Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
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6. Danse ou non-danse: par où la danse?

 
 
<Otto>, conception Kinkaleri.
Photo Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

Brouillage des rôles mais aussi de ce qui semblait être l’acte même de danser. La perte du mouvement et de la dépense dynamique des corps en marqueraient-elles la fin? Si la danse est ailleurs, où se situe-t-elle? La danse n’est peut-être plus tout à fait la danse.

La danse aurait-elle cessé de danser?
Indéniablement, on observe un ralentissement, une raréfaction du mouvement, dans bon nombre de spectacles proposés pourtant par des artistes chorégraphiques sous la rubrique danse des brochures de programmation, par exemple au Centre Pompidou. C’est souvent sur cette question que des spectateurs expriment le plus vivement leur incompréhension, quand ce n’est leur frustration.
Alain Buffard, qui dansa dans de grandes compagnies françaises de la Nouvelle danse des années 80 eut un mot resté fameux: "J’en ai eu assez de sauter comme un cabri ". Ainsi, des artistes chorégraphiques paraissent soudain suspendre leur étourdissante course, pour mieux se poser, et nous poser la question, du sens même de l’acte de danser; sa source, sa justification. On peut aisément reconnaître dans cette attitude radicale un minimalisme déjà observé dans d’autres domaines artistiques à des moments essentiels de la recherche. Ou encore une façon de déjouer, de retourner, les attentes et les catégories convenues.

Le corps n’est plus un outil à maîtriser
Ici la danse se détournerait de son fascinant pouvoir d’entraînement, et reviendrait aux fondamentaux d’un corps, entrant en résistance devant les phénomènes d’accélération, de dématérialisation virtuelle, ou de libération des flux mondialisés. Par opposition au temps linéarisé du progrès en histoire, on croit pouvoir déceler aussi une temporalité plane et neutralisée, plus conforme à une vision post-moderne.
Mais la perturbation intervenue est beaucoup plus profonde, et riche, que la seule question du tempo évidemment perceptible à l’œil nu.
On ne conçoit plus le corps comme un élément de nature opposé à l’esprit comme manifestation de culture. On ne conçoit plus le corps comme un outil à maîtriser, au service des projets de l’esprit. On ne conçoit plus l’être comme une forteresse dont le premier déterminant serait sa coupure avec son environnement. De même qu’on ne conçoit plus l’artiste comme un solitaire démiurge affrontant le monde au travers d’œuvres closes et simplement remarquables.

Une forme de présence dans un espace-temps défini
Toutes ces relations sont revisitées au jour mouvant des infiltrations proliférantes de la post-modernité. Les modèles philosophiques du corps sans organes ou du rhizome (Gilles Deleuze) ont eu un fort impact chez nombre d’artistes chorégraphiques.
La danse n’est plus exclusivement une entreprise de projection et de dépense dynamique et généreuse, sur-valorisant une image corporelle manifestement expressive. La danse est d’abord une forme de présence dans un espace-temps défini. Cette présence au travers du corps, le médium le plus direct et immédiat, est en soi productrice de sens et d’émotion. Le mouvement, avec ses modulations, n’en est qu’une variation. Sa valeur se goûte parfois d’autant plus qu’il se fait rare, qu’il survient d’une manière extrêmement sentie, pas forcément attendue, qu’il laisse percevoir son intériorité subtile, et qu’il continue de témoigner d’une préoccupation extrêmement fine de l’espace, qui est le propre des artistes chorégraphiques.

"Par où la danse?"
Plutôt que "Danse ou non-danse?", la bonne question semble être: "Par où la danse?".
Ainsi, le mouvement ralenti à l’extrême des danses de Myriam Gourfink, nourri d’une pratique assidue du yoga, ouvre à une perception inouïe de la circulation des masses et de l’énergie, à deux doigts de basculer dans une sorte de retournement temporel, et dans l’intériorité du mouvement.
Des spectacles tels que [dikòmatik] de Vincent Dupont, ou <Otto> de Kinkaleri mettent en jeu des qualités de présence sur le plateau qu’on qualifiera plutôt comme de l’ordre de la performance. Elles empruntent certes à une expérience de la danse, mais aussi du théâtre, sans pour autant qu’elles rappellent le vieux mixte intermédiaire appelé danse-théâtre. Beaucoup ont désigné dans The Show Must Go On, de Jérôme Bel, un des sommets dans les démarches qui nous intéressent ici. Or, ses interprètes sont présentés comme acteurs, et non comme danseurs. Parlant d’un projet pourtant perçu comme appartenant au champ chorégraphique plutôt que théâtral, il y a là tout de même un flottement des catégories extraordinairement significatif.
Dans ses fameuses trente-quatre courtes pièces présentées dans leur intégrale finale Panoramix, La Ribot atteint à une profusion exubérante des rencontres signifiantes entre son corps nu et une foule d’objets qu’elle investit.

Contraindre, chorégraphie Myriam Gourfink.
Panoramix, installation-performance de La Ribot.
<Otto>, conception Kinkaleri.
Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

Ses résonances avec les arts plastiques
La notion de performance renvoie volontiers au domaine des arts plastiques, qui vit certains de ses artistes engager leur propre corps comme médium de leur expression. Alain Buffard aime mentionner dans sa biographie artistique qu’il a été critique et responsable de galerie d’art. Comme tant d’autres, la configuration de son spectacle Dispositif 3.1 est traversée par une pensée des installations en art plastique. Cette imprégnation est à son comble dans la démarche de Jennifer Lacey. Elle co-signe This is an Epic au côté de la plasticienne Nadia Lauro, et cette pièce peut être perçue comme une gigantesque installation dont les danseurs ne seraient que des éléments vivants parmi tous ceux, hétéroclites, qui s’y articulent.
Concert, ou chorégraphie de tableaux vivants? Claudia Triozzi repousse les limites jusqu’à un point quasi insaisissable dans The Family Tree. Et dans son étrange pseudo-spectacle héâtre-élévision, Boris Charmatz isole chaque spectateur, qu’il allonge pour ne plus lui adresser que des traces audiovisuelles d’une danse dont il semble désormais rechercher l’idée partout où on croit qu’elle n’est pas forcément.
Le questionnement est permis: la danse n’est peut-être plus tout à fait dans la danse.


This is an Epic, chorégraphie Jennifer Lacey et Nadia Lauro.
The Family Tree, chorégraphie Claudia Triozzi. Concert ou chorégraphie de tableaux vivants?
Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

 

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© Centre Pompidou 2004