INTRODUCTION
Conter est dans la nature du cinéma
Qui raconte une histoire se déroulant sous nos yeux ?
LE NARRATEUR DANS LE RÉCIT ROMANESQUE
Un narrateur "désincarné"
Un narrateur qui dit "je", hors du cadre de la fiction
Un narrateur qui dit "je", dans le cadre de la fiction
Le narrateur témoin ou protagoniste
Multiples narrateurs
LES
FIGURES DU NARRATEUR AU CINÉMA
Le muet et le système des cartons
Le sonore et la voix "off"
Un héritage littéraire…
…repris par le cinéma
Le personnage du narrateur
La figure du narrateur, élément de la stratégie
narrative
LE NARRATEUR DU FILM
Le cinéma sait-il écrire à la première
personne ?
Narrateur / réalisateur
LES POUVOIRS DU NARRATEUR
L’image, le son et le montage
Les limites d’un pouvoir
Le Temps retrouvé, Raoul Ruiz, 1999 © Gemini Films |
Un narrateur qui dit "je", hors
du cadre de la fiction
Dans le premier récit connu de l’humanité, l’épopée
de Gilgamesh, le premier mot, du moins dans la traduction française,
est "je": "Je vais présenter au monde…".
Le narrateur est là. Il se désigne, il se propose de raconter
un destin fabuleux qui se perd dans un temps immémorial. Mais une fois
le récit lancé, ce narrateur, du moins dans les fragments qui
nous sont parvenus, ne reparaît plus. Ce narrateur est le même que
celui des grandes épopées comme L’Iliade, L’Odyssée et L’Énéide.
Ces narrateurs hautement discrets voisinent avec d’autres narrateurs plus
volubiles qui ne se privent pas de commenter la narration qu’ils prennent
en charge. C’était une pratique assez courante au XVIIIe siècle:
on retiendra, comme exemple, l’attitude du narrateur de Jacques le
fataliste de Diderot.
Vous voyez, lecteur,
que je suis en beau chemin et qu’il ne tiendrait
qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le
récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître
et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait.
Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de
le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire
son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même
vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! mais ils en seront quittes
l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.
Cette intrusion, récurrente tout au long de l’œuvre, du narrateur dans sa narration tend à rompre, ou plutôt à interdire, l’illusion que le lecteur aurait de se trouver en contact avec la réalité. La fiction doit rester fiction et constamment être désignée comme telle.
Un narrateur qui dit "je", dans le cadre de la fiction
Nous trouvons un narrateur proche de l’anonymat dans nombre de romans.
Son existence même se révèle parfois énigmatique.
Par exemple, qui est ce "je" qui nous raconte la vie de Julien Sorel
dans Le Rouge et le Noir ? Il s’exprime presque par hasard à
tel ou tel endroit du texte. Ainsi au chapitre II, il note :
"Je ne trouve quant à moi qu’une chose à reprendre
au COURS DE LA FIDÉLITÉ…".
Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième
fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch,
dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en
son temps et n’est point encore oubliée.
Ce "je" devient momentanément un "nous" qui
englobe les camarades d’une même classe dans Madame Bovary.
Nous étions à l’étude, quand
le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et
d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient
se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail.
Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir […].
Tout ce que nous apprendrons du narrateur, qui sait beaucoup de choses - présenté comme condisciple de Charles Bovary, il va raconter par le menu l’existence et les tourments d’Emma -, c’est qu’il le fait vingt ou trente ans après ce début, puisque la dernière phrase tend à rendre contemporain un événement survenu après la mort d’Emma et de Charles:
Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédés
à Yonville, sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout
de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer;
l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège.
Il vient de recevoir la croix d’honneur.
Ce contemporain du drame qui s’est joué, à l’égal du narrateur des Frères Karamazov, sait, pourrait-on dire, tout des événements et des personnages. Il peut notamment relater par le menu des scènes auxquelles il n’a pas pu assister et rendre compte de mouvements intérieurs qui échapperaient normalement à un observateur ou à un témoin. Il y a là une sorte de contradiction à mettre ce type de narration entre les mains d’un narrateur qui, en toute logique, ne peut avoir connaissance de ce qu’il raconte. C’est une pratique cependant très courante en littérature et que nous retrouverons au cinéma.
Le narrateur témoin ou protagoniste
L’incarnation du narrateur se précise lorsqu’il est un des
personnages de l’histoire ou un témoin important. C’est le
cas, par exemple, du roman d’Emily Brontë: Les Hauts de Hurlevent.
Le récit est constitué du journal tenu par un certain Lockwood,
locataire d’une maison de campagne au passé assez chargé,
qui consigne le long récit que lui fait au bout de quelques jours la
servante Mrs Dean.
Je viens de rentrer après une visite à mon propriétaire,
l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. En
vérité, ce pays est merveilleux !
L’un comme l’autre narrateur, Lockwood puis Mrs Dean, sont témoins
de ce drame de la passion qui court les générations et ils prennent
une certaine part à l’histoire, ce qui n’était pas
le cas précédemment.
Le narrateur peut surtout être le protagoniste à part entière
de l’histoire. Il raconte son histoire. Charlotte Brontë, la sœur
d’Emily, prend la voix de son héroïne Jane Eyre. Et Daniel
Defoe, pour rester dans le domaine du roman anglais, celle de Moll Flanders.
Au XXe siècle, ce narrateur, dans les œuvres de Marcel Proust et
de James Joyce, va connaître une fortune exceptionnelle et s’associer
aux grandes révolutions romanesques.
Deux romans, souvent lus et étudiés l’un en collège,
l’autre au lycée, offrent ce même cas de figure: L’Ami
retrouvé de Fred Uhlman et Manon Lescaut de l’abbé
Prévost. Pour travailler sur la distinction entre narrateur et auteur,
on peut amener les élèves à comparer la biographie de Fred
Uhlman à celle de son héros Hans Schwarz.
Multiples narrateurs
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Les
Âmes fortes, Jean Giono, 2001
© Gemini Films
Les formules romanesques sont nombreuses et il faut envisager aussi le cas d’un
récit qui s’opère par succession de petits sous-récits.
C’est le cas du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses,
Choderlos de Laclos, ou La Nouvelle Héloïse, J. J. Rousseau.
Il n’y a plus de narrateur puisque le récit naît d’une
correspondance échangée entre différents personnages qui
sont tous, le temps de leur lettre, des narrateurs. L’histoire est le
fruit de l’addition des lettres, elle se constitue par juxtaposition de
missives entrecroisées. Mais on sent bien que, même s’il
est proprement insaisissable, il y a un narrateur derrière tout cela.
Ce cas de figure est voisin de la construction d’une nouvelle du Japonais
Akutagawa Ryûnosuke Dans le fourré (adaptée au
cinéma sous le titre de Rashômon): les dépositions
d’un moine, d’un mouchard, de la belle-mère du mort, d’un
bandit et le récit de l’"ombre" par la bouche d’une
sorcière constituent la narration de ce fait divers qui renvoie chacun
à sa vérité.
Avant de confier la quatrième partie de son roman Le Bruit et la
Fureur à un narrateur "objectif", William Faulkner juxtapose
trois monologues indépendants de trois frères. Cette stratégie
narrative tend à mettre le lecteur en prise directe avec l’histoire,
à l’intérieur même du personnage. Les Âmes
fortes de Jean Giono est, quant à lui, uniquement constitué
d’un long dialogue entre Thérèse et une autre vieille femme,
lors d’une veillée funèbre. De leur dialogue naît
un récit protéiforme puisqu’elles se contredisent en tout
point.
Le sonore et la voix "off"
Le cinéma sonore, en revanche, puisque la narration n’était
plus confiée à la seule image, a aimé s’adjoindre
le concours d’un narrateur. Ce fut le cas de très nombreux films
où une voix, que l’on dit "off", se présente
pour raconter.
On peut s’interroger sur ce recours à la voix off qui, dans plusieurs
cas, n’est pas réellement nécessaire. Il y a quelque chose
de l’ordre de la complicité entre la voix "off" et le
spectateur. Le cinéma a sans doute eu instinctivement le souci ou le
désir de recréer pour le spectateur l’intimité que
le lecteur entretient avec son livre. Quelqu’un nous parle, s’adresse
à nous, on prévoit une confidence. La voix a toujours quelque
chose de feutré. Peut-être cherche-t-on à retrouver la voix
qui raconte des histoires le soir à l’enfant qui s’endort,
le spectateur étant lui aussi plongé dans le noir et se préparant
à partir dans un monde plus onirique que réel.
À de très rares exemples près, lorsque le film a recours
à une voix "off", c’est la voix d’un des personnages,
renforçant par là cette connivence entre le spectateur et le spectacle.
Un héritage littéraire…
Il y a là, évidemment, un souvenir et une emprise de la littérature.
Notamment lorsqu’il s’est agi d’adaptations littéraires.
Lorsque Robert Bresson entreprend de filmer, en 1951, Le Journal d’un
curé de campagne de Bernanos, c’est tout naturellement l’objet
même qu’il commence par filmer, dans sa réalité concrète:
un cahier-journal, le buvard, la plume et l’encre qui forment les lettres
du texte suivant:
Je ne crois rien faire de mal, en notant ici, au jour
le jour, avec une franchise absolue, les très humbles et insignifiants secrets d’une
vie d’ailleurs sans mystère.
Une voix apparaît presque simultanément, que l’on suppose
être celle du curé, et qui accompagnera pas à pas toute
la narration du film. Le souci de garder le caractère de l’œuvre
littéraire adaptée et la force du texte de Bernanos semblent avoir
imposé ce parti pris.
Le journal est un genre littéraire particulier; mais nombre de romans
apparaissent sous forme de carnets secrets ou de confession. C’est préserver
la particularité de leur caractère que de garder une narration
faite par le personnage principal: Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock,
Le facteur sonne toujours deux fois (1946) de Tay Garnett, Lettre
d’une
inconnue (1948) de Max Ophüls, Le Fleuve (1950) de Jean Renoir, Senso (1954)
de Luchino Visconti en sont des exemples assez connus.
Au point de rencontre entre adaptation et création, Sacha Guitry, dans
Le Roman d’un tricheur (1936), se présente en train de composer
à une terrasse de café son "roman". Il écrit,
il parle et l’image surgit de sa voix et de son texte. L’osmose
est d’autant plus immédiate que, dans ce cas, Sacha Guitry est
acteur, scénariste, dialoguiste et cinéaste !
… repris par le cinéma
La fortune de ce dispositif de narration a fait que les scénaristes ont
souvent imaginé prendre, comme dans I Walked with a zombie de Jacques
Tourneur (Vaudou-1948), un des personnages pour lui conférer le rôle
de narrateur. Laura (1944) d’Otto Preminger n’est apparemment l’adaptation
d’aucun roman mais le film embraye dès avant la première
image, sur un fond noir, avec la voix de quelqu’un que nous identifierons
assez vite comme Waldo Lydecker, un des personnages:
Je n’oublierai jamais le jour où Laura est morte. Il faisait
une chaleur torride. Jamais je n’avais connu une chaleur pareille. Pour
moi, toute vie avait disparu de New York. Car la mort atroce de Laura me laissait
seul…
Un peu plus tard, dans le film, ce Waldo Lydecker raconte à Mark McPherson,
le policier chargé de l’enquête, sa rencontre avec Laura.
Nous avons dîné ici pour ses vingt-deux ans.
Tous les deux… heureux. Faisant des projets pour son avenir. Qu’elle
avait changé depuis notre rencontre cinq ans plus tôt !
Il devient narrateur à l’intérieur de sa propre narration.
Il enchâsse un récit dans ce qui devient son récit-cadre.
Si une narration peut en enserrer une autre, plusieurs narrateurs peuvent se
juxtaposer. L’œuvre emblématique à cet égard
demeure le film d’Orson Welles Citizen Kane (1941) qui fait appel
à plusieurs narrations successives. La formule de la narration est variée:
bande d’actualité, mémoires écrits d’un certain
Thatcher, témoignages-confidences de gens qui ont connu Charles Kane.
Tous les témoignages recueillis concourent à s’interroger
sur la personnalité du citoyen Kane et sur la signification de son dernier
mot Rosebud. Le film prend ainsi des allures de film-enquête
dont l’objectif est de comprendre le mystère d’un personnage.
C’est exactement ce que feront La Comtesse aux pieds nus (1954)
de Joseph-L. Mankiewicz, Les Ensorcelés (1952) de Vincente Minnelli,
Les Girls (1957) de Georges Cukor.
Le personnage du narrateur
Plus rarement, certains films ont mis en relief le rôle, à peu
près exclusivement voué à la narration, qu’endosse
un des personnages.
Dans La Femme d’à côté (1982) de François Truffaut,
dès le premier plan, on entend une voix de femme. Son visage viendra
se superposer à la vue en plongée d’un hameau auquel nous
avait conduit une voiture de police filant dans le petit matin.
Il faisait encore nuit lorsque la voiture de police
a quitté Grenoble.
Le village est à vingt-trois kilomètres. On a également
appelé une ambulance qui doit déjà être sur place
car elle vient par la route de Chambéry. Je m’appelle Odile Jouve
et, si vous me prenez pour une joueuse de tennis, vous êtes complètement
dans l’erreur.
On voit en effet derrière son visage le grillage d’un court de
tennis. Mme Jouve abat d’entrée de jeu ses cartes et fait une petite
démonstration de sa puissance en commandant à la caméra
de reculer, ce que jamais aucun simple personnage de fiction ne saurait faire.
La décision d’un mouvement de caméra est du ressort du réalisateur.
D’ailleurs la familiarité de ton adoptée, nous rappelle
la désinvolture du narrateur de Jacques le fataliste.
Je crois que la caméra prend mon visage mais si elle voulait bien
s’éloigner… vous comprendriez immédiatement la situation.
Allez… Reculez… Hein, vous voyez ? Allons nous asseoir là-bas.
Odile Jouve est infirme depuis que, par amour, elle s’est jetée
d’un septième étage, à Nice. La verrière d’un
atelier a amorti sa chute. Figure majeure de la passion, elle constitue par
son aventure un clair hommage de la part de Truffaut à un film de 1952
de Max Ophüls Le Plaisir, qui offre également une singulière
figure du narrateur.
Dans son cinéma des années 50, Max Ophüls a eu l’occasion
d’imaginer plusieurs dispositifs originaux pour incarner la figure du
narrateur. Dans Le Plaisir, il commence, dans le noir, à faire entendre
la voix de Guy de Maupassant:
On a cherché divers moyens de présenter trois de mes contes.
J’ai pensé que le mieux était que je vous narre moi-même
ces histoires.
Nous venions d’être prévenus par un dernier carton de générique:
"Et la voix de Guy de Maupassant: Jean Servais" (voix immédiatement
identifiable à l’époque). De narrateur pour les deux premiers
contes: "Le Masque" et "La maison Tellier", Maupassant
opère une métamorphose avant la troisième histoire "Le
Modèle":
L’anecdote est contée par un chroniqueur bien parisien auquel
je prêterai ma voix, comme je l’ai fait si souvent.
Et, d’ailleurs, il lui prête non seulement sa voix mais aussi un
corps puisque ce chroniqueur, bien parisien, est le témoin de la passion
qui va conduire le modèle à se jeter par la fenêtre et,
après avoir amorti sa chute par une verrière, se retrouver paralysé
à vie.
Ce même Ophüls, ou Jacques Natanson, son scénariste et dialoguiste,
avait imaginé un dispositif plus original encore dans le film précédent:
La Ronde (1950). Un homme, vêtu d’un imperméable clair,
assez anonyme, entre dans un décor plutôt hétéroclite
qui évoque les pesantes architectures de l’empire autrichien, avec
une sorte de petite scène de théâtre:
La Ronde ? Et moi, qu’est-ce que je suis dans cette
histoire ? L’auteur ?… Le compère ?… Un passant ? Je
suis… Enfin je suis n’importe lequel d’entre vous. Je suis
l’incarnation de votre désir… de votre désir de tout
connaître […] mais où sommes-nous ici ? Sur une scène
? Dans un studio ? On ne sait plus…
(Il s’approche d’un carrousel qui commence
à tourner en même temps que se met à jouer un orgue de Barbarie
et l’homme chante:)
Tournent, tournent mes personnages….
Ce "meneur de jeu", comme il est désigné dans le scénario,
va réapparaître à la charnière de toutes les histoires
qui s’enchaînent. Il a plusieurs déguisements, soldat, cocher,
assistant de réalisation avec son clap, maître d’hôtel,
selon la situation et il échange quelques mots complices avec les protagonistes
successifs. Il fait avancer l’histoire à son gré et, par
exemple, prend par la main la petite bonne abandonnée par Franz, le troufion,
pour lui faire, en quelques secondes et quelques pas, opérer un saut
de deux mois dans le temps et la conduire chez Alfred, le fils de famille.
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Les
Cannibales, Manoel de Oliveira, 1988
© Gemini Films
En 1988, Manoel de Oliveira imaginera, lui aussi, un narrateur spécifique
dans son film-opéra Les Cannibales:
L’histoire à laquelle vous allez assister
m’est arrivée entre les mains, par hasard, dans un manuscrit anonyme
intitulé Une histoire véridique. Je vais vous la raconter
à la demande de cet ami italien d’origine, Niccolo, violoniste
de génie qui me rend visite avec une telle assiduité que les gens
parlent d’un pacte qui l’obligerait à venir me rendre des
comptes…
L’originalité de cette incarnation de la figure du narrateur,
outre qu’il est flanqué d’une représentation du diable,
tient à ce qu’elle va se mêler aux scènes qui vont
se dérouler sous nos yeux, mais non en tant que personnage participant
de la fiction. Ce narrateur côtoie les personnages sans que ceux-ci remarquent
à aucun moment sa présence parmi eux. Sans doute est-il un esprit,
l’esprit de la narration qui a pris corps aux seuls yeux du spectateur,
et qu’ignorent les personnages comme tout personnage ignore son narrateur…
Le film le plus passionnant, si on l’aborde sous l’angle du problème
du narrateur au cinéma, est Le Camion (1977) de Marguerite Duras. C’est
une œuvre d’une radicalité absolue. On ne "voit"
plus les personnages de la fiction qu'évoque le film. Sur l’écran,
un homme, une femme, assis chacun d’un côté d’une table,
ont un texte sous les yeux. Elle est la narratrice. Lui, il l’interroge
parfois, demande une précision et il n’y aura jamais qu’eux
deux. La narration se fait le plus souvent au conditionnel. Il s’agit
d’une histoire qui aurait pu avoir lieu, d’un film qui aurait pu
se faire… La caméra ne quittera la pièce que pour quelques
vues de route et de camion bleu sillonnant le paysage au crépuscule.
Le pouvoir du narrateur est à son degré absolu puisqu’il
se suffit à lui-même. Geste magistral d’une réalisatrice
qui voulait affirmer que le cinéma n’était pas aussi univoque
qu’on le prétendait et que, s’il pouvait compter sur le mouvement,
il pouvait aussi compter sur le pouvoir de la parole.
Un tel film est le fruit d’une expérience limite qui ne devait
pas se répéter, du moins pas sous cette forme mais nous aurons
à revenir à Marguerite Duras.
La figure du narrateur, élément de
la stratégie narrative
Toutes les figures du narrateur au cinéma, que nous venons de voir, ne
sont proprement que des figures, des incarnations. Jamais, tel ou tel de ces
narrateurs n’est "le" narrateur du film. Il n’assure qu’un
fragment de la narration. Un peu comme Shéhérazade qui était
une narratrice elle-même enchâssée dans un récit -à
la fois personnage de ce récit et narratrice d’autres histoires-
ce narrateur raconte une histoire mais il n’est jamais le narrateur du
film. Il est, comme tous les autres, enchâssé dans une narration
plus ample.
Odile Jouve, par exemple, la narratrice de La Femme d’à côté
est absente de la majorité des scènes que nous voyons sur l’écran.
À un moment donné, elle prend même la liberté de
s’absenter trois jours à Paris, laissant la vie dans le petit village
continuer son cours, mais sans elle. On pourrait supposer que l’histoire
racontée par le film est le fruit de son imagination, or, d’entrée
de jeu, elle présente cette histoire comme l’histoire véridique
de ses voisins, qui vient au moment même où le film débute
de trouver son dénouement. De plus, si elle est absente de la plupart
des scènes, les rares scènes où elle apparaît ne
sont même pas racontées selon son point de vue: c’est par
le regard de Bernard Coudray (Gérard Depardieu) que nous voyons Odile
Jouve recevoir un télégramme et l’attitude de celle-ci nous
demeure parfaitement énigmatique jusqu’à ce que nous apprenions
le contenu de ce télégramme. Si Odile Jouve avait été
réellement la narratrice du film nous n’aurions pas eu ce délai.
Il nous faut conclure qu’il y a bien quelqu’un d’autre qui
assume la narration des scènes dont elle n’aurait pas été
en mesure de raconter le déroulement, et même qu’elle n’est
pas la narratrice des scènes dans lesquelles elle a été
présente. Madame Jouve n’est pas la narratrice du film. Truffaut
l’a choisie plutôt pour lui faire jouer un rôle de "passeur",
ou de médium, pour guider le spectateur vers une histoire extrême
de passion, elle qui a vécu et vit dans sa chair la souffrance de la
passion. De même le véritable narrateur de Laura ne peut
pas être celui qui se présente comme tel au début du film.
Non seulement il est absent de très nombreuses scènes, mais il
meurt à la fin. Et à moins de supposer sérieusement que
son esprit, ou son fantôme, entreprend la narration, il faut bien trouver
un autre narrateur que lui dans ce film.
Le narrateur protagoniste du Facteur sonne toujours deux fois est en
revanche présent à presque toutes les scènes du film mais,
pas plus qu’Odile Jouve, Waldo Lydecker ou les autres narrateurs rencontrés,
il ne peut être considéré comme le narrateur du film. Pourquoi
? Nous allons le voir en nous replongeant dans un des films les plus connus
et commentés de l’histoire du cinéma, Citizen Kane.
Comme leurre d’objectivité, le film est construit autour de différents
témoignages qui nous sont proposés sur la vie publique et privée
de Charles Forster Kane. Chacun de ces témoignages ne détient
qu’une partie de la vérité du personnage et le film se présente
comme un puzzle. Le premier récit, constitué d’une bande
d’actualité montée à l’occasion de la mort
du magnat de la presse, est un récit réputé "objectif"
mais incomplet par excellence, puisqu’il se présente comme le survol
d’un destin de soixante-dix ans. C’est de lui que va naître
la dynamique du film. Le second récit, émanant des mémoires
du fondé de pouvoir Thatcher est assez rigoureux, mais celui de Leland,
le vieux compagnon de route de Kane, est proprement impossible. Leland raconte,
par exemple, la désagrégation du couple formé par Charles
et Emily, succession de brèves scènes intimes autour du petit
déjeuner matinal: Leland n’y assiste pas. Comment donc raconter
ce à quoi on n’a pas assisté ? Nous retrouvons le problème
soulevé par la figure de madame Jouve dans La Femme d’à
côté. Là encore, il faut bien reconnaître qu’il
y a un narrateur, d’une narration plus ample, qui est apte à nous
raconter ce que nous voyons sur l’écran.
On pourrait objecter que nous retrouvons là, tout simplement, une convention
parfaitement admise dans le roman qui fait que le narrateur de Madame Bovary,
celui des Frères Karamazov, n’étaient pas non plus
témoins, loin s’en faut, de tout ce qu’ils nous racontaient.
Cela est juste, mais il n’y avait pas dans ces romans d’autre narrateur.
Dans le cas du cinéma, oui.
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Porto de mon enfance, Manoel de Oliveira, 2002
@ Gemini Films
Cette expression du "je" serait plutôt à chercher dans
des films où les cinéastes parlent d’eux-mêmes, de
leurs souvenirs. Amarcord (1973) de Fellini, Mémoires et
confessions (1981) ou Porto de mon enfance (2002) de Manoel de
Oliveira. Mais, dans chacun de ces films, le sujet parlant ou filmant est encore
et aussi l’objet filmé. Il est "il", tout autant que
"je".
Nombre de cinéastes, qui auraient été des écrivains
du "je", emploient un acteur, un personnage de substitution, chargé
de les incarner. La distance est toujours trop incertaine pour déterminer
s’il s’agit d’une projection de soi ou déjà
d’un personnage autonome, ce qui est d’une importance très
secondaire puisque c’est la même incertitude qui concerne la distance
entre le narrateur et l’auteur. Cela ne fait que renforcer l’idée
que le cinéma, même s’il voulait dire "je" est
obligé de passer par une "troisième personne". Dire
"je" est très exceptionnel au cinéma. Nous sommes le
plus souvent dans le cas du narrateur désincarné que nous évoquions
au sujet de la narration littéraire.
Il y a, peut-être à son insu, un exemple de cinéma à
la première personne chez Hitchcock. Tout son film Rear Windows
(1954) est vu depuis la fenêtre derrière laquelle est cloué
James Stewart. De sorte que le spectateur ne voit de la réalité
que ce que le reporter infirme voit. Comme dans un roman à la première
personne, où le lecteur n’appréhende la réalité
que par ce que le narrateur en perçoit.
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Le
Temps retrouvé, Raoul Ruiz, 1999
© Gemini films
Comme pour tout art, le cinéma a peu à peu développé
ses possibilités expressives et les pouvoirs du narrateur se sont étendus
au cours d’un premier siècle d’existence. L’écriture
cinématographique a considérablement évolué depuis
les premiers films Lumière. La narration s’est complexifiée,
au grand dam parfois du spectateur car il ne va pas de soi que la même
histoire se poursuive, par exemple, d’un plan à l’autre.
Le narrateur a parfois affirmé ses pouvoirs en provoquant des remous
dans le public. Le Jour se lève (1939) de Marcel Carné,
qui se présente comme un long "flash-back", avait dérouté.
Orson Welles s’était vu dépossédé par le producteur
du montage de son second film La Splendeur des Amberson et un récit
trop peu linéaire avait fait scandale pour Lola Montès
(1955) de Max Ophuls, au point que le film avait été remonté
dans l’ordre chronologique. Plus tard, la narration des films de Godard
a souvent provoqué des réactions assez violentes. C’est
donc un processus assez lent qui a permis au narrateur filmique de modifier
la perception du spectateur et sa capacité de comprendre, au point d’arriver
à des narrations aussi complexes que celle des films de Raoul Ruiz ou
de Mulholland Dr. (2001) de David Lynch. Pour cela, au contraire
du narrateur littéraire qui n’en possède qu’un, le
discours, il disposait de trois moyens d’expression.
Le cinéma se trouve trop souvent réduit à l’art du
mouvement et l’on en conclut hâtivement qu’il faut du mouvement
pour faire un film. L’image en mouvement est fondamentale, mais elle n’est
pas seule. Le narrateur dispose de la bande son, à égalité
avec la bande images depuis que le cinéma est sonore, et cela fait plus
de soixante-dix ans.
Julien finit par être profondément frappé des embrassements
sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant
plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer
la montagne, tant qu’il put voir le clocher de l’église
de Verrières, souvent il se retourna.
On peut filmer la page du livre ou charger une voix "off" de dire
ces lignes. Ainsi le cinéma ne se prive-t-il pas de la délicatesse
de la vision qui s’exprime ici.
Sans doute parce que le cinéma est né muet, et que les images
et la musique, ou les sons, sont davantage du domaine de l’émotion,
il y a une certaine réticence du cinéma à l’égard
de la parole. Qui plus est, on croit que plus on a recours à la parole,
plus on se rapproche du théâtre, prétendu grand ennemi du
cinéma. C’est pour lutter contre le préjugé que le
cinéma serait, avant tout, image et mouvement que Marguerite Duras a
réalisé une partie d’Aurélia Steiner (1979), et João
César Monteiro Blanche Neige (2000), en supprimant quasi toute image.
Bien sûr, ce sont des expériences qui n’appellent pas de
postérité mais ces films "noirs" ont eu le grand mérite
d’affirmer que la parole aussi fait du cinéma. Mais la vie des
préjugés mènent grand train quand il s’agit du septième
art…
Les possibilités du narrateur filmique sont donc démultipliées
par tout ce qui peut concourir à l’expression d’un film.
Ses pouvoirs sont-ils illimités pour autant ?
Les limites d’un pouvoir
Il y a plusieurs limites, cependant, à commencer par cette propriété
du cinéma d’être un art qui se déroule dans le temps,
qui joue du temps et qui est soumis au temps. Si le narrateur littéraire
ne connaît aucune contrainte dans le développement - il est seul
maître du nombre de pages qui sont nécessaires à sa narration
-, le narrateur au cinéma est contraint par des impératifs économiques
et culturels à la durée d’un spectacle. Toutes les expériences
qui ont pu être faites d’excéder la durée convenue
d’un film ont démontré l’obstacle que cela représentait.
Un lecteur pourra rechercher un gros livre et s’y plonger avec délice,
mais quel spectateur aura la même attitude devant un film de six, huit
ou dix heures ? C’est que la lecture d’un livre s’interrompt,
se reprend. Un livre s’emporte avec soi. La vision d’un film est
contraignante. Un livre n’est pas conçu pour être lu d’une
traite, un film est conçu pour être vu en une seule fois. Cela
rapproche l’expression filmique de l’expression musicale.
La littérature du XXe siècle a largement mis en avant l’expression
de la réalité intérieure, trouvant là peut-être
d’instinct un domaine que ne pouvait lui disputer le cinéma dans
la concurrence que se faisaient ces deux moyens d’expressions. Le cinéma,
lui, éprouve une grande difficulté à rendre compte d’une
vision intérieure. La caméra n’enregistre que ce qui est
placé devant elle; le magnétophone enregistre ce qui s’entend.
C’est donc par pure convention que le spectateur associe à une
voix "off", sur l’image de quelqu’un qui ne parle pas,
l’expression d’une conscience. C’est là un des attributs
les moins légitimes auquel parfois a recours un narrateur filmique. On
en trouve des exemples chez les cinéastes les plus conscients du langage
cinématographique: Bresson ou Godard. En toute logique, la caméra
ne peut pas filmer la ou une pensée, un magnétophone ne peut pas
non plus l’enregistrer, outre qu’il est fort probable que la pensée
ne s’exprime pas en articulant un discours. La caméra et le magnétophone
ne peuvent que filmer quelqu’un qui dit: voilà ce que j’ai
pensé. Ce qui nous est fourni comme la voix de la pensée n’est
qu’un trucage, légitimé dans la seule mesure où tout
n’est qu’artifice au cinéma.
Le narrateur au cinéma est, donc, terriblement gêné par
l’image, puisqu’elle ne peut être que représentation
d’une réalité qui était placée devant la caméra.
Il n’est pas aisé, nous l’avons vu, d’écrire
à la première personne au cinéma, avec toute la charge
de subjectivité que cela entraîne. C’est une des restrictions
les plus contraignantes aux pouvoirs du narrateur. L’œil de la caméra
s’appelle un objectif.
Si Henry James peut, dans Le Tour d’écrou, laisser planer
le doute quant à l’existence des fantômes que dit voir une
gouvernante passablement perturbée, et qui donc y croit, le narrateur
du film de Jack Clayton Les Innocents (1961), qui en est une adaptation,
par ailleurs tout à fait remarquable, butte sur ce point. Lorsque Miss
Giddens, la gouvernante, voit un fantôme et que la caméra nous
montre ce qu’elle voit, nous avons bien sûr un point de vue subjectif,
l’angle de prise de vue est l’angle du regard de Miss Giddens, mais
en même temps la caméra nous donne à voir le fantôme.
Il existe, puisqu’on le voit. Le doute n’est plus permis. En ce
sens le narrateur du film croit au fantôme comme Miss Giddens, la narratrice
de la nouvelle, y croyait. Mais, autant nous pouvions émettre des réserves
sur ce que nous disait Miss Giddens, autant nous ne pouvons plus en émettre
pour le film puisque ces fantômes nous les avons vus, nous aussi. Voilà
une ambiguïté que le cinéma n’est pas en mesure d’entretenir.
C’est une pure convention consentie par le spectateur qui fait qu’il
accepte de ne pas croire à la réalité de ce qu’il
voit. En quelque sorte, il faut que le spectateur soit beau joueur.
ET LE SPECTATEUR ?
Un film n’est pas fini lorsque la copie zéro est tirée.
Pour exister, il lui faut la projection devant le spectateur. Alors seulement
naît le sens définitif du lent processus qui fait qu’une
histoire s’anime à chaque défilement du film sur un écran.
Pièce essentielle dans la création cinématographique, le
spectateur devient à son tour une part du narrateur et cela, non seulement
dans des films à la narration elliptique, ou en "creux",
qui exigent une participation active du spectateur, mais dans tous les films.
On se souvient que Le Camion de Marguerite Duras racontait une histoire qui
"aurait pu" avoir lieu, une histoire que le spectateur devait compléter.
Mais d’ailleurs, le "meneur de jeu" de La Ronde ne disait-il
pas déjà:
Et moi, qu’est-ce que je suis dans cette histoire ? L’auteur
? … Le compère ? … Un passant ? Je suis… Enfin je suis
n’importe lequel d’entre vous.
Jacques Parsi
Contacts
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© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative
et des publics, mai 2003.
Texte: Jacques Parsi, professeur relais de l’Education nationale à
la DAEP.
Maquette: Michel Fernandez
Mise en ligne: Nathalie Carmiolo
Images de films reproduites avec l'aimable autorisation de Paulo Branco et Gimini
Films.
Dossier en ligne sur http://www.centrepompidou.fr/education
rubrique ‘Documents’
Coordination: Marie-José Rodriguez