Le 19 août 1991, quand les tanks entraient à Moscou, toutes les chaînes de télévision retransmettaient le Lac des Cygnes de Tchaïkovski (pareillement, au cours du massacre de Timisoara, la télévision roumaine a retransmis des danses folkloriques). A ce moment-là, le public russe s'est rendu compte que quelque chose de grave s'était passé. L'icône du traditionalisme soviétique (ballet favori de Staline, mais aussi le plus convoité des produits officiels d'exotisme nostalgique russe à destination de l'Occident) était non seulement considérée comme la moins blessante pour le peuple et les membres du Comité d'Urgence, mais signalait également le retour des vieux clichés de la stagnation. Traversant de nouveau le rideau de fer, le démodé Lac des Cygnes n'avait rien à voir avec des préférences kitsch pour le mauvais goût, puisqu'en Russie soviétique, très peu de personnes auraient délibérément choisi de suivre cette tendance. L'exclusionnisme esthétique que l'on s'impose à soi-même se transforme ici en son contraire, c'est-à-dire en un souvenir de l'isolation politique imposée. Par ailleurs, il se peut que les esthètes russes actuels préfèrent Terminator 2 au Lac des Cygnes.

D'après Svetlana Boym dans Power Shortages