Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Claudia Triozzi, Ni vu ni connu  / 1 2 3 4 5 Repères

 

 

Claudia Triozzi ou l’invention d’un personnage, par Marie Glon
2. La mise en scÈne du genre fÉminin

Le genre comme masque à habiter

1. Claudia Triozzi, Park, 1998
« Dans Park, par exemple, l'artiste détourne une série d'activités domestiques traditionnellement féminines… »
Photo Olivier Charlot
2. Claudia Triozzi, Stand, 2004
Une imagerie typiquement féminine
Photo Olivier Charlot

Pour définir les personnages qui se construisent ainsi dans l'œuvre de Claudia Triozzi, un élément s’impose : la récurrence de la mise en scène du genre féminin. Dans Park par exemple, l'artiste détourne une série d'activités domestiques traditionnellement féminines. Une scène notamment a marqué les esprits : le personnage est assis sur un siège/casque sèche-cheveux (ou une chaise électrique ?) d'un nouveau genre, dont le casque est constitué de saucisses piquées sur des cercles métalliques, s'empilant progressivement devant son visage lorsqu'il actionne une pédale. Une autre pédale déclenche des sonneries de téléphone et de porte d'entrée : la femme se met alors à aboyer... L'action se réduit ainsi à la réponse mécanique à un stimulus, dans un dispositif à la fois burlesque et aliénant, qui formate les gestes et les postures.

Six ans plus tard, dans Stand, dispositif de présentation de photographies, Claudia Triozzi rejoue une imagerie typiquement féminine tirée de publicités et de films des années 1960 à 80...

Interrogée sur la portée politique de son exploration des images attachées au genre féminin, Claudia Triozzi souligne le fait qu'elle ne travaille pas sur le mode de la dénonciation ou du militantisme[9]. De fait, les scènes portant explicitement sur la mise en scène des stéréotypes féminins ne sont réductibles à aucun message univoque. « Dans Ni vu ni connu, quand je dis "je suis un canon", bien sûr c'est sarcastique... Mais pas seulement. Peut-être qu'en le disant, je le pense aussi un peu. C'est-à-dire que je ne fais pas que me moquer de la société et du féminin... A l'intérieur de la critique, il y a aussi le fait que, par moments, c'est très bien de croire qu'on est "un canon". De temps en temps ! » C'est peut-être précisément dans cette limite incertaine entre l'accusation et l'adhésion que se situe la portée transgressive de cette interrogation du genre féminin.

D’une pièce à l’autre, le fantôme des personnages précédents

La récurrence de cette interrogation du genre féminin contribue à créer une « trame » de personnage qui traverse l’ensemble des pièces de Claudia Triozzi. Bien que chaque spectacle soit très nettement différent des autres, le personnage interprété par la chorégraphe reste hanté par ce qu'elle a incarné précédemment. Elle note ainsi[10] que le personnage d'Adina dans Park (1998) était en germe dans Gallina Dark (1996) ; trois ans plus tard, on retrouvera Adina pour une intervention dans un festival[11]... Même lorsque le lien est moins évident, on peut retrouver dans une pièce des éléments d'un personnage plus ancien et ainsi nourrir, complexifier le personnage présent. Dans Ni vu ni connu par exemple, il suffit à Claudia Triozzi d'apparaître en tailleur et talons hauts pour que resurgisse – dans la mémoire des spectateurs ayant assisté aux précédentes pièces – la mise en scène codifiée du corps féminin qu'elle avait présentée de façon plus explicite dans ses premières créations.

Un autre type féminin : la sorcière

Claudia Triozzi, Up to date, 2007
Un autre type féminin : la sorcière
Photo Olivier Charlot

Dans certaines pièces – The Family Tree (2002), Opera's Shadows (2005), Up to date (2007) ... –, les « marques du réel » se sont effacées et l'interrogation du genre peut alors, au premier abord, sembler absente. Face à ces pièces, on peut cependant être frappé par la trace d'un autre type féminin : la sorcière[12], c'est-à-dire, étymologiquement, la « diseuse de sorts » pactisant avec le diable, pratiquant la magie, remplissant une véritable fonction sociale tout en suscitant la peur, capable de voler dans les airs, de voir ce que les autres ne voient pas et d'en parler...

Régies par une femme, dont le corps échappe aux contours – il est invisible dans Opera's Shadows, se fond dans les images projetées sur un écran dans Up to date – et aux places qui lui sont conventionnellement assignées, tout en s'exprimant par une voix à la puissance insoupçonnée – litanies de noms propres (The Family Tree), textes poétiques et obscurs, énoncés en plusieurs langues (Ni vu ni connu), comme le sont les incantations des sorcières si l'on en croit les manuels démonologiques –, les pièces de Claudia Triozzi pourraient alors apparaître comme l'œuvre d'une sorcière contemporaine.

 

[9] Claudia Triozzi. Entretien conduit par Geisha Fontaine, op. cit.
[10] Ibid.
[11] Festival Connexe, dans le quartier de Belleville (24 oct. – 15 déc. 2001, Paris). Claudia Triozzi y tient un « café-restaurant » : Chez Adina. Elle propose aux spectateurs potentiels de lui apporter une recette, un objet, un sujet, une chanson, un talent, etc., pour contribuer à l'ambiance de chaque soirée dans ce café-restaurant.
[12] Jules Michelet, qui consacre un livre à l'histoire des sorcières en 1862, commence par rappeler que la sorcellerie est – dès le Moyen-Âge – considérée comme un phénomène purement féminin, les hommes sorciers n'étant que de très rares exceptions (La Sorcière, Paris, Hachette, 1862).

 

 

 

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