Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
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9. Un art des inter-faces
Des mises en mouvement d’une autre nature

 
 
+ ou - là, conception Rachid Ouramdane
Bertrand Prévost © Cenre Pompidou

 

La dynamique des corps ne se déploie plus dans l’espace-temps de la danse. L’artiste chorégraphique crée par d’autres moyens l’espace-temps de la représentation. En utilisant les nouveaux outils technologiques, son but est d’ouvrir des univers vivants inédits, abolissant par la-même la vieille notion de décor.

L’apport des innovations technologiques
De tout temps, l’innovation technologique a touché les techniques du spectacle. Mais les bouleversements induits par la révolution multi-médiatique en cours sont d’une portée et d’une intensité qui déplace massivement l’imaginaire de la relation au monde. Il ne s’agit plus de doter simplement les régies de scènes d’outils particulièrement sophistiqués, mais d’ouvrir des univers vivants inédits.
De la même manière que se complexifient les connexions du sujet avec son environnement, les artistes chorégraphiques élaborent des dispositifs en inter-faces, qui créent des circulations radicalement nouvelles dans l’espace-temps de la représentation. Si le spectacle est un objet, il semble ainsi offrir des prises jusque-là inaccessibles, des formes ouvertes et mobiles, des possibilités d’expansion, de retournement, de dématérialisation. Par là aussi, les artistes chorégraphiques produisent des mises en mouvement d’une autre nature, non moins captivante, que la seule dynamique des corps.

La transformation de la relation danse et musique
La relation entre danse et musique s’en est trouvée radicalement transformée. Les modes de composition électronique permettent d’exercer sur les sons, eux-mêmes de source volontiers synthétique, des stratégies de spatialisation, de découpages, de répétition, d’effets, de combinaisons, qui construisent l’univers sonore comme l’un des niveaux de la chorégraphie. La musique n’est plus un simple accompagnement de la danse.
Les techniques informatiques permettent de complexes interactions entre les inductions du mouvement et la production du son, ainsi que des travaux sur le temps réel ou au contraire différé. La pratique du djing simplifie l’introduction de la musique live sur scène, et la réactivité de la relation musicien-danseur. Elle favorise aussi l’emprunt, le détournement et le recyclage du bain sonore de l’époque. Christian Rizzo, parmi d’autres, ne se prive pas de lancer des ponts entre danses de création sur scène, et danses des ravers et clubbers d’une ère électronique dont on retient que la techno fut aussi un mouvement collectif des corps d’une intensité excitante et démentielle.
La bascule mentale de l’an 2000 aura été un âge d’or pour le travail futuriste du grand son, et les artistes chorégraphiques se sont trouvés brillamment à ce rendez-vous. Impossible de recenser ici les expériences, trop nombreuses en la matière, programmées au Centre Pompidou, d’autant qu’en collaboration avec l’IRCAM, le festival Agora porte la démarche à des niveaux d’excellence et d’exigence inégalés.
Notons toutefois, pour exemples, l’acuité de la relation expérimentale entretenue par Myriam Gourfink avec le compositeur Kaspar T. Toeplitz, ou la force des interventions, plus brutes, d’eriKm dans les pièces de Mathilde Monnier.

Une nouvelle conception de l’espace: installations plastiques et images vidéo
La conception de l’espace est, elle, souvent abordée sur le mode d’une installation plastique dont la chorégraphie devient un élément, et non comme une page plus ou moins ornée sur laquelle écrire une pièce de danse.
Pour inscrire la grande hétérogénéité des éléments constitutifs de Distribution en cours, Emmanuelle Huynh les expose en étirant l’espace de représentation sur une incroyable largeur. A l’inverse, c’est au cœur d’un grand dispositif circulaire mobile que Julie Nioche choisit d’inscrire la montée vers les limites de l’épuisement qui anime sa pièce Les Sisyphe.

Dans [dikròmatik] de Vincent Dupont, un dispositif d’habitacles mobiles fonctionne comme une machine à piéger les modes perceptifs du spectateur. Car toutes ces propositions modifient considérablement le rapport avec le public, même si celui-ci peut continuer de siéger sur un gradin parfaitement frontal.
Formé à l’architecture, le chorégraphe Hervé Robbe conçoit Avis de démolition comme une déconstruction sophistiquée des espaces domestiques où insinuer l’élégante circulation de ses danses fluides. Il double ce dispositif avec l’installation audio-visuelle Permis de construire. Sa création ne porte pas tant sur la qualité d’invention des images vidéos, mais sur l’art d’en chorégraphier les circulations au cœur des architectures mouvantes de la danse.
Distribution en cours, chorégraphie Emmanuelle Huynh.
[dikròmatik], chorégraphie Vincent Dupont.
Photos Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

La vidéo: un outil pour travailler les corps
Rachid Ouramdane fait une grande utilisation de l’image vidéo. Mais son souci n’est en rien la représentation des corps que celle-ci permet. Beaucoup plus prospectives, ses pièces font de la vidéo, combinée à l’informatique, un outil pour travailler les corps eux-mêmes, et la nature de leurs relations; soit un aspect essentiel de la crise de la représentation. Sa grande pièce + ou – là parvint à faire percevoir, en temps réel, comment une mutation imaginaire se produit sous l’effet des techniques de manipulation audio-visuelle.
Dans leur approche scénographique, conduite au côté d’artistes qui souvent poursuivent pleinement par ailleurs leurs carrières de plasticiens, les artistes chorégraphiques ont définitivement enterré la vieille fonction de décorateur.

 

 

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© Centre Pompidou 2004