Selon toute évidence, aucun homme noir n'avait jamais mis le pied dans ce minuscule village suisse avant mon arrivée. On m'avait dit que je serais probablement une "curiosité" pour le village ; j'en ai déduit que l'on voyait rarement des gens de ma couleur en Suisse, mais aussi que les citadins constituent toujours une certaine "curiosité" hors des villes. Je n'avais pas imaginé -- sans doute parce que je suis Américain -- qu'il pouvait exister des gens qui n'avaient jamais vu de Noirs. (...) Dans ce village, il n'y a pas de cinéma, pas de banque, pas de bibliothèque, pas de théâtre ; très peu de radios, une Jeep familiale ; et, à l'époque, une seule machine à écrire, la mienne, invention que ma voisine n'avait jamais vue. (...) Le paysage est renversant, cerné de montagnes, de la neige et de la glace à perte de vue. Dans cette nature blanche, des hommes, des femmes et des enfants s'affairent toute la journée, portant du linge, du bois, des seaux de lait ou d'eau, skiant parfois le dimanche après-midi. (...) Tous les gens du village connaissent mon nom, bien que ne s'en servant que rarement ; savent que je viens d'Amérique -- ce qu'ils ne croiront apparemment jamais : les Noirs viennent d'Afrique. Mais je demeure toujours aussi étranger que lors de mon arrivée, et les enfants crient Neger ! Neger ! quand je passe dans la rue. (...) J'ai pensé aux hommes blancs qui arrivaient pour la première fois dans un village africain, semblables à moi qui suis un étranger ici, et j'ai essayé d'imaginer la populace abasourdie touchant leurs cheveux et s'émerveillant de la couleur de leur peau. Mais il y a une grande différence entre le fait d'être le premier homme blanc à être vu par des Africains et celui d'être le premier homme noir à être vu par des Blancs. L'homme blanc prend l'étonnement comme un hommage, parce qu'il est là pour conquérir et convertir les indigènes, dont l'infériorité par rapport à lui-même ne souffre pas d'être remise en question ; tandis que je me retrouve, sans la moindre idée de conquête, parmi un peuple dont la culture me contrôle et m'a même, d'un certain point de vue, créé -- des gens qui me coûtent plus d'angoisse et de colère qu'ils ne pourront jamais le savoir. L'étonnement avec lequel je les aurais peut-être accueilli, s'ils avaient débarqué dans mon village africain il y a quelques centaines d'années, les aurait peut-être réjoui. Mais l'étonnement avec lequel ils m'accueillent aujourd'hui ne peut qu'empoisonner le mien.

James Baldwin, tiré de Stranger in the Village