Arts de la scène : aux limites du théâtre
Steven Cohen, Golgotha  / 1 2 3 4 5 6 7 Repères

 

7. De la performance À la scÈne

Steven Cohen, Golgotha, 2007

L’art-performance se manifeste souvent en-dehors des sites et réseaux conventionnellement voués à la diffusion des pièces d’art. De cela, la démarche de Steven Cohen est particulièrement représentative. Néanmoins, il se produit également sur scène, alors sous des formes hybrides.

De l’action à l’installation plastique

Au cours de ses actions dans l’espace public, son recours aux objets est centré sur la sculpture de son corps, requérant maquillage et production d’un vestiaire insolite, chargé de codes et d’accessoires-prothèses. Sur scène, le recours aux objets peut s’amplifier et se diversifier, non sans rappeler une installation plastique. Dans Golgotha (2009), un costume à apparence de squelette en kit, un autre en pourpoint baroque scintillant de broderies, dorures et verroteries, sont exposés, plutôt que portés, comme monumentalisés en vanités. Au sol, un crucifix géant est matérialisé par des lampes-coquillages en porcelaine miroitante, comble du kitsch, que Steven Cohen réduit méthodiquement en miettes sous ses semelles monstrueuses.

Ses relations avec la danse

Dans Golgotha, il a aussi installé une machine nécessaire à la pratique de la technique Pilates. Fort courue dans les milieux de la danse, cette machine vise à une meilleure modulation des énergies musculaires, en offrant un jeu mobile des plateaux, axes et courroies. Le perfomer lui confère là un potentiel évocateur tout autre, possiblement sadomasochiste, non dénué, là encore, d’un effet de monumentalisation. Car ses relations avec l’univers de la danse – particulièrement celui, fortement institutionnalisé, de la danse en France – sont extrêmement complexes. Ayant partagé ses jours et son art avec le danseur Elu, ayant été accueilli à demeure par Régine Chopinot dans son Centre chorégraphique national de La Rochelle, il n’en soupçonne pas moins la danse de développer sur les corps des logiques de cadrage disciplinaire.
Le problème soulevé n’est pas mince, quand on sait que des secteurs entiers de l’art chorégraphique revendiquent leur proximité avec l’art-performance. Du temps de sa collaboration avec Elu, on remarqua à plusieurs reprises que la thématique de la marche quasi impossible sur des chaussures quasi inutilisables, découlait directement de la figure du chausson féminin des danseuses classiques devant se dresser sur pointes.

La vidéo : restituer la performance originelle

Steven Cohen recourt fréquemment au médium de la vidéo. Mais rarement pour lui-même. L’une des exceptions confirmant la règle est son film Maid in South-Africa (2005). Il en insère parfois la diffusion dans le programme de soirées composites. Pour ce film, il a filmé Momsa Dhlamini, 84 ans, qui fut sa nounou, à laquelle le lie toujours un sentiment de profonde affection partagée. Elle fut aussi tout simplement, pendant cinquante-quatre ans, la bonne à tout faire noire de sa famille blanche. A l’écran, cette antique montagne de chairs a accepté d’évoluer cul et seins nus, d’enfiler des porte-jarretelles et porter des attributs mammaires postiches. Ces éléments par lesquels la vieille dame noire s’aventure dans les dérives artistiques de son petit chéri blanc, côtoient les gants Mapa rose, le seau, le ballet, la serpillière, qui furent les accessoires de son rôle de toute une vie. Ce regard sous les jupes de la misère, hilarant en même temps que profondément attendri, affole les représentations coutumières et combien mieux repérées de l’apartheid. Une fois de plus, l’art du performer rejoint la théorie des performances de race et de classe.

Mais avant tout, lorsqu’il se produit sur scène, Steven Cohen use de la vidéo pour restituer un aperçu d’une performance originelle in situ. Sur le plateau, il redouble alors celle-ci, à travers la reconduction d’éléments vestimentaires, ou de comportement et d’actions, analogues. Parfois il la diffracte aussi, en l’augmentant de toutes autres actions, intégralement nouvelles. Il en découle une forme de représentation peu stable, où la performance d’origine, non reproductible en elle-même, est soumise au régime de l’art à l’ère de sa reproductibilité mécanique. Mais cela, dans un contexte de réception publique qui renoue avec un caractère partiellement unique. En effet, dans le cadre d’une tournée ou d’une série de représentations dans un même lieu, il n’en est pas deux parmi celles-ci pour être strictement identiques. De surcroît, les actions scéniques alors produites comportent une nouvelle prise de risque (on a déjà évoqué son funambulisme sur talons aiguilles, aux limites du possible).

La scène : redoubler la performance originelle

Steven Cohen, Chandelier, 2001

Dans Chandelier, précédemment évoqué, l’artiste redouble les images filmées au cœur du bidonville, par sa présence sur le plateau dans la même tenue de lustre domestique. L’interférence des deux médiums crée chez le spectateur un effet de sidération : tandis qu’à l’écran Steven Cohen paraît l’objet d’attentions et de tensions contradictoires, entre rejet et vénération, de la part des Noirs qui l’entourent, sur la scène, la situation restituée produit une sensation de vertige entre présentation et représentation.

Dans Dancing inside out, précédemment évoqué, le perfomer est sur le plateau. Il recourt à une caméra-vidéo microscopique, pour ausculter les moindres recoins de son corps. Les images qui en découlent montrent une chair hypertrophiée, massive, où le détail du pli, du poil, du gras, de la tache, l’emportent sur toute saisie scopique globale d’un corps reconnaissable, au point que le regard spectateur peut douter de la partition physique entre intériorité et extériorité. Ce mode observatoire finit par confiner à la torture, lorsque l’artiste s’auto-inflige l’intromission de l’œil de la caméra dans ses orifices corporels intimes, canal de l’urètre compris. Mise en relation avec la thématique de la Shoah, cette performance a pu confronter certains spectateurs aux limites du soutenable, qu’il soit émotionnel ou intellectuel. Puisque tout par ailleurs le réduit à  l’image, le corps révolté de Steven Cohen absorbait l’outil de sa mise en image.

La restitution des réactions du public

Le recours à la vidéo, lors des performances dans l’espace public, permet aussi d’observer les réactions des passants. On est alors frappé par le fait que cette réaction est parfois celle de ne rien remarquer du tout ; mais le plus souvent de hâter le pas, détourner le regard, esquiver l’impact possible de la situation. Dans Dancing inside out, les doctes enseignants et étudiants de l’I.E.P. de Lyon ont à peine des regards furtifs sur ˝l’incident spectaculaire˝ en train de se produire à quelques mètres d’eux, préférant continuer leur chemin, voire demeurer à l’arrêt mais pour poursuivre entre eux des conversations sans rapport, comme si de rien n’était. Ce renoncement au regard, cette abdication devant les manifestations effectives du monde, quand par ailleurs l’espace médiatique (Internet, télévision, etc) occupe tant de place, suggère une crise généralisée, possiblement tragique, dans les modes de saisie collective du réel. Cela, d’autant que ce jour-là, hors-champ, un œil observateur a, lui, bel et bien fonctionné, depuis les étages, pour finir par provoquer l’intervention des forces de répression.
Dans leurs fauteuils confortables de public avisé et cultivé, les spectateurs de Dancing inside out auraient toutes raisons de s’interroger sur ce que peut encore l’art dans une société supposée intégralement policée. Steven Cohen ne cesse de méditer : « Comment se fait-il que dans une société aussi violente que celle de l’Afrique du Sud, je me sentais beaucoup plus libre dans mes actions artistiques que je ne le suis en Europe, où tout est médié, canalisé, autorisé, programmé, produit ? »

 

 

 

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