Arts de la scène : aux limites du théâtre
Steven Cohen, Golgotha  / 1 2 3 4 5 6 7 Repères

 

6. Un corps dÉplacÉ dans l’espace public

Beaucoup plus que des rangs de l’art chorégraphique, les acteurs de l’art-performance des années 60 et 70 furent issus des rangs des artistes plasticiens, en quête des conséquences ultimes de leur dénonciation du confinement de l’art dans des techniques, formats, supports et transactions l’éloignant irrémédiablement de la vie, au point de neutraliser sa production de sens. En 1996, Steven Cohen, lui-même artiste plasticien[2], victime d’une grave maladie, constatant les métamorphoses que manifeste son propre corps, décide d’en faire son médium.

Du privé à l’espace public : un espace de découverte

Steven Cohen déplace dans l’espace public un corps dont il a précédemment déplacé les codes : « Je suis une pièce d’art vivante, qui parle et qui marche ». Quand en 1999 ont lieu les premières élections générales de l’après-apartheid en Afrique du Sud, lui et son partenaire, l’artiste chorégraphique Elu, se rendent aux urnes. Mais ils le font à quatre pattes, car leurs chaussures à talons augmentés de cornes d’onyx entravent toute marche. Déplacer leur corps dans ces conditions est leur manière de dire ce qu’ils ressentent des lenteurs excessives de la mutation politique – et surtout sociale – en cours.

Toujours vers la fin des années 90, Cohen s’installe dans une tenue nuptiale à sa façon, au cœur d’un salon du mariage ; ou encore s’impose en chien dans un salon d’animaux domestiques. Ces premiers actes radicaux laissent la place à des interventions aux significations de plus en plus complexes, animées de la conviction que « lorsqu’on transpose ce qui est normalement privé dans l’espace public, on ouvre un espace merveilleux de découverte. Un acte dénué de la moindre incidence tant qu’il se déroule sous un toit, se transforme en commentaire extrêmement puissant sur ce que tu es, ce que les autres sont, et entre eux les liens de significations, si cet acte est placé au grand jour ».

Perturber les représentations symboliques

En 2004, alors qu’il est en résidence aux Subsistances à Lyon, Steven Cohen est marqué par les retentissements judiciaires autour des collaborateurs et tortionnaires Maurice Papon et Paul Touvier. Son intervention Dancing inside out visera à extirper la mémoire de sa gangue muséale. Nu, porteur d’étoiles de David, mais aussi d’un élément de squelette humain (l’intégral d’une colonne vertébrale), il s’installe sous les fenêtres du Centre de la Résistance et de la Déportation sis en ville. Dans le même bâtiment siègent l’Institut d’Etudes Politiques, et un bureau de recrutement de l’armée française. Autant d’instances ayant trait à la hiérarchie des assignations symboliques et à l’ordre institutionnel. Au milieu des va-et-vient, il chancèle au pied du mât monumental qui porte fièrement les couleurs nationales de la République. Cette perturbation des représentations instaurées ne pourra se conclure que par l’intervention des forces de l’ordre, à l’appel même de la conservatrice du lieu de mémoire. Choc de deux logiques issues de pensées de la résistance.

Chaque fois que des agents de la force publique viennent recadrer sa présence, Steven Cohen les considère comme ses « chorégraphes associés ». L’implication sociale active de son corps inclut une possible dimension sacrificielle ; à tout le moins une réelle prise de risque politique, par laquelle sa propre mise à nu le désigne pour cible. Dès lors s’exacerbe la perception de ce que l’ordre social avalise ou pas dans le régime de ses représentations.

 

[2]Après une formation aux beaux-arts, Steven Cohen expose en galerie. On remarque notamment ses seats, fauteuils d’intérieur bourgeois, proposés à la vente, dont il imprime les toiles d’éléments iconographiques emblématiques de la culture sud-africaine, du colonialisme, du racisme, et sur lesquels les acquéreurs potentiels vont donc avoir, littéralement, à s’asseoir dessus.

 

 

 

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