ModernitÉs plurielles 1905-1975
Parcours « architecture »
MÉDITERRANÉE, AMÉRIQUE LATINE, JAPON, INDE
Du 23 octobre 2013 au 26 janvier 2015, niveau 5
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 34, niveau 5. Architectures modernes d’Amérique latine
Au premier plan : Mathias Goeritz, Pyramides mexicaines, 1959
Tôle clouée, bois, 279 x 324 x 138 cm
Au fond, de gauche à droite : Oswaldo Arthur Bratke, Chaise, 1948
Grupo Austral, Siège Hardoy, 1940
- Identité et enjeux
- Entretiens avec les commissaires
- Méditerranée – Architectures et colonies
- • Architecture et colonisation au Maroc et en Algérie
- • Entre violence et raison : prendre en compte les populations locales
- • Les désastres de la colonisation au XIXe siècle selon Delacroix
- • Architecture coloniale au Maroc, l’exemple de Rabat
- - À partir de 1912 : Lyautey, Prost
- - 1947-1953 : Michel Écochard
- • Alger
- - Années 1930 : Le Corbusier et le projet Obus
- - Années 1950 : l’Aéro-habitat, Roland Simounet, Fernand Pouillon
- • Béton armé et architecture au Maghreb
- • Primauté du modèle vernaculaire
- - Années 1950-60 : Jean Bossu
- - Années 1960-70 : André Ravéreau et le M’Zab
- • Bibliographie sommaire
- Modernité et tradition au Japon
- • Le mouvement métaboliste – la technique et les formes ancestrales
- • Y a-t-il une architecture postmoderne au Japon ?
- • Itsuko Hasegawa, fantaisie et relecture de l’habitat ancien
- • Tadao Ando, fascination et spiritualité
- Modernité et architecture en Amérique latine
- Raj Rewal, construire la ville indienne
identité et enjeux
Modernités plurielles, exposition-manifeste, est le premier aboutissement d’un programme créé en 2007, Recherche et mondialisation. Avec plus de 1 000 œuvres (arts plastiques, photographie, cinéma, architecture, design…) de 400 artistes issus de 47 pays, Modernités plurielles convie à une histoire revisitée de l’art de 1905 à 1970.
Plusieurs axes de réflexion traversent cette présentation : l’art du 20e siècle ne se limite pas aux seules innovations des avant-gardes ; il ne se limite pas non plus à l’art occidental ni à une vision internationale ; depuis le début du siècle, modernité et culture vernaculaire se nourrissent les unes des autres. Modernités plurielles remet en perspective œuvres et acquis historiques avec des créations provenant de continents oubliés, substituant « à l’histoire des influences une cartographie des connexions, des transferts [mais aussi des] résistances »1.
Dans ce panorama mondial, Modernités plurielles s’ouvre, dans le domaine architectural, et selon des enjeux identiques − comment construire une identité entre des spécificités locales et l’architecture internationale ? −, à quatre aires géographiques :
- le patrimoine architectural du nord de l’Afrique dans la première moitié du 20e siècle,
- l’architecture japonaise et l’architecture d’Amérique latine, entre tradition et modernité, après les années 50,
- la ville indienne après l’Indépendance, avec une monographie consacrée à Raj Rewal.
Ce dossier propose des entretiens avec Aurélien Lemonier et Valentina Moimas, conservateurs au Musée national d’art moderne/Centre de création industrielle et commissaires de ces quatre salles. Ils expliquent, ici, leur travail de recherche et leurs choix dans le cadre de ces Modernités plurielles. Régis Labourdette, historien de l’architecture, membre de l’association Promenades urbaines et, à ce titre, partenaire de l’association oranaise Bel Horizon pour la sauvegarde du patrimoine en Algérie, commente, par ailleurs, les projets présentés.
Entretiens avec les commissaires
Entretien avec Aurélien Lemonier
Marie-José Rodriguez. L’accrochage Modernités plurielles ne se limite pas au seul champ des arts plastiques. Les salles consacrées à l’architecture contribuent, elles aussi, au renouvellement de cette histoire de la modernité.
Aurélien Lemonier. Pour moi c’est clair, quand, il y a deux ans, nous avons commencé à réfléchir sur ces Modernités plurielles énoncées de façon programmatique par Catherine Grenier, l’enjeu était de reprendre les mêmes termes pour la partie architecture. À savoir, pour la première moitié de l’accrochage, s’essayer à une nouvelle lecture des grands courants connus, une lecture plus proche de l’extraordinaire diffusion qui structure les années 1920 et 1930 avec ses réseaux d’échanges, ses revues, son ouverture d’esprit.
Cette méthodologie, nous l’avions déjà vue avec l’exposition De Stijl2, nous avions vu comment le refus de prendre en compte les origines fauvistes, théosophiques, spiritualistes du travail de Mondrian, de Van Doesburg ou de Van der Leck, etc., conformément à la lecture américaine que nous en avions jusque-là, amputait leur sens profond, niait les échanges qui existaient entre les artistes. Nous avions aussi expérimenté le fait qu’à partir des revues de l’époque, qu’elles soient d’Europe de l’Ouest ou de la Middle Europa, nous pouvions, par exemple, retracer le parcours d’un Theo Van Doesburg dans l’Europe entière entre 1922 et 1930.3
La première partie de l’accrochage montre cette relecture des grands mouvements – cubisme, futurismes, constructivisme… −, tout en diversifiant les œuvres présentées − dans la salle consacrée à Kandinsky et à l’Almanach du Blaue Reiter se côtoient des peintures de Klee, des dessins d’enfants, des estampes japonaises, de l’art populaire russe,… une diversité d’œuvres encore peu vue ici. La seconde partie, à laquelle j’ai plus particulièrement contribué, développe l’autre grand axe de cette présentation : s’ouvrir à des aires géographiques éloignées. L’histoire proposée n’est plus dans une lecture verticale qui aurait un centre leader, Paris-New York, mais rassemble des scènes différentes et variées.
M.-J.R. Pour l’architecture, quatre grandes thématiques, très différentes les unes des autres et par leur fond et par leur forme, témoignent de cette ouverture géographique. L’une porte sur un patrimoine, celui des architectures méditerranéennes au temps des colonies. Pour le Japon, vous proposez un panorama de l’architecture nippone à partir des années 1950. L’Inde est abordée par le biais d’une réflexion sur la ville à partir d‘une monographie d’un architecte-urbaniste contemporain : Raj Rewal ; la quatrième salle dédiée à l’Amérique latine étant du ressort d’un autre commissaire, Valentina Moimas. Quel est le fil conducteur entre ces quatre salles ?
A.L. Le lien entre ces salles est une question centrale. La période concernée se situe globalement dans l‘après Seconde Guerre mondiale, où l’architecture internationale s’est diffusée partout, de l’Inde à l’Amérique latine en passant par l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Afrique du Nord. Les contradictions du modernisme comme style universel sont au cœur d’une pensée de l’architecture à partir des années 1960. Et le débat qui émerge alors est : comment construire une identité qui prenne en compte des spécificités culturelles, des racines locales, tout en poursuivant la grande puissance mondiale de l’architecture moderne ? Les deux salles les plus explicites par rapport à cette question sont les salles Japon et Amérique latine − pour le Japon le débat est en germe à partir des années 50 et un peu plus tard chez certains architectes latino-américains. Pour les architectures méditerranéennes, la période chronologique envisagée est plus large – nous allons de Laprade, fin des années 20, à des constructions des années 70 d’André Ravéreau, c’est-à-dire après l’Indépendance de l’Algérie − et la problématique plus complexe.
Régis Labourdette. La question des racines et des usages traditionnels concerne aussi ces architectures méditerranéennes mais, là, il faudrait inverser les termes. Les architectes français présents en Afrique du Nord dans les années 1920, et surtout à partir des années 1930 avec Le Corbusier qui travaille sur Alger, ont autant inspiré qu’ils se sont inspirés des traditions locales. Le Mouvement moderne n’existerait pas sans cette référence aux architectures musulmanes.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 28, niveau 5. Méditerranée : architectures et colonies
Sur la cimaise : « Une » de revues d’architecture, années 1920 à 1960
À droite : Hassan Fathy : Construire avec le peuple : histoire d’un village d’Égypte, Gourna, Sindbad, 1970, vidéo
Sous vitrine (premier plan de l’image), le visiteur peut lire l’Appel d‘Albert Camus, Pour une trêve civile en Algérie, 1956, Alger
A. L. C’est précisément la question que soulève cette salle : l’architecture européenne de la première moitié du 20e siècle s’est-elle nourrie des solutions vernaculaires, a-t-elle respecté les habitats traditionnels, ou en a-t-elle plus ou moins fait table rase au profit d’une architecture coloniale ?
J’étudie ce sujet depuis cinq ans, je n’ai pas encore toutes les réponses. S’il est vrai que Le Corbusier revendique, dès cette époque, des références vernaculaires dans ses écrits, il produit en même temps des objets paradoxaux par rapport à la doctrine qu’il émet. Quand il conçoit le plan Obus pour Alger, en 1930-32, il garde la casbah parce qu’il sait intuitivement qu’il ne faut pas y toucher, tout en proposant des autoroutes qui bordent la ville. Ce n’est qu’après-guerre, quand il travaille en Inde, à Chandigarh, que la réappropriation des racines locales s’effectue. De même pour Georges Candilis, par exemple, si l’on peut lire dans les histoires de l’architecture moderne en France, de Gérard Meunier ou de Joseph Abram, qu’il s’approprie les sources vernaculaires de l’Afrique du Nord, sa contribution reste une architecture coloniale d’exportation. S’il prend en compte certains usages, il reste loin du vocabulaire d’Hassan Fathy.
Le seul, pour moi, qui amorce vraiment ce travail de façon consciente, dans les années 1950, est Roland Simounet, avec sa Cité de Djanan-El-Hassan. Tout en ayant intégré l’enseignement des CIAM et de Le Corbusier, algérien de naissance comme Camus, il est dans une compréhension sensible du territoire. Jean Bossu fait aussi partie de ce mouvement. Mais c’est André Ravéreau qui l’effectue véritablement. Dans la vallée du M’Zab, il produit des formes complètement organiques par rapport au site et ce, sans avoir oublié sa formation occidentale chez Perret, mettant en place des dispositifs techniques qui répondent aux modes de vie locaux, pour la protection solaire par exemple.
Ravéreau passe le cap de l’Indépendance, en 1962. Tandis que les autres réintègrent la France, il reste implanté dans la vallée du M’Zab de façon institutionnelle jusqu’en 1975. Ravéreau permet aussi d’évoquer Hassan Fathy qu’il rencontre en 1980, quand Fathy reçoit le prix Agha Khan pour l‘ensemble de son œuvre, et lui le prix Agha Khan pour son dispensaire construit au Mali, le dispensaire de Mopti. Et s’il ne vient pas du même milieu que Fathy, leurs démarches se font échos, se fondant sur une compréhension de l’intérieur des pratiques ancestrales et de leur appropriation dans une architecture contemporaine.
R.L. Ce serait, en effet, pure folie que de penser l’architecture hors d’un système social spécifique. Toutefois, le système colonial a fait vivre des solutions très variées. Dès la fin des années 1920, Lyautey, Prost ou Laprade, à Casablanca, par exemple, ont le projet de situer la partie européenne de la ville dans la continuité de son axe vernaculaire. Avec ses dessins d’architectures traditionnelles, tant françaises que marocaines, Laprade est, pour le coup, étonnant. Casablanca ou Oran, villes d’expérimentation, avec leurs nombreuses constructions art déco, portent la marque coloniale la plus évidente et la plus intéressante des années 30. Aujourd’hui, à Oran, l’association Bel Horizon qui se consacre à la sauvegarde du patrimoine en Algérie s’oppose aux destructions de ce style colonial. Là-bas on protège ce que l’on peut ici dénigrer.
A.L. Je suis d’accord avec vous. À partir des années 1890, les colonies françaises sont un marché énorme pour la construction − les entreprises Hennebique et Perret, dont témoignent les vitrines adjacentes à la salle, représentent un aspect important de cette économie. Depuis les années 1910, ces territoires deviennent de véritables lieux d’expérimentation qui suscitent aujourd’hui une vision exotique, où art déco et éclectisme se mélangent…. Je ne suis pas dans le jugement. Mais on ne peut plus être dans le déni. Il s’agit d’architectures coloniales.
Quant à Lyautey, Prost ou Laprade, il faut, en effet, faire ressortir ces figures-là. Bien qu’ancré dans une certaine période, Laprade a une réelle vision architecturale, et c’est sans doute la première fois que l’on montre des dessins de lui au Centre Pompidou. Mais il faut encore citer une figure importante et totalement oubliée, celle de Michel Écochard, cet architecte qui va construire le palais d’Azem en Syrie, devenir le grand urbaniste de Casablanca dans les années 50, puis qui part au Tonkin...
R.L. Un architecte complètement attentif à la tradition.
A.L. Tout en étant complètement moderne, et pris dans le flux d’une colonisation française qui s’étend du Tonkin à l’Afrique. Il est difficile de raconter intégralement cette histoire car les documents, dessins ou maquettes, sur cette aire géographique et cette période sont peu nombreux. Pour la raconter, même partiellement, nous avons fait un partenariat avec l’Institut français d’architecture. Le recours aux revues est aussi fondamental ; il constitue le support éditorial sur ces architectures, depuis les années 20 jusqu’aux années 60, d’où ce grand mur de revues dans la salle. J’ai également réalisé deux acquisitions : le carnet de photos de Simounet − qu’il constitue en 1961 avant de repartir en France pour acquérir une homologation, n’ayant pas le diplôme d’architecte − et les dessins de Ravéreau.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 40, niveau 5. Architectures japonaises
Au premier plan, à gauche : Tadao Ando, Église de la lumière, Osaka, Japon, 1987-1989
Maquette, béton, 95,5 x 223 x 101,5 cm
Au fond, de gauche à droite : Ichiro Ebihara, Mémorial d’Azaki, 1958-60, dessins
Key Sato, Soleil axial, 1959-60, Kazuo Shiriga, Sans titre, 1957, huiles sur toile
M.-J.R. Pour la salle consacrée au Japon, qu’avez-vous choisi de montrer et que voulez-vous dire par rapport à cette nouvelle lecture de la modernité ?
A.L. Cette salle, pour le coup, contrairement à celle consacrée aux architectures de la rive nord de l’Afrique, reflète le fonds important de la collection pour l’architecture japonaise. Ouvrant avec les années 50 et le mouvement métaboliste, j’y ai volontairement étendu la chronologie jusqu’aux années 80 avec la grande maquette de Tadao Ando, l’Église de la lumière à Osaka (1987-89), un don fait par Ando il y a deux ans. S’il n’y a pas de maquette dans la section précédente, celle d’Ando est une maquette magnifique, absolue, presque une architecture en elle-même. La salle précédente apparaît comme un texte, celle-ci est une sensation, une immersion dans une ambiance, une esthétique. Raison pour laquelle, bien qu’il n’y ait pas beaucoup de lien historique, sont confrontés ici Shiriga et Ando.
M.-J.R. Pourriez-vous définir en quelques mots ce qu’est le métabolisme ?
Kisho Kurokawa, Ville flottante, Kasumigaura, Japon, 1961
Projet non réalisé
Plan-masse. Détail
Mine de plomb sur calque, 31 x 30,5 cm
Le métabolisme est lié à la reconstruction du Japon après-guerre. C’est la conception, dans les années 50, d’une ville artificielle fondée sur une pensée de la mégastructure, à partir de la cellule comme élément de croissance, par analogie à la croissance biologique. Cette salle montre notamment des dessins de la Ville flottante de Kisho Kurokawa, un projet de 1961, fantastique, et la continuité de ce mouvement par Kenzo Tange.
Puis, la Maison Visage (Face House, 1973-74) de Kazumasa Yamashita, qui regarde la maquette d’Ando, évoque la place prise au Japon par les architectures postmodernes. Dans la vitrine située au fond de la salle, quelques maquettes, un don d’Itsuko Hasegawa, montrent cet autre courant de la light architecture.
Derrière toutes ces tendances, se retrouvent un regard et une réinterprétation de l’architecture traditionnelle japonaise. Elle est là, dans les dessins métabolistes de la cellule comme module du logement et de la ville, dans l’architecture d’Ando où le dessin sur la façade en béton est, en fait, une empreinte de coffrage qui a la dimension d’un tatami…
Pour les Japonais, le regard occidental, l’architecture moderne en l’occurrence, est le moyen de produire un regard sur leur propre tradition.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 41, niveau 5. Construire la ville indienne. Raj Rewal
Au premier plan : Stade Trading Corporation, New Dehli, 1976-89, maquette
À gauche : Village des Jeux asiatiques, New Dehli, 1980-82, maquette
À droite : Institut national d’Immunologie, New Dehli, 1990, maquette
M.-J.R. Pourquoi le choix d’une monographie pour parler de l’architecture en Inde ?
A.L. Il y a deux ans, quand commençait notre réflexion sur ces Modernités plurielles, il n’y avait aucune œuvre indienne dans notre collection. Le travail engagé par Catherine Grenier a permis des recherches sur des scènes que nous savions importantes mais sur lesquelles nous n’avions jamais travaillé. Le contexte indien m’est alors apparu une priorité, contexte totalement méconnu, et qui n’avait pas été traité dans l’exposition Paris-Delhi-Bombay. Et pourtant, l’Inde suscite des échanges culturels depuis toujours. Plus proche de nous, depuis le milieu du 19e siècle, tous les grands artistes européens et américains vont en Inde. En 1922, par exemple, une exposition sur le Bauhaus, impulsée par Rabindranath Tagore, est organisée à Calcutta. On parlait tout à l’heure de la théosophie à propos de Mondrian et de Van Doesburg, et bien, celle-ci n’existerait pas sans un regard sur la spiritualité indienne. Nous n’avons jamais tenu compte de ces liens culturels dans notre histoire de la modernité.
Mon enjeu était d’ouvrir un programme de recherches sur l’architecture indienne, particulièrement après l’Indépendance. Je suis allé voir un certain nombre d’architectes, dont ceux qui me paraissent essentiels pour la construction de la ville indienne à partir du milieu des années 60 jusqu’aux années 90 : Balkrisna Doshi à Ahmedabad, Charles Correa à Bombay et Raj Rewal à Delhi, Rewal étant celui qui a le plus rapidement emboîté le pas à ma démarche.
Pendant la période coloniale, tous les intellectuels indiens font leurs études à Londres ou aux États-Unis, et éventuellement en France pour l’architecture. Ainsi Doshi a-t-il travaillé, dans les années 50, dans l’agence de Le Corbusier, puis a conduit ses chantiers à Ahmedabad. Quant à Rewal, qui voulait aussi venir chez Le Corbusier au début des années 60, il s’est finalement retrouvé chez Michel Écochard. Et c’est là que l’histoire devient intéressante. Quand il retourne en Inde en 1963-64, il se met immédiatement à travailler sur le patrimoine de l’architecture moghole des 17e et 18e siècles, les palais de l’empereur Shâh Jahân, cette grande architecture savante qui n’a rien de vernaculaire. C’est la raison pour laquelle des photos anciennes des sites moghols sont visibles dans cette salle.
Avant tous les autres, Rewal va s’interroger sur la capacité de l’architecture indienne à répondre à la modernisation qu’insufflent, par l’industrialisation, Nehru et Indira Gandhi, tout en posant clairement la question de l’identité. Il va chercher à comprendre quels grands principes de l’architecture moghole peuvent être réinterprétés.
Ainsi, peut-on voir, dans ses dessins, des plans centrés qui n’ont rien de mimétique. L’art des tracés en plan, propre à l’architecture moghole, participe de cette réinterprétation, de même que des systèmes périphériques de circulation déambulatoire. Pour fabriquer la ville, il réutilise le principe des petites ruelles qui s’enchevêtrent ; rues, portes, porches, escaliers, … Toute cette typologie architecturale constitue une complexité urbaine et, en même temps, une adaptation à l’environnement. Dans cette partie de l’Inde où prévaut un climat tropical sec, la protection solaire, la ventilation naturelle sont autant de questions qu’avaient abordées l’architecture ancienne, dont il reprend les solutions.
Avec cette salle consacrée à Raj Rewal4 − rendue possible grâce au don fait par l’architecte lui-même −, ce sont ces questions de modernisation et de réinterprétation des sources précoloniales en Inde qui sont explicitées.
Entretien avec Valentina Moimas
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 34, niveau 5. Architectures modernes d’Amérique latine
Au premier plan : Mathias Goeritz, Pyramides mexicaines, 1959
À gauche : montage avec vues des bâtiments réalisés par les architectes présentés dans la salle
Au fond : João Batista Artigas et Carlos Cascaldi : Hangar à bateaux du Santa Paulo Yacht Club, Interlagos, São Paulo, 1961. Élévation
À droite : Oswaldo Arthur Bratke, Chaise, 1948 ; Grupo Austral, Siège Hardoy, 1940
Marie-José Rodriguez. L’accrochage Modernités plurielles porte une grande attention à l’art sud-américain, à ses mouvements des années 1920 − l’Indigénisme et l’Anthropophagie −, à ses artistes venus en France dans les années 50-60 − les Argentins Julio Le Parc, Horacio Garcia-Rossi, Antonio Asis, les Vénézuéliens Jesús Rafael Soto, Carlos Cruz-Diez… qui ont été parmi les fondateurs du cinétisme. Une salle est également consacrée à l’Argentin Gyula Kosice, créateur du mouvement Madi… Comment, dans ce contexte, avez-vous travaillé pour l‘architecture ?
Valentina Moimas. La question de départ se pose différemment. Quand je suis arrivée au Service des collections d’architecture du Mnam/Cci, j’ai pu constater que toute une partie du monde y avait été oubliée. De la sphère ibéro-américaine, la seule chose que nous avions alors était une maquette d’Eduardo Torroja (1899, Madrid, Espagne - 1961, Madrid, Espagne). L’ouverture sur l’architecture sud-américaine est donc devenue une priorité, anticipant le travail sur la mondialisation des collections pour les arts plastiques. C’est en 2007, à l’occasion d’une invitation à un colloque, qu’a démarré une première campagne sur le Brésil. Ce qui explique pourquoi l’architecture brésilienne est le noyau le plus travaillé de la collection pour cette partie du monde.
En même temps, cette prééminence correspond à une réalité. Sur la scène internationale, à partir des années 1950, l’architecture brésilienne existe, elle est même présentée en France. Sa reconnaissance commence avec l’exposition organisée par le MoMA, en 1943, Brazil Builds, et se poursuit avec la construction de Brasilia par Oscar Niemeyer (1907, Rio de Janeiro, Brésil - 2010, Rio de Janeiro, Brésil) et l’urbaniste Lucio Costa (1902, Toulon, France - 1998, Rio de Janeiro, Brésil). Niemeyer, adepte du Mouvement moderne, a déjà participé, en 1936, avec Costa et Le Corbusier (1887, La Chaux-de-Fonds, Suisse - 1965, Roquebrune-Cap-Martin, France) à la conception du ministère de l'Éducation et de la Santé à Rio de Janeiro. Consacré par l’exposition du MoMA, il participe à celle du siège des Nations Unies à New York (1947-1952).
Pendant vingt ans, l’architecture brésilienne est donc présente dans les revues, notamment françaises. Les plus belles photographies en noir et blanc sont d’ailleurs faites par un Français, Marcel Gautherot. Des visites sont organisées à Brasilia pour les architectes. Puis cette architecture va beaucoup moins intéresser. La capitale a été inaugurée en 1960. Il n’y a plus la même actualité. Après le coup d’État de 1964 au Brésil et l'arrivée au pouvoir de la dictature militaire, Niemeyer s’exile en France où il construit, entre autres, le siège du Parti communiste, celui de l’Humanité et la Maison de la culture du Havre. Il sera le premier Brésilien à recevoir le prix Prix Pritzker (en 1988).
La génération d’architectes qui suit la construction de Brasilia est beaucoup moins connue, leur présentation devenant plus difficile à l’international. Où, quand, comment ça se poursuit jusqu’à aujourd’hui, c’est ce que nous voulions savoir. La collection pour la période contemporaine s’est beaucoup développée, moins pour cette période intermédiaire dont nous présentons dans cet accrochage le résultat de nos premières recherches.
M.-J.R. Quels sont les pays d’Amérique latine aujourd’hui présents dans la collection du Musée ?
V.M. L’accrochage devait couvrir trois pays : le Brésil, l’Argentine et le Mexique. Pour l’Argentine, des problèmes de législation ont empêché la sortie d’œuvres. Nous sommes, par ailleurs, en pourparlers pour une donation. L’Argentine n’est représentée que par le fauteuil du Grupo Austral (Siège Hardoy, 1940 ; groupe fondé en 1938 et dissous en 1940), mais nous devrions combler prochainement ce manque. D’autres chantiers sont à ouvrir : le Venezuela, la Colombie, le Chili…
Le terme « Amérique latine » est une convention, ce n’est ni un continent ni une réalité culturelle, et nous y ajoutons, ici, le Mexique, situé en Amérique centrale ! Selon les pays, les réalités y sont très différentes vis-à-vis de l’architecture moderne. Dans les pays de la sphère andine, celle-ci a peu pénétré. Le Mexique, Cuba, le Brésil, l’Argentine, le Chili y ont été plus sensibles. Pour des raisons sans doute liées à l’émigration. Des compétences, des connaissances ont été transmises. Dans certains pays, ces connaissances se sont transformées en se confrontant avec les traditions, les cultures, les pratiques. À l’intérieur de ces influences, se dessinent des évolutions différentes.
M.-J.R. Du Mexique, que présentez-vous ? Où, dans cette échelle de métissage entre modernité et tradition, se situe-t-il ?
V.M. Au Mexique, le lien avec le passé est toujours présent. L’histoire précolombienne peut se vivre au jour le jour, avec ses monuments, ses pyramides, ses traces. Au Mexique, comme en Italie, quand on creuse, on trouve ! Ça a 2000 ou 3000 ans. Puis on vit avec. Ce n’est pas le cas au Brésil. S’il y a toujours des tribus indiennes, il n’y a pas de traces archéologiques. Situation semblable en Argentine, mais son évolution est différente de celle du Brésil, parce que les liens avec l’Europe y sont plus forts.
Agustín Hernández, École de ballet folklorique, Mexico, Mexique, 1965-1968
Projet réalisé
Maquette, 1968, Bois, 20,5 x 80,2 x 40,4 cm. Échelle 1/100
Tatiana Bilbao, Centre de spectacles, Irapuato, Mexique, 2008-2010Raj Rewal
Projet en cours de réalisation. Maquette
Polyester, 27,5 x 100,5 x 83,5 cm
Dans l’accrochage, cette prégnance de l’architecture précolombienne est montrée avec Agustín Hernández (1931, Mexico, Mexique) et son École de ballet folklorique. Ses pans obliques ne sont-ils pas ceux des pyramides de Teotihuacan ? Cette prégnance ne s’exerce pas seulement sur le plan formel, elle imprègne aussi la façon dont ce bâtiment prend possession de l’espace. Le registre est celui de la monumentalité et de ses rapports avec ses volumes intérieurs, ses ouvertures pour laisser passer la lumière. Cette démonstration pourrait être faite avec d’autres architectes mexicains. Par exemple, avec Tatiana Bilbao (née en 1972, Mexico), dont j’ai présenté dans les collections contemporaines (avril 2011-mars 2014) le Centre de spectacles d’Irapuato, sorte de pyramide circulaire où les étages, comme disloqués, sont reliés par une énorme rampe.
Régis Labourdette. Si l’on fait référence à ce qui se passe en Europe, au néo-classicisme par exemple, le rapport à l’histoire est pratiqué d’une manière très différente. Là, on est dans l’ordre de la citation. Ici, dans celui de la réinterprétation. C’est un autre type de référence à la tradition.
V.M. Réinterprétation typologique, formelle, décorative au sens noble… Le fil rouge de ces réalités latino-américaines, aussi différentes qu’elles soient d’un pays à l’autre, est sans doute le métissage. Entre des peuplades indiennes très anciennes, qui ne se limitent pas aux Mayas et aux Aztèques, les colonisations espagnole et portugaise, l’arrivée des peuples africains avec la traite des Noirs, les émigrations européennes des 19e et 20e siècles, il y a un apport incroyable de cultures différentes.
R.L. Ce métissage met en présence des origines beaucoup plus différenciées qu’en Europe. En même temps reste, en chacun, la présence intérieure d’une altérité.
V.M. Cette intériorisation d’une différence est aussi la clé du mouvement anthropophage, au Brésil.5 De ce mouvement, cependant, aucun architecte brésilien n’a émergé. En revanche, vient s’y greffer une autre histoire. Gregori Warchavchik (1896, Odessa, Ukraine - 1972, São Paulo, Brésil), d’origine russe, après des études à Rome, arrive au Brésil dans les années 20, où il écrit un manifeste de l’architecture moderne (Futurismo, 1925). La même année, Rino Levi (1901, São Paulo, Brésil - 1965, Buenos Aires, Argentine), architecte d’origine italienne, rédige un second manifeste qui diffuse également les idées de Le Corbusier.
Le Corbusier est déjà connu au Brésil mais, malgré ses démarches – Blaise Cendrars l’a mis en contact avec le mécène brésilien Paulo Prado, lui-même l’avait rencontré grâce à Tarsila do Amaral, une des fondatrices du mouvement anthropophage6 –, son premier voyage en Amérique latine n’a lieu qu’en 1929, en Argentine, invité par l’Ordre des architectes argentins. Grâce à Prado, il peut poursuivre son périple jusqu’au Brésil. À Buenos Aires (Argentine), Montevideo (Uruguay), São Paulo, Rio (Brésil), il donne des conférences sur l’architecture moderne, la machine à habiter, connaît une véritable audience auprès des architectes et des écoles d’architecture. Ses interventions sont même relayées par les journaux et les revues. Pour Paulo Prado, il dessine une maison-bibliothèque, dont le permis de construire est signé par Warchavchik, qu’il désignera par la suite comme le représentant de l’Amérique latine aux CIAM.
L’Amérique latine change aussi sa vision. C’est son premier voyage en avion, ce qui transforme sa façon de voir l’urbanisme. Il dessine des plans pour ces grandes villes qu’il visite. Pour Rio, il imagine une autoroute qui conduit directement de la périphérie à la plage – thème qu’il reprendra pour Alger. De retour en France, il loue dans trois textes (Esprits d’Amérique du Sud, Prologue américain et Corollaire brésilien) la liberté de construire en Amérique latine, et proclame : « L’Europe bourgeoise est un poids pour l’Amérique du Sud. Libérez-vous ! » Il ne revient pas indemne de ce voyage.
R.L. Il ne revient indemne de nulle part !
M.-J.R. Comment cette première période moderne est-elle montrée dans l’accrochage ?
V.M. Modestement, il est vrai, sous forme de documentation. À travers des revues, les Cahiers d’art notamment – les articles de Gregori Warchavchik sur l’Amérique du Sud (Cahiers d’art n°36) sont exposés en vitrine. Ou par l’intermédiaire d’éléments historiques – par exemple, le Carton d‘invitation à l’exposition la Casa Modernista (Maison moderniste) que Warchavchik organise en 1925 et qui est, en quelque sorte, pour les architectes, le pendant de la Semaine d’art moderne conçue par Oswald de Andrade à São Paulo, en 1922, pour le mouvement anthropophage.
Outre Levi et Warchavchik, un troisième architecte est intéressant pour cette même génération : Flavio de Carvalho (1899, Amparo, Brésil - 1973, Valhinos, Brésil), exposé dans la salle Anthropophagie (Plan pour une ville des Tropiques, 4e Congrès panaméricain d’architecture, 1930), bien qu’il ne fasse pas partie de ce mouvement. Né au Brésil, ingénieur de formation, de Carvalho a fait ses études à Londres. En même temps il écrit, organise des happenings, réalise des costumes pour le théâtre, construit une série de maisons…, dirige, le temps d’un numéro, une revue qui est également montrée dans une des vitrines autour de la salle Amérique latine.
Oswaldo Bratke, Casa a beira mar (Maison en bord de mer), Ubatuba, São Paulo, Brésil, 1959-1960
Projet réalisé. Perspective Façade
Encre noire, gouache blanche, crayons de couleur gras et mine de plomb sur papier sulfurisé
36 x 48,6 cm
M.-J.R. De l’époque de la construction de Brasilia − dont l’histoire n’a retenu que Niemeyer − et des années qui suivent, que nous montrez-vous ?
V.M. Le premier projet montré date de 1948, un projet de logements de João Batista Artigas (1915, Curitiba, Brésil - 1985, São Paulo, Brésil) qui développe une articulation particulière avec l’environnement, où espace public (une petite place) et espace privé (un jardin) sont en continuité. L’usage de la couleur y est atypique pour l’époque.
Puis sont montrés plusieurs projets qui se présentent comme de grandes boîtes en béton, lesquelles sont, non pas posées au sol ou sur des pilotis, mais fixées à des systèmes de piliers chaque fois différents, traversées par des déambulations mettant en continuité intérieur du bâtiment et rez-de-jardin. C’est le cas, par exemple, avec la Faculté d’Architecture et Urbanisme (São Paulo) d’Artigas, une grande boite éclairée, associée à une rampe qui, à partir d’un atrium, conduit à un jardin d’un côté, et à des espaces ouverts et des salles, de l’autre.
Chez Artegas, comme chez Niemeyer, la structure n’est jamais cachée, elle est la réalité du bâtiment. Il s’agit d’une morale de la construction. Une morale qui est aussi présente dans sa vie : Artegas est l’un des rares communistes à rester militant alors que le Parti est interdit par la dictature. Il sera éloigné de la faculté où il enseigne.
Deux dessins d’Oswaldo Bratke (1907, Botucatu, Brésil - 1997, São Paulo, Brésil) montrent une parenté avec le travail d’Artigas, pour le soin apporté à résoudre l’espace ou les détails d’une manière vraie. Si l’on doit trouver une même influence chez ces deux architectes, ce n’est pas tant la leçon moderne de Le Corbusier, mais l’influence américaine sur les espaces à vivre. Des maisons à plan libre, qui peuvent être en bois, avec des espaces ouverts.
Brakte a été chargé par une compagnie minière de la réalisation de deux villes, de leur plan urbain jusqu’à leur habitat et leur mobilier − un mobilier économique, facilement reproductible (voir la Chaise d’Oswaldo Brakte, 1948). Artigas a pris beaucoup de ses idées d’espace flexible, vide avec des cloisons, ce qui devient chez lui la boîte, cette boîte en béton que l’on retrouve dans la faculté. Tous deux mettent en valeur le paysage, la nature.
Très peu connu en Europe, Bratke l’était aussi peu au Brésil, alors qu’il est un des piliers de l’architecture brésilienne.
Un troisième architecte dans cette filiation de São Paulo est Paulo Mendes Da Rocha (1928, Vitoria, Brésil) dont sont présentés les grands dessins du Gymnase du club athlétique de Paulistano à São Paulo (1958-61). Da Rocha a été l’assistant d’Artigas à la faculté et, comme lui, en a été évincé. Pour lui aussi, la structure est forme. On ne la cache pas. Et le plus souvent, on ne voit que le béton.
Decio Tozzi, Luiz Carlos Ramos, École technique de commerce, Santos, São Paulo, Brésil, 1963-1965
Projet réalisé. Maquette d'étude
Aluminium, 14 x 34 x 81 cm
Ruy Ohtake, Maison atelier Tomie Ohtake, São Paulo, Brésil
Projet réalisé, 1966-1998
Perspective. Façade d'entrée, 1ère phase
Encre de Chine et crayons de couleur sur papier velin
21 x 41,5 cm
R.L. Outre ces trois architectes qui fondent leur pratique sur une vérité constructive, vous évoquez aussi deux émules du postmodernisme, Ruy Ohtake (1938, São Paulo) et Decio Tozzi (1936, São Paulo).
V.M. Ruy Ohtake est le fils d’une architecte plasticienne, Tomie Ohtake, arrivée dans ce pays vers l’âge de quarante ans. Sont présentés des projets des années 60-70, avant qu’Ohtake ne devienne un des papes du postmodernisme au Brésil. Des projets encore brutalistes (le béton étant ce qui caractérise cette salle), avec des dessins de la Maison atelier réalisée pour sa mère et du Centre téléphonique de Campos do Jordão. Dans ce dernier projet, on retrouve à la fois la liberté des formes propre à Niemeyer, et la question de la boîte travaillée à la fois par Niemeyer (la boîte en cristal à l’intérieur de la boîte en béton) et par Artigas (la boîte en béton seulement, à laquelle peuvent s‘ajouter la rampe, les plateaux, …).
Sur une autre trajectoire, Angelo Bucci et Marcos Acayaba (1944, São Paulo), tout en conservant l’idée de la boîte, travaillent sur la diversification des matériaux, jusqu’à utiliser l’acier. Les maisons de Bucci et Acayaba réduisent au minimum leur impact au sol, de manière à se préserver de la forêt tropicale tout en s’ouvrant sur le panorama environnant. La maison Baeta (1991-1994) d’Acayaba est une magnifique coque en béton coulée sur place.
Je ne doute pas que toute cette architecture gagnera bientôt la scène internationale. Il y a aujourd’hui un vrai mouvement d’historiens qui est en train de montrer l’identité brésilienne, dont le génie ne se limite pas à Niemeyer. Pour 2015, le MoMA prépare également une grande exposition sur l’architecture en Amérique latine.
ARCHITECTURE ET COLONISATION AU MAROC et EN ALGéRIE
Salle 28
« Village arabe », parodie du quartier Weissenhof
Photomontage. Carte postale, Stuttgart, fin 1930
Depuis le 19e siècle, les expositions coloniales diffusent les images d’une unité du bassin méditerranéen fondée sur la mise en valeur des ruines antiques et d’un Orient imaginaire. À partir des années 1930, le marché colonial de la construction est en expansion. L’architecture moderne en Algérie, au Maroc, en Tunisie, en Égypte, en Israël ou au Moyen-Orient exprime la nécessité de dépasser le clivage entre l’Orient et l’Occident. Du premier voyage de Le Corbusier à Alger en 1931, aux relevés du bidonville de Mahieddine par la section CIAM d’Alger en 1952-53, les architectes majoritairement européens, assument peu à peu un regard à dimension anthropologique et sociale et réutilisent les traditions locales.
Régis Labourdette retrace ici cette évolution pour le Maroc et l’Algérie.
entre violence et gestion
prendre en compte les populations locales
Planifier efficacement la croissance des villes
La colonisation, comme toute prise de possession territoriale, s’accompagne presque toujours d’une violence à l’égard des colonisés et de leur territoire. Et lorsque, compte tenu de facteurs tels que la proximité géographique entre colonisateur et colonisés, intervient une immigration relativement importante – ce qui est le cas entre la France et le Maghreb − les conséquences sur la gestion des espaces rural et urbain ne peuvent qu’être notables. C’est que les usages, mis en confrontation, sont liés à des modes de vie différents, des idéologies, des religions ou des pensées spécifiques ainsi qu’à des conditions géographiques et climatiques particulières.
Le colonisateur peut être tenté de transformer de fond en comble une situation locale à des fins d’appropriation. Destructions et remodelages sont les moyens qu’il choisit pour installer son pouvoir et sa présence. Il peut aussi être sensible à certaines qualités de l’architecture locale. Nombre d’immeubles de style néo-mauresque voient ainsi le jour dans l’Alger des premières décennies du 20e siècle. Des urgences sociales amènent aussi les administrations à considérer la question avec plus de raison et à prendre en considération le sort des populations locales affrontées à des mutations qui les amènent souvent à rejoindre des villes déjà surchargées.
Il convient alors de concevoir une politique d’aménagement, de planifier la croissance des villes, de trouver architectes, urbanistes, ingénieurs et entreprises. Il va de soi que cette question est complexe, que le pouvoir politique peut être amené à composer avec ses associés, de même que ceux-ci, urbanistes et architectes, peuvent être tentés de concevoir des propositions qui tiennent compte de l’architecture locale quand les solutions importées s’avèrent inadaptées au terrain. Pour certains, ils introduiront dans leur pensée même, ou leur théorie, les apports de ces architectures traditionnelles. Le plus célèbre d’entre eux est Le Corbusier pour qui la casbah d’Alger ou les villes du M’Zab constituent des modèles dans le cadre même de la constitution d’une architecture moderne. Toutefois, il faudra attendre son travail en Inde, à Chandigarh, après les années 1950, pour qu’une réappropriation des racines locales s’effectue réellement dans sa pratique, au-delà de ses affirmations théoriques.
LES DéSASTRES DE LA COLONISATION AU XIXe SIèCLE
SELON DELACROIX
Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc, 1832
Gallimard, Paris 1999
Souvenirs d’un voyage dans le Maroc
Dès les débuts de la colonisation, la violence qui lui est inhérente a été perçue par certains observateurs. Parmi eux, Eugène Delacroix, qui écrit avec une grande perspicacité dans ses Souvenirs d’un voyage dans le Maroc : « Cependant il était réservé aux Européens de détruire Alger et comme à plaisir tout ce qu’il a été possible de la distribution et de l’ornement des maisons mauresques. Il semblait qu’avec nos fracs et nos casquettes nous allions introduire sur la terre d’Afrique un autre climat et de nouvelles conditions d’existence. J’ai vu en 1832 à Alger, un an et demi seulement après la conquête, les changements les plus bizarres […] On s’empressa surtout à percer partout des fenêtres à notre mode sans s’inquiéter de l’horrible chaleur. [...] ».
Il insiste sur cette incompréhension en ce qui concerne le traitement des espaces intérieurs et de l’espace urbain… : « J’ai vu dans une foule de palais murer avec des cloisons en briques ou en planches l’intervalle des jolies colonnes qui forment la galerie autour des cours [...] Les rues ont aussi été élargies autant qu’on l’a pu, pour le passage des voitures ou cabriolets et même des diligences, objets fantastiques pour l’imagination des Arabes », alors que les murailles « entretenaient une agréable fraicheur ».
Delacroix est plus choqué encore par la destruction des cimetières : « On connaît la dévotion superstitieuse des Orientaux pour les morts ; on comprendra sans peine quels sentiments amers, quelle rancune redoutable de pareilles mesures ont dû réveiller dans des cœurs déjà peu prévenus de tendresse pour les bienfaits de notre domination. »
De ces mots écrits avant 1850, Delacroix connaît la charge politique et feint de s’excuser : « Cette petite digression, dont je demande pardon, surtout si elle doit attrister notre susceptibilité nationale. » On ne peut mieux comprendre l’interaction entre l’architectural, l’urbain, le politique, le climat, la technique, les valeurs, l’idéologie, la religion, les usages ou les modes de vie.
L’ARCHITECTURE COLONIALE AU MAROC, L’EXEMPLE DE RABAT
PREMIèRE éPOQUE : LYAUTEY ET PROST (à partir de 1912)
Portrait du Maréchal Lyautey, 1927
Hubert Lyautey, un personnage atypique
Les premières années du Protectorat français au Maroc (1912-1956) sont marquées par la personnalité d’Hubert Lyautey, Résident général – c’est-à-dire représentant du pouvoir français − de 1912 à 1925. Sensibilisé lors de son séjour en Algérie entre 1907 et 1909 aux problèmes posés par la colonisation et convaincu de la nécessité d’« un système plus civilisé et humain », il va tenter d’accorder son action à ses idées durant son mandat au Maroc, action qui ne pouvait qu’être en désaccord avec les violences condamnées par Delacroix une soixantaine d’années plus tôt.
Lyautey dit respecter le sultan parce que lui-même est monarchiste ; respecter la religion musulmane parce qu’il est catholique fervent ; croire en la nécessité d’une organisation sociale hiérarchisée parce que le mélange des classes lui semble destructeur ; être un adepte de l’aristocratie, parce que c’est la garantie du « gouvernement des meilleurs ». Cet idéal, à bien des égards totalement périmé en France, voire réactionnaire dans le cadre de la République, est curieusement un facteur d’apaisement au Maroc et permet une politique qui, paradoxalement, semble encore aujourd’hui progressiste. Mais peut-être Hubert Lyautey est-il un homme foncièrement honnête...
Henri Prost, un parfait bras droit de Lyautey
Lyautey se préoccupe des infrastructures du pays, voies ferrées, ponts, ports, mines, barrages, électrification, santé, scolarité notamment ; il s’attache également à promouvoir un urbanisme et une architecture qui lui semblent en harmonie avec l’état de la société. Et pour cela, il lui faut un homme de confiance qui va être Henri Prost (1874-1959), directeur des services d’architecture du Protectorat de 1913 à 1923. Prost, qui a été l’un des membres fondateurs de la Société française des urbanistes, établit les plans d’urbanisme de Casablanca, Rabat, Fès, Meknès et Marrakech. À chaque fois, il habite sur place pour étudier les lieux en les expérimentant, en pratiquant la concertation avec les différents acteurs, en s’appuyant sur une équipe. Ce pragmatisme interdisciplinaire, cet urbanisme « culturaliste » − c’est-à-dire respectant les traditions et la culture locales −, ce paternalisme éclairé, cette conciliation de l’intuition et de la technique, cette claire distinction des zones et des affectations font de Prost un parfait bras droit de Lyautey.
Respect de l’autochtone dans le cadre colonial
Quelques remarques sur le plan directeur de Rabat illustrent ce respect de l’autochtone mais dans un cadre strictement colonial. Rabat devient en 1912 la capitale du Protectorat, elle est le siège de la Résidence générale ; il convient donc de traiter avec discernement sa fonction symbolique tout en gérant efficacement l’afflux de population qu’elle connaît. Ce besoin immobilier nécessite une véritable ville nouvelle qui va être construite à proximité de l’ancienne, entre la vieille médina, le Palais impérial et la Mosquée Hassan.
Prost maintient une grande partie de fortifications et installe cette nouvelle ville dans un lieu déjà chargé d’histoire. Un axe de circulation (aujourd’hui boulevard Mohamed V), d’abord relativement étroit et à vocation commerciale, en relation directe avec la médina, s’élargit ensuite bordé de bâtiments d’intérêt général (poste, gare, banque, trésorerie...), pour se poursuivre en séparant le Palais impérial et le quartier de la Résidence générale. C’est là un équilibre qui, déterminant une claire distinction des fonctions commerciale, économique et politique, laisse à la Résidence générale une position géographique dominante.
Zonage et hygiénisme
Les quartiers d’habitation correspondent également à un zonage précis, cependant que l’hygiénisme y est présent. Jean-Claude Nicolas Forestier (1861-1930, architecte-paysagiste ayant travaillé au service de la Ville de Paris dans la postérité d’Haussmann et Alphand, fondateur en 1908 de la Section d’Hygiène rurale et urbaine du Musée social, lui-même fondé en 1894, sorte d’institut de recherches sur les lois sociales et l’urbanisme) participe au plan de Rabat dès 1913. Il préconise l’établissement de jardins, un branchement général des égouts, y compris pour la médina, et des mesures d’assainissement diverses, de la largeur des voies à celle des fenêtres ou aux volumes intérieurs minimaux.
Cette positon urbaine a son pendant dans l’ordre architectural où s’affiche une grande diversité. On peut y trouver un style mauresque très explicite, doté d’une certaine pompe, comme c’est le cas pour la poste réalisée par Adrien Laforgue (1871-1952) avec son grand arc de triomphe et ses trois arcades d’entrée ; ou bien, à l’opposé, et cependant réalisée par le même Laforgue, un style art déco très volumétrique pour la gare ferroviaire, où le grand auvent participe au jeu des masses. Même chose en ce qui concerne le ministère de l’Agriculture conçu par Albert Laprade (1883-1978) dans un style art déco, où le béton armé côtoie le granite et le grés, et où l’angle, marqué par un pavillon cylindrique plus haut que le reste du bâtiment, affiche une esthétique de la fonction.
Quant à la Résidence générale confiée par Prost à Laprade et Laforgue, elle expose une imposante austérité pour sa façade sur rue, mais une signature mauresque sur sa façade arrière et surtout à l’intérieur où colonnades, patios et puits de lumière riment avec le luxe ornemental marocain. On peut aussi trouver une combinaison de style art déco et de néo-mauresque épuré dans l’immeuble d’habitation Café Hawaï de P. Dumas.
Le quartier Habous de Diour Jamaâ : pour des classes moyennes
Il convient de faire une place particulière au nouveau quartier Habous de Diour Jamaâ. Se distinguant explicitement de la ville nouvelle « européenne », destiné à une population marocaine venue des campagnes, plutôt des classes moyennes, il est construit sur le modèle de la ville ancienne, la médina, selon des formes traditionnelles tout en intégrant certains critères modernes : largeur des rues et hygiène essentiellement. Initié par Laprade dès 1917, le projet est suivi par les architectes Edmond Brion et Auguste Cadet pour être achevé au début des années 1930.
Une grande rue courbe fait le lien entre les trois îlots qui constituent le quartier. À l’intérieur des îlots, les rues s’ouvrent sur des ruelles, impasses et sabats (allées couvertes par des arcades et permettant le passage sous des immeubles). Arcs brisés ou polylobés, colonnettes, chapiteaux à motifs floraux, niches, décors sur plâtre, carreaux de zellige, portes à l’ancienne, auvents ouvragés et autres éléments décoratifs traditionnels accompagnent l’usage du patio, de la terrasse et de plans en accord avec les besoins locaux.
La diversité des maisons, le respect des formes anciennes toutefois simplifiées, l’utilisation de matériaux traditionnels ainsi que la présence d’un réseau de circulation faisant largement appel à la courbe sont une manière d’intégrer le nouveau quartier dans la trame de la médina tout en l’accordant à la ville nouvelle européenne. Il faut bien insister sur le fait qu’il ne s’agit là nullement de citations superficielles : en effet, Laprade a longuement regardé et dessiné l’architecture traditionnelle du Maroc, ce dont témoignent notamment les illustrations qu’il a faites pour un ouvrage de Jean Gallotti publié en 1926 (Le Jardin et la maison arabes au Maroc. Avec 160 dessins d’Albert Laprade, et 136 planches en héliogravure d'après les photographies de Lucien Vogel, Felix, Vve P. R. Schmitt, G. Faure et Canu. Lettre-préface du Maréchal Lyautey. Réedition, Actes Sud, 2008).
C’est ainsi qu’un certain nombre de positions novatrices architecturales ont pu prendre corps au Maroc en raison des besoins engendrés par la situation coloniale, et que la hauteur de vue d’un groupe de responsables a permis de parvenir à une complémentarité dynamique entre tradition et modernité, tout en ne mettant pas en question l’ordre colonial.
Dessins d’Albert Laprade, ouvrages − entre autres d’Hubert Lyautey − et nombreux documents − revues, photographies… − illustrent, dans des vitrines près de la salle 28, la situation architecturale au Maroc, entre les années 1920 et la Seconde Guerre mondiale.
L’ARCHITECTURE COLONIALE AU MAROC, L’EXEMPLE DE RABAT
DEUXIèME éPOQUE : MICHEL éCOCHARD (1947-1953)
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 28, niveau 5. Méditerranée – Architectures et colonies
Sur la cimaise, de gauche à droite :
Michel Écochard, Plan d’urbanisme, Casablanca, 1950, dessin
Georges Candilis, Habitat musulman, 1951-53, dessins
Roland Simounet, Travaux d’architecture, Algérie, 1952-60, photographies et dessins
L’habitat pour le plus grand nombre
Dans l’après-guerre, l’exode rural de masse met en péril l’organisation des grandes villes marocaines et donc l’ordre social : des dizaines de milliers de gens se retrouvent dans la situation plus que précaire des bidonvilles. C’est un cas d’urgence auquel est confronté Michel Écochard (1905-1985) dont le fameux mot d’ordre est : l’habitat pour le plus grand nombre. Architecte, urbaniste et archéologue, directeur du Service d’urbanisme de Syrie en 1940, auteur du musée de Damas, restaurateur de monuments antiques et islamiques, chargé du plan d’urbanisme de Beyrouth (1943-44), adepte dès 1946 de l’urbanisme fonctionnaliste prôné par Le Corbusier, il est l’auteur de nombreux plans d’urbanisme pour des villes du Tiers-Monde.
Ses interventions à Rabat, Fès, Meknès et surtout Casablanca se heurtent à d’énormes difficultés. Compte tenu de la dimension des habitats dégradants à traiter et de leur accroissement prévisible, il est techniquement, financièrement et psychologiquement impossible d’en proposer une résorption immédiate. Puisqu’il est exclu d’en venir tout de suite à bout, considérant, dans une démarche pluridisciplinaire, les besoins et habitudes de leurs habitants, il fait le choix d’une urbanisation structurellement évolutive de manière à ce qu’ils puissent progressivement devenir conformes aux normes. Le paradoxe de cette position est de créer les infrastructures nécessaires (égouts, voierie) à ces « bidonvilles améliorés », tout en les sachant en situation de transition.
La « trame Écochard »
Écochard met d’abord ses idées en pratique dans le quartier des Carrières centrales, à Casablanca. Il définit une trame sanitaire, la « trame Écochard », qui peut assurer la continuité entre construction traditionnelle en rez-de-chaussée et bâtiment en hauteur. Ce tramage de huit mètres sur huit mètres permet, dans un premier temps, de bâtir un patio, avec deux pièces et une cuisine attenante. Dans un deuxième temps, au-dessus de l’habitat horizontal pourra être construit, dans la perspective d’une densification, un habitat vertical. Mais, pour ne pas perdre la convivialité seule garante d’une vraie vie collective, Écochard prévoit, selon un concept venu des États-Unis, des « unités de voisinage » de 1 800 habitants, possédant les équipements nécessaires aux activités quotidiennes comme le hammam, la mosquée ou l’école coranique.
L’Architecture d’aujourd’hui, n°57, décembre 1954
Atbat-Afrique : Georges Candilis, Shadrach Woods, architectes
Écochard confie plusieurs chantiers de réalisation à l’Atbat et notamment à Georges Candilis. L’Atbat ou l’Atelier des Bâtisseurs, actif de 1947 à 1962, a été fondé pour permettre une bonne coordination des architectes et ingénieurs dans la construction de l’Unité d’habitation de Marseille (1945-1952) de Le Corbusier. Il est constitué, entre autres, de Georges Candilis, Shadrach Woods, Henri Piot et Vladimir Bodiansky.
Aux Carrières centrales, les immeubles Sémiramis et Nid d’abeille ainsi que la tour (1952) proposent des appartements traversants d’ouest en est ; leur relation avec l’extérieur se faisant au moyen de trois espaces de transition : l’escalier-palier, la galerie, le patio, tandis que des coursives suivent explicitement la déclivité du terrain. Décalés, les patios se superposent tout en s’individualisant. Murs et volumes en retrait participent d’une relation entre intérieur et extérieur, déterminant des jeux d’ombre et de lumière géométriquement disposés. C’est ainsi que le « style » de ces bâtiments est la résultante d’une prise en compte globale des besoins. Contrôle climatique, normes d’hygiène et respect des usages traditionnels s’y conjuguent.
Ces réflexions et réalisations ont eu une grande importance dans l’évolution de l’architecture dite moderne : elles ont fait l’objet d’un rapport au 9e CIAM7 en 1953 et ont permis, par la prise en compte du sous-développement et des spécificités culturelles, de proposer des adaptations à la Charte d’Athènes et à sa volonté universaliste. C’est ainsi, par exemple, que les duplex préconisés dès 1925 par Le Corbusier dans ses bâtiments alvéolaires, à Casablanca, ont été complétés par des cours intérieures en lien avec les pièces d’eau dans la tradition marocaine ; le caractère évolutif des réalisations d’Écochard restant évidemment le point principal.
Dessins de Michel Écochard (Plan de Casablanca, 1950), Georges Candilis (Habitat musulman, 1951-53). Une importante documentation (dessins, photos, revues… notamment sur les immeubles Sémiramis et Nid d’abeille) présente également cette période de l’architecture coloniale au Maroc après la Seconde Guerre mondiale, dans des vitrines près de la salle 28.
ALGER DANS LES ANNéES 1930
LE PLAN D’AMéNAGEMENT, D’EMBELLISSEMENT ET D’EXTENSION D’ALGER
LE PROJET OBUS DE LE CORBUSIER
Plan d’Aménagement Municipal et Plan d’Aménagement Régional
La loi Cornudet de 1919 − laquelle stipule, en France, la réalisation d’un Plan d’Aménagement, d’Embellissement et d’Extension (PAEE) pour les villes de plus de 10 000 habitants − entre en application en Algérie en 1925. C’est dire que la question de la croissance des villes est déjà envisagée d’un point de vue global. Un premier PAEE, à finalité municipale, est confié en 1929 à René Danger (1872-1954, géomètre-urbaniste) qui prévoit l’amélioration de la circulation en ville, fait le projet de créer des espaces verts et d’ouvrir de nouvelles voies périphériques. Il veut réorganiser le tissu urbain en fonction d’un zoning qui doit distinguer les zones commerciale, résidentielle, industrielle et de plaisance. Ce PAEE est approuvé en 1931 mais ne connaîtra qu’un début de réalisation.
En 1930, Henri Prost, avec la collaboration de Maurice Rotival (1897-1980), est, quant à lui, chargé d’un Plan d’Aménagement Régional (PAR) qui globalise les intentions de Danger. Ce Service du Plan Régional conduira à la création de la Région algéroise en 1934. Il y a donc, sur deux échelles, municipale et régionale, un travail en cours d’élaboration dans les années 30 à Alger, et ceux qu’on appelle « les amis d’Alger » se rangent résolument sous la bannière de cette intervention régionale. Rappelons que, après son action au Maroc, Prost sera chargé en 1928 d’un plan concernant la Région parisienne.
Le projet Obus de Le Corbusier
Le Corbusier va se placer explicitement dans le cadre de ces plans en cours d’élaboration mais en adoptant une position consciemment polémique. Le projet Obus conçu pour Alger au début des années 1930 a souvent été comparé au fameux plan Voisin de 1925 pour Paris. Il est vrai que, dans les deux cas, Le Corbusier ne s’encombre guère de conservatisme, pour promouvoir une corrélation urbaine beaucoup plus large englobant la banlieue. Mais à l’orthogonalité parisienne et à l’absence de prise en considération de la Seine dans le plan Voisin, la solution algéroise oppose une allégeance au paysage en installant de longs immeubles courbes faisant écho au littoral.
Le Corbusier, Poésie sur Alger, Paris, Falaise, 1950
À la difficulté essentielle inhérente à la topographie de la ville − pentes et ravins rendent les circulations problématiques d’un quartier à l’autre et contraignent à une forte circulation littorale −, il répond par un axe autoroutier aérien de 13 km de long qui, parallèle au littoral, enjamberait toutes les dénivellations y compris la casbah. La circulation automobile serait alors indépendante de la géographie ou du tissu urbain, passant littéralement au-dessus de l’histoire locale. Il a même l’idée d’utiliser ultérieurement les arcades du viaduc pour y installer des cellules d’habitation. Pour ce qui est de la casbah, Le Corbusier propose d’en garder environ 40%, de l’assainir par de larges trouées tout en conservant les vestiges dignes d’être conservées. Il est sensible à l’implantation de cette vieille ville en accord avec la morphologie du terrain, qui permet à chaque maison d’avoir une vue sur la mer.
Les conférences que Le Corbusier tient à Alger en 1931 vont rester dans les annales, pour deux raisons : parce qu’elles traitent d’un besoin urgent et parce qu’elles semblent trop déliées de l’histoire du lieu. Lors d’une exposition sur le sujet, en 1933, Le Corbusier a l’occasion de s’affronter à d’autres architectes ; lui-même propose des versions moins expéditives de son projet ; en 1942, il revient une nouvelle fois à la charge en tant que délégué du gouvernement de Vichy, sans plus de succès. Quelques mots acerbes de Georges Sébille (1870-1962, vice-président de l’Institut d’Urbanisme de l’Université de Paris) sont tout de même éclairants : « Il y a trente ans, après une visite d’un jour, on avait une opinion sur ce qu’il convenait de faire pour l’améliorer. Aujourd’hui, nous savons qu’une année de documentation, de réflexions, de méditation, de pénétration dans la vie des habitants, est indispensable pour ne pas dire de sottises. » (Texte cité par Jean-Pierre Frey, p.189, in Le Corbusier voyageur, 2008, voir bibliographie).
ALGER (1955)
L’AéRO-HABITAT
Un 3e Plan régional : créer des villes satellites
Après la guerre et avec la poursuite de l’expansion urbaine, un 3e Plan régional est conçu en 1948 par l’ingénieur Jacques Wattez et Jean de Maisonseul (1912-1999). De Maisonseul, qui dirige le Service d’urbanisme du département d’Alger de 1947 à 1956 (il est également peintre, ami de nombreux intellectuels dont Jean Sénac), considère lui aussi comme essentielle la fonction de la périphérie.Á partir de 1953, Jacques Chevallier (1911-1971), maire d’Alger (1953-1958), industriel, homme politique (il acquiert la nationalité algérienne en 1964), gère avec Fernand Pouillon la Société pour l'aménagement et l'équipement du tourisme en Algérie et veut également organiser ce mouvement inexorable d’accroissement de la population en périphérie. L’Agence du Plan, créée en 1954 et dirigée par Pierre Dalloz (1900-1992, architecte et urbaniste) et Gérald Hanning (1919-1980, architecte et urbaniste, collaborateur de Le Corbusier jusqu’en 1945), mène enquêtes et analyses de terrain. Le plan Hanning de 1954-1958 s’attache à une approche sensible et contextuelle et remet sur le chantier l’extension par une mise en valeur de l’arrière-pays, en envisageant la création de villes satellites.
Fonctionnalité et corrélation au paysage
C’est dans ce contexte qu’un certain nombre de réalisations architecturales se font, laissant parfois apparaître la marque indirecte de Le Corbusier qui, lui, ne construit rien à Alger. Le groupe de quatre immeubles et de 300 appartements de l’Aéro-habitat, conçu par Pierre Bourlier, José Ferrer-Laloë et Louis Miquel (1913-1987, architecte, natif d’Algérie), en est l’exemple le plus manifeste. Bien visible à flanc de colline − le bâtiment le plus élevé comporte 22 étages, le deuxième 12, cependant que les deux derniers n’en ont que 3 −, le bâti occupe un peu moins du quart de la surface totale, d'environ un hectare et demi, et joue sur la verticalité. Ce caractère hygiéniste peut évidemment être rapproché des principes de la Cité radieuse de Marseille (1952).
Dans les deux cas, chaque immeuble est organisé comme un village vertical qui superpose ses cellules individuelles. Explicitement indépendants les uns des autres, les appartements traversants permettent une double exposition. Une galerie marchande avec commerces et services confère une autonomie à l’ensemble. Mais il faut noter une première différence qui démontre une adaptation du principe aux conditions particulières de ce quartier du parc Malglaive. En effet, la galerie, ici, ne se trouve pas au dernier étage comme à la Cité radieuse mais au 10e, lequel se trouve de plain-pied sur la façade arrière avec le boulevard Krim Belkacem, cette localisation en permettant l’accès aux habitants des trois autres immeubles. Sont conjuguées ici fonctionnalité et corrélation au paysage.
Deuxième différence : l’Aéro-habitat ne possède pas une rue intérieure comme la Cité radieuse mais, autre adaptation du principe, de larges coursives latérales qui, bien ventilées, sont une réponse au climat d’Alger.
Situés sur la colline, ces quatre immeubles ne constituent-ils pas une gêne pour les maisons avoisinantes ? Si les deux immeubles hauts ne se font pas oublier dans le paysage, il faut convenir qu’ils ne bouchent en rien leur vue grâce à une implantation astucieuse. Les deux immeubles hauts sont disposés perpendiculairement au sens de la pente et présentent leur petit côté vers les autres habitats, alors que les deux immeubles bas, bien que parallèles aux courbes de niveau, ne peuvent, en raison de leur faible hauteur, être une gêne.
Il est facile de comprendre que si la disposition des immeubles hauts n’est plus un obstacle pour la vue, elle pourrait barrer la voierie qui, elle, suit les courbes de niveau. L’Aéro-habitat opte pour la réalisation partielle du rez-de-chaussée libre de la Cité radieuse : le portique ouvert, pratiqué dans l’épaisseur de l’immeuble, ne s‘oppose plus à la continuité de la rue. Cette relation entre voierie et courbes de niveau était précisément l’une des caractéristiques du projet Obus présenté par Le Corbusier en 1931. Il est donc possible de conclure que la rationalité volontariste voulue par Le Corbusier pour la ville entière a été suivie par l’Aéro-habitat dans le contexte plus modeste d’un quartier.
ALGER 1958
ROLAND SIMOUNET, LA CITé DE DJENAN–EL-HASSAN
Le bidonville de Mahieddine
Né en Algérie, Roland Simounet (1927-1996) fait des études d’architecture à Paris, puis retourne en Algérie où il travaille de 1951 à 1962, et même après son départ jusqu’en 1968. Au 9e CIAM d’Aix-en-Provence, en 1953, il présente une analyse du bidonville algérois de Mahieddine, qui est une contribution essentielle au travail du groupe d’Alger des CIAM.
Simounet croit, lui aussi, que l’analyse attentive de l’état de l’existant, dans son contexte humain spécifique, est la première règle à respecter, même s’il s’agit d’un bidonville. C’est ainsi que, retrouvant dans ce bidonville un certain nombre d’éléments fondamentaux de l’habitat vernaculaire, il y reconnaît également une réelle organisation de la vie de quartier et une présence de la solidarité : les espaces de médiation entre intérieur et extérieur en sont la condition explicite. Le relevé raisonné de ce bidonville constitue la base de sa conception d’une cité de relogement.
La cité de Djenan-El-Hassan
Jean de Maisonseul, urbaniste à l’Office du Plan d’Alger, le nomme en 1954 conseiller technique pour l’Habitat. Parmi ses réalisations, la cité de Djenan-El-Hassan est un bon exemple de son type d’intervention. Il y combine ses conclusions de terrain − aussi bien tirées de Mahieddine que de la casbah d’Alger − aux considérations hygiénistes et à la densification verticale chères à Le Corbusier.
Loggias, coursives communes et intégration de plusieurs niveaux dans un même volume permettent d’allier l’individualisation des cellules et leur appartenance à un espace collectif, l’axialisation de la loggia et de la salle principale restant une épine dorsale commune. La répétition régulière de voûtes en brique − apparente à l’intérieur et blanchie à la chaux dehors − qui ouvrent sur les loggias et leurs arcades, contribue à créer pour l’ensemble du bâti à flanc de colline, une sorte de style où densification, rationalisation, explicitation de la fonction et appartenance à un monde culturel spécifique s’épaulent mutuellement.
Cette corrélation est, pour Simounet, tout sauf une addition forcée ou une conciliation laborieuse. Elle constitue, dans sa précision et son respect des usages locaux, un véritable ressourcement de l’architecture moderne.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 28, niveau 5. Méditerranée – Architectures et colonies
Sur les cimaises, de gauche à droite :
Roland Simounet, Travaux d’architecture, Algérie, 1952-60, photographies et dessins
Jean Bossu, Reconstruction d’Orléansville (aujourd’hui El Asnam), Algérie, 1955-64. Plan masse, Élévation, Coupe
Pour Simounet comme pour Le Corbusier et bien d’autres, les traditions du Maghreb et de l’Orient en général ont nourri le renouvellement de la pensée architecturale du 20e siècle. Il peut dire lucidement : « Dans l’Algérois où je suis né, et d’une manière générale dans le Maghreb, se trouvent les éléments fondamentaux du Mouvement moderne en architecture : la terrasse, le lait de chaux, la rue intérieure, le côté vernaculaire des choses, avec cette géométrie simple que l’on retrouve dans la casbah ottomane d’Alger et qui a séduit beaucoup d’architectes. De là vient aussi que je sais m’adapter et prendre en compte la géographie des lieux. » (Cité par Zeila Tesoriere. « Conversation entre Roland Simounet, architecte, et Jean-Paul Dollé », Lumières de la Ville n°1, 1989, p. 95.)
ALGER 1954-1957
FERNAND POUILLON, LES 200 COLONNES
Les ensembles de Diar-el-Mahçoul et Diar-es-Saada
Jacques Chevallier, maire d’Alger, nomme Fernand Pouillon architecte en chef de la ville. Il a apprécié ses réalisations dans le sud de la France et a été probablement sensible à l’originalité de cet homme, indépendant de toute école, porté aussi bien sur la modernité que sur l’Antiquité ou les habitats vernaculaires. Pouillon conçoit les deux grands ensembles périphériques de Diar-el-Mahçoul et Diar-es-Saada, où il veut faire cohabiter en une synthèse nouvelle des références à l’architecture ottomane, à la casbah ou à l’Espagne musulmane.
À Diar-el-Mahçoul, si la ségrégation dans l’implantation des immeubles témoigne de la réalité coloniale d’alors, ceux-ci n’en sont pas moins ordonnés par le soin apporté à leur relation avec les espaces publics. Certains de leurs aspects intérieurs sont fondés sur une prise en considération des modes de vie. Par exemple, le patio est ouvert sur l’extérieur pour les Européens, inséré à l’intérieur et sans vue vers l’extérieur pour les Musulmans, les sanitaires aussi sont différenciés.
L’autre cité périphérique de Diar-es-Saada, réservée aux Européens et construite sans références à l’architecture vernaculaire, est tout de même, selon la volonté du maire, reliée à Diar-el-Mahçoul par une grande voie de circulation. Pouillon, qui par la suite travaillera beaucoup dans l’Algérie indépendante, saura s’adapter aux profondes modifications de la société.
Le quartier de Climat-de-France
Pouillon est aussi chargé d’un autre grand projet dans le quartier de Climat-de-France, situé sur une hauteur à l’ouest de la casbah. Il s’agit de construire, à la place d’une cité de transit et de bidonvilles, 4 000 appartements pour environ 30 000 habitants sur 30 hectares, au prix le plus bas pour un confort moyen, tout en témoignant d’un certain caractère cossu avec l’utilisation de la pierre de Fontvieille. Le site étant inséré dans un système de voierie qui l’isole de l’environnement urbain, Pouillon choisit de traiter sa cité globalement, comme une entité indépendante, qu’il appelle la « nouvelle Casbah ». Rationalisme, classicisme, éclectisme et prise en considération des usages locaux s’y combinent.
Il conforte même les réalités topographiques du lieu en donnant, par exemple, la forme d’une grande courbe à l’un des bâtiments pour qu’il domine explicitement le dénivelé du terrain et y prenne position à la manière d’une véritable muraille. À cet immeuble rempart fait écho, un peu plus haut, un immeuble écran adossé à la colline. L’adaptation au relief est corrélée à une trame orthogonale et à l’établissement de grands plans horizontaux qui restructurent le paysage. Les variations liées au terrain n’empêchent pas un ordre global, et la répétition d’éléments communs joue avec la différenciation des volumes et les perspectives urbaines qu’organisent les rues, ruelles, places, perspectives inattendues de cette authentique petite ville.
La théâtralité est à son comble avec le grand quadrilatère qui, autour d’une cour de 240 mètres de long sur 40 mètres de large, aligne ses 182 piliers et implante un long portique à l’antique. La monumentalité y est humanisée par le recours au module de 1 mètre qui régule les blocs de pierre utilisés pour la construction. Pouillon explique : 1 mètre pour l’épaisseur de pilier, 2 pour l’intervalle entre les piliers, 3 pour les linteaux, 4 pour la largeur du portique, 8 pour la hauteur des piliers, 9 pour la hauteur du portique, 5 X 8 pour la largeur de la place, 6 X 40 pour sa longueur. En résulte un ordre colossal − la hauteur des piliers couvre plusieurs étages − qui unifie majestueusement les cellules autour d’un plan horizontal, dont la régularité géométrique tempère l’irrégularité du terrain d’origine.
Revues et photographies présentent cet ensemble des 200 Colonnes, dans le quartier de Climat-de-France (vitrine derrière la salle 28).
BéTON ARMé ET ARCHITECTURE AU MAGHREB
L’entreprise Hennebique
Les grands travaux mis en œuvre au Maghreb par la puissance coloniale depuis le début du 20e siècle ont évidemment demandé l’utilisation des mêmes techniques modernes qu’en métropole. C’est ainsi que le béton armé a trouvé là un important lieu d’élection. L’entreprise Hennebique (active de 1894 à 1967), forte de son savoir-faire technique comme de sa capacité de diffusion, a collaboré à de très nombreuses réalisations. Il faut se souvenir que François Hennebique (1841-1921) avait coulé la première dalle en béton armé en 1879, construit le premier bâtiment en béton armé au centre de Paris en 1892 et déposé le brevet de la fameuse poutre en béton armé à étrier en 1892.
L’Institut Pasteur de Tanger
Comme partout, le béton armé connaît ici deux grands types d’utilisation, soit comme technique dissimulée dans les apparences d’une architecture de facture ancienne, soit comme structure visible et expressive. L’Institut Pasteur de Tanger (Henri Saladin, architecte, Edmond Liorel, concessionnaire Hennebique à Tanger) comporte une série de poteaux porteurs qui rythme rigoureusement le bâtiment. Si cela est très visible sur les photographies de chantier, une fois le remplissage des intervalles entre poteaux réalisé et le bâtiment mené à son terme, on se trouve devant un pastiche d’architecture italienne, non sans quelques citations marocaines. Fenêtres, balcons, corniches, auvents, arcades et pavillon en saillie verticale et horizontale sont autant de masques appliqués sur une ordonnance structurelle dont plus rien n’est visible.
Les docks frigorifiques d’Alger
Les docks frigorifiques d’Alger (Louis Grasset, concessionnaire Hennebique, 1925) sont d’une facture opposée. Le bâtiment fini exprime clairement sa structure porteuse. Poteaux et poutres sont distingués sans ambiguïté des parois de remplissage. Leurs lieux de jonction sont mis en valeur soit par la déclaration de leur angle droit, soit par l’évasement du poteau qui prend un peu la forme d’un chapiteau lorsqu’il rejoint la poutre, soit par un arc surbaissé faisant la jonction des poteaux. C’est précisément la jonction qui fait l’originalité et l’utilité du procédé Hennebique dans un tel bâtiment. Nombre de silos, citernes ou autres bâtiments industriels, tels les docks de la coopérative de Relizane (L. Ripert, architecte, 1926), correspondent à ce type.
Le Gouvernement Général d’Alger
Technique dissimulée ou structure visible, il existe encore un troisième type d’utilisation du béton armé, le plus intéressant. Le Gouvernement Général d’Alger (1929-1930) en est l’exemple le plus célèbre et a joué un rôle de modèle. Conçu par l’architecte Jacques Guiauchain (1884-19 ?), il n’aurait pas vu le jour sans l’action décisive des constructeurs Pierre-Louis Moïse Forestier (1902-1989) et Denis Honegger (1907-1985) qui travaillent en liaison avec l’entreprise Perret frères, architectes, constructeurs, béton armé. Si l’entreprise Hennebique ne peut interférer sur le parti architectural, sa finalité étant strictement technique, ce n’est pas le cas de l’entreprise Perret dont l’un des frères, Auguste Perret (1874-1954), est réputé pour son classicisme structurel.
Ainsi, le bâtiment le plus grand de cette cité administrative du Gouvernement Général est-il implanté perpendiculairement à la pente, de manière à ne pas boucher la vue, cependant que des éléments traditionnels, comme les moucharabiehs, sont simplifiés et stylisés, proposant intégration à un milieu local et utilité pratique.
La gare maritime d’Alger (Urbain Cassan, architecte (1890-1979), J. Larras, ingénieur, entreprise Perret, 1948) développe une longue horizontale qui file sous une haute coursive, à la rencontre d’une avancée semi-cylindrique comme d’un paquebot. La Maison de l’Agriculture (Guiauchain, Forestier et Honegger, 1932-34) ou le Foyer civique (Léon Claro (1899-1991), 1936) sont d’autres fleurons d’un parti architectural extrêmement fécond en Algérie.
Dessins d’Urbain Cassan (gare maritime d’Alger). Documentation (revues et photographies) sur les entreprises Hennebique et Perret frères (vitrine derrière la salle 28).
PRIMAUTé DU MODèLE VERNACUALIRE
JEAN BOSSU, ANDRé RAVéREAU ET LE M’ZAB
La reconstruction d’Orléansville
L’architecture du M’Zab, cette région située à 600 km d’Alger, fascine les voyageurs occidentaux depuis longtemps. Le Corbusier reconnait, en 1931, dans son austérité et son géométrisme, quelque chose de ses propres principes et demande à son disciple Jean Bossu (1912-1983) d’aller y faire des relevés. Ce que celui-ci réalise en 1938, puis à partir de 1954. Mis en avant par Gérald Hanning, Bossu devient l’architecte en chef de la reconstruction d’Orléansville (aujourd’hui El Asnam) après le tremblement de terre de 1954, reconstruction elle-même mise à bas après le nouveau séisme de 1980. S’inspirant de la casbah d’Alger et de quelques autres villes orientales, Bossu tient à respecter les relations traditionnelles entre espaces public et privé, notamment en ce qui concerne le marché de Saint-Réparatus, où il concilie projet architectural et conception à l’échelle du quartier.
La ville de Ghardaïa
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 28, niveau 5. Méditerranée – Architectures et colonies
Sur les cimaises, à gauche :
Jean Bossu, Reconstruction d’Orléansville (aujourd’hui El Asnam), Algérie, 1955-64. Plan masse, Élévation, Coupe
André Ravéreau, Hôtel des postes, Ghardaïa, 1966-67 ; Proposition morphologique pour un habitat saharien, 1962 ; Plan d’urbanisme de Ghardaïa, 1960-62
À droite : Edouard Menkes, Maison clinique, Tel Aviv, Palestine, 1935
Urban Cassan, Gare maritime, Alger, 1948, projet construit par l’entreprise Perret Frères
Au premier plan, sous vitrine : André Ravéreau : Vallée du M’Zab, 1962-65
Jean Bossu, Propositions typologiques pour la reconstruction, Orléansville, 1954
Au M’Zab, Bossu est frappé par la cohérence de l’urbanisme et de l’architecture des villes et notamment de Ghardaïa, la plus grande d’entre elles. L’accord entre organisation sociale, données climatiques, topographie et modes constructifs le marque profondément : nul ornement, nul palais mais une continuité entre les espaces extérieurs ou intérieurs et la démocratie particulière qui règne ici. Tout un système d’irrigation et de contrôle des eaux prend en considération les caprices et les violences d’une rythmique saisonnière incroyablement contrastée. Les formes sont étroitement liées aux fonctions et aux matériaux utilisés, notamment les troncs de palmier dont la flexibilité conditionne la courbure et la dimension des arcs ou des plafonds. Les intérieurs s’ordonnent autour du patio, lui-même éclairé et ventilé par un carré de ciel fermé par une grille. Portiques et encorbellements procurent une ombre salvatrice.
Le classement de la vallée du M’Zab
André Ravéreau, Le M’Zab, une leçon d’architecture, 1981
Photographies Manuelle Roche, préface Hassan Fathy, Sindbad, Paris
Mais c’est André Ravéreau (né en 1919), élève d’Auguste Perret, qui a sans doute été le plus proche des idéaux du M’Zab. Il y accomplit son premier voyage en 1949, devient, après l’indépendance de l’Algérie, architecte en chef des Monuments historiques et obtient le classement de la vallée du M’Zab en 1970. Le M’Zab, déjà beaucoup moins isolé, est confronté au processus d’industrialisation et au besoin de constructions nouvelles. Nombre de ses habitants sont prêts à délaisser une bonne part de leurs traditions. Ravéreau va lutter contre les destructions et engager des restaurations. Il obtient aussi que la zone industrielle soit implantée au-delà de la palmeraie − plantée de main d’homme, entourant la ville, son anéantissement aurait brisé l’organisation saisonnière de la vie en empêchant les habitants de profiter, en été, de sa fraîcheur.
Ravéreau a écrit plusieurs ouvrages sur le M’Zab, avec des photographies de Manuelle Roche, sa compagne. Documentation et sensibilité s’y conjuguent. Le plus connu d’entre eux, Le M’Zab, une leçon d’architecture (1981), a été préfacé par Hassan Fathy (1900-1989), lequel a redonné vie aux modes traditionnels de construction égyptiens et n’a pas hésité à construire à nouveau en terre crue. L’ouvrage d’Hassan Fathy, Construire avec le peuple (La Bibliothèque arabe, éditions Jérôme Martineau, 1970) a fait de la reconstruction du village de Gourna un modèle non seulement architectural mais aussi social, puisque les habitants ont été partie prenante du projet. Dans sa préface du livre de Ravéreau, Fathy définit l’esthétique comme une « harmonie entre la chose, la forme et la place où se trouve cette forme ». Il dit encore : « La beauté vient des forces conciliées pour les produire ».
Fathy, Ravéreau et quelques autres sont allés au bout d’une démarche d’intériorisation de l’architecture vernaculaire, dépassant la reprise des formes pour en assumer l’esprit et la cohérence. Ce que dit Ravéreau : « Puisque beaucoup de techniques sont équivalentes, c’est la morale qui peut guider notre choix. La tâche n’en revient pas aux seuls architectes, il faut que la société tout entière les y aide. »
Les logements de la cité de Sidi Abbaz et l’Hôtel des postes de Ghardaïa
Comment Ravéreau traduit-il sa position dans sa pratique architecturale ? Deux exemples permettent de s’en faire une représentation concrète : les logements de la cité de Sidi Abbaz (1976) et l’Hôtel des postes de Ghardaïa (1966-1967).
Ravéreau reprend à Sidi Abbaz rues étroites et placettes, reproduit les rapports entre intérieur et extérieur propres aux coutumes mozabites : nombre restreint des ouvertures en façade, auvents, patios avec ventilation, terrasses ou entrées en chicane garantes de l’intimité. Dans l’impossibilité de faire partout usage des matériaux traditionnels, il emploie des pierres débitées industriellement et des parpaings de ciment, mais propose en complément la construction d’un double mur extérieur dans les parties hautes pour la protection thermique.
Quant à la poste de Ghardaïa, elle respecte la hauteur maximale de toutes les maisons (7,5 mètres) et ne se distingue pas de l’habitat général. Le double mur y est aussi employé. Le moucharabieh concilie aussi matériaux industriels et usage des formes traditionnelles : il se présente sous la forme de plaques moulées en plâtre renforcé de palmes selon un usage traditionnel, mais se détache et s’individualise par rapport à la paroi.
Dessins de Béni Isguen
Quelques dessins de projets présentés dans l’accrochage apportent des compléments à la compréhension du travail de Ravéreau. Ces dessins sont marqués d’une vibration vivante et de la spontanéité d’un croquis à main levée, comme cela est très visible dans le tracé des arcs ou dans les lignes des murs, toujours souples. Mais les murs du M’Zab ne sont-ils pas, eux aussi, tout sauf d’une géométrie au cordeau ? Dans les plans de Ravéreau, si l’orthogonalité n’est pas absente, elle n’est cependant pas la règle, puisque les maisons se gardent bien de contredire les lignes et croisements fantaisistes des rues.
Dans une rue de Béni Isguen (projet non réalisé, 1962-1965), on trouve des avancées en encorbellement ou sur piliers et formant portique : une diversité qui poursuit le refus de formes répétitives ; ou encore un grand portique qui fait face à un vaste espace en retrait accueillant plusieurs arbres… La rue est faite de trouées et de vides qui se complètent et s’appellent.
Les terrasses sont figurées à des niveaux différents permettant que de vraies pièces s’y ouvrent. Ce système d’alternances se retrouve par rapport à un alignement de 2,5 m, tantôt formant un vide direct sur la rue, tantôt se plaçant derrière un mur, mais non sans des ouvertures à la manière de moucharabiehs.
Il peut y avoir des balcons, une nouveauté étonnante, complétés de murs latéraux qui en modifient totalement l’aspect et l’usage. On assiste même à une réinterprétation du bow-window. Débordant de 1,2 m sur la rue, il peut poursuivre le patio duquel il débouche. Le bow-window peut également être fermé frontalement et se donner un moucharabieh latéralement, à hauteur d’œil d’une femme assise par terre. Infinie fantaisie dans le respect des règles du jeu énoncées par la tradition.
BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE
Ouvrages
- Jean-Pierre Frey, « Alger sous les bombes ou les Plans-Obus côté réception », in Pierre Gras, Thierry Paquot (sous la dir. de), Le Corbusier voyageur, Paris, L’Harmattan, coll. Carnets de ville, 2008, pp. 161-191
- Daniel Pinson, « De l'échec d'une charte à la poursuite d'une réflexion », in J.-L. Bonillo, C. Massu, D. Pinson (sous la dir. de), La Modernité Critique, Autour du CIAM 9 d'Aix-en-Provence, 1953, Marseille, éditions Imbernon, 2006, pp. 242-257
- Zohra Hakimi, « Du plan communal au plan régional de la ville d’Alger (1931-1948) », Actualité de la recherche (n° 13), 2002, pp.131-136
- Jean-Louis Cohen et Monique Eleb, Casablanca, Mythes et figures d’une aventure urbaine, Hazan, 1998
- Myriam Maachi Maïza, « L’architecture de Fernand Pouillon en Algérie », in Insaniyat, revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, 1998, pp. 13-26
- Zeynep Çelik, Urban Forms and Colonial Confrontations, Algiers under French Rules, University of California Press, Berkeley, Los Angeles, Oxford, 1997
- André Ravéreau, Le M’Zab, une leçon d’architecture, photographies Manuelle Roche, préface Hassan Fathy, Sindbad, Paris, 1981
- Hassan Fathy, Construire avec le peuple, La Bibliothèque arabe, éditions Jérôme Martineau, 1970
- Michel Écochard, Casablanca, le roman d'une ville, éditions de Paris, 1955
- Eugène Delacroix, Souvenirs d’un voyage dans le Maroc (1832), éditions Laure Baumont-Maillet, Barthélémy Jobert et Sophie Join-Lambert, Gallimard, Paris, 1999, pp.109 et 110
Sur internet
- Letizia Capannin, Habitat collectif méditerranéen et dynamique des espaces ouverts. Cas d’étude en Europe et en Afrique du Nord (1945-1970), Laboratoire ACS-Université de Paris VIII
- Zeila Tesoriere, De l’habitat au logement : Thèmes, procédés et formes dans la poétique architecturale de Roland Simounet, IPRAUS / Université de Palerme
- Site d’André Ravéreau : Aladar-Assoc.fr
Modernité et tradition au Japon
Salle 40
Ouvrant sur les années 1950 avec le mouvement métaboliste, la salle 40, consacrée aux architectures japonaises, s’étend jusqu’aux années 1980 avec la grande maquette de Tadao Ando, Église de la lumière à Osaka. Elle apporte également un éclairage sur les architectures postmodernes et la light architecture au Japon.
Les destructions consécutives à la dernière guerre ont évidemment contraint le Japon à un énorme effort de reconstruction. Ni l’usage du béton à grande échelle ni la marque des grands principes de l’architecture internationale ne sont absents de cette entreprise. Le Corbusier ou Frank Lloyd Wright qui, depuis la fin des années 1920, y ont des émules, y sont encore plus écoutés. À partir des années 1950, l’architecture japonaise occupe une place de premier plan dans l’aventure de l’architecture moderne. Les projets présentés dans l’accrochage montrent qu’elle a su toutefois combiner modernité et tradition.
Le mouvement métaboliste
la technique et les formes ancestrales
Le mouvement métaboliste, actif entre 1958 et 1975 et axé sur les solutions à donner à la croissance des grandes agglomérations urbaines, ne doit-il pas strictement considérer les exigences des « mégastructures » ?
Kisho Kurokawa, Ville flottante, Kasumigaura, Japon, 1961
Projet non réalisé. Elévation
Mine de plomb et crayon rouge sur calque bordé, 28 x 74 cm
Lorsque Kisho Kurokawa (1934-2007) propose en 1961 sa Ville flottante de Kasumigaura (projet non réalisé), il offre une possibilité de densification de l’habitat tout en gagnant de l’espace sur l’eau. Les constructions devaient se faire par grands cercles liés les uns aux autres selon une géométrie très stricte et simultanément ouverte à une multiplication sans entrave. C’est l’image d’une croissance organique à partir d’un module autosuffisant.
L’apparente contradiction entre la fermeture du cercle et l’ouverture d’un ensemble se résout très clairement si du plan, non au sol mais sur l’eau (les habitations étant sur pilotis), on passe à l’élévation et donc, si on peut dire, aux façades. Celles-ci sont en gradins qui, disposés en demi-cercles alternés, ouverts tantôt vers le vas, tantôt vers le haut, font de la forme cercle un modèle dynamique. C’est tout le biologisme – le « principe de la vie » comme dit Kurokawa − du mouvement métaboliste qui est ici mis en forme, non sans référence à l’usage de la courbe dans les toitures traditionnelles du Japon.
Kenzo Tange, Centre de communication de la région de Yamanashi, Kofu, Japon, 1961-1968
Projet réalisé
Maquette d'étude. Bois teinté et liège, 27 x 57 x 48,5 cm
Kenzo Tange (1913-2005) est l’un des fondateurs du mouvement métaboliste. La maquette d’étude pour le Centre de communication de la région de Yamanashi, Kofu, 1961-1968, est une vaste structure composée de pylônes entre lesquels peuvent se placer les diverses fonctions. Toutefois, les pylônes ne sont pas tous de même hauteur pour donner le sentiment d’une possible évolution.
Bien sûr, la technologie est très performante et signale sa modernité, mais la distinction des unités tout comme la présence si manifeste des pilotis réinterprètent, à une autre échelle, des modes traditionnels. Et comment ne pas faire le lien entre ce bâtiment et le mouvement anglais Archigram (1961-1974) pour qui la mobilité ou la flexibilité de la structure est une manière de rester à l’écoute des relations vivantes entretenues par les usagers ? Comment ne pas penser aux étranges poteaux du Centre Georges Pompidou (1977), incontestablement le plus remarquable rejeton d’Archigram ?
Masato Otaka (1923-2010) est chargé du réaménagement d’un quartier de Sakaide, Préfecture de Kawaga, en 1968. Il scinde sa ville verticalement, en bas la circulation et les commerces, en haut les habitations, et entre les deux une dalle. Les habitations sont des unités qui ne sont pas alignées le long de rues rectilignes mais qui s’organisent en fonction d’espaces publics diversifiés. En d’autres termes, il y a une corrélation vivante et ludique entre habitations et espaces publics, liberté dont la condition est bien évidemment l’absence de circulation automobile.
Nulle rupture catégorique entre monde intérieur et espace extérieur mais une interaction qui engendre la globalité. Les habitations sont de forme et de hauteur différentes, caractéristique qui est encore amplifiée par le fait que les deux sols de la ville ne sont pas hermétiquement séparés et que, au contraire, de vastes regards les mettent en communication. Cette très belle réflexion sur la question de la dalle n’est pas plus à disjoindre de la conception venue de Le Corbusier que de son traitement lié aux manières japonaises.
Le Mémorial d’Ozaki, 1958-1960, d’Ichiro Ebihara (1905-1990), de prime abord d’un modernisme de bon aloi, est en réalité une bien curieuse combinaison. Les orthogonales généralisées organisent les espaces de manière presque austère, mais ces espaces sont parfois ouverts, à l’intérieur comme vers l’extérieur, et établissent une sorte d’indétermination sur les limites de la construction. Quant à la toiture, elle peut se détacher du bâti, créer une répétition de petites pentes parallèles, donnant à cette partie supérieure une sorte d’autonomie et d’allégresse. Ces deux caractéristiques entrent en résonance avec les espaces ouverts comme avec les toitures multiples de l’architecture traditionnelle : il n’y a rien là d’une citation, il y a probablement un esprit qui, intrigué par lui-même, attentif aux évolutions de la société, se poursuit dans une conscience distanciée.
Yutaka Murata, Nippon Tanso Building, Japon, 1960-1965
Projet non réalisé
Perspective, 29 janvier 1965
Tirage retravaillé à l'encre de Chine et graphite, 42,6 x 62 cm
Yutaka Murata (1917-1988) est très célèbre pour avoir réalisé l’impressionnante structure pneumatique de la firme Fuji à l’exposition d’Osaka en 1970. Le Nippon Tanso Building, 1960-1965, donne l’idée d’une multiplication cellulaire que permettent une structuration et même une grille extrêmement rigoureuses. Base et couronnement habitables sont d’une surface beaucoup plus réduite que celle de la structure elle–même, de manière à donner le sentiment qu’il ne s’agit pas tant d’une construction que d’un organisme en croissance.
Y a-t-il une architecture postmoderne au Japon ?
Tatsuhiko Kuramoto, Bâchan-chi (la Maison de Mamie), Hokkaido, Japon, 1972
Projet réalisé. Coupe avec personnages, 1971
Graphite et encre sur calque, 27,2 x 39,5 cm
Planche 108
La Maison d’Hokkaido (Bâchan-chi [la Maison de Mamie]), 1972, de Tatsuhiko Kuramoto (né en 1931) est un drôle de parallélogramme fiché en terre qui défie la pesanteur et donne l’impression qu’il vient de s’enfoncer de biais, dans le sol, en tombant du ciel. Libérée par la technique des contraintes de la pesanteur, elle détruit les repères habituels d’une vraie maison, défait les conventions et s’insère directement dans son contexte comme pour continuer à en raconter l’histoire échevelée, réalisation ironiquement postmoderne en un mot.
Face House [la Maison visage], 1973-74, réalisée par Kazumasa Yamashita (né en 1937) à Kyoto, pourrait être un pied de nez qui irait dans le même sens, mais il faut bien dire que les ouvertures en forme d’yeux et de bouche ou les cylindres du nez, si drôles qu’ils soient, ne mettent pas en jeu les ressorts vitaux mis en scène par Tatsuhiko Kuramoto.
Itsuko Hasegawa, fantaisie et relecture de l’habitat ancien
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 40, niveau 5. Architectures japonaises
De gauche à droite :
1. Atelier de peintre, Yaizu, Japon, 1977
Projet non réalisé,
Maquette d'étude, bois, 17,3 x 24,6 x 12,5 cm
2. Maison, Kanazawa-Bunko, Japon, 1983
Projet réalisé
Maquette d'étude, carton bois et papier argenté
19 x 43,2 x 14 cm
3. Maison, Midorigaoka, Tokyo, Japon, 1975
Projet réalisé
Maquette d'étude, balsa, 13,8 x 23,7 x 15 cm
4. Maison version 2, Yaizu, Préfecture de Shizuoka, Japon, 1974-1977
Projet réalisé
Maquette d'étude, bois et papier argenté
18 x 34,5 x 11,5 cm
5. Etude préliminaire pour la maison NC, Japon, 1985
Projet réalisé
Maquette d'étude, carton bois
17,5 x 27,3 x 15,5 cm
6. Maison, Kamoi, Préfecture de Kanawaga, Japon, 1972-1975
Projet réalisé
Maquette d'étude, carton et bois
15 x 28 x 29,5 cm
Plusieurs travaux d’Itsuko Hasegawa (née en 1941) permettent d’apprécier la manière dont cette architecte conjugue simplification des volumes et réinterprétation des modes traditionnels.
Dans le cas de l’Atelier de peintre située à Yaizu, préfecture de Shizuoca, 1977 (sur la photographie : maquette 1), le toit à une seule pente, fortement dessiné, donne à penser que le volume apparent n’est incomplet que pour vivre sa complétude avec l’espace environnant. La Maison Kanazawa-Bunko, 1983 (sur la photographie : maquette 2) est constituée d’un groupe de maisonnettes, chacune semblant se détacher d’un ensemble dont l’imbrication, pour être complexe et donc à l’image de la diversité de la vie, se doit de ne pas toujours avoir pour règle l’angle droit.
Dans le même ordre d’idée, la Maison Kamoi, Préfecture de Kanawaga, 1972-1975 (sur la photographie, maquette 6), est faite de deux trapèzes qui, en s’écartant l’un de l’autre, créent un vide dissymétrique et attirant. Autre cas encore avec la Maison Midorigaoka à Tokyo, 1975 (sur la photographie, maquette 3), où joue pleinement le contraste entre mur et grand vide de l’ouverture.
La Maison NC, 1985 (sur la photographie, maquette 5) présente un parallélépipède qui, en incluant un fragment de toit dans l’élévation de sa façade, parvient à y inclure également une terrasse. Dans la Maison version 2, Yaizu, Préfecture de Shizuoka, 1974-1977 (sur la photographie, maquette 4), le bâti est réduit à n’être qu’un toit posé au sol mais dont les biais sont réintroduits dans une trame générale signalée par le dessin qui en est donné en façade.
Tadao Ando, fascination et spiritualité
Tadao Ando, Église de la lumière, Ibaraki kasugaoka kyokai, Ibaraki, Osaka, Japon, 1987-1989
Projet réalisé
Maquette, béton, 95,5 x 223 x 101,5 cm
Poids 200-300kg
L’impressionnante maquette de l’Église de la lumière, Osaka, 1987-89, permet une approche très directe du travail de Tadao Ando (né en 1941). Il faut dire que sa grande dimension (95,5 x 223 x 101,5 cm), son poids (plus de 200kg) et son matériau (béton) en font un véritable objet d’architecture.
Au premier regard, il semble que cet édifice soit composé de deux boîtes qui s’interpénètrent en douceur. Mais la réalité est plus complexe. L’un des murs latéraux, largement évidé pour permettre l’installation de l’entrée, a conduit à la construction d’un autre mur qui pénètre de biais l’intérieur du bâti, laissant ainsi un espace de passage. Celui-ci, pour être accordé structurellement à l’ensemble, est complété par un mur angulairement rattaché à lui, la relation de ces deux murs donnant l’idée qu’au premier volume du bâti vient s’en ajouter virtuellement un autre.
L’entrée est donc partie prenante de la forme générale de l’église. Il s’agit d’une entrée structurelle, au point que le nouveau grand mur en vient à déborder le fond de l’église, car l’entrée se manifeste partout.
Cette église reste pourtant pleinement un lieu de culte comme le montre l’immense fente en forme de croix qui perce le mur d’abside, croix de lumière directe. « Dès que l’on y entre, dit Ando, on se retrouve face à une croix de lumière qui scintille à travers les fentes du mur. La boîte carrée prend soudain vie grâce à la lumière ». De plus, la plus faible hauteur des deux nouveaux murs laisse passer un rai de lumière latérale qui combine sa lumière à celle de la croix : union de la pensée de l’entrée et de la pensée de la croix en un ensemble qui a réinterprété l’ouverture des espaces et la simplicité des formes de l’architecture traditionnelle japonaise.
Architectures modernes d’Amérique Latine
Salle 34
En 1929, Le Corbusier se fait l’apôtre de la nouvelle architecture au cours de son voyage en Argentine, Uruguay et Brésil. En retour, la découverte de ces pays et de ses modes traditionnels le marque profondément. L’adéquation des idées modernes aux cultures locales est une des problématiques qui traverse toute l’Amérique latine. Selon le pays ou la région, les réponses diffèrent.
L’accrochage présente les premiers résultats des recherches menées par le Mnam/Cci, essentiellement dans deux pays : Brésil et Mexique. Voir l’entretien avec Valentina Moimas.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 34, niveau 5. Architectures modernes d’Amérique latine
De gauche à droite :
Decio Tozzi et Luis Carlos Ramos, École technique de Commerce, Santos, Brésil, 1963-65, coupe et maquette
Carlos Raúl Villanueva, Cité universitaire, Caracas, Venezuela, 1944-77
Agustín Hernández, École de ballet folklorique, Mexico, Mexique, 1965-1968
Sur la cimaise : revues d’architecture latino-américaines
Dès le début des années 1920, la connaissance du Mouvement moderne a pénétré le monde de l’architecture, notamment par la diffusion de la revue L’Esprit nouveau, à laquelle Le Corbusier a régulièrement collaboré. Ce qui signifie que le voyage en Argentine puis en Uruguay et au Brésil effectué par ce dernier, en 1929, n’a pas provoqué mais entretenu une relation décisive.
Le mouvement anthropophage, auquel le poète Oswald de Andrade a tant donné, n’avait pas hésité à aller chercher son bien dans la création européenne tout en valorisant l’identité culturelle brésilienne. L’appartenance à un monde dans lequel le primitivisme, loin d’être un exotisme, était partie prenante de l’être de chacun ne pouvait qu’apporter de profondes modifications à la position européenne.
Au Brésil, c’est l‘intelligentsia moderniste qui porte le projet de préserver les valeurs patrimoniales en vue de créer une identité vivante. Un architecte tel Gregori Warchavchik (1896-1972) en propose, dans son domaine, une modalité remarquable. Sa naissance en Ukraine, ses études en Italie et son intérêt pour le Mouvement moderne européen en font un cas exemplaire de ce métissage qui est l’une des caractéristiques essentielles de la société brésilienne. Le Corbusier a beaucoup apprécié ses réalisations et l’a chargé de présenter l’Amérique latine au CIAM. Si Warchavchik a littéralement adopté le Brésil et s’est transformé à son contact tout en restant marqué par la modernité européenne, on peut dire que Le Corbusier, enthousiasmé par ce qu’il voit, fasciné par les spécificités de cette culture, curieux d’en analyser toutes les expressions, y compris l’organisation des favelas, ne s’est pas contenté d’être le propagandiste de ses idées modernes mais a lui-même été profondément marqué par cette expérience. Sa réflexion sur les relations entre architecture et nature s’en trouve modifiée : par exemple, prendre le dessin d’un littoral comme guide des choix autoroutiers.
João Batista Artigas, Gare routière, Jaú, Brésil, 1973
Projet réalisé. Coupes et élévations, 1973
Encre de Chine, graphite et transfert sur calque, 60 x 84 cm
João Batista Artigas (1915, Curitiba, Brésil-1985, São Paulo, Brésil), qui a travaillé avec Warchavchik et a été marqué par l’architecture américaine et notamment Frank Lloyd Wright, va dans le sens moderniste de la vérité constructive : la structure du bâtiment ne doit pas être cachée, c’est même une question morale. Sensibilisé à la continuité entre habitation et espace public, il promeut des volumes ouverts, il intègre la nature au bâti mais en ménageant les distances rendues nécessaires par la quasi-violence de la nature sous cette latitude. La rudesse du béton brut, ce brutalisme sans fard, renouvelle alors sa partie en face d’une nature qui peut rapidement devenir dangereuse. La boîte en béton d’Artigas conserve toujours quelque chose de défensif.
Oswaldo Arthur Bratke, Chaise, 1948
Prototype. Bois, 75 x 45 x 52 cm
Oswaldo Arthur Bratke (1907-1997) est l’auteur de la fameuse chaise à une seule vis (prototype, 1948) qui témoigne de son intérêt pour un mobilier fonctionnel, peu onéreux et solide. Il a d’ailleurs été chargé de concevoir le mobilier de deux cités minières dont il concevait l’architecture. Il crée des maisons à plan libre, ouvert, permettant de profiter au mieux du paysage tout en assurant la protection des habitants, ne serait-ce que contre le soleil.
Oscar Niemeyer (1907-2012), le plus célèbre des architectes brésiliens, l’auteur de la ville de Brasilia avec Lucio Costa, n’a certes pas abandonné la technique du béton mais en a tiré de nouvelles possibilités et a fait de la courbe une constante de toute son œuvre. Il a ainsi uni l’architecture à la plastique de la sculpture moderne mais aussi aux étrangetés du baroque brésilien, il a en même temps voulu intégrer le bâti à la nature au sein de laquelle c’est la courbe qui domine. Et lorsque lui aussi entreprend de réaliser sa boîte en béton, il l’assouplit, la creuse pour y introduire un cœur comme de cristal. En quoi, son architecture est très différente de celle d’Artigas.
Et nul doute qu’un sondage, même rapide, dans la modernité architecturale mexicaine offrirait un tableau différent pour la simple raison que la relation au passé y est différente. En effet, les diverses civilisations qui s’y sont succédé ont laissé de très nombreux témoignages, d’une monumentalité et d’une originalité extraordinaires. Ce qui n’est évidemment pas le cas au Brésil. Le jeu changeant du soleil sur les pyramides ne peut laisser indifférent un architecte.
Architectures en Inde – Construire la ville
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 41, niveau 5. Construire la ville indienne. Raj Rewal
Au premier plan : Académie nationale des Sciences, New Dehli,1983-90, maquette
Au fond à droite : Bibliothèque du Parlement indien, New Dehli, 1989-2003, maquette
Projets réalisés
Les années qui suivent l’Indépendance de l’Inde (1947) sont une période d’accélération de l’urbanisation. Il s’agit à la fois de définir de nouvelles politiques de planification et de marquer symboliquement la rupture avec la colonisation anglaise. L’architecture moderne que le premier ministre Nehru favorise pour les grands chantiers nationaux, est un des vecteurs d’identification de la nouvelle démocratie. La construction de la ville nouvelle de Chandigarh conduite par Le Corbusier et Pierre Jeanneret acquiert en particulier cette fonction symbolique.
Dès le milieu des années 1960, une seconde génération d’architecte prend ses distances vis-à-vis de la doctrine fonctionnaliste au profit d’une attention aux spécificités de la société indienne : le rapport de la ville à son milieu naturel, celui de l’architecture et de son empreinte culturelle vis-à-vis de l’accélération de l’économie industrielle sont abordés frontalement par les architectes qui remettent en cause les traditionnelles oppositions entre modernité et tradition, culture savante et vernaculaire, industrie et artisanat.
Raj Rewal est un des acteurs majeurs de l’expression d’une conscience collective indienne. Son architecture engage à formuler un regard sur le passé architectural pour inscrire la contemporanéité des projets de l’Inde moderne : « Notre génération, écrit-il, a essayé de repérer le fil commun par lequel la trame de l’architecture indienne a été tissée dans le passé et de découvrir sa signification pour notre époque ». C’est finalement la mise à jour d’un mouvement continu de circulation entre l’Orient et l’Occident que son architecture suppose, à la manière d’un programme toujours en devenir.
Modernités plurielles, vue de l’accrochage
Salle 41, niveau 5. Construire la ville indienne. Raj Rewal
Au premier plan : Institut national d’Immunologie, New Dehli,1990, maquette
Au second plan : Stade Trading Corporation, New Dehli, 1976-89, maquette
Sur les cimaises, à gauche : Village des Jeux asiatiques, New Dehli, 1980-82, dessins et maquette
À droite : Pavillon Jawaharlal Nehru, New Delhi, 1972, maquette
Projets réalisés
Le Pavillon Nehru, 1971-72, est un mémorial destiné à retracer l’histoire du chef d’État Jawaharlal Nehru (1889-1964). La forme architecturale, un tumulus recouvert d’herbe, exprime le choix d’un refus de la monumentalité et reprend les principes des anciens Stupa bouddhistes. Le plan inférieur de la construction a des affinités avec les plans centrés des constructions savantes de l’Inde ancienne (Yantra) et s’organise par un mouvement déambulatoire autour d’un autel central (Prakarma).
Le Village Olympique, 1980-82, a été réalisé pour les Jeux asiatiques de 1982. Le complexe comporte environ cinq cents logements, dont deux cents maisons individuelles. Cet ensemble est conçu comme la succession de séquence d’espaces liés entre eux par un réseau de ruelles piétonnes, fragmentées par des porches et des placettes. Cherchant à limiter au minimum la répétition d’unités semblables, Raj Rewal développe des typologies complexes et met en place des principes de combinaisons qui assurent une unité qualitative à chaque construction. Rewal enrichit le vocabulaire de l’architecture domestique par une déclinaison d’escaliers extérieurs, terrasses accessibles et jardins privatifs qui s’inspire de la ville traditionnelle.
Immeuble de bureaux (26 500 m2), le Stade Trading Corporation, 1976- 1989, est conçu à partir de quatre noyaux structurels qui abritent les circulations verticales. Ceux-ci supportent de plus les poutres « Vierendeel » en béton armé, qui forment la structure et la façade de la tour. L’épaisseur de ces poutres ajourées permet de jouer le rôle de brise-soleil. La construction de ce projet est marquée par la collaboration de Raj Rewal avec l’ingénieur Mahendra Raj.
Implanté au centre de Delhi (Connaught place), l’échelle du bâtiment définit l’urbanisation de ce carrefour principal du centre de la ville.
En savoir plus sur Modernités plurielles
• Présentation de l’accrochage
Les dossiers pédagogiques en lien avec Modernités plurielles
Crédits
© Centre Pompidou, Direction des publics, mai 2014
Textes :
Régis Labourdette (Méditerranée-Architectures et colonies, Modernité et tradition au Japon, Modernité et architecture en Amérique latine)
Aurélien Lemonier (Raj Rewal, construire la ville indienne)
Marie-José Rodriguez (Entretiens avec Aurélien Lemonier et Valentina Moimas)
Design graphique : Michel Fernandez
Intégration : Cédric Achard-RDSC
Marie-José Rodriguez, responsable éditoriale des dossiers pédagogiques
Références
_1 Catherine Grenier, « Modernités plurielles. Une exposition-manifeste ». Code Couleur n°17, septembre-décembre 2013.
_2 Mondrian / De Stijl, expositions présentées au Centre Pompidou de décembre 2010 à mars 2011 ; Frédéric Migayrou et Aurélien Lemonier étaient les commissaires de l’exposition De Stijl. Voir le dossier pédagogique.
_3 Le fonds de revues de la Bibliothèque Kandinsky, renforcé par le fonds Destribats, a été déterminant pour ce travail d’historien.
_4 Cette salle consacrée aux travaux de Raj Rewal est présentée dans l’accrochage Modernités plurielles jusqu’en septembre 2014.
_5 Voir le dossier pédagogique : Modernités plurielles. Une nouvelle histoire de la l’art moderne de 1905 à 1975. Les réalismes, dans lequel sont présentés les mouvements Anthropophagie et Indigénisme.
_6 Idem.
_7 CIAM : Congrès internationaux d’architecture moderne, actifs de 1928 à 1959, cofondés par 28 architectes. Le Corbusier et Siegfried Giedion en sont les deux premiers organisateurs.