Arts de la scène : aux limites du théâtre
Steven Cohen, Golgotha  / 1 2 3 4 5 6 7 Repères

 

5. Un corps construit

Steven Cohen, Dancing inside out, 2004

Steven Cohen se montre souvent nu, exhibant un corps qui est en soi plutôt neutre, dénué de caractéristiques physiques bien remarquables. « J’utilise mon corps comme les anciens artistes recouraient au canevas », explique-t-il. Il précise encore : « Je suis intéressé par une politique du nu, non par un commerce de la sexualité ».

Une incorporation de codes culturels, décoratifs, rituels

Steven Cohen élabore et révèle, à travers cet auto-support qu’est son médium-corps, une construction culturelle sensible, produite par ses intentions signifiantes, mais tout autant par les attendus, projections, adhésions ou rejets, qui animent le théâtre mental des spectateurs devant lesquels il se montre. Cela non sans métaphore poétique et sophistication esthétique.

On a trop souvent réduit à la notion de travestissement, totalement insuffisante, son entreprise de sculpture de lui-même. Celle-ci passe systématiquement par la pratique d’un maquillage artistique, extraordinairement raffiné, usant de teintures de la peau, de collages de paillettes, de faux-cils inouïs et de splendides ailes de papillon véritables. Ce travail requiert plusieurs heures de préparatifs. Bien sûr les faux-cils, le sur-lignage hyperbolique du dessin des lèvres peuvent faire songer à une féminisation. Mais tout autant à des usages de grandes traditions théâtrales ou communautaires. Tout en l’exacerbant, Steven Cohen ne procède à rien d’autre qu’à la mise en œuvre des processus de fabrication, et leur exposition, de ce qui fait de toute apparence physique une performance d’incorporation de codes et de régimes d’interprétation. La sienne affichant une in-disciplinarité libre et sensible.

Steven Cohen arbore volontiers des corsets, souvent de sa propre fabrication, dont l’épaisseur, la lourdeur, évoquent une consistance signifiante qui dépasse largement la simple notion d’atours vestimentaires. Ces gangues, ces cocons, ces quasi-prothèses, se chargent de références culturelles, décoratives, rituelles, voire fétichistes, qui peuvent alors rappeler les univers de la médecine, ou du sadomasochisme, ou des liturgies ostentatoires d’essence baroque. Elles participent encore à la construction d’un libre corps imaginaire, à la rencontre des intentions de l’artiste et des références diffuses, séductions, phobies habitant le mental des spectateurs.

La chaussure à talons aiguilles : un brouillage transgenre

Enfin, la prothèse dont use Steven Cohen avec le plus de constance est la chaussure à talons aiguilles. Mais là encore, il serait totalement réducteur de cantonner cet accessoire scénique dans le registre du travestissement féminisant. Au-delà de ce brouillage transgenre, on remarque que les talons de ces chaussures sont d’une hauteur telle – jamais vu dans aucun usage social – qu’ils placent leur usage aux confins de l’empêchement même de la marche ; d’autant que, tout au contraire, les semelles de ces chaussures sont souvent d’une épaisseur et d’un poids eux aussi jamais vus dans l’usage social. Enfin, toute une déclinaison procède par emprunt et fixation de sabots d’animaux, telles les cornes d’onyx, d’un mètre de longueur, dans Flying at the zoo (1999).

Les codes de la séduction tournés en dérision

Le corps inouï que s’offre alors Steven Cohen est un corps qui déambule lentement, près de chanceler, d’une marche lourde et infiniment frêle, profondément émouvante. Par voie d’hybridation du masculin et du féminin, comme de l’humain et du zoologique, ce corps met radicalement en crise la figure fondamentale de domination sur le monde, propre à l’éthos occidental. Accessoirement – c’est le cas de le dire – et non sans humour ravageur, en les poussant jusqu’à l’absurde, il tourne aussi en dérision les apparences les plus sophistiquées de la mise en jeu sociale des codes de l’élégance et de la séduction – assignés au féminin – dans un monde voué au culte des stars.

Fondamentalement, Steven Cohen excite une performance transgenre et transculturelle, informée des gender theories et cultural theories, caractéristiques des lectures du monde anglo-saxonnes postmodernes, lesquelles conduisent à questionner l’ensemble des apparences et des comportements humains, y compris supposés les plus neutres ou stables. Selon ces théories, chacun se comporte dans le monde comme s’il interprétait, comme s’il performait des partitions de rôles qui tiennent intégralement de constructions culturelles. A cet égard, la sous-culture drag-queen est volontiers désignée comme mettant à nu de façon éclatante ces fonctionnements sous-jacents. L’esthétique de Steven Cohen peut s’y apparenter. 

 

 

 

Arts de la scène : aux limites du théâtre
Steven Cohen, Golgotha  / 1 2 3 4 5 6 7 Repères