Arts de la scène : aux limites du
théâtre et de la danse
Claudia Triozzi, Ni vu ni connu /
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Repères
« Ce n'est pas moi ; moi je l'interprète »
Claudia Triozzi, Ni vu ni connu, 2010
« La marionnette, c’est mon double… une représentation de moi un peu ironique »
Photo Hervé Véronèse – Centre Pompidou
La prégnance de ces personnages s'explique en partie par la forme retenue par la chorégraphe : le solo. Or cette forme, propice à l'exposition d'une personnalité et de leitmotive personnels, vient complexifier la définition du personnage. Il devient difficile de considérer ce dernier comme une entité clairement différente de la personne de l'artiste : dans le solo se rejoue constamment la frontière entre l'artiste et le personnage qu'elle incarne.
Ainsi, évoquant Ni vu ni connu, Claudia Triozzi insiste sur la distance qui la sépare de son personnage (« Ce n'est pas moi ; moi je l'interprète »). Mais elle laisse aussi transparaître la difficulté de distinguer ce qui est de l'ordre de la fiction, de la construction d'un personnage, et ce qu'elle livre d'elle-même et de ses questions personnelles. Ainsi, au sujet d'un passage de la pièce où elle actionne une marionnette : « La marionnette, c'est mon double. Elle arrive avec un bâton de vieux, et c'est une représentation de moi un peu ironique – mais pas tant que ça –, un vieillissement, le temps qui passe. Et puis elle perd la tête... Je pense que cela représente la peur de la fin. Et c'est aussi moi qui dis que je suis peut-être à la fin, que c'est peut-être fini. C'est une question que l'on se pose quelquefois : est-ce que je continue ? Qu'est-ce que je fais maintenant ? »
Un trouble comparable, quoique sur un autre mode, se révèle dans La Prime 2008. Face aux interviews filmées que la chorégraphe a menées avec le patron et les salariés de l’entreprise Soreal, le spectateur est saisi par une étrange impression, qui vient mettre en doute le statut des images projetées. Qui parle : Claudia Triozzi, ou un personnage qu'elle interpréterait ? Et à qui demande-t-elle que l'on réponde ? S'agit-il d'un « vrai » reportage, destiné à fournir ensuite la matière d'un spectacle, ou d'une mise en scène dont les salariés sont les acteurs plus moins volontaires ? Le brouillage des frontières entre « la vie réelle » et une identité fictive est alors au cœur de l'objet artistique.
« Je ne joue pas un personnage »
Ce jeu sur l’irruption du réel dans la fiction, et vice-versa, se retrouve dans la façon dont Claudia Triozzi décrit son engagement scénique. « Il est très clair pour moi que je travaille un personnage, résume-t-elle. Il est très clair aussi que je suis "en représentation". Pour autant, je ne me sens pas du tout "jouer". Cet enjeu de "ne plus être soi" sur le plateau n’est pas le mien. Au contraire, je me sens dans ma réalité.... Si ce que je montre sur scène est caricatural, c’est sans doute que ma réalité est caricaturale ! Je parle de choses qui me concernent, de choses qui sont vraies. Plutôt que de "jouer" un personnage, j’ai plutôt l’impression d’avoir à investir des intentions, des intentions très précises. Et d’avoir à parcourir une distance : une heure quinze, par exemple ; et dans cette distance le masque se fatigue ; à la fin d’une pièce, on arrive à un plaisir de la fatigue... »
Le personnage apparaît alors comme une exposition de soi-même, qui déjoue la catégorie dans laquelle les professionnels de la danse ont rangé le travail de Claudia Triozzi : celle d’une danse « conceptuelle », présentée avant tout à un public de privilégiés, habitués des démarches artistiques d’avant-garde. « C’est lorsque je joue mes pièces que j’ai le plus grand échange social avec l’autre, souligne la chorégraphe. Je montre à ce moment-là une complexité beaucoup plus grande que dans toutes les autres situations de la vie... Et, au-delà des compliments d’un public averti, j’ai besoin de retours, d’un échange – qu’il s’agisse de sifflets ou de discussions ! C’est aussi pour cela que j’aime monter des projets dans des endroits atypiques, à la fac, dans une entreprise... Si la pièce ne va pas jusqu’au dialogue, elle n’a que très peu d’intérêt. Elle me permet bien sûr d’apprendre des choses... Mais le but d’une création, c’est aussi d’apprendre des choses de l’autre, du public. »
Être présent sans être visible
Ainsi le personnage, chez Claudia Triozzi, se joue des frontières. Il s'affranchit des limites d'une pièce pour se répandre dans toute une œuvre, transcende le cadre du théâtre pour renvoyer aux rôles que chacun de nous incarne au fil des jours, trouble les limites du réel et de la fiction... Il n'est donc pas étonnant qu'il déborde finalement ce qui est censé constituer son périmètre : le corps de l’interprète. Dans les pièces de Claudia Triozzi, le corps de cette dernière est, ou pas, présent sur scène ; il peut l'être de plusieurs façons à la fois (photographies, film...) ; il peut aussi être présent sans être visible...
Tout en étant invisible, il peut se faire entendre : comme le souligne la chorégraphe, « dans mon travail, les méandres de l’analyse psychologique ressortent plus au niveau vocal qu’au niveau corporel. » Un personnage peut ainsi « s’incarner » dans un corps dématérialisé, dont la présence, qui n’est pas limitée à la surface de la chair, tient ici à la voix.
Mais cette production sonore elle-même se diffracte, à tel point qu'il n'est plus possible d’identifier le son produit par le corps de l'artiste et celui qui provient d'autres sources, tant ce corps est compris dans un système d'objets et de techniques dont on ne saurait plus le distinguer... C'est tout l'objet de l'entretien qui suit, dans lequel Claudia Triozzi et Fernando Villanueva évoquent la fabrique de strates temporelles, sonores et visuelles qui se superposent. On assiste alors à l'invention d'un nouveau mode d'existence pour un personnage d'autant plus omniprésent qu'il est multiple et volatil, s'incarnant aussi bien dans un corps que dans une marionnette, dans l'étrangeté d'une scénographie ou dans un dispositif sonore.
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