"L’histoire ne se constitue qu’à travers l’acte même de la raconter."
Hélas pour moi (1992), Jean-Luc Godard


 

INTRODUCTION

Conter est dans la nature du cinéma
• Qui raconte une histoire se déroulant sous nos yeux ?

LE NARRATEUR DANS LE RÉCIT ROMANESQUE

Un narrateur "désincarné"
• Un narrateur qui dit "je", hors du cadre de la fiction
• Un narrateur qui dit "je", dans le cadre de la fiction
• Le narrateur témoin ou protagoniste
• Multiples narrateurs

LES FIGURES DU NARRATEUR AU CINÉMA

• Le muet et le système des cartons
• Le sonore et la voix "off"
• Un héritage littéraire…
• …repris par le cinéma
• Le personnage du narrateur
• La figure du narrateur, élément de la stratégie narrative

LE NARRATEUR DU FILM

• Le cinéma sait-il écrire à la première personne ?
• Narrateur / réalisateur

LES POUVOIRS DU NARRATEUR

L’image, le son et le montage
Les limites d’un pouvoir

ET LE SPECTATEUR ?

 

Depuis plusieurs années le cinéma est entré dans les programmes de l’Éducation nationale. Il a tout naturellement sa place ici et les enseignants trouveront régulièrement des éléments de réflexion pour une approche du cinéma en relation avec les matières qu’ils ont en charge.
La narratologie est une des données fondamentales de l’enseignement du français et de la littérature, au collège puis au lycée. Les travaux de Genette dans Figures III ont trouvé un large écho dans les manuels scolaires et les élèves sont désormais familiarisés avec ces nouveaux concepts. Le cinéma, grand pourvoyeur de narrations contemporaines, a hérité de la littérature romanesque mais il a également affirmé son autonomie car les moyens mis en œuvre pour raconter une histoire ne sont pas exactement les mêmes. Si la narration littéraire passe par le discours, la narration cinématographique est avant tout représentation. Or comment définir le narrateur d’une représentation ? Aborder ce problème permet de mieux cerner la spécificité du septième art.



INTRODUCTION


Les premiers films des frères Lumière – qu’il s’agisse de La Sortie des usines ou de L’Arrivée d’un train, films que sans doute tout le monde a vus un jour ou l’autre - enregistraient des moments de la vie réelle. On peut dire que le cinéma est ainsi né sous le signe de ce qui, plus tard, sera appelé le "documentaire". La Sortie des usines, le tout premier de leurs films ne raconte en principe rien, il se contente de montrer un épisode de la vie quotidienne d’une banalité confondante. Pourtant, dans la mesure où cette sortie d’usine se déroule non plus dans la réalité mais sur un écran, elle prend une tout autre dimension et change de nature; et on peut légitimement dire que ce premier film de l’histoire du cinéma "raconte" une sortie d’ouvriers à l’heure du déjeuner.


CONTER EST DANS LA NATURE DU CINÉMA


Le verbe "conter" se confondait à l’origine avec "compter". L’un et l’autre mot ont la même étymologie; ils viennent du latin computare. Conter, ce n’était rien d’autre qu’énumérer des actions, les compter. L’orthographe a, par la suite, créé deux mots distincts et consacré deux emplois très différents.
À la différence de la photographie, le cinéma se déroule dans le temps. Tout comme La Sortie des usines, L’Arrivée d’un train enregistre des actions prises dans leur succession: l’entrée en gare, l’ouverture des portes, les gestes et déplacements des anonymes - nurse ou grand-mère flanquée de deux fillettes, voyageur au baluchon, agent de la compagnie des trains… Or, dans la mesure où, au moment de la projection, la pellicule par son défilement énumère ces faits et gestes enregistrés antérieurement et les répète, elle les conte à nouveau devant les yeux du spectateur. On peut dire en somme qu’elle les re-conte, ou mieux, qu’elle les raconte.
C’était une vocation dont le cinéma, avant même sa naissance, avait une sorte de prescience: dans les prises de vue de l’ancêtre immédiat du cinématographe, la chronophotographie d’Eadweard Muybridge ou d’Étienne-Jules Marey, un cheval est saisi dans son galop, un homme filmé de profil en train de marcher, un chat de même, ou retrouvant son équilibre lors d’une chute. L’intention était alors clairement scientifique: l’étude du mouvement que l’œil n’était pas propre à saisir dans le détail du déroulement. Mais l’idée était déjà venue à un certain Alfred Clark, avec le kinétoscope d’Edison, à l’été 1895, de filmer l’exécution de Marie Stuart !
Bien sûr, filmer une histoire, tel que nous l’entendons communément, c’est-à-dire au travers d’une fiction développée, cela n’arrivera que par la suite. La première "fiction" cinématographiée, encore qu’embryonnaire, apparaît avec Le Jardinier et le gamin espiègle, beaucoup plus connu comme L’Arroseur arrosé. Le film manifeste du même coup la première trace de mise en scène cinématographique car il existe deux versions de ce film, avec ceci de remarquable que l’opérateur change l’emplacement de la caméra, dispose différemment les acteurs et devient, par là, un "metteur en scène", qui manifeste son souci d’écriture cinématographique. Ainsi dès sa naissance, le cinéma est-il, presque par nature, un moyen de raconter des histoires. Si l’on excepte le cinéma abstrait et, en tout cas pour ce qui est du domaine de la fiction, c’est ce à quoi s’occupe fondamentalement le cinéma, faisant par là une concurrence rude et directe au roman qui, avec Flaubert, Zola, Tolstoï et beaucoup d’autres, avait atteint au XIXe siècle une sorte de suprématie comme créateur d’univers et conteur d’histoires.


QUI RACONTE UNE HISTOIRE SE DÉROULANT SOUS NOS YEUX ?

Au cinéma, une histoire semble le plus souvent s’engendrer d’elle-même car, en apparence du moins, personne n’est là pour la raconter. Elle se déroule sous nos yeux, comme se déroulaient la sortie des usines Lumière ou l’arrivée du train, c’est-à-dire indépendamment de la présence ou non d’une caméra. Il n’y a pas davantage manifestation d’un narrateur dans le film de fiction que dans le film documentaire.
Rien là de surprenant. On ne parle guère non plus de narrateur au théâtre, parent très proche du cinéma, parce qu'on n'est plus dans le domaine du discours mais dans celui de la représentation. Or une histoire ne survient pas d’elle-même; et, si la caméra capte un moment de vie, une péripétie du quotidien, dans le cas de la fiction, elle capte une péripétie qui n’a rien de fortuit. Ce qui se déroule sous nos yeux, dans L’Arroseur arrosé, comme dans tout film de fiction – et dans beaucoup de documentaires -, est organisé. Il existe une décision de raconter telle ou telle histoire et de telle ou telle façon. Une fois le principe de cette histoire arrêté, tout concourt dans les différents métiers du cinéma à la raconter.
Les premiers films faisaient, pour la plupart, preuve de gaucherie et de raideur dans le déroulement du récit. Très souvent il s’agissait d’une suite de tableaux vivants auxquels des cartons explicatifs (et parfois un bonimenteur dans la salle) donnaient un sens. Mais assez vite, le talent inventif, voire le génie de certains réalisateurs, la découverte des possibilités offertes par le jeu des cadrages, le montage et, plus tard, le son et la couleur ont permis d’affiner peu à peu l’art de conter au point que le cinéma est très rapidement devenu le rival de la fiction romanesque, aussi bien la fiction populaire (dès le début, les serials concurrençaient les feuilletons parus dans la presse) que la fiction érudite. En parallèle, le récit cinématographique a influencé nombre de romanciers du XXe siècle.
Récit littéraire, récit cinématographique, la concurrence que se font ces deux types de récit peut donc mettre en lumière, par le biais d’une réflexion sur le statut et les pouvoirs du narrateur, la spécificité de chaque langage.



LE NARRATEUR DANS LE RÉCIT ROMANESQUE




Le Temps retrouvé, Raoul Ruiz, 1999 © Gemini Films

 


Un narrateur "désincarné"


L’économie classique, puis le principe d’objectivité que s’étaient proposé Flaubert et les auteurs réalistes ou naturalistes après lui ont fait que, dans nombre de récits, le narrateur n’est pas facilement identifiable. On parle dans ces cas-là de "narrateur implicite". Mme de Lafayette se gardait bien de dire "je" et les commentaires ou les jugements qu’elle pouvait porter sur les événements contés ou sur ses personnages n’étaient pas pris en charge par elle-même mais par ses personnages.
Ce "narrateur implicite" peut tout savoir de ses personnages, il est dit alors dit "omniscient". Il peut également s’interdire de percer leurs intentions secrètes ou, plus généralement, leurs pensées.
On aura pour autant soin de mettre en garde les élèves de ne pas confondre narrateur et auteur. Genette éclaire ainsi cette distinction: "…le narrateur du Père Goriot n’"est" pas Balzac, même s’il exprime çà et là les opinions de celui-ci, car ce narrateur-auteur est quelqu’un qui connaît la pension Vauquer, sa tenancière et ses pensionnaires, alors que Balzac, lui, ne fait que les imaginer: et en ce sens, bien sûr, la situation narrative d’un récit de fiction ne se ramène jamais à sa situation d’écriture." [Figures III p. 226]
Mais, dans beaucoup d’autres cas, le narrateur d’un récit est aisément repérable pour la bonne raison qu’il marque sa présence dans le texte et se désigne en disant "je". Il n’occupe pas cependant toujours la même place par rapport à l’histoire qu’il raconte. Ce narrateur peut ne pas faire partie du monde fictif sur lequel il lève le voile et n’être en sorte qu’un parent proche du narrateur désincarné. Il peut en revanche participer du monde de la fiction, parfois en simple témoin, plus souvent en protagoniste de l’histoire. Il s’incarne alors dans l’un des personnages.


Un narrateur qui dit "je", hors du cadre de la fiction


Dans le premier récit connu de l’humanité, l’épopée de Gilgamesh, le premier mot, du moins dans la traduction française, est "je": "Je vais présenter au monde…". Le narrateur est là. Il se désigne, il se propose de raconter un destin fabuleux qui se perd dans un temps immémorial. Mais une fois le récit lancé, ce narrateur, du moins dans les fragments qui nous sont parvenus, ne reparaît plus. Ce narrateur est le même que celui des grandes épopées comme L’Iliade, L’Odyssée et L’Énéide.
Ces narrateurs hautement discrets voisinent avec d’autres narrateurs plus volubiles qui ne se privent pas de commenter la narration qu’ils prennent en charge. C’était une pratique assez courante au XVIIIe siècle: on retiendra, comme exemple, l’attitude du narrateur de Jacques le fataliste de Diderot.


Vous voyez, lecteur, que je suis en beau chemin et qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous faire attendre un an, deux ans, trois ans, le récit des amours de Jacques, en le séparant de son maître et en leur faisant courir à chacun tous les hasards qu’il me plairait. Qu’est-ce qui m’empêcherait de marier le maître et de le faire cocu ? d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? de les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes ! mais ils en seront quittes l’un et l’autre pour une mauvaise nuit, et vous pour ce délai.

Cette intrusion, récurrente tout au long de l’œuvre, du narrateur dans sa narration tend à rompre, ou plutôt à interdire, l’illusion que le lecteur aurait de se trouver en contact avec la réalité. La fiction doit rester fiction et constamment être désignée comme telle.



Un narrateur qui dit "je", dans le cadre de la fiction


Nous trouvons un narrateur proche de l’anonymat dans nombre de romans. Son existence même se révèle parfois énigmatique. Par exemple, qui est ce "je" qui nous raconte la vie de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir ? Il s’exprime presque par hasard à tel ou tel endroit du texte. Ainsi au chapitre II, il note :


"Je ne trouve quant à moi qu’une chose à reprendre au COURS DE LA FIDÉLITÉ…".

Manifestement il connaît Verrières mais c’est à peu près tout ce que nous saurons de lui.
Les Frères Karamazov de Dostoievsky est également raconté par un "je" mystérieux dont nous ne saurons jamais rien quant à sa situation par rapport aux personnages et à l’histoire.


Alexéi Fiodorovitch Karamazov était le troisième fils d’un propriétaire foncier de notre district, Fiodor Pavlovitch, dont la mort tragique, survenue il y a treize ans, fit beaucoup de bruit en son temps et n’est point encore oubliée.

Ce "je" devient momentanément un "nous" qui englobe les camarades d’une même classe dans Madame Bovary.


Nous étions à l’étude, quand le Proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. Ceux qui dormaient se réveillèrent, et chacun se leva comme surpris dans son travail. Le Proviseur nous fit signe de nous rasseoir […].

Tout ce que nous apprendrons du narrateur, qui sait beaucoup de choses - présenté comme condisciple de Charles Bovary, il va raconter par le menu l’existence et les tourments d’Emma -, c’est qu’il le fait vingt ou trente ans après ce début, puisque la dernière phrase tend à rendre contemporain un événement survenu après la mort d’Emma et de Charles:


Depuis la mort de Bovary, trois médecins se sont succédés à Yonville, sans pouvoir y réussir, tant M. Homais les a tout de suite battus en brèche. Il fait une clientèle d’enfer; l’autorité le ménage et l’opinion publique le protège. Il vient de recevoir la croix d’honneur.

Ce contemporain du drame qui s’est joué, à l’égal du narrateur des Frères Karamazov, sait, pourrait-on dire, tout des événements et des personnages. Il peut notamment relater par le menu des scènes auxquelles il n’a pas pu assister et rendre compte de mouvements intérieurs qui échapperaient normalement à un observateur ou à un témoin. Il y a là une sorte de contradiction à mettre ce type de narration entre les mains d’un narrateur qui, en toute logique, ne peut avoir connaissance de ce qu’il raconte. C’est une pratique cependant très courante en littérature et que nous retrouverons au cinéma.


Le narrateur témoin ou protagoniste

L’incarnation du narrateur se précise lorsqu’il est un des personnages de l’histoire ou un témoin important. C’est le cas, par exemple, du roman d’Emily Brontë: Les Hauts de Hurlevent. Le récit est constitué du journal tenu par un certain Lockwood, locataire d’une maison de campagne au passé assez chargé, qui consigne le long récit que lui fait au bout de quelques jours la servante Mrs Dean.


Je viens de rentrer après une visite à mon propriétaire, l’unique voisin dont j’aie à m’inquiéter. En vérité, ce pays est merveilleux !

L’un comme l’autre narrateur, Lockwood puis Mrs Dean, sont témoins de ce drame de la passion qui court les générations et ils prennent une certaine part à l’histoire, ce qui n’était pas le cas précédemment.
Le narrateur peut surtout être le protagoniste à part entière de l’histoire. Il raconte son histoire. Charlotte Brontë, la sœur d’Emily, prend la voix de son héroïne Jane Eyre. Et Daniel Defoe, pour rester dans le domaine du roman anglais, celle de Moll Flanders.
Au XXe siècle, ce narrateur, dans les œuvres de Marcel Proust et de James Joyce, va connaître une fortune exceptionnelle et s’associer aux grandes révolutions romanesques.
Deux romans, souvent lus et étudiés l’un en collège, l’autre au lycée, offrent ce même cas de figure: L’Ami retrouvé de Fred Uhlman et Manon Lescaut de l’abbé Prévost. Pour travailler sur la distinction entre narrateur et auteur, on peut amener les élèves à comparer la biographie de Fred Uhlman à celle de son héros Hans Schwarz.


Multiples narrateurs

___________________________________________
Les Âmes fortes, Jean Giono, 2001
© Gemini Films




Les formules romanesques sont nombreuses et il faut envisager aussi le cas d’un récit qui s’opère par succession de petits sous-récits. C’est le cas du roman épistolaire Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos, ou La Nouvelle Héloïse, J. J. Rousseau. Il n’y a plus de narrateur puisque le récit naît d’une correspondance échangée entre différents personnages qui sont tous, le temps de leur lettre, des narrateurs. L’histoire est le fruit de l’addition des lettres, elle se constitue par juxtaposition de missives entrecroisées. Mais on sent bien que, même s’il est proprement insaisissable, il y a un narrateur derrière tout cela.
Ce cas de figure est voisin de la construction d’une nouvelle du Japonais Akutagawa Ryûnosuke Dans le fourré (adaptée au cinéma sous le titre de Rashômon): les dépositions d’un moine, d’un mouchard, de la belle-mère du mort, d’un bandit et le récit de l’"ombre" par la bouche d’une sorcière constituent la narration de ce fait divers qui renvoie chacun à sa vérité.
Avant de confier la quatrième partie de son roman Le Bruit et la Fureur à un narrateur "objectif", William Faulkner juxtapose trois monologues indépendants de trois frères. Cette stratégie narrative tend à mettre le lecteur en prise directe avec l’histoire, à l’intérieur même du personnage. Les Âmes fortes de Jean Giono est, quant à lui, uniquement constitué d’un long dialogue entre Thérèse et une autre vieille femme, lors d’une veillée funèbre. De leur dialogue naît un récit protéiforme puisqu’elles se contredisent en tout point.




LES FIGURES DU NARRATEUR AU CINÉMA


Le muet et le système des cartons


Très tôt, en abordant des narrations plus complexes et développées que celles proposées par les bandes de quelques minutes, le cinéma s’est bien sûr posé le problème de la narration: comment raconter une histoire par le seul recours à l’image mouvante, puisque le son n’est intervenu qu’en 1930 ? Pour assurer un enchaînement entre les plans et les séquences, une des premières solutions adoptées a été celle d’un conteur ou bonimenteur à côté de l’écran, exactement comme il y avait, près de l’écran, un orchestre ou un musicien.
Mais, dans leur très grande majorité, les films muets ont assuré le déroulement de leur narration par le biais d’intertitres. Le grossissement des lettres, les jeux sur la graphie, l’inscription de textes sur l’image même, ont fait de ce système du carton, dans certains films, un élément esthétique actif. Mais, n’étant pas envisagé comme une image, ce carton a aussi été perçu, surtout dans les années vingt comme un élément impur. Que le récit se fasse par un texte, comme dans le roman, semblait à certains une défaillance, un aveu de faiblesse, voire d’impuissance. Confiant à la seule image la charge du récit, Murnau réalise ainsi en 1924 Le Dernier des hommes, sans aucun texte sinon celui, parfaitement justifié, de la lettre de licenciement que reçoit le portier !


Le sonore et la voix "off"

Le cinéma sonore, en revanche, puisque la narration n’était plus confiée à la seule image, a aimé s’adjoindre le concours d’un narrateur. Ce fut le cas de très nombreux films où une voix, que l’on dit "off", se présente pour raconter.
On peut s’interroger sur ce recours à la voix off qui, dans plusieurs cas, n’est pas réellement nécessaire. Il y a quelque chose de l’ordre de la complicité entre la voix "off" et le spectateur. Le cinéma a sans doute eu instinctivement le souci ou le désir de recréer pour le spectateur l’intimité que le lecteur entretient avec son livre. Quelqu’un nous parle, s’adresse à nous, on prévoit une confidence. La voix a toujours quelque chose de feutré. Peut-être cherche-t-on à retrouver la voix qui raconte des histoires le soir à l’enfant qui s’endort, le spectateur étant lui aussi plongé dans le noir et se préparant à partir dans un monde plus onirique que réel.
À de très rares exemples près, lorsque le film a recours à une voix "off", c’est la voix d’un des personnages, renforçant par là cette connivence entre le spectateur et le spectacle.


Un héritage littéraire…


Il y a là, évidemment, un souvenir et une emprise de la littérature. Notamment lorsqu’il s’est agi d’adaptations littéraires.
Lorsque Robert Bresson entreprend de filmer, en 1951, Le Journal d’un curé de campagne de Bernanos, c’est tout naturellement l’objet même qu’il commence par filmer, dans sa réalité concrète: un cahier-journal, le buvard, la plume et l’encre qui forment les lettres du texte suivant:


Je ne crois rien faire de mal, en notant ici, au jour le jour, avec une franchise absolue, les très humbles et insignifiants secrets d’une vie d’ailleurs sans mystère.

Une voix apparaît presque simultanément, que l’on suppose être celle du curé, et qui accompagnera pas à pas toute la narration du film. Le souci de garder le caractère de l’œuvre littéraire adaptée et la force du texte de Bernanos semblent avoir imposé ce parti pris.
Le journal est un genre littéraire particulier; mais nombre de romans apparaissent sous forme de carnets secrets ou de confession. C’est préserver la particularité de leur caractère que de garder une narration faite par le personnage principal: Rebecca (1940) d’Alfred Hitchcock, Le facteur sonne toujours deux fois (1946) de Tay Garnett, Lettre d’une inconnue (1948) de Max Ophüls, Le Fleuve (1950) de Jean Renoir, Senso (1954) de Luchino Visconti en sont des exemples assez connus.
Au point de rencontre entre adaptation et création, Sacha Guitry, dans Le Roman d’un tricheur (1936), se présente en train de composer à une terrasse de café son "roman". Il écrit, il parle et l’image surgit de sa voix et de son texte. L’osmose est d’autant plus immédiate que, dans ce cas, Sacha Guitry est acteur, scénariste, dialoguiste et cinéaste !


… repris par le cinéma


La fortune de ce dispositif de narration a fait que les scénaristes ont souvent imaginé prendre, comme dans I Walked with a zombie de Jacques Tourneur (Vaudou-1948), un des personnages pour lui conférer le rôle de narrateur. Laura (1944) d’Otto Preminger n’est apparemment l’adaptation d’aucun roman mais le film embraye dès avant la première image, sur un fond noir, avec la voix de quelqu’un que nous identifierons assez vite comme Waldo Lydecker, un des personnages:


Je n’oublierai jamais le jour où Laura est morte. Il faisait une chaleur torride. Jamais je n’avais connu une chaleur pareille. Pour moi, toute vie avait disparu de New York. Car la mort atroce de Laura me laissait seul…

Un peu plus tard, dans le film, ce Waldo Lydecker raconte à Mark McPherson, le policier chargé de l’enquête, sa rencontre avec Laura.


Nous avons dîné ici pour ses vingt-deux ans. Tous les deux… heureux. Faisant des projets pour son avenir. Qu’elle avait changé depuis notre rencontre cinq ans plus tôt !

Il devient narrateur à l’intérieur de sa propre narration. Il enchâsse un récit dans ce qui devient son récit-cadre.
Si une narration peut en enserrer une autre, plusieurs narrateurs peuvent se juxtaposer. L’œuvre emblématique à cet égard demeure le film d’Orson Welles Citizen Kane (1941) qui fait appel à plusieurs narrations successives. La formule de la narration est variée: bande d’actualité, mémoires écrits d’un certain Thatcher, témoignages-confidences de gens qui ont connu Charles Kane. Tous les témoignages recueillis concourent à s’interroger sur la personnalité du citoyen Kane et sur la signification de son dernier mot Rosebud. Le film prend ainsi des allures de film-enquête dont l’objectif est de comprendre le mystère d’un personnage. C’est exactement ce que feront La Comtesse aux pieds nus (1954) de Joseph-L. Mankiewicz, Les Ensorcelés (1952) de Vincente Minnelli, Les Girls (1957) de Georges Cukor.


Le personnage du narrateur


Plus rarement, certains films ont mis en relief le rôle, à peu près exclusivement voué à la narration, qu’endosse un des personnages.
Dans La Femme d’à côté (1982) de François Truffaut, dès le premier plan, on entend une voix de femme. Son visage viendra se superposer à la vue en plongée d’un hameau auquel nous avait conduit une voiture de police filant dans le petit matin.


Il faisait encore nuit lorsque la voiture de police a quitté Grenoble. Le village est à vingt-trois kilomètres. On a également appelé une ambulance qui doit déjà être sur place car elle vient par la route de Chambéry. Je m’appelle Odile Jouve et, si vous me prenez pour une joueuse de tennis, vous êtes complètement dans l’erreur.

On voit en effet derrière son visage le grillage d’un court de tennis. Mme Jouve abat d’entrée de jeu ses cartes et fait une petite démonstration de sa puissance en commandant à la caméra de reculer, ce que jamais aucun simple personnage de fiction ne saurait faire. La décision d’un mouvement de caméra est du ressort du réalisateur. D’ailleurs la familiarité de ton adoptée, nous rappelle la désinvolture du narrateur de Jacques le fataliste.


Je crois que la caméra prend mon visage mais si elle voulait bien s’éloigner… vous comprendriez immédiatement la situation. Allez… Reculez… Hein, vous voyez ? Allons nous asseoir là-bas.

Odile Jouve est infirme depuis que, par amour, elle s’est jetée d’un septième étage, à Nice. La verrière d’un atelier a amorti sa chute. Figure majeure de la passion, elle constitue par son aventure un clair hommage de la part de Truffaut à un film de 1952 de Max Ophüls Le Plaisir, qui offre également une singulière figure du narrateur.
Dans son cinéma des années 50, Max Ophüls a eu l’occasion d’imaginer plusieurs dispositifs originaux pour incarner la figure du narrateur. Dans Le Plaisir, il commence, dans le noir, à faire entendre la voix de Guy de Maupassant:


On a cherché divers moyens de présenter trois de mes contes. J’ai pensé que le mieux était que je vous narre moi-même ces histoires.

Nous venions d’être prévenus par un dernier carton de générique: "Et la voix de Guy de Maupassant: Jean Servais" (voix immédiatement identifiable à l’époque). De narrateur pour les deux premiers contes: "Le Masque" et "La maison Tellier", Maupassant opère une métamorphose avant la troisième histoire "Le Modèle":


L’anecdote est contée par un chroniqueur bien parisien auquel je prêterai ma voix, comme je l’ai fait si souvent.

Et, d’ailleurs, il lui prête non seulement sa voix mais aussi un corps puisque ce chroniqueur, bien parisien, est le témoin de la passion qui va conduire le modèle à se jeter par la fenêtre et, après avoir amorti sa chute par une verrière, se retrouver paralysé à vie.
Ce même Ophüls, ou Jacques Natanson, son scénariste et dialoguiste, avait imaginé un dispositif plus original encore dans le film précédent: La Ronde (1950). Un homme, vêtu d’un imperméable clair, assez anonyme, entre dans un décor plutôt hétéroclite qui évoque les pesantes architectures de l’empire autrichien, avec une sorte de petite scène de théâtre:


La Ronde ? Et moi, qu’est-ce que je suis dans cette histoire ? L’auteur ?… Le compère ?… Un passant ? Je suis… Enfin je suis n’importe lequel d’entre vous. Je suis l’incarnation de votre désir… de votre désir de tout connaître […] mais où sommes-nous ici ? Sur une scène ? Dans un studio ? On ne sait plus…

(Il s’approche d’un carrousel qui commence à tourner en même temps que se met à jouer un orgue de Barbarie et l’homme chante:)
Tournent, tournent mes personnages….

Ce "meneur de jeu", comme il est désigné dans le scénario, va réapparaître à la charnière de toutes les histoires qui s’enchaînent. Il a plusieurs déguisements, soldat, cocher, assistant de réalisation avec son clap, maître d’hôtel, selon la situation et il échange quelques mots complices avec les protagonistes successifs. Il fait avancer l’histoire à son gré et, par exemple, prend par la main la petite bonne abandonnée par Franz, le troufion, pour lui faire, en quelques secondes et quelques pas, opérer un saut de deux mois dans le temps et la conduire chez Alfred, le fils de famille.

_____________________________________________________
Les Cannibales, Manoel de Oliveira, 1988
© Gemini Films







En 1988, Manoel de Oliveira imaginera, lui aussi, un narrateur spécifique dans son film-opéra Les Cannibales:


L’histoire à laquelle vous allez assister m’est arrivée entre les mains, par hasard, dans un manuscrit anonyme intitulé Une histoire véridique. Je vais vous la raconter à la demande de cet ami italien d’origine, Niccolo, violoniste de génie qui me rend visite avec une telle assiduité que les gens parlent d’un pacte qui l’obligerait à venir me rendre des comptes…

L’originalité de cette incarnation de la figure du narrateur, outre qu’il est flanqué d’une représentation du diable, tient à ce qu’elle va se mêler aux scènes qui vont se dérouler sous nos yeux, mais non en tant que personnage participant de la fiction. Ce narrateur côtoie les personnages sans que ceux-ci remarquent à aucun moment sa présence parmi eux. Sans doute est-il un esprit, l’esprit de la narration qui a pris corps aux seuls yeux du spectateur, et qu’ignorent les personnages comme tout personnage ignore son narrateur…
Le film le plus passionnant, si on l’aborde sous l’angle du problème du narrateur au cinéma, est Le Camion (1977) de Marguerite Duras. C’est une œuvre d’une radicalité absolue. On ne "voit" plus les personnages de la fiction qu'évoque le film. Sur l’écran, un homme, une femme, assis chacun d’un côté d’une table, ont un texte sous les yeux. Elle est la narratrice. Lui, il l’interroge parfois, demande une précision et il n’y aura jamais qu’eux deux. La narration se fait le plus souvent au conditionnel. Il s’agit d’une histoire qui aurait pu avoir lieu, d’un film qui aurait pu se faire… La caméra ne quittera la pièce que pour quelques vues de route et de camion bleu sillonnant le paysage au crépuscule. Le pouvoir du narrateur est à son degré absolu puisqu’il se suffit à lui-même. Geste magistral d’une réalisatrice qui voulait affirmer que le cinéma n’était pas aussi univoque qu’on le prétendait et que, s’il pouvait compter sur le mouvement, il pouvait aussi compter sur le pouvoir de la parole.
Un tel film est le fruit d’une expérience limite qui ne devait pas se répéter, du moins pas sous cette forme mais nous aurons à revenir à Marguerite Duras.


La figure du narrateur, élément de la stratégie narrative

Toutes les figures du narrateur au cinéma, que nous venons de voir, ne sont proprement que des figures, des incarnations. Jamais, tel ou tel de ces narrateurs n’est "le" narrateur du film. Il n’assure qu’un fragment de la narration. Un peu comme Shéhérazade qui était une narratrice elle-même enchâssée dans un récit -à la fois personnage de ce récit et narratrice d’autres histoires- ce narrateur raconte une histoire mais il n’est jamais le narrateur du film. Il est, comme tous les autres, enchâssé dans une narration plus ample.
Odile Jouve, par exemple, la narratrice de La Femme d’à côté est absente de la majorité des scènes que nous voyons sur l’écran. À un moment donné, elle prend même la liberté de s’absenter trois jours à Paris, laissant la vie dans le petit village continuer son cours, mais sans elle. On pourrait supposer que l’histoire racontée par le film est le fruit de son imagination, or, d’entrée de jeu, elle présente cette histoire comme l’histoire véridique de ses voisins, qui vient au moment même où le film débute de trouver son dénouement. De plus, si elle est absente de la plupart des scènes, les rares scènes où elle apparaît ne sont même pas racontées selon son point de vue: c’est par le regard de Bernard Coudray (Gérard Depardieu) que nous voyons Odile Jouve recevoir un télégramme et l’attitude de celle-ci nous demeure parfaitement énigmatique jusqu’à ce que nous apprenions le contenu de ce télégramme. Si Odile Jouve avait été réellement la narratrice du film nous n’aurions pas eu ce délai. Il nous faut conclure qu’il y a bien quelqu’un d’autre qui assume la narration des scènes dont elle n’aurait pas été en mesure de raconter le déroulement, et même qu’elle n’est pas la narratrice des scènes dans lesquelles elle a été présente. Madame Jouve n’est pas la narratrice du film. Truffaut l’a choisie plutôt pour lui faire jouer un rôle de "passeur", ou de médium, pour guider le spectateur vers une histoire extrême de passion, elle qui a vécu et vit dans sa chair la souffrance de la passion. De même le véritable narrateur de Laura ne peut pas être celui qui se présente comme tel au début du film. Non seulement il est absent de très nombreuses scènes, mais il meurt à la fin. Et à moins de supposer sérieusement que son esprit, ou son fantôme, entreprend la narration, il faut bien trouver un autre narrateur que lui dans ce film.
Le narrateur protagoniste du Facteur sonne toujours deux fois est en revanche présent à presque toutes les scènes du film mais, pas plus qu’Odile Jouve, Waldo Lydecker ou les autres narrateurs rencontrés, il ne peut être considéré comme le narrateur du film. Pourquoi ? Nous allons le voir en nous replongeant dans un des films les plus connus et commentés de l’histoire du cinéma, Citizen Kane.
Comme leurre d’objectivité, le film est construit autour de différents témoignages qui nous sont proposés sur la vie publique et privée de Charles Forster Kane. Chacun de ces témoignages ne détient qu’une partie de la vérité du personnage et le film se présente comme un puzzle. Le premier récit, constitué d’une bande d’actualité montée à l’occasion de la mort du magnat de la presse, est un récit réputé "objectif" mais incomplet par excellence, puisqu’il se présente comme le survol d’un destin de soixante-dix ans. C’est de lui que va naître la dynamique du film. Le second récit, émanant des mémoires du fondé de pouvoir Thatcher est assez rigoureux, mais celui de Leland, le vieux compagnon de route de Kane, est proprement impossible. Leland raconte, par exemple, la désagrégation du couple formé par Charles et Emily, succession de brèves scènes intimes autour du petit déjeuner matinal: Leland n’y assiste pas. Comment donc raconter ce à quoi on n’a pas assisté ? Nous retrouvons le problème soulevé par la figure de madame Jouve dans La Femme d’à côté. Là encore, il faut bien reconnaître qu’il y a un narrateur, d’une narration plus ample, qui est apte à nous raconter ce que nous voyons sur l’écran.
On pourrait objecter que nous retrouvons là, tout simplement, une convention parfaitement admise dans le roman qui fait que le narrateur de Madame Bovary, celui des Frères Karamazov, n’étaient pas non plus témoins, loin s’en faut, de tout ce qu’ils nous racontaient. Cela est juste, mais il n’y avait pas dans ces romans d’autre narrateur. Dans le cas du cinéma, oui.




LE NARRATEUR DU FILM


Si nous revenons à Citizen Kane, on constate qu’aucun des narrateurs successifs ne sait quel sens profond donner à Rosebud, le dernier mot prononcé par Charles Forster Kane. Pourtant le spectateur l’apprendra à la fin du film. Ce ne sont pas les narrateurs successifs qui auront donné la clé du mystère mais "le" narrateur du film. Ce narrateur savait depuis toujours que le mot était écrit sur la luge avec laquelle jouait l’enfant lorsqu’on l’a arraché à sa mère. C’est ce narrateur qui a laissé sa caméra fixée sur la luge recouverte de neige. À la fin du film, c’est lui qui, dans le capharnaüm qui règne à Xanadu - le palais pharaonique de Kane que l’on vide de ses meubles et objets -, remarque la luge à laquelle personne n’a attaché la moindre importance, et surtout pas les personnages à l’écran qui la jettent dans une fournaise où disparaîtra à jamais la peinture du mot Rosebud.
C’est ce narrateur, enfin, qui par le crédit de confiance aveugle dont il bénéficie se permet de raconter un film parfaitement invraisemblable, puisque le point de départ en est ce mot énigmatique prononcé par Kane au moment de pousser son dernier soupir. Or, il expire tout seul, et personne n’a pu l’entendre dire Rosebud !
Tous les narrateurs successifs du film: la bande d’actualité, les mémoires de Thatcher, Bernstein, Leland, Susan Kane, n’étaient que des figures de narrateur; ils étaient des éléments dont a joué le narrateur du film. Lui seul a tout vu, lui seul raconte. Les narrateurs successifs, ceux qui sont à l’image, ont, pour raconter, la parole; l’autre, celui que l’on ne voit pas, a l’image et le son.


Le cinéma sait-il écrire à la première personne ?


Comment identifier et définir ce narrateur ? La réponse n’est pas aisée d’autant que le cinéma ne sait pas dire "je". Nous avons vu en effet qu’il ne suffit pas à un narrateur sur l’image ou sur la bande son de dire "je", comme le curé de campagne, pour que la narration cinématographique soit une narration à la première personne. Il faudrait que tout soit vu depuis ce narrateur, ce qui n’est à peu près jamais le cas.
Il y a eu des tentatives d’écriture filmique à la première personne. Dans La Dame du lac, de Robert Montgomery, en 1945, la caméra subjective permettait au spectateur de voir toute l’action du film par les yeux du narrateur, qui lui n’apparaissait à l’écran qu’à la faveur d’un reflet dans un miroir. Une autre tentative, plus proche de nous, est venue de Philippe Harel en 1997, La Femme défendue. Les exemples sont si rares, et inversement proportionnels à la prolifération de l’expression du moi en littérature, qu’ils montrent à l’évidence que le cinéma n’écrit guère à la première personne.

___________________________________________________________
Porto de mon enfance
, Manoel de Oliveira, 2002
@ Gemini Films




Cette expression du "je" serait plutôt à chercher dans des films où les cinéastes parlent d’eux-mêmes, de leurs souvenirs. Amarcord (1973) de Fellini, Mémoires et confessions (1981) ou Porto de mon enfance (2002) de Manoel de Oliveira. Mais, dans chacun de ces films, le sujet parlant ou filmant est encore et aussi l’objet filmé. Il est "il", tout autant que "je".
Nombre de cinéastes, qui auraient été des écrivains du "je", emploient un acteur, un personnage de substitution, chargé de les incarner. La distance est toujours trop incertaine pour déterminer s’il s’agit d’une projection de soi ou déjà d’un personnage autonome, ce qui est d’une importance très secondaire puisque c’est la même incertitude qui concerne la distance entre le narrateur et l’auteur. Cela ne fait que renforcer l’idée que le cinéma, même s’il voulait dire "je" est obligé de passer par une "troisième personne". Dire "je" est très exceptionnel au cinéma. Nous sommes le plus souvent dans le cas du narrateur désincarné que nous évoquions au sujet de la narration littéraire.
Il y a, peut-être à son insu, un exemple de cinéma à la première personne chez Hitchcock. Tout son film Rear Windows (1954) est vu depuis la fenêtre derrière laquelle est cloué James Stewart. De sorte que le spectateur ne voit de la réalité que ce que le reporter infirme voit. Comme dans un roman à la première personne, où le lecteur n’appréhende la réalité que par ce que le narrateur en perçoit.


Narrateur / réalisateur


De même qu’il n’est pas toujours bien aisé de distinguer le narrateur de l’auteur (on sait qu’il s’agit de deux entités distinctes, mais bien souvent on ne saurait en dire plus), il n’est pas plus commode de distinguer le narrateur du cinéaste, surtout lorsque ce dernier adopte une attitude neutre, impassible, ne variant jamais la position de sa caméra, comme le fait Ozu, rappelant par là ce qu’en littérature on a nommé le "narrateur implicite".
Le système de production d’un film est là cependant pour nous y aider.
• Il se peut qu’un film soit réalisé par plusieurs metteurs en scène. On cite souvent l’exemple de Gone with the wind (1939): Georges Cukor, Sam Wood, Robert Fleming se sont succédés à la réalisation et l’on sait que David O. Selznick, le producteur, y a pris une part très active. Le narrateur du film est donc une entité qu’on ne peut réduire à aucun des noms cités. (Il en est de même pour bien d’autres films: Macao (1952) de Joseph von Sternberg, en partie réalisé par Nicholas Ray; Guerre et Paix (1956) de King Vidor, dont certaines scènes sont dues à Mario Soldati; Sodome et Gommorhe (1962) de Robert Aldrich, auquel a participé Sergio Leone.)
• Quand Eric von Stroheim ou Orson Welles voient leurs films terriblement mutilés et remontés, ils ne peuvent plus être considérés comme les narrateurs de leurs œuvres. (C’est une situation qu’on n’imagine pas en littérature: jamais un roman n’aura été trafiqué et récrit, par un éditeur, même si celui-ci peut jouer un rôle dans le processus de la création.)
• Sans aller jusqu’à parler de la mutilation d’une œuvre, il faut bien avoir présent à l’esprit le rôle que joue dans tout film le monteur. Il est une part essentielle de l’entité du narrateur. On peut très profondément modifier le ton, l’allure ou le sens d’une scène en en changeant le montage. Certains cinéastes sont très attentifs au montage, d’autres soit ne peuvent pas y participer, soit volontairement ne s’en occupent guère.
Ainsi donc, il y a dans le narrateur filmique une identité qui ne peut se confondre avec celle du réalisateur. Pour reprendre la distinction que Gérard Genette établit entre le narrateur et l’auteur du Père Goriot, on peut dire que le narrateur voit des personnages et que le metteur en scène voit un acteur qu’il charge d’incarner un personnage.



LES POUVOIRS DU NARRATEUR

__________________________________________________
Le Temps retrouvé, Raoul Ruiz, 1999
© Gemini films




Comme pour tout art, le cinéma a peu à peu développé ses possibilités expressives et les pouvoirs du narrateur se sont étendus au cours d’un premier siècle d’existence. L’écriture cinématographique a considérablement évolué depuis les premiers films Lumière. La narration s’est complexifiée, au grand dam parfois du spectateur car il ne va pas de soi que la même histoire se poursuive, par exemple, d’un plan à l’autre. Le narrateur a parfois affirmé ses pouvoirs en provoquant des remous dans le public. Le Jour se lève (1939) de Marcel Carné, qui se présente comme un long "flash-back", avait dérouté. Orson Welles s’était vu dépossédé par le producteur du montage de son second film La Splendeur des Amberson et un récit trop peu linéaire avait fait scandale pour Lola Montès (1955) de Max Ophuls, au point que le film avait été remonté dans l’ordre chronologique. Plus tard, la narration des films de Godard a souvent provoqué des réactions assez violentes. C’est donc un processus assez lent qui a permis au narrateur filmique de modifier la perception du spectateur et sa capacité de comprendre, au point d’arriver à des narrations aussi complexes que celle des films de Raoul Ruiz ou de Mulholland Dr. (2001) de David Lynch. Pour cela, au contraire du narrateur littéraire qui n’en possède qu’un, le discours, il disposait de trois moyens d’expression.
Le cinéma se trouve trop souvent réduit à l’art du mouvement et l’on en conclut hâtivement qu’il faut du mouvement pour faire un film. L’image en mouvement est fondamentale, mais elle n’est pas seule. Le narrateur dispose de la bande son, à égalité avec la bande images depuis que le cinéma est sonore, et cela fait plus de soixante-dix ans.


L’image, le son et le montage

L’image représente la réalité et ce qui est projeté sur un écran est du domaine de la représentation. C’est le premier outil narratif. C’est lui qui prend en charge la plus grande partie de ce que l’on appelle la mise en scène. Il ne sera pas évoqué, ici, les multiples possibilités et fonctions de la mise en scène. Qu’il soit juste rappelé que c’est l’image qui permet, par exemple, au narrateur de Mean Streets (1973) de Martin Scorsese de maintenir, à chaque photogramme, ses personnages dans le milieu des immigrés italiens de New York. Les bondieuseries sur les murs, les types physiques, les modes vestimentaires, les inscriptions, les accents, tout maintient constamment présent ce contexte latin en plein cœur de New York. On ne peut l’oublier à aucun moment. Chaque scène, chaque séquence du narrateur filmique est pétrie de cette italianité, alors que la phrase du narrateur littéraire ne saurait l’être. La mise en scène bien comprise sert à approfondir les enjeux et la mystérieuse complexité d’une situation. La profondeur de champ, avec la simultanéité possible d’actions, le hors champ, les jeux de couleurs (dans Marnie [1964] d’Alfred Hitchcock, le rouge qui envahit l’écran lorsque l’héroïne voit un bouquet de glaïeuls, la casaque à pois rouges d’un jockey, une tache d’encre, permet au narrateur d’indiquer ce qui se passe dans l’esprit de Marnie) sont autant d’outils du domaine de l’image au service du narrateur qui bénéficie d’une abondance et d’une promptitude de signes dans le moindre plan.
La bande son est également une image de la réalité (un micro enregistre, sans sélection absolue, les sons qui sont à sa portée) et c’est le deuxième outil narratif. Cette bande sonore se nourrit des bruits, des dialogues, du récit en voix-off et de la musique. La bande sonore enregistre les paroles des personnages, elle peut tout aussi légitimement enregistrer un récit, un discours, une digression. Dans l’idée qu’au cinéma tout doit trouver sa résolution par l’image et le mouvement, un certain cinéma se refuse à annexer le discours dans ses stratégies narratives. C’est se priver de façon arbitraire d’une richesse à laquelle l’image ne peut nullement pallier. Ainsi le narrateur au cinéma cumule-t-il les pouvoirs de la représentation et du discours, un pouvoir propre au narrateur littéraire.
Le troisième outil narratif est constitué de la synthèse qui résulte du montage de l’image et du son, troisième entité d’expression qui ne peut se réduire ni à la première ni à la seconde. Cette synthèse offre au cinéma une des originalités les plus fécondes. Nous pouvons ainsi, dissociant le son de l’image, voir à l’écran une scène et entendre, pendant ce temps-là, le son d’une autre scène. Il arrive très souvent, et cela en est l’application la plus courante, qu’on entende à la fin d’une séquence le son de la suivante. Cela permet souvent une transition, qui plus est rapide, d’une scène à l’autre. Cela peut aussi avoir une véritable valeur expressive. La célèbre séquence du bal dans Le Guépard (1963) de Visconti commence par un mouvement panoramique de la caméra sur des paysans au champ et se poursuit dans les salons de l’aristocratie palermitaine. Mais dès le début du panoramique, nous entendons déjà la musique du bal, suggérant par là que tout, paysannerie et aristocratie, est emporté par le même mouvement de l’histoire qui redessine la Sicile et l’Italie d’alors.
Pour sa part, Jean-Claude Guiguet opère vers la fin de son film, Les Passagers (1999), une pause lyrique. Il superpose à de longs travellings sur des sites industriels en friche, la chanson de Léo Ferré tirée d’un des quatre Spleen de Baudelaire: "Quand le ciel bas et lourd…". La force de l’image et de la chanson se trouve démultipliée par la rencontre des deux.
En allant jusqu’au bout de sa réflexion sur l’autonomie de l’image et du son, Marguerite Duras avait repris l’intégralité de la bande sonore de son film India song (1975) pour l’appliquer à de nouvelles images donnant ainsi naissance à un nouveau film Son nom de Venise dans Calcutta désert (1976). Ce qui n’est pas un mince exemple des possibilités qui s’offrent au narrateur filmique.
Le narrateur filmique a en son pouvoir une image qui peut être aussi un texte, le fameux carton du temps du muet était aussi une image. Il a en son pouvoir une bande son qui n’a pas à se cantonner à la simple illustration par la captation et restitution des bruits induits par l’image, ou les effets pyrotechniques de pneus qui grincent. Le son, c’est aussi la parole.
Refuser l’un de ces éléments ou en minorer l’importance, c’est toujours appauvrir le cinéma. Des lignes comme celles-ci, par exemple, extraites du chapitre XXIII du Rouge et le Noir, au moment de la séparation de Julien Sorel et madame de Rênal, sont proprement intraduisibles en images et dans une optique traditionnelle du cinéma:


Julien finit par être profondément frappé des embrassements sans chaleur de ce cadavre vivant; il ne put penser à autre chose pendant plusieurs lieues. Son âme était navrée, et avant de passer la montagne, tant qu’il put voir le clocher de l’église de Verrières, souvent il se retourna.


On peut filmer la page du livre ou charger une voix "off" de dire ces lignes. Ainsi le cinéma ne se prive-t-il pas de la délicatesse de la vision qui s’exprime ici.
Sans doute parce que le cinéma est né muet, et que les images et la musique, ou les sons, sont davantage du domaine de l’émotion, il y a une certaine réticence du cinéma à l’égard de la parole. Qui plus est, on croit que plus on a recours à la parole, plus on se rapproche du théâtre, prétendu grand ennemi du cinéma. C’est pour lutter contre le préjugé que le cinéma serait, avant tout, image et mouvement que Marguerite Duras a réalisé une partie d’Aurélia Steiner (1979), et João César Monteiro Blanche Neige (2000), en supprimant quasi toute image. Bien sûr, ce sont des expériences qui n’appellent pas de postérité mais ces films "noirs" ont eu le grand mérite d’affirmer que la parole aussi fait du cinéma. Mais la vie des préjugés mènent grand train quand il s’agit du septième art…
Les possibilités du narrateur filmique sont donc démultipliées par tout ce qui peut concourir à l’expression d’un film. Ses pouvoirs sont-ils illimités pour autant ?


Les limites d’un pouvoir

Il y a plusieurs limites, cependant, à commencer par cette propriété du cinéma d’être un art qui se déroule dans le temps, qui joue du temps et qui est soumis au temps. Si le narrateur littéraire ne connaît aucune contrainte dans le développement - il est seul maître du nombre de pages qui sont nécessaires à sa narration -, le narrateur au cinéma est contraint par des impératifs économiques et culturels à la durée d’un spectacle. Toutes les expériences qui ont pu être faites d’excéder la durée convenue d’un film ont démontré l’obstacle que cela représentait. Un lecteur pourra rechercher un gros livre et s’y plonger avec délice, mais quel spectateur aura la même attitude devant un film de six, huit ou dix heures ? C’est que la lecture d’un livre s’interrompt, se reprend. Un livre s’emporte avec soi. La vision d’un film est contraignante. Un livre n’est pas conçu pour être lu d’une traite, un film est conçu pour être vu en une seule fois. Cela rapproche l’expression filmique de l’expression musicale.
La littérature du XXe siècle a largement mis en avant l’expression de la réalité intérieure, trouvant là peut-être d’instinct un domaine que ne pouvait lui disputer le cinéma dans la concurrence que se faisaient ces deux moyens d’expressions. Le cinéma, lui, éprouve une grande difficulté à rendre compte d’une vision intérieure. La caméra n’enregistre que ce qui est placé devant elle; le magnétophone enregistre ce qui s’entend. C’est donc par pure convention que le spectateur associe à une voix "off", sur l’image de quelqu’un qui ne parle pas, l’expression d’une conscience. C’est là un des attributs les moins légitimes auquel parfois a recours un narrateur filmique. On en trouve des exemples chez les cinéastes les plus conscients du langage cinématographique: Bresson ou Godard. En toute logique, la caméra ne peut pas filmer la ou une pensée, un magnétophone ne peut pas non plus l’enregistrer, outre qu’il est fort probable que la pensée ne s’exprime pas en articulant un discours. La caméra et le magnétophone ne peuvent que filmer quelqu’un qui dit: voilà ce que j’ai pensé. Ce qui nous est fourni comme la voix de la pensée n’est qu’un trucage, légitimé dans la seule mesure où tout n’est qu’artifice au cinéma.
Le narrateur au cinéma est, donc, terriblement gêné par l’image, puisqu’elle ne peut être que représentation d’une réalité qui était placée devant la caméra. Il n’est pas aisé, nous l’avons vu, d’écrire à la première personne au cinéma, avec toute la charge de subjectivité que cela entraîne. C’est une des restrictions les plus contraignantes aux pouvoirs du narrateur. L’œil de la caméra s’appelle un objectif.
Si Henry James peut, dans Le Tour d’écrou, laisser planer le doute quant à l’existence des fantômes que dit voir une gouvernante passablement perturbée, et qui donc y croit, le narrateur du film de Jack Clayton Les Innocents (1961), qui en est une adaptation, par ailleurs tout à fait remarquable, butte sur ce point. Lorsque Miss Giddens, la gouvernante, voit un fantôme et que la caméra nous montre ce qu’elle voit, nous avons bien sûr un point de vue subjectif, l’angle de prise de vue est l’angle du regard de Miss Giddens, mais en même temps la caméra nous donne à voir le fantôme. Il existe, puisqu’on le voit. Le doute n’est plus permis. En ce sens le narrateur du film croit au fantôme comme Miss Giddens, la narratrice de la nouvelle, y croyait. Mais, autant nous pouvions émettre des réserves sur ce que nous disait Miss Giddens, autant nous ne pouvons plus en émettre pour le film puisque ces fantômes nous les avons vus, nous aussi. Voilà une ambiguïté que le cinéma n’est pas en mesure d’entretenir. C’est une pure convention consentie par le spectateur qui fait qu’il accepte de ne pas croire à la réalité de ce qu’il voit. En quelque sorte, il faut que le spectateur soit beau joueur.


ET LE SPECTATEUR ?



Un film n’est pas fini lorsque la copie zéro est tirée. Pour exister, il lui faut la projection devant le spectateur. Alors seulement naît le sens définitif du lent processus qui fait qu’une histoire s’anime à chaque défilement du film sur un écran. Pièce essentielle dans la création cinématographique, le spectateur devient à son tour une part du narrateur et cela, non seulement dans des films à la narration elliptique, ou en "creux", qui exigent une participation active du spectateur, mais dans tous les films. On se souvient que Le Camion de Marguerite Duras racontait une histoire qui "aurait pu" avoir lieu, une histoire que le spectateur devait compléter.
Mais d’ailleurs, le "meneur de jeu" de La Ronde ne disait-il pas déjà:


Et moi, qu’est-ce que je suis dans cette histoire ? L’auteur ? … Le compère ? … Un passant ? Je suis… Enfin je suis n’importe lequel d’entre vous.


Jacques Parsi

 

Contacts
Afinde répondre au mieux à vos attentes, nous souhaiterions connaître vos réactions et suggestions sur ce document
Contacter : centre.ressources@centrepompidou.fr

© Centre Pompidou, Direction de l’action éducative et des publics, mai 2003.
Texte: Jacques Parsi, professeur relais de l’Education nationale à la DAEP.
Maquette: Michel Fernandez
Mise en ligne: Nathalie Carmiolo
Images de films reproduites avec l'aimable autorisation de Paulo Branco et Gimini Films.
Dossier en ligne sur http://www.centrepompidou.fr/education rubrique ‘Documents’
Coordination: Marie-José Rodriguez