passionne pour les états proches de la transe, les gestes involontaires, les figures de distorsion, où « les différentes parties du corps dialoguent entre elles, et le danseur se fait témoin de la scène, tel un troisième élément dans la danse ».
Les corps s'offrent à des déplacements qui s'articulent sur des chamboulements de l'espace scénique, par quoi « la scène ne ressemble plus à une scène ». Ils en deviennent le filtre. « Nous n'étions plus de simples danseurs au travail, mais étions totalement immergés dans un univers », raconte la chorégraphe.

Partir de zéro dans les collaborations

Alors, « le théâtre n'est plus le réceptacle d'une image sculpturale, mais tout le théâtre devient une grande sculpture faite à partir des matériaux les plus indésirables dans un théâtre », considère le critique André Lepecki, qui suggère d'y envisager le corps « comme déjà ready-made ».
Aux plasticiens dont elle sollicite la collaboration, Meg Stuart propose de « partir de zéro et travailler ensemble à des principes et des idées sur le corps et la performance, plutôt qu'à une construction qui réduirait le travail plastique à un décor ». Avec Meg Stuart, rien n'est jamais donné au départ. Elle aborde les autres artistes comme « transformateurs incessants de l'espace ».

L'une de ses interprètes, Vera Mantero, évoque le principe de « tout explorer sur un même plan, éviter que quelques lumières ou un peu de musique viennent s'ajouter à la danse comme une touche finale ». Laurent Malstaf, en tant qu'artiste plasticien, pointe que « le vrai changement d'état d'esprit résida dans le fait de ne pas se concentrer sur la forme finale ».

Un ébranlement du socle de la représentation

1. Damaged Goods-Meg Stuart, , Violet, avril 2013, Théâtre Garonne
De gauche à droite :
Brendan Dougherty, Varinia Canto Villa,
Marcio Kerber Canabarro, Roger Sala Reyner
2. Damaged Goods-Meg Stuart, Violet, avril 2013, Théâtre Garonne

Meg Stuart ne s'intéresse guère « à ce qu'on demande généralement aux danseurs : qu'ils fassent advenir quelque chose sur scène », préférant que cette dernière « devienne un lieu où les danseurs doivent vivre, qui les consume, les affecte et les aide à préciser leur identité ». Cela passant par des stratégies « de camouflage, d'absorption, de fusion ».

Les spectateurs se souviennent de ses précédentes pièces, Blessed [3] (2007), où des trombes d'eau faisaient se dissoudre la scénographie sur l'interprète ; ou bien Violet (2011), dont la musique implacable se déversait en lame de fond précédant les pas de la danse. Les pièces de Meg Stuart provoquent des sensations très directement physiques chez le spectateur, inédites et peu confortables.
Le socle conventionnel de la représentation y est ébranlé, par une perturbation et un déplacement des attentes liées au geste, au cadre scénique, à la hiérarchie des composantes d'un spectacle. Une écriture devenue globale s'y fait volontiers heurtée et imprévisible. Et la chorégraphe revendique « la confusion et le questionnement comme parties intégrantes » de ce qu'elle montre.

Notebook, un chantier, un « chaos « organisé »…

Notebook est un chantier, une sorte de « chaos » organisé. Ce sont des interventions, des actions qui se succèdent dans l’espace investi, avec de la musique, de la danse, des projections… où tout semble improvisé mais, en fait, si Meg Stuart renoue avec l’improvisation, une grande partie du spectacle est écrit.

Pourquoi alors ce terme de chantier ? Il s’agit de donner au spectateur la sensation que tout est en état de fabrication, de l’inviter dans le processus. Le spectacle montre toutes les tentatives qu’expérimente un groupe d’artistes pour n’en retenir que le meilleur. Des performers, danseurs, artistes décident de se réunir dans un lieu et improvisent. Le vidéaste est vidéaste, le plasticien, plasticien, le danseur, danseur… jusqu’à ce qu’ils se rassemblent tous dans une même figure chorégraphique, que les rôles se confondent. L’espace scénique est complètement saturé. Le dispositif public/scène/écran est revisité. Des actions se mettent en place, en différents lieux, que chaque spectateur ne voit pas forcément.

Ici, ce qui compte, ce n’est pas de proposer pour elle-même une démarche pluridisciplinaire mais de casser la forme du spectacle et ses canons : la lumière, la danse… Cette idée de chantier remet en question la notion d’œuvre achevée et propose une autre forme. Ce qui est innovant, c’est cette mise en danger par rapport à une proposition traditionnelle. Si le public n’a pas toujours, ici, avec Meg Stuart, le plaisir de la forme, il a celui, plus fondamental, d’être invité à participer. Il ne s’agit pas de le mettre dans l’inconfort, mais de créer une nouvelle proximité avec les artistes.

S. L.

 

 

À quoi touchent les nouvelles pluridisciplinaritÉs ?

Des formes qui entrent en circulation entre divers champs disciplinaires activent, voire bouleversent, un grand nombre de notions touchant aux statuts des disciplines artistiques, comme des œuvres elles-mêmes ; à leurs espaces et temporalité d'exposition et/ou représentation ; aux modalités de leur adresse à un public et de production de leur sens.

Ouvrant sur des terrains mouvementés, ces formes demandent qu'on les aborde selon des approches intellectuelles renouvelées, qui libèrent leur potentiel, en se gardant de les rabattre à nouveau sur de simples grilles de définitions.
Malencontreusement, et nonobstant sa valeur d'usage, la notion d'arts vivants rabat, intuitivement et par contraste, l'apparente fixité des formes des arts visuels sur une sorte d'arrêt définitif. Au contraire, les nouvelles pluridisciplinarités encouragent à penser l'image, fixée par les arts visuels, comme un état momentané dans un processus de métamorphose incessante animant la création artistique.

À quoi touchent donc les nouvelles pluridisciplinarités ? C’est à partir d’exemples, issus de la programmation du Centre Pompidou, que sont ici esquissées différentes réponses sous forme de thématiques. Il convient toutefois de préciser que les pièces évoquées pourraient être abordées à partir d'autres entrées − on ne saurait les réduire au seul aspect retenu − et que d’autres auraient pu être citées.

Expérimenter l'extension du médium

1. Valérie Belin - I COULD NEVER BE A DANCER, Performance, 19 avril 2013, Centre Pompidou
Interprètes : Smelly Jackson, Chris Jackson, Ben Jack'son, MJ LIL
2. Valérie Belin - I COULD NEVER BE A DANCER, Performance, 19 avril 2013, Centre Pompidou
Interprète : Mo Jackson

La photographe Valérie Belin produit des troublantes séries de portraits qui traduisent l'étrangeté de figures iconiques issues de pratiques culturelles populaires, compétitions de body-building, défilés de sosies d'idoles et autres motifs exacerbés de danses de salon.
Le Centre Pompidou a amené cette artiste visuelle à penser une forme scénique exprimant ce même propos. Cela aura pris la forme d'un show-installation de six sosies de Michaël Jackson, physiquement présents sur le plateau, pour y pratiquer et exposer leur transformation (19 avril 2013).

Ainsi est opéré un retour à la source de ses photographies. Ce travail plasticien n’en relève pas moins, en effet, d'une notion de « mise en scène » qui anime toujours une représentation. Un même propos connaît ainsi une autre traduction, qui en élargit la vision. Et le glissement entre champs disciplinaires (des arts visuels vers les arts scéniques dans ce cas) relève d'une extension du médium, plutôt que du franchissement transgressif d'une frontière.

Opérer un passage aux limites

Mathilde Monnier et Dominique Figarella, Soapera, 17-21 novembre 2010, Centre Pompidou

Dans Soapera (novembre 2010), la chorégraphe Mathilde Monnier, avec ses interprètes danseurs, et le plasticien Dominique Figarella inventaient une forme en transition entre leurs domaines respectifs. On y voyait l'expansion, puis la dilution et l'extinction d'une énorme masse de mousse sur le plateau. Cela laissait place ensuite à la manipulation de cadres – analogues à ceux de tableaux – dans tous les plans de l'espace. N'ayant jamais cessé d'évoluer depuis lors, cette proposition revient au Centre Pompidou ; cette fois sous la forme d'une installation, au contact direct des spectateurs conviés sur le plateau (14-15 février 2014).

Pour ce nouveau développement, la seule première séquence – celle de la matière-mousse − est mise en boucle. Cela exacerbe la performativité de la matérialité de l’œuvre : le matériau (la grande masse mousseuse), plutôt qu'être exposé ou d'évoluer dans l'espace, devient l'espace même. Les performers activent ce matériau en se fondant en lui, tout en disparaissant à la vue. L'ensemble est soumis aux aléas de la prise de forme, comme de la fragilité et de la durée de vie limitée de cette matière.

Entre leurs champs disciplinaires respectifs, les deux artistes opèrent un passage aux limites. Leur geste devient celui de la métamorphose même, sans réels début, fin, ni délimitations. Il produit une forme qui se situe autant à mi-chemin qu'au-delà de leurs deux médiums respectifs. Il les réunit et les « discute » comme le dit Mathilde Monnier, en repoussant les prises de risques d'une représentation conventionnelle.

Déplier, démultiplier des potentialités de sens

Franz West - Ivo Dimchev , X-On, 30 janvier-1er février 2013, Centre Pompidou
Interprètes : Yen Yi-Tzu, Veronika Zott, Christian Bakalov, Ivo Dimchev

Le sculpteur Franz West (1947-2012) avait inventé les Paβstücke, formes réalisées en plâtre et papier mâché, laissées disponibles au transport et à la manipulation, à la façon d'attelles, de prothèses ou d'excroissances. En réponse à Franz West, le performer Ivo Dimchev s’en est emparé dans son solo I-On, puis son extension collective X-On (Centre Pompidou, 30-31 janvier 2013), en allant bien plus loin que seulement soupeser et secouer ces objets comme il avait pu lui-même l’observer et l’expérimenter dans le contexte appauvri des vernissages.

Véritable pièce scénique, sa proposition n'en tient pas moins d'une performance en partie aléatoire, qui réalise et incorpore la dimension vivante demeurant comme ensommeillée, attendant d'être réveillée, dans la forme des Paβstücke. Cela non sans rappeler que, pour sa part, « le corps performatif est juste une représentation, une idée. Le corps performatif est mon œuvre, une œuvre d'art à part entière ».
Dans la rencontre entre cette action du performer Dimchev et les œuvres du plasticien West, entre corps et objets, se produisent des croisements, projections, articulations, qui induisent des phénomènes de redéploiement et de résonances. Investis d'une nouvelle relation au rythme, à l'espace – et la pesanteur – les Paβstücke de West sont transportés par Dimchev, au gré d'une dynamique qui en déplie et démultiplie les potentialités de sens.

Ébranler les stratégies perceptives

Gisèle Vienne, This Is How You Will Disappear, 20-22 avril 2011, Centre Pompidou

Lors de la Nuit blanche parisienne du 5 octobre 2013, Gisèle Vienne fut invitée à présenter sa pièce This Is How You Will Disappear, selon deux modalités successives : tout d'abord fut montrée l’œuvre scénique dans son entier développement, où évoluent des performers aux côtés des fameuses poupées à taille humaine que crée et dispose l’artiste. Puis enchaînait la mise en boucle d'une broken version, raccourcie et vidée de toute présence humaine sur le plateau.

Imposante, très dense, intégrant les mouvements d'une sculpture de brumes (Fujiko Nakaya), habitée d'une ample composition sonore live (Stephen O'Malley et Peter Rehberg), la scénographie de Gisèle Vienne est déjà celle d'un grand théâtre de formes plasticiennes. Ce que radicalise sa version broken en exposant son installation, devant les spectateurs toujours assis en salle.
Ces derniers reconfigurent alors les modalités de leur regard, se rapprochant d'une scrutation pour fouiller les strates et volumes de cette œuvre plastique mouvante. Ce qu'on observe ainsi sur le plateau porte les traces de l'action tragique que recelait la pièce théâtrale et chorégraphique, mais désormais renvoyée à la seule imagination. Perçue à travers plans, espaces échappés et nappes d'obscurité, une sensation de vide et de hantise, tout à fait propre à l'art de Gisèle Vienne, redouble ici d'intensité dramatique. Cela s'est transmis à travers un ébranlement des stratégies perceptives.

À propos de l’installation présentée à partir du spectacle This Is How You Will Disappear (Nuit blanche, 5 octobre 2013)

La scénographie du spectacle prend le statut d’œuvre, une dimension autonome. Le public, plutôt que de voir le spectacle dans sa dimension théâtrale, le découvre pour sa dimension plastique. En même temps, il la découvre dans un rapport décalé, puisqu’elle est exposée sur une scène et non dans une galerie. Il y a un moment où on ne peut pas aller plus loin. Pourquoi n’est-elle pas montrée dans une galerie ? Parce que ce serait trop complexe et, ce qui est plus important, parce qu’il y a le désir d’un regard décalé sur le théâtre.
Y aurait-il un sens à sortir ce décor du théâtre ?

S. L.

Mettre en jeu(x) les règles de la (re)présentation

1. Xavier Le Roy, Rétrospective, Fondation Tapies, 24 février- 22 avril 2012
Interprètes : Cristina Blanco et Karolina Rychlik
2. Xavier Le Roy, Rétrospective, Fondation Tapies, 24 février- 22 avril 2012
Cristina Nunez et Mariona Naudin

« Je travaille sur le théâtre (ou plus récemment l'espace d'exposition) comme une "situation", en tentant de transformer ce qui le constitue pour construire une chose où nous ne sommes pas uniquement régis par ses règles, mais pour agir sur celles-ci. En jouant de ces règles, je construis une situation où le public n'est pas seulement le produit de celles-ci », explique le chorégraphe Xavier Le Roy au critique Stéphane Bouquet, pour présenter la démarche de Rétrospective – à découvrir au Centre Pompidou dans le cadre du nouveau festival 2014 (19 févier-10 mars).

La notion de « rétrospective » renvoie au champ des arts visuels. La présentation de plusieurs pièces en permet une saisie renouvelée par des incidences d'échos et résonances entre les unes et les autres, sous les regards successifs. Pour Rétrospective, les spectateurs sont invités à se rendre non pas dans une salle de spectacle, mais à évoluer dans un espace d'exposition. Là, les œuvres « exposées » à l'observation sont des actions chorégraphiques interprétées par des danseurs pendant toute la durée d'ouverture de cet espace.

Pareil dispositif place le visiteur/spectateur dans un rapport inédit à la forme du spectacle vivant. À la façon d'une exposition, il se retrouve libre de déambuler et choisir l'emplacement de ses points de vue, comme de déterminer les durées de ses temps d'observation successifs. Les interprètes des danses, quant à eux, expérimentent des paramètres d'espace et de temporalité de leur performance, totalement distincts des usages de la représentation scénique.

Rétrospective, par Xavier Le Roy

Cette œuvre chorégraphique s’inscrit dans un champ qui est celui des beaux-arts au sens élargi. Sur le thème de la rétrospective, notion rattachée aux arts plastiques, Xavier Le Roy et ses performers se confrontent à l’exercice de la rétrospective. Le spectacle se déroule dans une galerie dont les cimaises restent nues. Les objets sont les corps des danseurs qui s’inscrivent dans l’espace comme des sculptures en mouvement.
Il s’agit là d’une autre forme de pluridisciplinarité. L’œuvre propose différentes entrées :
- des extraits de danse dans un espace informel,
- des sculptures vivantes,
- une approche rétrospective.

S.L.

Reconfigurer la temporalité

Eszter Salamon, Tales of the Bodiless, Sasa Ascentic, Kaaitheater,
Kunstenfestivaldesarts, Bruxelles
, 21-23 mai 2011

Dans Tales of the Bodiless (10-11 juin 2011, Festival Agora, IRCAM-Centre Pompidou), la chorégraphe Eszter Salamon et la dramaturge Bojana Cvejic composent une grande pièce de plein développement dramatique, incluant textes, voix, sons, lumières, images projetées, selon une construction narrative. Mais cela sans l’action directe humaine. Comment faire du théâtre sans acteur, tel était l’enjeu de ce spectacle.

Cette situation plonge le spectateur dans une forme d'attente perplexe, inusitée. C'est finalement au corps du spectateur d'opérer comme machine substitutive dans la réalisation des enchaînements, transitions, mises en rythme des situations. Ainsi, fait-il directement l’expérience de la composition temporelle, habituellement prise en charge par les acteurs sur le plateau.

Déplacer le statut du danseur

The Artificial Nature Project (28 novembre-1er décembre 2012, Festival d'automne-Centre Pompidou), engage pas moins de huit interprètes sur le plateau. Mais à rebours des conventions de la représentation scénique, ceux-ci demeurent loin d'attirer principalement l'attention. Certes agissant, ces corps paraissent tout autant agis par un élément qui les dépasse : soit un tourbillon de matériaux, incessant et phénoménal, chaos occupant l'espace à la manière des déchaînements météorologiques.

Mette Ingvartsen, The Artificial Nature Project, novembre 2012

Ainsi, la chorégraphe Mette Ingvartsen entend-elle « renverser les règles de la  causalité, pour mieux concentrer le regard sur ce qui se produit entre ». Sa chorégraphie est « performée en partie par des humains, en partie par du non-humain ». En lieu et place de l'usage traditionnel de l'accessoire théâtral au service de l'action dramatique, sa pièce impose ces accessoires en forces et en flux qui déterminent cette action.
Un trouble en découle sur ce qui est corps et ce qui est chose. Il est donné « à voir ce que faire nous fait ». Et le statut du danseur, habituellement objet de l’attention privilégiée, s'en trouve mis en question.

Questionner le statut de l'œuvre

Tino Sehgal [4], dans plusieurs de ses propositions, invite des spectateurs-visiteurs dans des lieux qui ne sont pas ceux de la représentation scénique, tout particulièrement des galeries d'art. Là, il les sollicite par une mise en jeu de présences humaines : des performers y injectent des échanges verbaux, entre textes appris et improvisations, souvent de haute teneur philosophique, dans une dynamique parfois proche de la joute. Cela favorise un partage du lieu comme un espace d'évolution, toujours en gestation au gré de ces propositions ouvertes.

Tino Sehgal refuse d'envisager que cette situation se trouve capturée sous forme de trace. Si un collectionneur est tenté par l'acquisition de l'une de ses pièces, cela ne pourra prendre plus de forme concrète qu'une description. En continuant néanmoins de se concevoir comme relevant d'abord du champ des arts visuels, cette démarche repousse le questionnement sur la définition de ce qu’est une œuvre.

 

 

Conclusion : l'hypothÈse post-disciplinaire

La notion de pluridisciplinarité renvoie généralement, et intuitivement, à l'existence présupposée de disciplines identifiées, entre lesquelles s'inventeraient des collaborations. Mais cette préexistence est-elle à ce point avérée, dans le contexte auquel nous nous intéressons ici ?

Pluridisciplinarité auto-intégrée et artistes trans-catégories

Jean Dubuffet, Le veilleur
Titre attribué : réalisé pour le Coucou bazar, 1972
Structure, support métallique fixée au dos de l'œuvre,
équipée de 4 roues installées sous la base
Peinture sur résine stratifiée, 186 x 93 x 3,2 cm

Il faut constater que certaines œuvres se conçoivent d'emblée dans une circulation pluridisciplinaire, laquelle serait alors comme auto-intégrée à leur concept originel (sans relever à proprement parler d'une collaboration entre tenants de disciplines diverses). Pareille conception n'est d'ailleurs pas si récente : voici quarante ans déjà, Dubuffet proposait sa pièce Coucou bazar qui peut être appréhendée comme une sculpture ou comme une forme de costume à endosser par un performer (le Musée des Arts décoratifs à Paris y consacrait une exposition à l'automne 2013).

Guy de Cointet, Tell Me, 1979 (création)
Tate Modern, Londres, 30 juin 2007
Performers : Helen Berlant, Jane Zingale, Denise Domergue

Les collections du Centre Pompidou conservent la pièce Tell me. Conçue en 1979 par Guy de Cointet, cette vision d'un intérieur conventionnel des couches moyennes américaines peut aussi bien s'exposer en galerie, qu'être activée par trois performeuses, comme il fut fait le 22 février 2013 dans le cadre du nouveau festival.

Jean-Luc Verna, I Apologize, 24 janvier 2013

Le public des Spectacles vivants au Centre Pompidou connaît aussi l'esthétique du chorégraphe Christian Rizzo : formé avant tout en école d'art, il orchestre des chorégraphies d'objets et de performers entremêlés. Ce profil de Christian Rizzo – qui a en outre touché à la musique rock ou à la création vestimentaire – amène à envisager le cas d’artistes qui sont eux mêmes trans-catégoriels.
Les spectateurs du Centre Pompidou connaissent bien aussi Jean-Luc Verna, dont les concerts révèlent autant les pratiques d'artiste plasticien, et body-artiste et de performer.
Plutôt que les modèles de passage d'une discipline à une autre, ou d'emprunt, voire hybridation entre celles-ci, ne faut-il pas envisager une perspective post-disciplinaire qui est celle d’une assimilation des catégories disciplinaires connues pour un passage aux limites et au-delà de celles-ci ?

 

RepÈres bibliographiques

Les spectacles de Meg Stuart-Damaged Goods, au Centre Pompidou

- Sketches/Notebook, 11-14 décembre 2013
- Violet, 16-19 novembre 2011
- Highway 101, creation, 25, 27-30 septembre, 1er octobre 2000


Les spectacles cités

- Valérie Belin, I COULD NEVER BE A DANCER, Performance, 19 avril 2013
- Mathilde Monnier et Dominique Figarella, Soapera, 17-21 novembre 2010
- Franz West - Ivo Dimchev , X-On, 30 janvier-1er février 2013
- Gisèle Vienne, This Is How You Will Disappear, 20-22 avril 2011
- Gisèle Vienne, This Is How You Will Disappear, the Broken Version, 5 octobre 2013
- Eszter Salamon, Tales of the Bodiless, 10-11 juin 2011
- Mette Ingvartsen, The Artificial Nature Project, 28-30 novembre, 1er décembre 2012
- Guy de Cointet, Tell me, 22 février 2013
- Jean-Luc Verna, I Apologize, 24 janvier 2013

Ouvrages

- On va où, là ? Damaged Goods-Meg Stuart. Collectif sous la direction de Jeroen Peeters. Les Presses du réel, 2010.
- Jacques Rancière, Le spectateur émancipé. La Fabrique, 2008.
- Jean-Luc Nancy, Les muses. Galilée, 2001.
- Georges Didi-Huberman, Devant l'image. Minuit, 2004.
- Ne pas jouer avec des choses mortes. Collectif – Villa Arson, sous la direction d'Éric Mangion. Les Presses du réel, 2009.
- Arts de la scène, scène des arts – Volume III – Formes hybrides : vers de nouvelles identités. Études théâtrales, 30/2004.
- Mélange des arts au XXe siècle. Skênê, 1/1996.
- L'indécidable – The Undecidable. Ecarts et déplacements de l'art actuel. Collectif, sous la direction de Thérèse St-Gelais. Université du Québec à Montréal, éditions Esse, 2008.

Autres dossiers à consulter

- Pour une chorégraphie des regards, les spectacles vivants au Centre Pompidou
- Qu’est-ce que la performance ?
- Arts de la scène et art contemporain, Jean-Luc Verna, Ivo Dimchev et Franz West, Guillaume Désanges et Frédéric Cherbœuf, Angela Bulloch & David Grubbs
- Gisèle Vienne, This Is How You Will Disappear

 

 

Crédits
© Centre Pompidou, Direction des publics, décembre 2013
Texte : Gérard Mayen
Encadrés : propos de Serge Laurent recueillis par Marie-José Rodriguez
Design graphique : Michel Fernandez
Serge Laurent, responsable des spectacles vivants au Centre Pompidou
Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques



[1] S’il en a été un moteur, le Centre Pompidou n’est évidemment plus le seul, aujourd’hui, à favoriser le dialogue entre artistes de disciplines différentes et cette interrelation entre espaces.

[2] La quasi totalité des citations concernant le travail de Meg Stuart proviennent de l'ouvrage qui lui a été consacré aux Presses du réel (voir bibliographie).

[3] Blessed a été présenté en 2007 au Théâtre de la Bastille, dans le cadre du Festival d’automne.

[4] Le Centre Pompidou, Musée national d’art moderne a acquis, en 2010, de Tino Sehgal, This Situation, 2007.

 

 

 

Arts de la scène et art contemporain