Arts de la scène et nouvelles technologies
Cadiot, Lagarde, Poitrenaux, Un mage en été / 1 2 3 4 Repères

 

2. L'AFFAIRE ROBINSON ?

Le Colonel des Zouaves, 1997
Avec Laurent Poitrenaux
© Pascal Victor

Un mage en été, 2010
Avec Laurent Poitrenaux
© Marthe Lemelle

 

Olivier Cadiot. C'est comme si j'écrivais une série. Chaque livre peut se lire seul, mais c'est à chaque fois, pour l'instant, la même histoire, qui se décale, un mini roman d'apprentissage, avec un personnage qui revient, qui finit par être transparent, qui est mon « sujet », un narrateur X...

Poésie ou roman : une mécanique lyrique

a) Une mécanique lyrique
Au début donc, Cadiot commence par écrire de la poésie. Du cut-up pourrait-on dire, puisque pour l'Art poétic', il pioche dans des grammaires de langue française, cutter à la main, prélève et réagence. D'emblée, il s'agit pour lui de « produire du lyrisme par d'autres moyens », d'inventer une « mécanique lyrique », pour reprendre le titre que donnaient Cadiot et Alféri au premier numéro de la Revue de Littérature Générale, revue qu'ils avaient créée en 1995.

Olivier Cadiot
© Jean-Luc Guérin

Olivier Cadiot. Un jour je suis tombé en arrêt sur une grammaire, sur des énoncés en boucle : Pierre est malade, Pierre est fatigué, Pierre a mal à la tête. Je me suis mis à lire comme un idiot ces exemples au pied de la lettre, lire là où il ne s'agit pas de lire d'habitude, et j'ai fait un livre entier avec ces exemples agencés, ces proverbes, ces concentrés d'humanité, cette langue morte faite de tant de langues vivantes, comme une compression... des trésors.
C'est fait pour être chantonné, des chansons anonymes...
Assimil Poésie. Ce qui est amusant c'est que je n'ai pas fait ça comme un geste surréaliste, ou du cut-up comme le préconisait Brion Gysin, il ne s'agissait pas de coller ou réunir de force ou par le hasard des bouts de choses, je me comportais plus comme un archéologue qui enlève le sable autour des ossements avec un petit pinceau, le plus délicatement possible.
Ça m'a servi, comme une école, de commencer par ne pas s'occuper de soi, faire ses classes sur la langue commune, et puis ensuite utiliser la même méthode avec des objets de plus en plus complexes...
L'Art poétic’ correspond à une période de jeunesse où l’on éprouve parfois le besoin d’inverser son rapport à soi. Le passage par la grammaire et le cut-up (qui est presque un travail de plasticien) m’a permis de me distancier de mes affects et de mon intimité en découpant et agençant des morceaux de langue collective. L’enjeu était finalement de produire du lyrisme par d’autres moyens, de dépasser les oppositions traditionnelles entre forme et fond, émotion et concept… J’avais besoin de me recréer un territoire de poésie neuf.
Après ce premier livre, je me suis immédiatement trouvé dans une impasse : j’aurais pu avoir envie de devenir artiste conceptuel et agrandir des mots en très grand dans une galerie, par exemple, ou constituer des séries…

Mais toute cette énergie poétique, je l’ai finalement dédiée à la musique : j’ai écrit un opéra pour Pascal Dusapin (Roméo & Juliette, ndlr) et travaillé avec des musiciens (Rodolphe Burger et le groupe Kat Onoma, Georges Aperghis, Gilles Grand, Benoît Delbecq), car l’enjeu était d’abord de l’ordre de la matière langue dans sa musicalité. À partir de ce moment, je me suis coupé de la poésie pure pour m’ouvrir au roman avec Futur ancien fugitif, qui garde de la poésie son côté graphique d’agencement formel des mots sur la page : les poèmes étaient des blocs isolés graphiquement de la fiction. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à produire de la fiction. L’idée était de faire un "roman par poèmes", comme on fait un "roman par lettres", chaque poème étant finalement un élément qui fait avancer la fiction, un peu comme on traverse un cours d’eau en équilibre sur des pierres. Et, du même coup, j’ai eu alors envie d’explorer davantage la forme roman. Toute cette première période d’écriture, au fond, m’a permis de malmener les genres sans me cloisonner, une manière de tout vouloir, de ne pas choisir entre le formel et le sensuel, le fictif et le poétique

(…)

Plus tard, dans Fairy Queen par exemple, les poèmes se sont mis à exister sous forme d’anamorphoses, à la manière de fantômes. Et, dans Le Colonel des Zouaves, l’histoire du domestique idéal est scandée par des courses à pied qui sont des mini performances en forme de poèmes et qui auraient pu être publiées à part, comme des odes à la course à pied.

Pour l'anecdote, voici le point de vue de Lagarde et Poitrenaux sur ces fameuses courses qui scandaient le Colonel. Lors des premières séances de travail, les premiers essais sur le plateau, alors que le texte n'était pas encore publié, pas tout à fait achevé, il est très vite apparu que ces séquences constituaient un matériau proprement théâtral, offraient prises et ressources pour le travail scénique – elles allaient notamment devenir la base du travail avec Odile Duboc... Et c'est donc depuis le théâtre que se sont réinjectées et démultipliées ces séquences de course poétique.

 

b) La polyphonie du « réel » : ça parle
Pourtant, pas de retour en arrière : Cadiot n'abandonnera pas cette voie qu'il creuse maintenant avec ses romans... et leur passage à la scène. Et pour cause : c'est comme si ce qu'il cherchait là, c'était la polyphonie propre au réel, la mise à bas de la voix unique. Sortir de l'autorité. Un genre moins pur peut-être, mais qui permet de tenter d'autres expériences, d'abriter des sensations nouvelles.

Olivier Cadiot. J'aurais envie de travailler intensément pour faire entendre l'intelligence, la sophistication spéciale de chacun, la particularité logique et rythmique. Particulièrement des gens qui ont l'air privés de parole. C'est compliqué. C'est pour ça que j'ai abandonné la poésie, parce que je n'y ai pas trouvé, comme dans le roman, le moyen de faire entendre des voix multiples, de plonger dans des logiques sociales, de m'y « engager » techniquement.

Si je dis que je me « documente », que je vais chercher dans la « réalité » des choses que je ramène dans ma tour d'ivoire, c'est faux, parce que la réalité j'y suis jusqu'au cou, il s'agit plutôt de garder très peu de choses... pour les intensifier peut-être... je suis envahi, il faut que je pose des filtres, comme dans ce film de Coppola, Conversation secrète, où le héros-espion arrive à écarter des bruits et des voix dans des enregistrements, à couper dans la masse du son, comme on couperait dans la vie.
Et ce serait faux aussi de dire le contraire, que je me retire, que je reconstruis tout à distance, comme un... mage. Il n'y a plus de tour d'ivoire disponible.
Donc on ne peut dire les choses qu'en les faisant tourner. On pourrait dire que la littérature c'est l'art de faire tourner les choses, et d'essayer à un moment d'arrêter la machine, comme la roue de la Fortune, et dire : C'est ça ! Exactement là ! Et recommencer. Au fond, c'est proposer un réglage. Un réglage qui va nous renseigner sur un point précis, un point d'histoire, comment une personne X va réagir au moment T.

La vérité, c'est intéressant de vouloir la dire, et l'écriture est juste le mouvement de ce bon vouloir. Et tout est bon pour serrer la chose. Comme on attrape un gars au fond d'une ruelle. Ça raconte juste ça au fond les livres, la volonté d'un narrateur de se faire comprendre à tout prix. Ce n'est pas tant la compréhension qui compte, c'est plutôt le « à tout prix ». Donc quand je corrige des textes, ce n'est jamais en fonction de la beauté du style, de critères rythmiques : je continue à récrire, à relire, parce que ce n'est jamais assez clair. Je travaille pour que cela tienne debout : mais « cela », quoi ? Une chose qui tient en l'air toute seule, une sensation en volume... un hologramme solide ?

Alors quoi ? Travailler sur un monde commun, des voix entendues, relevé d'un temps en possible disparition, ou au contraire qui commence tout juste à apparaître ? Ecrire pour restituer ? Sans doute pas exactement. En fait, Cadiot parle souvent du plaisir énorme que crée la surprise éprouvée à la découverte d'un texte. Mais c'est une surprise d'un genre spécifique, la surprise éprouvée non pas devant de l'inconnu, mais la surprise bizarre de comprendre d'un coup quelque chose d'extrêmement familier...

Olivier Cadiot. L'idée, c'est de refermer un livre ou de sortir d'un spectacle en se disant « Mais c'est ça ! » Mais c'est quoi au juste, « ça » ? Ce n'est pas mystique, c'est très concret : on se dit « c'est ça », comme si on comprenait soudain quelque chose, que cela nous parlait une langue inconnue, mais juste... reconnue, inconnue-très-connue.

La figure de Robinson

Robinson, c'est le nom que porte(nt) le(s) héros de tous les livres de Cadiot depuis qu'il a commencé à « sortir » de la poésie − comme s'il n'écrivait qu'un seul livre. Mais d'un livre à l'autre, ses Robinson ne sont plus les mêmes. En effet, « Robinson » c'est le héros et, à ce titre, la figure qui lui permet d'éviter de se poser la question du narrateur, dit-il, au sens où Robinson est le narrateur théorique par excellence. Ce qui veut dire que, pratiquement, il peut être « colonisé » à loisir, « virussé » (comme on le dit aussi d'un ordinateur par exemple) : un héros « sous expérience ». Et prêt, au moment où débute l'écriture du Mage, à recevoir « une dose supplémentaire d'intimité. »

 

a) Le plus petit mythe commun, impersonnel, jusqu'à la coque vide
De livre en livre, Robinson mute, change de vies : il est devenu comme une coquille vide susceptible d'abriter toutes les aventures.

Olivier Cadiot. En bon fils de Godard, de Deleuze, j'avais tout fait pour éviter l'identification, la projection, j'avais choisi soigneusement le mythe le plus impersonnel, même pas un demi-dieu, un gars ordinaire qui parle presque tout seul sur une île, perdu dans son théâtre de la mémoire, dans son usine. Il trouve des caisses au bord de la plage et, avec des clous et des planches, construit une cathédrale alors qu'il pourrait être en vacances pour l'éternité. Cette volonté de trop bien faire... d'en faire trop... un banquier protestant dirait Deleuze...

En l'occurrence, dans la série, ce Robinson sort d'abord du Colonel des Zouaves. Dans ce précédent monologue, Cadiot nous faisait entrer dans la folie extraordinairement maîtrisée d'un majordome. Chacune des scènes de sa vie quotidienne (repas, formation des domestiques dont il a la charge, ménage, etc.) était pour ce personnage-narrateur l'occasion de perfectionner son ingénieux et menaçant système délirant, notamment fondé sur l'imaginaire du roman d'espionnage, et sur l'organisation méthodique de sa survie dans un monde hostile. Robinson était ici le « porte-voix de plein de langues ». Il était à ce point rempli du langage des autres qu’il « pensait en italique ce que venaient de dire les autres ». Manière de dire que Robinson contenait en lui « tous les discours du monde qui ne lui appartenaient pas ».

Dans Un mage en été, Robinson commence doté de pouvoirs de représentation sans pareil : le narrateur crée ce qu'il voit, plante les décors qui deviennent des scènes vécues, s'introduit dans ces nouveaux paysages, y rejoint réellement les personnages évoqués... nous sommes dans la « foulée » du Colonel : rien ne lui est impossible. Sauf que précisément, à en croire Cadiot, ce nouveau Robinson ferait son « auto-critique », une auto-critique de personnage.

 

b) Roman de formation et torture-test

Olivier Cadiot. Robinson c’est le cobaye absolu, l’être humain exemplaire. Dans Fairy Queen, je réglais ses comptes à Robinson : la fée se moque de lui, de son côté accumulateur, de ses petits machins solitaires… Mais je finis quand même par le trouver extrêmement sympathique parce qu’il lui est arrivé tellement de choses, il endosse tellement de rôles qu’il me sert à rentrer dans les situations. C’est mon cheval de Troie. Je peux le déguiser en fille, le faire entrer dans un château anglais, une île déserte, dans le cerveau d’un lapin ou chez Gertrude Stein, il devient conseiller en image dans une cour en exil… C’est un bélier cobaye, plasticien avec de grandes oreilles, des bottes de sept lieues, des capacités sensorielles idéales… Et il ne meurt jamais.
Avec lui je peux réaliser mes petites vies mode d'emploi, des petits Bildungsromane, des romans de... formation. C'est un projet classique au fond.
C'est un personnage récurrent mais qui a la particularité de repartir de zéro à chaque fois.

La spécificité revendiquée des romans de formation de Cadiot, c'est qu'ils sont conçus, pour le citer, comme des « torture-tests » : on prend une voiture, une machine à laver, on claque la porte un million de fois et on voit ce qui se passe. Et c'est là que Cadiot invoque à nouveau la nécessité du théâtre : en lecture, seul, on peut adoucir la pire violence, prendre une voix douce, jouer d'effets de surface ou de matière, mais au théâtre, pas d'échappatoire ; il faut mettre en scène la violence des situations, des régimes de parole. Théâtre de la cruauté ?

Ce qui l’intéresse dans ces dispositifs de roman de formation-torture test, ce n'est pas seulement une expérience physique, c'est avant tout de voir comment son personnage, Robinson donc, tient le coup et résiste dans des régimes de parole agressifs et contradictoires.

 

c) Une « autobiographie à l'envers » ?
Roman de formation ou autobiographie de tout le monde, il s'agit somme toute d'écrire de petits traités de savoir-vivre. Mais dans Un mage en été, Cadiot aborde pour la première fois la question de l'autobiographie pour de vrai, sans se plier vraiment à la logique de l'autofiction qui règne en France depuis quelques années.

Olivier Cadiot. Robinson, c'est « l'autobiographie de tout le monde », c'est un petit dieu de la vie quotidienne... Je le garde un peu trop longtemps, parce qu'il est vraiment devenu mon sujet... Mais ce n'est pas seulement le workoolique qui m'intéresse, le domestique zélé, le conseiller du prince, l'ingénieur, c'est surtout l'utopiste à la manque, le velléitaire, l'artiste involontaire... le metteur en scène en chambre qui change de projet tous les jours...  l'Écrivain. Allez, tout ça est aussi autobiographique !
Dans Un mage en été, j'essaie de trouver des solutions... de piéger le narrateur... je l'invite chez moi... pour qu'il fasse mon autobiographie... comme ça je peux l'éliminer...

Pourtant, Cadiot infléchit aussitôt la formulation et précise : une autobiographie à l'envers. Certes, mais qu'est-ce-à dire ? Eh bien non seulement qu'elle est prise en charge par son éternel Robinson, artifice de fiction, mais, de surcroît, qu'au moment où ce dernier s'approche de sa lignée véritable, il découvre très vite un personnage célèbre parmi les siens, Eliphas Lévi, son arrière grand-oncle fondateur de l'occultisme, mage illustre... dont il serait légitime d’être le biographe.

Une fois l'accent déplacé, puisqu'il n'est plus au centre de sa propre autobiographie, Cadiot insiste sur un deuxième glissement : au lieu de se consacrer à la part belle de ses aïeux, c'est la part maléfique qu'il choisit de tisser ; apparaît alors Alistair Crowley, descendant auto-proclamé, mélange de diable et de nazisme. Reste à fuir sa propre autobiographie.

D'où un mouvement de dénégation qui emporte finalement cette autobiographie annoncée : au fond, il s'agit là essentiellement pour Cadiot de se déclarer hors-lignée, de s'excepter de ce régime d'engendrement. Un Robinson coupé des siens.

Autoportrait de l'artiste au travail, de la « lettre aux acteurs » à un nouvel « art poétique »

Il n'en demeure pas moins qu'il s'agit bien, au cœur du Mage, d'un autoportrait, et plus précisément, de l'autoportrait, en temps réel − l'écriture de Cadiot tient au présent −, d'un artiste au travail. C'est Lagarde qui évoquait ce texte comme une suite de dispositifs plastiques et techniques, d'expériences menées qui permettent finalement au mage d'écrire. Autoportrait d'un artiste au travail donc, mais quel artiste ? Une fois de plus, cette quête de l'écrivain passe par la reformulation du cœur du travail de l'acteur. Au théâtre, la question s'incarne : « Vous ne pouvez pas imaginer ce que peut un corps », pour reprendre les derniers mots du texte.

 

a) Une « lettre aux acteurs » aux accents nietzschéens 

« Un bon corps météorologique. (...)
Je suis bien installé, l’air est vif, la nourriture légère et digeste.
J’ai le corps de mes idées.
Je les mime, je les anime, je les envisage, je les joue, je les désincarne, je les interprète, je les figure, je les illustre.
Je vais jouer première manière.
Direct dans le paysage. » 
Olivier Cadiot, Un mage en été

La première tentative d'écriture du poème, dont ce Robinson-mage serait l'auteur, arrive à la suite d'une séquence où notre héros, en mal d'ascendants géniaux, se place sous la tutelle explicite de Nietzsche, et plus précisément du Nietzsche de Ecce homo. Moment où le philosophe, arrivé « au milieu de sa vie », déclare : « J'ai regardé en avant, j'ai regardé en arrière (…) Et voilà pourquoi je me raconte à moi-même ma vie. (…) Il me paraît indispensable de dire qui je suis ». C'est à partir de cet écrit autobiographique, et notamment des pages consacrées à son bon régime alimentaire ! − je suis ce que je mange − que se déploie ce qu'on appelle la « lettre aux acteurs » de Cadiot, programmatique.

Ainsi, derrière Nietzsche, et son « comment on devient ce qu'on est » (veillons à notre alimentation, au climat, au lieu, aux formes de délassement choisi...), se niche Novarina. Conjugaison de deux paradigmes où le corps est premier. Chez Novarina, l'accent est mis sur le souffle. Pas question directement du « corps de ses idées » ; c'est là que Cadiot intervient et creuse la proposition de Novarina d'autres modèles.

Valère Novarina, Lettre aux acteurs, extraits

« Faut des acteurs d'intensité, pas des acteurs d'intention. Mettre son corps au travail. Et d'abord, matérialistement, renifler, mâcher, respirer le texte. C'est en partant des lettres, en butant sur les consonnes, en soufflant les voyelles, en mâchant, en mâchant ça fort, qu'on trouve comment ça se respire et comment c'est rythmé. Semble même que c'est en se dépensant violemment dans le texte, en y perdant souffle, qu'on trouve son rythme et sa respiration. Lecture profonde, toujours plus basse, plus proche du fond. Tuer, exténuer son corps premier pour trouver l'autre corps, autre respiration, autre économie − qui doit jouer. Le texte pour l'acteur une nourriture, un corps. Chercher la musculature de c'vieux cadavre imprimé, ses mouvements possibles, par où il veut bouger : le voir p'tit à p'tit s'ranimer quand on lui souffle dedans, refaire l'acte de faire le texte, le ré-écrire avec son corps. »

 

b) Le corps utopique de Foucault : l'ici et maintenant
Mais en réalité, il y a encore un autre texte qui travaille cette « lettre aux acteurs » sans jamais être directement cité, que Cadiot évoque souvent comme l'un des points d'origine qui a donné forme au Mage : une conférence de Michel Foucault datant de 1976, Le corps utopique. Cette conférence est construite comme un renversement de l'hypothèse initiale, à savoir que l'utopie, ce serait le contraire du corps, que ce serait même la seule façon d'échapper à cette tutelle qui nous assigne à un « ici et maintenant » sans ailleurs. Alors que le texte avance, Foucault revient sur cette proposition selon laquelle toutes les utopies se seraient construites pour fuir le corps, et même, il la retourne : le corps devient alors le modèle de toute utopie ; pour être une utopie, il suffit que j'aie un corps, cette utopie par excellence, « toujours ailleurs », visible et invisible, avec ses ressources propres de fantastique.

Michel Foucault, Le corps utopique, extraits

« (…) Mon corps, c'est le contraire d'une utopie, ce qui n'est jamais sous un autre ciel, il est le lieu absolu, le petit fragment d'espace avec lequel, au sens strict, je fais corps. Mon corps, topie impitoyable.


(...) Mon corps, c'est le lieu sans recours auquel je suis condamné. Je pense, après tout, que c'est contre lui et pour l'effacer qu'on a fait naître toutes ces utopies. Le prestige de l'utopie, la beauté, l'émerveillement de l'utopie, à quoi sont-ils dus ? L'utopie, c'est un lieu hors de tous les lieux, mais c'est un lieu où j'aurai un corps sans corps, un corps qui sera beau, limpide, transparent, lumineux, véloce, colossal dans sa puissance, infini dans sa durée, délié, invisible, protégé, toujours transfiguré ; et il se peut bien que l'utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le cœur des hommes, ce soit précisément l'utopie d'un corps incorporel.
(…)
Corps incompréhensible, corps pénétrable, et opaque, corps ouvert et fermé : corps utopique.

[On peut d'ailleurs entendre ici résonner les échos du texte de Cadiot, lorsque Robinson cherche un pseudonyme pour écrire : « Et puis un pseudo c’est chic. Je prends le premier qui me vient à l’esprit en assemblant des syllabes : Zak Pierjikolm, un nom impossible, au hasard. Ça sonne bien. Gravé sur un bristol on a l’impression que c’est une vraie personne. Opaque, différente, imperméable. »]

(…)
Est-ce que vraiment j'ai besoin des génies et des fées, et de la mort et de l'âme, pour être à la fois indissociablement visible et invisible ? Et puis, ce corps, il est léger, il est transparent, il est impondérable ; rien n'est moins chose que lui : il court, il agit, il vit, il désire, il se laisse traverser sans résistances par toutes mes intentions. Hé oui ! Mais jusqu'au jour où j'ai mal, où se creuse la caverne de mon ventre, où se bloquent, où s'engorgent, où se bourrent d'étoupe ma poitrine et ma gorge. Jusqu'au jour où s'étoile au fond de ma bouche le mal aux dents. Alors, alors là, je cesse d'être léger, impondérable, etc. ; je deviens chose, architecture fantastique et ruinée.
Non, vraiment, il n'est pas besoin de magie ni de féerie, il n'est pas besoin d'une âme ni d'une mort pour que je sois à la fois opaque et transparent, visible et invisible, vie et chose : pour que je sois utopie, il suffit que je sois un corps.
Toutes ces utopies par lesquelles j'esquivais mon corps, elles avaient tout simplement leur modèle et leur point premier d'application, elles avaient leur lieu d'origine dans mon corps lui-même. J'avais bien tort, tout à l'heure, de dire que les utopies étaient tournées contre le corps et destinées à l'effacer : elles sont nées du corps lui-même et se sont peut-être ensuite retournées contre lui.

(…)
Peut-être faudrait-il dire aussi que faire l'amour, c'est sentir son corps se refermer sur soi, c'est enfin exister hors de toute utopie, avec toute sa densité, entre les mains de l'autre. Sous les doigts de l'autre qui vous parcourent, toutes les parts invisibles de votre corps se mettent à exister, contre les lèvres de l'autre les vôtres deviennent sensibles, devant ses yeux mi-clos votre visage acquiert une certitude, il y a un regard enfin pour voir vos paupières fermées. »

On peut noter, du point de vue de l'anecdote, qu'à la fin du Mage, Robinson retrouve la femme du début, l'aimée, et que c'est ensemble qu'ils replongent dans la rivière, heureux... Mais si l'on s'arrête une seconde sur ce qui, avec le corps, est au centre du texte de Foucault, à savoir « l'ici et maintenant », il est peut-être moins anecdotique que Cadiot, alors qu'il écrit un monologue non pas de théâtre, mais bien pour le théâtre, choisisse cette conférence de Foucault.

Frères et sœurs se terminait sur ces mots : « Pourcentage de présent égale cent. » Et l'on sait que le temps réel est au cœur de son écriture. Au point que Poitrenaux, depuis Le Colonel des Zouaves, raconte commencer toutes les représentations, de quelque pièce que ce soit, en se remémorant cette phrase de Cadiot. L'ici est maintenant, ce lieu que l'on souhaiterait réellement commun au théâtre, l'ici et maintenant de la scène, extension du modèle utopique ?

 

c) Écrire : un nouveau sport affectif
Mais, pour revenir aux enjeux de cet autoportrait d'un artiste au travail, revenons à ce qui annonce le dernier mouvement du livre et la possibilité de rejoindre rivière et baigneuse, à ce qui ouvre la possibilité du poème. Revenons à la guérison, le temps où les faux modèles sont congédiés, où c'est une sorte de magie blanche qui émerge, de magie douce : « un mage sans magie, ça existe ? »
Après deux tentatives sans suite, deux poèmes échoués, Robinson finit par accéder au mouvement de l'écriture, ce nouveau sport affectif, ce travail émotionnel, cette discipline quotidienne. Pour ce faire, il a assisté la « suffisamment ressemblante mère », l'a vue et entendue, avant de mourir, psalmodier sa vie comme jamais auparavant, lui donner forme, faire son premier poème. Et c'est seulement à partir de cette expérience d'une langue commune, d'une littérature en partage, que Robinson peut à son tour trouver la voix qu'il cherchait.

« Athlétisme affectif.
En voilà un programme.
C’est mon nouveau sport.
(...)
Entre et sors dans tes souvenirs
(...)
On échange nos mémoires.
(...)
Trouve ta stabilité dans l’écheveau des détails qui t’assaillent
(...)
Passe d’un souvenir à l’autre
(...)
Je me fais un intervalle entre la vie et la mort.
(...)
Quels imbéciles qui n’écrivent pas sur de beaux paysages, en fait elle entendait par « ces beaux paysages », ceux qu’elle voyait quand elle fermait les yeux.
(...)
Il y a un secret. Mais j’y pense. C’est comme des gens qui se mettent subitement à crier en araméen ou en étrusque au beau milieu d’une foule. Sans jamais l’avoir appris.
Parler en langue.
Chanter en parole.
Ça arrive. Souvent c’est à l’article de la mort. Mais on peut essayer tous les jours.
(...)
Ça y est, j’ai compris.
Je suis dans une phrase qui bouge.
Les transitions sont dures, mais l’ensemble est tendre.
Une chanson d’amour faite de cassures.
Remplacer les chevilles émotives par des articulations pop.
(...)
On racontera tout dans le bon sens.
Voltige dans l’air.
Je me compose, je me décompose.
Comme ça.
Je t’écrirai de beaux paysages. »
Olivier Cadiot, Un mage en été

 

 

 

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