Arts de la scène et nouvelles technologies
Cadiot, Lagarde, Poitrenaux, Un mage en été / 1 2 3 4 Repères

 

3. UN MAGE EN ÉTÉ, une mise en scÈne

Un mage en été, 2010
Olivier Cadiot, texte
Ludovic Lagarde, mise en scène
Avec Laurent Poitrenaux
"Un mage a la possibilité de faire tous les personnages, c’est même sa spécialité. Nietzsche, par exemple ? Il devient le philosophe, prend sa voix, ses expressions et s’imagine même être lui jouant au golf."
© Marthe Lemelle

 

Les ressorts dramatiques viennent de nous être donnés. Marion Stoufflet et Chloé Brugnon proposent une seconde lecture du spectacle, côté mise en scène, pour approfondir le travail de l’acteur, les rapports entre espace réel, espace rêvé et espace sonore.

Le texte

a) Synopsis de la pièce
« Allez fermons les yeux », le voyage commence ainsi, aux côtés du personnage récurrent d’Olivier Cadiot, Robinson. Cette fois-ci, il n'est plus un obsessionnel de la vitesse et du travail comme l'était le héros du Colonel des Zouaves. Au contraire, ce livre est peut-être l'histoire d'un homme qui cherche une forme de détente, d'allégement. Nous entrons dans l’atelier d’un artiste au travail. « Voyant » lorsque débute le texte, au sens presque rimbaldien, maître des images ou possédé par ses visions.

Au début, Robinson se présente donc à nous doté de maints pouvoirs. Le premier : il peut se balader dans les images. Une photo vue dans le journal ? Il ferme les yeux et rejoint cette femme photographiée dans une rivière. Elle a l’air bien, plantée comme ça au milieu de l’eau, alors, il prend son empreinte, il fait comme elle, et nous emmène avec lui dans l’image.

Robinson est un mage, il peut se déplacer dans les êtres, dans les choses, il prend la forme de ce qu’il veut, nous fait voyager à travers les époques. Un terrain de foot abandonné ? Il y perçoit les anciennes fondations d’un site thermal, et nous entraîne illico chez les Romains. Voyage dans le temps en accéléré, grâce à ses visions. Un mage a le don du transport, mais aussi la possibilité de faire tous les personnages, c’est même sa spécialité. Nietzsche, par exemple ? Il devient le philosophe, prend sa voix, ses expressions – avoir le corps de ses idées, c'est un enjeu −, et s’imagine même être lui jouant au golf. « Deviens ce que tu es. »
Le monde entier est à sa disposition, archives disponibles. Mais alors que, fort de son génial ascendant, Robinson se livre à sa première tentative d'écriture en temps réel, il se voit absolument submergé par tout ce qui (lui) arrive sans même qu'il convoque rien. Echec. Fin du premier mouvement. Première remise en question d'un paradigme qui s'avère contre-productif : mage, pourquoi j'ai dit ça ?

Aussi, après une série de visions et de réincarnations se met-il en quête de découvrir ses origines. Pourquoi je serais mage ? Ça doit bien venir de quelque part ? Une première recherche généalogique à l’intérieur de son cerveau moteur de recherche lui fait découvrir parmi ses ancêtres un mage véritable : Eliphas Lévi. Révolutionnaire de 48, il lance l’occultisme et prétend être la réincarnation de Rabelais. Son descendant, Alistair Crowley, invente la figure diabolique de la bête 666. Formation des SS à l’occultisme, magie noire, soirée de torture, Robinson prend peur et arrête les recherches.
Il nie tout en bloc mais ses dons le rattrapent, et comme si son cerveau continuait l’introspection tout seul, le rapprochant de sa propre biographie, il se voit transporté d'un coup de fil dans l'appartement de son enfance. Revoit des scènes de jeunesse, entend son père rentrer du cercle, racontant des anecdotes de Morand sur Proust. Les souvenirs des êtres chers lui reviennent, et il tente de se mettre à la poésie. Tentative de poème en cut-up, avec des bribes de récits, mais ça ne marche pas encore.

Et si on changeait de vie ? Un ex-mage devient médecin des âmes ? Une autre façon de plonger dans un flux commun. Fin des recherches autobiographiques, sortir de soi plutôt, et Robinson se met en quête d’un pseudonyme. Pour se protéger, pour ne pas tomber dans l’autobiographie tout nu. « Zak Pierjikolm », un nom pris au hasard. Avec ce nouveau nom, notre ex-mage peut continuer l’aventure poétique entamée, imaginant un personnage, « la suffisamment ressemblante mère » qui, en replongeant dans ses souvenirs à la fin de sa vie, parvient à faire son premier poème. « Je comprends ce que tu fais, mon cher. » Elle passe d’un souvenir à l’autre, trouve la stabilité dans la multitude des détails, compose une plainte − mais heureuse.
Pour Robinson, la solution c’est ça. Il est guéri : « ça ondule, doucement, comme ça, un enroulement de comparaisons douces, les chants les plus connus mélangés aux sentiments uniques. »
Il danse, il chante, et se replonge dans la photo du début. Retour ultime à la rivière. Un mage plonge dans l’eau, il nage, il est heureux.
Fin du voyage.

L’acteur : donner un corps au texte « Vous n’imaginez pas ce que peut un corps »

a) Un corps aérien
Un mage en été est sinon une suite, tout au moins un pendant du Colonel des Zouaves et on ne peut pas parler du travail corporel dans cette pièce sans évoquer la collaboration avec Odile Duboc sur cette précédente création. Laurent Poitrenaux avait travaillé avec la chorégraphe sur la vitesse, l’accélération, un corps constamment en mouvement. Cette fois-ci avec Stéphany Ganachaud, danseuse aguerrie formée par Odile Duboc depuis de longues années, qui a pris sa relève sur ce projet, il s’agissait d’une toute autre recherche. Le mage à la différence du colonel est à la recherche d’une détente, il se répète à lui-même, comme on se dicte une conduite nécessaire, « prenons un moment de détente ».
Cet allégement, la possibilité de sortir de soi, a été au cœur de la création. Laurent Poitrenaux a donc travaillé avec cette indication-là, un corps qui soit plus dans l’économie, dans une forme de relâchement tenu. Comme Robinson qui prend l’empreinte d’une baigneuse, pour « faire comme elle », se tenir tranquille, l’acteur a cherché cette stabilité, cet ancrage dans le sol qui a contrario permet de s’élever :

« On va dire que je suis neuf.
Lourd, mais en l’air.
Un ange lourd.   
Un dirigeable. »

Cette image traduit très bien toute l’ambivalence de cette recherche, à la fois un corps qui souhaite devenir aérien, comme s’il voulait échapper à toute réalité physique ou tout au moins qui tente de se réduire à un souffle : « Un corps ça se manifeste par du brouillard », mais qui pour cela doit passer par le sol :

« Elle a l’air bien au milieu de cette eau, elle a les pieds bien plantés sur le lit de cailloux plats, tellement bien qu’elle en oublie son corps. »

 

b) Un corps-machine
Mais de quel corps parlons-nous ? Certes le corps de Robinson est d'abord celui de Poitrenaux, en pleine performance… il joue et fait et incarne tout mouvement de la phrase, de la pensée, toute action évoquée, envisagée, accomplie... « Je les mime, je les anime, je les envisage, je les joue, je les désincarne, je les interprète, je les figure, je les illustre. » Il est à la fois Robinson et ses interlocuteurs, ce qu'il engendre et ce qui lui arrive, la totalité du paysage... Pourtant, Robinson, c'est aussi un corps-machine. En effet à plusieurs reprises, notre Robinson évoque cette sensation d’être « une machine ». Machine-outil, corps compétent, à aiguiser, affûter sans cesse, surperformant ; nous sommes encore dans la suite du Colonel, l'entraînement ne peut s'arrêter, le corps ne saurait connaître aucune défaillance :

« Je me retraverse certaines scènes tellement de fois. Comme on répète à l’infini un geste. On passe dans l’air, profilé, on fait rentrer les êtres et les choses en forme de ce qu’on veut, comme ça. »

Mais on peut aussi penser, au contraire, à la machine comme ce qui nous dédouanerait de tout effort : « c’est presque machinal ». Réalité augmentée, « commande via cerveau », les choses sont à portée de mains. Sans devenir un cyborg pour autant, puisque c'est toujours dans la recherche de nouvelles sensations que se développe le texte. Au point que cela modifie  jusqu’à nos rapports les plus intimes :

« Le narrateur embrasse sa dulcinée. Le point absolu partout. Du supernumérique. Il voit l’émail de ses dents à cent mètres, tout est net jusqu’à l’infini, (…) Oh ça nous change le baiser, le moindre frémissement de sa lèvre supérieure actionne des milliers de petits palpeurs qui entourent la lèvre adverse, miam. Oh c’est comme ça que je vois les quarks !
La technique, c'est bien.
Quel bonheur de voir les atomes de quelqu’un. »

Corps disponible à toute une série d’expériences, corps sur lequel s’impriment images, êtres, couleurs… Entre la recherche de détente évoquée au-dessus, qui tend à une libération du corps, et la soumission aux visions qui envahissent physiquement et mentalement le personnage, l’acteur nous entraîne d’un endroit à l’autre tout en restant immobile, économie des mouvements mais extrême disponibilité du corps à nous faire ressentir les différentes perceptions de ses voyages dans l'espace, dans le temps, comme dans les êtres qu’il se met à incarner.

 

c) Un corps de médium. « J’ai le corps de mes idées »
Pour l’acteur, Laurent Poitrenaux, il s’agit donc de donner à voir les différentes postures, les différentes figures qu’incarne ce mage et les paysages visités. Son corps devient une sorte d’écran de projection, un réceptacle donc, mais aussi le médium entre les visions du mage et le public. Par ailleurs, la particularité de ce mage est d’être à la fois le maître de ses visions, celui qui les appelle, les provoque, mais aussi celui qui les subit. Et le travail chorégraphique s’est développé en fonction de ces deux aspects corollaires : la détente recherchée, la volonté de sortir de soi, une sorte de corps aérien, et l’emprise à laquelle est soumis ce corps, violenté par des perceptions, des visions qu’il ne maîtrise pas.
Corps plastique. Au gré des phrases. Trouver une voix. Pour incarner le texte.

« Il faudrait une voix pour que ça fonctionne.
Le texte tout seul, on dirait qu’il est tout triste, oh le pauvre texte sans voix. »

La scénographie, entre espace réel et espace de projection 

a) Un artiste au travail : l’atelier
L’une des sources d’inspiration au début du travail sur Un mage en été a été le film documentaire d'Henri-Georges Clouzot réalisé en 1955 : Le mystère Picasso. Clouzot a filmé Picasso en train de peindre sur des plaques de verre exposées entre l'artiste au travail et la caméra, avec des plans-séquence en caméra fixe. La caméra capte ainsi le cheminement de la pensée créatrice du peintre. Or il s’agissait bien là du projet de Cadiot : saisir la pensée créatrice en mouvement, surprendre un artiste, le mage, au travail.
C’est à partir de là que l’idée de l’atelier s’est imposée. Mais quel atelier ? Espace réel de travail avec outils, accessoires en pagaille, multitude d’éléments scéniques, ou bien un atelier mental, un espace de projection ? A l’issue d’un premier travail en maquette, la volonté d’accessoiriser l’espace s’est avérée être un échec.

Alors la question s'est déplacée : l’enjeu était moins de montrer l’activité « laborieuse » de l’artiste que de rendre le public témoin de ses visions. Un sujet producteur et récepteur d’images mentales. D'une certaine façon, Poitrenaux allait devenir lui-même son propre atelier, sa piste et ses agrès. Il s'agissait avant toute chose de focaliser le regard sur lui, de faire le point comme dans une chambre noire, souvent évoquée.
La scénographie devenait donc un espace de propulsion pour l’acteur, susceptible d'accueillir la venue des images.... dont on ne savait pas au début du travail si elles seraient rendues visibles ou non. Mais la question ne pouvait être évitée : pour la première fois, Cadiot avait fait un « petit livre illustré », essaimant des photos prises avec son iphone dans le livre, transposition aujourd'hui des petits dessins, croquis, qui parcourent la Vie d'Henry Brulard, autobiographie de Stendhal.

 

b) Un cadre à l’intérieur du théâtre
Antoine Vasseur, le scénographe, est donc finalement revenu à une forme classique pourrait-on dire, aux fondamentaux, et a proposé de recréer un cadre à l’intérieur du théâtre − précisons que cette scénographie a d'abord été pensée pour l'opéra-théâtre d’Avignon, théâtre à l’italienne, où le spectacle a été créé en juillet 2010. Reconstruire un cadre, c’est une façon de neutraliser le cadre du théâtre lui-même. La volonté d’Antoine Vasseur était donc de créer un outil formel, presque invisible finalement pour le spectateur, mais qui soit étudié de façon à propulser l’acteur, à le projeter vers le public, à le détacher du sol, à le faire sortir du simple cadre du théâtre.
Par ailleurs, la particularité de cet espace est son sol légèrement bombé, une géométrie très précise, à peine visible pour le spectateur mais dont la perception, pas forcément consciente, renforce la présence de l’acteur. Et influe étrangement, comme si Laurent Poitrenaux pouvait changer d'échelle : en fonction des lumières qui ne donnent que l'acteur ou dévoilent l'espace, on ne sait plus très bien si l'on est face à un portrait, acteur grandi d'être propulsé, et cadre qui devient comme « à sa taille », échelle humaine ; ou si, au contraire, c'est l'habitant d'un plateau de théâtre plus monumental, petit homme dans grand atelier.
Il s’agit évidemment aussi d’une boîte à lumière et d’une boîte à couleur : l’immense cyclorama, la toile tendue qui constitue le fond de scène, peut avant toute chose disparaître, passage au noir, pour ne laisser émerger que l'acteur ; mais le cyclo permet aussi la projection des « visions » du mage. Comme si l’atelier que l’on évoquait au départ était devenu tout simplement le cerveau du personnage. L’atelier de l’artiste, ses outils, ce sont finalement les images qui le traversent, les souvenirs qui lui reviennent, les idées qui l’habitent, et ce cadre noir, opaque, contrastant avec l’éclatant de certaines lumières ultra-vertes est comme une porte ouverte sur le cerveau en action du mage.

« Je suis au milieu d’une machine, j’ai agrandi mon cerveau à la taille de ma chambre.
(…) Allons-y. Quelle souplesse. Adaptabilité. Modernité. Efficacité. »

 

c) Un espace sonore : le partenariat avec l'Ircam
Le travail sur le son, mené par David Bichindaritz en partenariat avec Grégory Beller, chargé de la réalisation informatique musicale, a impliqué une amplification continue si ce n'est constante de la voix du comédien, travaillant avec un micro-cravate HF. Cette collaboration sonore s'est déroulée selon trois axes.

- La transformation des voix
Cela s'inscrivait à la suite du travail mené depuis Le Colonel des Zouaves. Mais le colonel était un personnage schizoïde, peuplé de mille voix, et  tout son dans le spectacle émanait nécessairement de lui. Ici, la folie est moins dense, tout le spectacle n'en est pas le déploiement. Concrètement, non seulement il n'y a donc cette fois qu'un nombre limité de transformations de voix, mais de surcroît, Lagarde tenait à aller vers le plus grand naturel.
Néanmoins, toute transformation se fait en étroite collaboration avec Poitrenaux, qui initie la modification que va démultiplier la technologie de l’Ircam ; il est toujours conscient des effets et de leur déclenchement. Et ceci notamment parce que le fait d'être amplifié est en réalité une contrainte de poids pour le comédien, qui parle d'un « effet de loupe, même sur le sens, la précision de la pensée » : le micro HF « vient le chercher très près et va très profond dans l'oreille du spectateur. » Avec en retour un effet sur son propre imaginaire de comédien : il devient l'homme qui valait trois milliards, tout ce qu'il fait prend une ampleur qui change tout, élargit. Bigger than life.

- La spatialisation
La première préoccupation de Lagarde était de pouvoir abolir la distinction entre scène et salle, et pour ce faire, de constituer un espace sonore commun. Aussi les enceintes sont-elles disposées continûment tout autour du lieu théâtral, entourant Poitrenaux sur scène mais aussi tout le public, pris en écharpe dans le même cercle. Et puis nous sommes aussi dans son cerveau, espace mental  dont il importait de donner l'unité.
Il s'agissait en outre, à l'origine, de mener un travail au plus proche des « transports » de ce mage. En effet, que ce soit dans le temps ou dans l'espace, il ne cesse de voyager. Or il est vite devenu clair que Poitrenaux resterait quasi-immobile au centre de la scène. Aussi la mobilité du son est-elle devenue un vecteur de déplacement de ce mage. À cela s'ajoutent aussi des qualités de résonnance modifiées, des réverbérations spécifiquement développées par l'Ircam par exemple – et c'est une autre façon de contextualiser, d'indiquer des changements de lieux.

- Un travail de recherche de musiques additionnelles
Pour la première fois, Lagarde s'est autorisé à aller chercher des bruits, des musiques, étrangers à leur production en temps réel au cours du spectacle. Une recherche « matériologique » disait-il, mais pas seulement. Parce que Cadiot écrivait en écoutant du Ligeti par exemple. Mais aussi parce qu'il s'agissait de constituer des paysages sonores et narratifs, on plante le décor, citations sonores déplacées, on crée des bandes-son pour films jamais tournés, oser le spectaculaire ? On met en place des mini-dispositifs fictionnels, poétiques, plastiques ou techniques, comme autant d'expériences successives avant de rejoindre la rivière. Une façon aussi, à la suite de Walter Murch, de venir cueillir l'émotion assumée.

 

 

 

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