Arts de la scène et nouvelles technologies
Cadiot, Lagarde, Poitrenaux, Un mage en été / 1 2 3 4 Repères

 

1. ENTRE LES LIVRES ET LA SCÈNE, UN COMPAGnONNAGE
Olivier Cadiot, Ludovic Lagarde et Laurent Poitrenaux

Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde. Dr

Depuis 1993, Olivier Cadiot et Ludovic Lagarde travaillent ensemble à de nombreux projets. En 1997, Le Colonel des Zouaves les réunit pour la première fois avec le comédien Laurent Poitrenaux. Expérience décisive autour d’un livre-monologue dont Robinson, le personnage, l’alter ego d’Olivier Cadiot, est le héros. Avec Un mage en été, le trio renouvelle ses enjeux : marier écrit et performance, donner un corps au texte. Comme pour Le Colonel des Zouaves, l’Ircam participe à la création de l’espace sonore du spectacle.
Marion Stoufflet et Chloé Brugnon, respectivement dramaturge et assistance à la mise en scène de ce Mage en été, restituent dans ce dossier l’alchimie qui s’opère entre l’auteur, le metteur en scène et l’acteur.

Olivier Cadiot. Ce qui n’était pas prévu, c’est que progressivement, j’ai changé d’avis sur la nature du théâtre. Au début, je pensais possible un théâtre « poétique », comme on dit « théâtre musical », où l’on réconcilierait les genres par la Langue, où l’on privilégierait rythme, prosodie, performance ou la soi-disant « musicalité de l’écriture ». En avançant, le théâtre m’a aidé à enlever des formes, à essayer de creuser des paroles, des voix plus précises. Au lieu d’être un porte-voix pour agrandir ou dramatiser les mots, le théâtre me donnait des outils pour enlever des effets de style, pour avoir envie d’être plus précis, peut-être plus « réaliste » ?
(…)
Dans les moments de magie que me donne le théâtre, je réalise quelquefois, quand c’est juste, quand le corps de l’acteur phrase littéralement et que ça se met miraculeusement à parler, que la poésie revient par surprise, la prosodie vivante. 

Une rencontre à double détente, Sœurs et frères (1993) et Le Colonel des Zouaves (1995)

C'est en 1993 que Ludovic Lagarde passe commande d'un texte « pour la scène » à Olivier Cadiot. Ce dernier a déjà publié L'art poétic' (P.O.L, en 1988), Roméo & Juliette (P.O.L, en 1989, livret du premier opéra de Pascal Dusapin écrit pour le bicentenaire de la Révolution Française), et Futur, ancien, fugitif (P.O.L, en 1993). Cette commande est l'occasion pour Olivier Cadiot d'aborder les questions soulevées par l'écriture dramatique – et jusqu'à aujourd'hui, on peut dire que jamais cela ne s'est reproduit : jamais il n'a écrit à nouveau pour le théâtre, jamais frontalement en tout cas.  Cela donnera Sœurs et frères, une pièce de théâtre qui ressemble à une pièce de théâtre, distribuée entre différentes figures désignées par une lettre, dialoguée, au sein d'une famille, un inventaire... pièce jamais publiée, lors même qu'elle a été recréée par Ludovic Lagarde en 2010 avec les élèves sortant de l'ERAC, Ecole Régionale d'Acteurs de Cannes, et dans ce cadre présentée à Avignon.
Dès lors leur collaboration se poursuit et, inlassablement, Ludovic Lagarde continue à s'emparer des livres d'Olivier Cadiot pour les porter à la scène.

L'expérience fondatrice est en fait celle qui réunit pour la première fois autour du Colonel des Zouaves, un monologue, le trio auteur-metteur en scène-acteur : Olivier Cadiot, Ludovic Lagarde et Laurent Poitrenaux. Créé en 1997, le spectacle continue à tourner, repris la saison dernière encore.
Quant au Mage en été, lorsque Cadiot a reçu l'invitation d'Avignon, il y avait déjà un projet, un texte en cours, des notes... Avec cette sollicitation extérieure s'est imposé le retour au monologue.

Ludovic Lagarde. C'est devenu une blague entre nous : à chaque fois que je prends un livre d'Olivier pour tenter de le mettre en scène, il me dit : il faut faire un monologue. « Un acteur, un texte », pour reprendre la formule de Novarina. Moi j'essaie d'aller contre : je veux du drame, des personnages, des actions, des corps, des décors...

Olivier Cadiot. Je veux la même chose que lui... sauf que justement, le monologue est une bonne méthode pour donner drame, personnages, actions etc. C'est un bon piège ! Quand le Festival d'Avignon m'a proposé d'être artiste associé pour l'édition 2010, c'était aussi une sorte de « commande » passée à notre manière de travailler ensemble avec Lagarde. C'est pourquoi j'ai souhaité revenir à ce qui nous a réunis au tout début : le monologue. Pour moi, c'était une manière de repartir sur nos fondamentaux, de reprendre le fétiche. Si le théâtre est un cours de tennis, le monologue c'est le bandeau de Björn Borg : l'emblème auquel je tiens le plus !

Un trio pour un monologue

Jusqu'à présent, Lagarde a mis en scène les cinq derniers livres de Cadiot parus depuis Sœurs et frères : Le Colonel des Zouaves en 1997 donc, Retour définitif et durable de l'être aimé en 2003, Fairy Queen en 2004, Un nid pour quoi faire, initié en 2009, et Un mage en été en 2010.
Du monologue soliloquant et polyphonique à la comédie chorale et retour au monologue, chaque fois le tandem se promet de changer de méthode pour passer à la scène. Écrire directement pour la scène ? Non. Cadiot écrit des livres, aime ce temps d'écriture seul, à la frontière du monde, dans des cafés mais toujours au bord de l'activité.

Olivier Cadiot. Je n'écris pas au sens où on l'entend parfois – le type échevelé qui a des visions [et c'est aussi le sujet de Un mage en été justement] ; je corrige, je suis correcteur, arrangeur, étudiant, donc je peux travailler partout. On peut aller au café sans déranger. C'est bien pour moi d'être à la frontière, comme séparé des autres par une mince membrane, comme un bathyscaphe dans un restaurant.

Écrire ensemble pour le théâtre alors, après le livre, adapter pourrait-on dire, puisque c'est toujours du livre que l'on part ? Non plus, pas tout à fait, puisque rien n'est jamais ré-écrit, redialogué : la voix, c'est toujours déjà le travail de Cadiot dans le livre.

Olivier Cadiot. À l'écrit, il faut restituer l'énergie du parlé avec des méthodes parallèles et rusées, il faut créer du volume, et si l'on évoque la prétendue différence entre littérature et théâtre, eh bien il n'y en a aucune, il s'agit de la même chose. Seulement, ce n'est pas la même scène. 

Aujourd’hui je ne me pose plus vraiment la question du partage entre les différents genres : poésie, roman, théâtre, etc. J’écris toujours avec l’horizon du théâtre, parce que c’est stimulant d’imaginer qu’un livre puisse devenir un jour du théâtre, et j’essaie d’en dire un peu plus qu’avant, peut-être de faire entrer davantage de non-littéraire dans le livre.

Alors comment décrire leur manière de travailler ensemble, les variations de leur collaboration qui dure, le processus de travail en commun ?
Cela sans oublier l'intervention décisive du troisième élément du trio : l'acteur, Laurent Poitrenaux. Lorsque ce dernier décrit la première lecture qu'il fit du Colonel en 1995, la rencontre avec cette écriture (même si Poitrenaux faisait déjà partie de Sœurs et frères), cette langue qu'il allait porter des années durant, lorsqu'il revient sur cette invitation inaugurale lancée par un auteur qui lui remit son manuscrit pour en entendre quelques pages, Poitrenaux invoque toujours une familiarité immédiate : cette langue comme sa langue maternelle, son rythme ; sa voix. Au point qu'il lut d'ailleurs l'intégralité du texte, et non le fragment annoncé.

 

a) Arracher le texte au livre
Première étape : « arracher le texte au livre ». L'auteur vient de la poésie, ses livres sont découpés, mis en page, l'objet livre est important. Lagarde mentionne souvent, lorsqu'il évoque le processus de travail, comme une phase de latence, qui peut durer plus ou moins longtemps (presque deux ans pour Un nid pour quoi faire, le précédent livre et spectacle) : le temps que le livre se dépose en lui, qu'émergent les scènes, les voix, les genres. Alors, première opération, couper, littéralement, au cutter, prélever, blocs ou bribes, sans hiérarchie, ne rien jeter encore, mais coller dans un grand carnet ce qu'on commence à réagencer. « On ne fait pas de théâtre avec des chapitres », dit simplement Lagarde. Le temps de la scène théâtrale ne peut pas être celui du livre, les logiques temporelles divergent, on ne découpe pas une seule et même action en plusieurs scènes de façon perceptible pour un spectateur comme on peut le faire lorsque les sauts de page donnent l'indication au lecteur. Ce qu'il reste d'une unité de temps au théâtre ?

Lorsque Cadiot a fini, commence Lagarde, avant que Cadiot ne puisse à nouveau intervenir, retours de l'auteur, puis le metteur en scène reprend la main. Etc. Passations de pouvoir. Une précision : jamais Cadiot ne fait usage d'une prétendue autorité de l'auteur alors que se forge le spectacle : ce n'est pas son objet, mais bien celui de Lagarde. L'amitié ouvre le champ aux discussions

Olivier Cadiot. Lagarde s'intéresse au texte, mais il n'est pas fétichiste, il se sert des livres comme d'un guide de sensations, d'une didascalie géante, protocole de mouvements, d'odeurs, d'impressions, de reconstitutions etc. Il fait son marché là-dedans, il reconstruit patiemment un sujet, comme une photo dans un bain de révélateur. Il dessine lui aussi son piège, son projecteur, sa lanterne magique, sa chambre noire.
Généralement, j'arrive chez lui, explosé de fatigue et d'angoisse par trois ans d'écriture. Puis ça s'inverse, au cours de la mise en scène, c'est lui qui peut s'épuiser, et je peux alors venir le soutenir : si bien qu'il n'y a pas de lieu suprême et unique où penser le théâtre, la poésie, la littérature, le jeu. Mais une suite de relations organisées. Nous sommes décalés.
Lorsque j'arrive, avec trois ans de travail sur un livre et aucune idée préconçue sur un spectacle, Ludovic intervient seul, pioche dedans, choisit, coupe, charcute ; entre boucherie en gros et épicerie fine – à moins qu'on dise plutôt, entre greffe et bouture.
Ce n'est pas moi qui fait l'adaptation du texte romanesque vers la pièce, je ne sais pas faire ça, je ne sais pas découper. Et c'est un non-savoir fructueux, qui me permet aussi d'écrire en échappant aux fausses contraintes que je pourrais me donner. Ce sont deux logiques créatrices différentes.
Ludovic Lagarde. Parce qu'il n'est pas fait pour la scène, le texte de Cadiot a vraiment besoin d'un metteur en scène. Mais je ne suis pas à son service. Ce n'est pas une relation de pouvoir qui nous lie, mais un sentiment d'appartenir à une même cordée. On est asservi l'un à l'autre.
Olivier Cadiot. Comme des moteurs sont asservis. Un asservissement volontaire.
Ludovic Lagarde. Notre relation reste expérimentale. Une rivalité complémentaire. Avec Poitrenaux aussi. On prend chacun ce qui nous plaît chez Cadiot, moi des textes, lui des gestes, des cérémonies, des rites. D'ailleurs Cadiot ne s'avance jamais en disant : « Je t'écris une pièce. » Il écrit pour lui, et ensuite, je lui vole des bouts pour les monter et les mettre sur un plateau.

 

b) Un art du montage

Ludovic Lagarde
© Marthe Lemelle

C'est sur le terme de montage au sens cinématographique qu'ils se mettent d'accord. Cadiot écrivait ses « plans impossibles », Lagarde met en scène son « film intérieur », rêve d'abord une « scène mentale », retarde le moment où les contraintes du plateau reviennent. Alors freiner et faire en sorte que tous ses collaborateurs (scénographe, dramaturge, créateur sons et images, chorégraphe, éclairagiste, costumière) prennent aussi le temps de rester sur une scène rêvée. On ne peut aborder le passage du livre à la scène comme un problème à résoudre. Plutôt comme la possible émergence d'un hologramme. Donnons-lui forme, sa forme et sa vie propres. De quoi d'autre est-il question quand ils évoquent greffes et boutures ? Lagarde est clair, il ne saurait s'agir de se préoccuper d'une logique qui serait a priori celle du texte, ou du théâtre. On écoute, on regarde. Alors qu'il n'y a matériellement encore ni à voir ni à regarder. Voilà comme Lagarde travaille avant que ne commencent les répétitions.
Une référence lors du travail sur le Mage : Walter Murch, monteur d'Apocalypse now de Coppola, par exemple, mais aussi de Conversation secrète. Il s'agit, dans ce film du même cinéaste, de trouver comment faire émerger une voix, une intention, d'un chaos sonore ; un fil à tirer comme on dit.

Olivier Cadiot. La littérature est un art du montage bien sûr, mais il ne s'agit pas (plus) dans mon cas de collage spatial d'éléments disjoints sur un plan, ce n'est pas tellement une question graphique ou plastique, mais bien d'un montage au sens cinématographique. Le montage relève plutôt du temps et produit des effets sur la durée, l'accélération, la lenteur, la projection, la mémoire...

Puis, lorsque Lagarde s'empare du texte, c'est à son tour d'opérer une recomposition du livre à travers un nouveau protocole de sensations qui lui sont propres. Il s'agit d'usiner les différentes couches esthétiques, d'ergonomiser les références, pour produire autre chose, sans forme préétablie. Et de rendre simple l'accès à une relative complexité.

Ludovic Lagarde. Mon rôle, afin que la complexité soit entendue, consiste à simplifier le travail pour le rendre audible et visible.
Olivier Cadiot. Je ne suis pas d'accord, tu ne fais pas un travail de présentation simplifiée, tu empiles plutôt les couches. Ce n'est pas un monochrome mais un mixte de genres et de couleurs. Mais au final il faut que ça glisse ! d'où l'impression de fluidité.
Ludovic Lagarde. Je cherche toujours un effet d'écoute de l'œuvre, je cherche à donner à voir sur scène la potentialité de réel contenue dans le texte.
Olivier Cadiot. C'est du fret, une opération de transport qui tiendrait aussi bien du voyage, du déplacement, que des sensations, des sentiments, du divertissement.

 

c) Ce qui s'incarne, c'est la phrase. Laurent Poitrenaux
Commencent alors les répétitions, arrive Laurent Poitrenaux. Ce drôle d'alter ego, peut-être moins de Cadiot ou de Lagarde, ou même du couple Cadiot-Lagarde, qu'alter ego de Robinson, cette figure persistante et labile, mutante peut-être, qui traverse les livres de Cadiot. Au point que, lorsque le Festival d'Avignon propose à l'auteur de faire une lecture de ses textes à la Cour d'honneur du Palais des Papes, il choisit de donner pour titre à cette soirée-là : L'affaire Robinson.

Pas de personnage – un prête-corps, un porte-voix ? Poitrenaux travaille au micro HF, sonorisé, il trouve une liberté que les moyens du théâtre ne pourraient lui donner autrement, il parle de « gros-plan » (sonore), de caméra embarquée... le cinéma encore. Disons en tout cas que les arts, les genres se décloisonnent, ou à tout le moins que cette distinction reconduite n'est pas une préoccupation opératoire pour avancer dans la création du spectacle – disons que pour passer du livre à la scène, tous les moyens sont bons.
« J'ai le corps de mes idées », « Je suis dans une phrase qui bouge », comment décrire autrement le travail de Poitrenaux qu'avec les mots mêmes du texte ? En effet, lorsque Cadiot écrit Un mage en été, il nous invite, à la suite de Novarina, à lire ce monologue comme une lettre aux acteurs. Cet art poétique continué touche au cœur la pratique d'un auteur au travail, mais aussi d'un acteur au travail. Le temps réel toujours, déjà au centre du Colonel des Zouaves, se déploie à nouveau. Art performatif et performance d'acteur.

Olivier Cadiot. Les grands acteurs ont un... phrasé, ils donnent du sens jusqu'au bout des doigts. Poitrenaux joue comme une danseuse indienne : il mime la phrase, lui donne du sens, sans que cela soit réaliste. Il raconte des histoires, il trace en l'air des figures qui font des images immédiatement, et cela tient du miracle, car il fait avec son corps ce que j'essaie de faire dans mes livres. Ça parle ! Les choses les plus complexes se disent facilement, et s'éclairent. Le mage était destiné à cette parole précise qu'il porte, à ces gestes qu'il incarne. Il a désormais un rapport absolument direct avec nous.
Ludovic Lagarde. Poitrenaux permet de passer de l'implicite du livre à l'explicite de la scène. Il est affûté de partout.
Olivier Cadiot. Ces derniers temps j'ai vu Poitrenaux en Jean-Luc Lagarce, qu'il incarne dans le spectacle de François Berreur, Ébauche d'un portrait. Je l'ai vu en écrivain, avec sa machine à écrire ; c'est extrêmement troublant de le voir faire revivre un écrivain disparu. Je suis jaloux évidemment, j'ai envie de le désosser. Et maintenant il se transfère en Robinson, c'est-à-dire en une sorte de projection de moi, un sujet qui s'occupe de mon autobiographie à ma place. Il est tout seul en scène, au centre d'une île où on le bombarde de fantasmes. C'est comme si on avait créé un fantôme entre nous trois, qu'on vient tripoter et qui finit par tenir debout. Poitrenaux me révèle des choses que je n'avais pas comprises en écrivant le texte.
Ludovic Lagarde. Ce qui est refoulé dans le roman, il faut le sortir sur le plateau. C'est un passage du tout seul, l'écriture, au tous ensemble, la scène.
Olivier Cadiot. Comme une opération de dévoilement, de mise en public. Parfois c'est violent. Mais le plus beau pour moi, c'est que vous réussissiez avec les moyens du théâtre à placer une voix au bon endroit. Une voix « guidée », qui trouve sa prosodie, sa poésie au final.

 

 

 

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