Arts de la scène et nouvelles technologies
Richard Siegal / Alberto Posadas, Glossopoeia / 1 2 3 4 5 6 7 Repères

 


Arts de la scène et nouvelles technologies : un changement de donne irréversible 

Si l’on considère froidement son histoire — moins l’histoire de sa technique que celle de son processus créatif —, force est de constater que le paradigme du ballet a peu évolué depuis ses origines connues. La genèse d’un ballet reste assez simple : un compositeur et un chorégraphe conçoivent, autour d’une idée commune et en parallèle, un spectacle musical et dansé. La musique est relativement figée — sur une partition, dans la fosse d’orchestre, ou, plus récemment, sur bande ou ordinateur. Quant à la danse, si elle peut se faire plus souple, elle évolue sur scène de manière plus ou moins indépendante.
Les techniques de composition et de jeu de l’un et l’autre ont certes connu des changements radicaux, mais aucun qui soit comparable à la révolution qui s’annonce. Voilà en effet que la technologie prend à son tour part au processus créatif du ballet et s’apprête à changer la donne, radicalement, irréversiblement, imprévisiblement.

 

1. Science et formalisme artistique : cadre, limitations, dÉpassement

Alberto Posadas et Richard Siegal, vous avez tous deux en commun d’user de méthodes de création dérivées de la science ou rappelant la science, les fractales1 pour l’un, et le système If/Then, proche de langages informatiques comme le BASIC, pour l’autre. D’abord, avez-vous, l’un ou l’autre, une formation scientifique ?

1. Richard Siegal
2. Alberto Posadas
© Centre Pompidou – Photos Hervé Véronèse


Alberto Posadas. Pas vraiment. Je suis un touriste des mathématiques. Je me suis formé moi-même, en lisant, ou en m’adressant à des experts. Mon intérêt pour la science n’est pas seulement celui d’un amateur ou d’un opportuniste : je me sens proche du mode de pensée de Iannis Xenakis et de son concept de formalisme musical. L’idée est de prendre un objet (structure, technique, etc.) qui n’appartient pas à l’univers musical et de l’appliquer à la composition.

Richard Siegal. En vérité, ce ne sont pas les méthodes scientifiques qui m’ont inspiré. J’ai commencé à travailler ainsi et j’ai découvert au cours de mes recherches que j’étais en train de suivre un chemin que les scientifiques avaient déjà ouvert à leur manière depuis bien longtemps.

Comment utilisez-vous ces modèles ? Sont-ils des aides, des contraintes ?

Image de synthèse créée par Artefactory Lab,
inspirée d’un modèle de fractale. Dr


A.P.
D’une manière générale, j’aime l’idée d’une forme extrêmement complexe qui naît d’une extrême simplicité. J’aime également le concept d’autoréférence — retrouver une même figure à diverses échelles au sein d’une même structure. Les fractales présentent ces deux caractéristiques. J’aime aussi l’idée d’emprunter mes modèles à la nature — où l’on trouve de nombreuses structures fractales.
Dans mon écriture musicale, le modèle peut générer la forme globale, déterminer des hauteurs de note ou de registre, et même, parfois, aider à l’instrumentation. Une même fractale (issue de schémas aléatoires comme le mouvement brownien, ou plus déterministes comme les IFS (système de fonctions itérées)2 peut ainsi donner lieu à des pièces très différentes : la forme de l’œuvre dépend du type d’informations que le compositeur en retire et des paramètres que ces informations régissent.
J’aime toutefois garder ma liberté et je me réserve des espaces où les fractales n’interviennent pas (dans les suites de notes, par exemple, seule la première note sera décidée en fonction du modèle, mais le reste de la figure restera de mon ressort entier) et je me réserve également le droit d’y faire quelques entorses. Mon idée n’est pas de faire quelque chose de « juste » d’un point de vue mathématique.

R.S. Ce qui m’a tout de suite intéressé quand j’ai commencé à travaillé sur If/Then est que cela mettait en jeu la problématique du choix pour le danseur : un moyen de mieux partager la responsabilité créatrice de l’œuvre entre le chorégraphe et ses danseurs, sans pour autant verser dans l’improvisation.

Comment votre système If/Then fonctionne-t-il concrètement ?

Schéma de construction des mouvements
selon le Système If/Then.
Dr

R.S. Le premier danseur fait un geste, aussitôt interprété par le second qui doit alors choisir parmi une sélection de gestes associés au premier. Si (If) le premier fait un geste A, alors (Then) le second a le choix entre faire le geste B ou le geste C (If/Then est en réalité un système arborescent et devrait donc s’appeler If/Then/Or). Et ainsi de suite. Dès qu’on a plus d’un danseur — le cas d’un seul danseur est d’ailleurs problématique, puisqu’on tombe rapidement dans des boucles cycliques sans fin —, le dialogue devient moins prévisible. C’est un jeu au sein duquel une coopération tacite s’installe entre les joueurs pour avancer, une chorégraphie non linéaire et stochastique, en même temps qu’une interactivité mise en scène, concrétisée et interprétée.

Les mouvements des danseurs ne sont donc pas simultanés…

R.S. La réalisation se fait en effet étape par étape — mais on peut très facilement contourner cette non-simultanéité, surtout quand on met aux prises plus de deux joueurs… L’important n’est pas le geste lui-même — le vocabulaire gestuel est prédéterminé et peut être très simple — mais les relations entre les gestes. Les combinaisons peuvent être d’une immense complexité.
Le code est disponible sur internet : http://www.thebakery.org/ifthen/index.html. Vous pourrez, sur ce site, inventer vos propres relations entre les gestes de deux danseurs en traçant ces liens sur un dessin et ainsi concevoir et suivre le déroulement de votre propre chorégraphie If/Then.

En quoi ce système est-il approprié pour écrire le réel ?

R.S. Tout d’abord, la danse est toujours à la fois métaphorique et hyper réelle — tout ce qui se passe sur la scène se passe réellement. Mais ce processus évoque également des idées en vogue dans d’autres disciplines — mathématiques, intelligence artificielle — ainsi que des comportements codifiés comme le langage. D’autres notions, comme celles de libre arbitre, ou de détermination, affleurent également ça et là. Comme dans tout système régi par des règles, on a toujours la possibilité de ne pas y obéir, de se révolter… Et ce serait peut-être là le plus intéressant. La nature humaine a toujours tendance à résister, à repousser les frontières, à s’en échapper.

1. On nomme fractale, une courbe ou surface de forme irrégulière ou morcelée qui se crée en suivant des règles déterministes ou stochastiques impliquant une homothétie interne (autoréférence). Le terme « fractale » est un néologisme créé par Benoît Mandelbrot en 1974 à partir de la racine latine fractus, qui signifie brisé, irrégulier (fractales n.f). Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Fractale
2. Voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Système_de_fonctions_itérées

 

 

 

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