Arts de la scène : aux limites du
théâtre et de la danse
Claudia Triozzi, Ni vu ni connu /
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Repères
Le rôle des objets dans la scénographie
1.Ni vu ni connu, 2010. Le Glass Harp
2. Ni vu ni connu, 2010 . Le petit théâtre
Photos Hervé Véronèse – Centre Pompidou
Pour parler des créations de Claudia Triozzi, faut-il parler de « spectacles », de « performances », de « concerts », « d'installations », « d'accrochages », de « reportages »... ? Chaque étape de son travail est un nouveau questionnement de l'espace et du temps de la représentation. Dans cet entretien, elle explique comment l’une de ces pièces hors normes se construit, en relatant quelques étapes du processus de création de Ni vu ni connu (2010). Elle est accompagnée du compositeur Fernando Villanueva, qui a travaillé avec elle sur cette production et qui agit sur scène à ses côtés.
Dans Ni vu ni connu, on est d’abord frappé par les objets, majestueux et étranges, qui occupent la scène, façonnant l’espace visuel et également l’espace sonore, puisque plusieurs d’entre eux participent à la production de son. D’où viennent-ils ? Comment avez-vous travaillé avec ces objets ?
Claudia Triozzi. Pour cette pièce, j’avais envie de travailler avec des instruments de musique, mais des instruments mal connus, hors du commun. Il y a par exemple un Glass Harp[15], sur lequel Roberto Tiso vient jouer à un moment de la pièce. Le Glass Harp est généralement un instrument dont on connaît l’existence, mais on a très rarement l’occasion de le voir...
Quand j’ai commencé à travailler sur ce projet, je suis d’abord allée voir les frères Baschet, qui ont inventé beaucoup d’instruments de musique. Je leur ai demandé s’ils pouvaient me faire un instrument pour la voix. En fait, ils en avaient déjà un, dans leur atelier : la tôle à voix (que nous appelons « la machine »). C’est un objet d’art, extrêmement précieux, qu’ils ont accepté de me louer pour le spectacle... Plusieurs éléments de la pièce viennent de ce qui s’est passé avec cette machine. Immédiatement, j’ai eu envie de l’élever, de la penser « en hauteur » : elle a quelque chose d’un peu mystique, comme une icône. J’avais envie d’avoir à monter vers elle, de jouer avec le trajet qu’il faudrait parcourir pour l’atteindre. C’est ainsi que j’ai commencé à concevoir la scénographie, et ma place dans cette scénographie.
Le personnage sous leur contrôle
Est-ce à dire que, dès le début de la création, vous avez répété dans cette scénographie ?
C.T. Non, au contraire ! La scénographie est construite très tardivement. Au départ, je fais faire une maquette, avec tout ce que je voudrais pour la pièce : je sais que le budget ne nous permettra pas de tout garder, mais à ce stade je ne peux pas encore dire ce qui est indispensable et ce qui ne l’est pas. Nous travaillons donc « dans le vide », avec des bouts de scotch au sol pour identifier l’emplacement des objets. À Yannick Fouassier, qui a créé la lumière, et à Fernando, quand il est arrivé pour s’occuper du son, j’expliquais : « Ici, il y a un petit théâtre – il n’est pas là, mais il y aura un théâtre ; là, il y a la machine – elle n’est pas là, mais... Là, il y a un podium ; là il y a le "cheval sonore"... Je vous assure, ils seront là ! »
Je voulais que ces éléments soient, en quelque sorte, plus importants que moi dans la pièce. C’est la raison pour laquelle ils sont très ramassés, sur la partie avant du plateau. J’avais envie que l’on puisse ressentir que le personnage sur scène, au milieu d’eux, était très seul. Et surtout, je souhaitais que l’on sente que ce n’était pas forcément lui qui actionnait les objets : il les actionne et les subit tout autant. C’est ce que je ressens en interprétant la pièce : je les contrôle, mais je suis aussi sous leur contrôle.
Créer des espaces sonores
Outre le son produit sous nos yeux par votre travail vocal et par ces objets, on entend aussi des musiques, des voix, des bruits enregistrés. Comment avez-vous travaillé sur ces matières sonores et sur leur diffusion ?
1. Claudia Triozzi, Ni vu ni connu, 2010. La machine
2. Claudia Triozzi, Ni vu ni connu, 2010. La chanson de la
matraque
Photos Hervé Véronèse – Centre Pompidou
C.T. Il y avait plusieurs sons que j'avais envie d'utiliser sans pour autant qu'ils soient produits sur scène. Par exemple, j'avais découvert des musiques contemporaines pour orgue, et j'ai eu envie de me servir de cet instrument pour clore la première partie, qui pose une question de l'ordre de l'agressivité et du pouvoir – le pouvoir de la violence, le pouvoir de l'érotisme, le pouvoir du pardon. Une fois ce chapitre fini, je passe dans un autre état ; l'orgue nous fait glisser dans une autre question, en introduisant un passage un peu « religieux ». C’est-à-dire qu’à ce moment-là de la pièce, j'ai « réglé des comptes » et d'autres choses peuvent se déployer, sur un registre peut-être plus onirique, plus émotionnel. L’envie d’investir un tel registre est sans doute liée au fait que Ni vu ni connu répondait à la sensation que j’ai, de plus en plus, d’être face à un interdit dans mon désir d’entrer en relation avec le public. Un interdit lié au fait que mon travail est souvent considéré comme « ne pouvant pas être vu par tout le monde »... Ce qui me semble faux et me pose un véritable problème. En ce sens, Ni vu ni connu est donc une pièce « désirante », une pièce qui voudrait répondre à ce manque de communication. Ce désir se traduit par le registre passionnel des chants, des mélodies, de certaines atmosphères qui touchent à la spiritualité.
Fernando Villanueva. Quand je suis arrivé sur le projet, Claudia avait déjà établi certains passages : des chansons, des textes. Elle avait aussi déjà enregistré du son : la musique à l'orgue, un morceau à la flûte, de la voix. Il restait bien sûr à monter, mixer ces éléments, ajouter d'autres instruments, etc., pour en faire de vraies pièces. Mais des matériaux sonores très clairs étaient déjà là et c'est à partir d'eux que nous avons construit les différentes ambiances.
Avec Félix Perdreau, l’ingénieur du son, nous avons cherché à donner un espace très défini à chaque passage de la pièce. L’espace n’est pas seulement lié à la scénographie : il y a aussi un espace sonore à créer. Ainsi, chaque moment est lié à une diffusion sonore spécifique. Par exemple, dans ce que nous appelons la « chanson de la matraque », la diffusion du son est liée au monde du rock ou de la pop : le son est diffusé frontalement, de façon assez traditionnelle. Quand Claudia est sur le « cheval » au contraire, le son doit être en mouvement, et nous avons travaillé avec plusieurs sources sonores, à la fois pour travailler le son du cheval lui-même et pour diffuser, au lointain, une voix qui dit le texte que Claudia a auparavant chanté à la machine... Nous avons aussi recouru à des processus aléatoires pour modifier la localisation du son.
Susciter des temps différents
C.T. Ces espaces sonores suscitent des sensations différentes : physiquement, le spectateur n’a pas du tout la même perception lorsqu’un son provient de face ou des côtés, s’il vient d’une source fixe ou s’il se déplace circulairement. C’est aussi une façon de créer des temps différents : par cette mise en espace, le son vient « percer le temps » autrement. Dans chaque passage de la pièce, il y a ainsi une stratification de plusieurs temps. Par exemple, quand je suis sur le cheval, je dis un texte ; en parallèle, j’ai aussi un bouton qui me permet, à trois reprises, de déclencher le bruit du cheval. Il y a également les cailloux qui sont projetés sur le cheval par Fernando. Et puis la circulation du son enregistré. Toutes ces temporalités se croisent : ensemble, elles forment un temps qui n’est pas très saisissable. J’étais très heureuse que des gens, à la sortie du spectacle, me disent qu’ils avaient perdu la notion de la durée.
Je pense qu’en travaillant plus longtemps, on pourrait encore approfondir la recherche sur le temps de l’objet, le temps du son, le temps de la représentation, et aussi le temps des gens qui regardent. Après les deux premières séries de représentations de cette pièce, j’en viens par exemple à me dire que j’aurais pu quitter la scène, pendant quelques minutes ou un quart d’heure, et puis revenir... Pas pour le simple plaisir de « disparaître », de faire quelque chose d'étonnant, mais pour rendre les choses plus troubles. Je suis toujours intéressée par le fait que la représentation ne soit pas « certaine ». Dans Up to date (2007), c'est le camouflage qui créait du trouble au niveau visuel, puisque le corps se fondait dans les images projetées sur un décor-écran. Dans Ni vu ni connu, l'un des ressorts du trouble est la tension entre « ce que l'on voit » et « ce que l'on entend ».
Le travail sur la voix
En effet, en tant que spectateur, on saisit progressivement qu'il va falloir naviguer dans un « entre-deux », un décalage entre ce que l'on vous voit faire sur scène et ce que l'on entend : le son peut être produit en direct, mais il peut aussi se mêler à des musiques qui viennent d'ailleurs, qui vont subrepticement influencer ce qui se passe sur scène... On découvre alors qu'un son transporte une charge affective différente selon qu'il est produit sous nos yeux ou diffusé comme une bande-son, qui nous transporte dans un autre univers.
F.V. Plusieurs passages jouent vraiment sur cette ambiguïté. Par exemple le dernier moment où Claudia monte sur la machine. Elle se sert alors d'un archet. On a le son direct produit par l'archet sur la machine, mais ce son subit aussi un traitement sonore que j'effectue en live : des filtrages, des harmonisations, des délais, qui viennent construire une autre ambiance. Pour ce travail, je réagis à la proposition que fait Claudia à ce moment-là ; en retour, l'ambiance que je construis vient lui donner des idées pour poursuivre son improvisation. Par ailleurs, il y a un matériau sonore de synthèse, pour lequel j'ai cherché un son qui soit proche des résonances de la machine – mais c'est un son purement électronique. C'est-à-dire que l'improvisation de Claudia à la machine se relie à un certain traitement électronique, et puis elle est encore doublée par une autre action électronique... J'aime ces passages où l'action scénique se diffracte. Il y a aussi le moment de la « matraque » : au départ c'est Claudia qui déclenche des sons, mais au bout d'un moment c'est moi qui prends le relais, comme un solo qui, peu à peu, deviendrait de la musique de chambre... Claudia entame un parcours dans l'espace ; elle chante, mais on entend aussi sa voix enregistrée, et ce son enregistré fait lui aussi un parcours, provient de sources différentes...
C.T. Il m'est arrivé de craindre que l'on me voie trop dans cette pièce. Mais finalement, le trouble est là quand même, grâce à cette spatialisation du son, au décalage entre mon travail vocal sur scène et les sons enregistrés.
Le recours à des instruments et la collaboration avec Fernando m'ont aussi permis d'explorer des qualités nouvelles dans le travail de la voix. J'aime beaucoup improviser, mais au sein d'une improvisation, il y a le risque de passer un peu vite d'une proposition à l'autre, sans approfondir. Pour cette création au contraire, quand j'ai commencé à comprendre ce que Fernando faisait des matières sonores que j'apportais, j'ai eu envie de rester plus longtemps dans chacune de mes propositions, d'écouter ce qui se passait, de comprendre comment cela fonctionnait. Cela a abouti à un travail vocal plus « écrit », plus fixé que dans mes précédents projets. Et également à l'exploration de registres nouveaux : notamment des passages un peu « lyriques », avec des moments vraiment aigus, tendus... Je découvre que j'arrive à le faire, que cela s'inscrit dans mon corps, et que tous les soirs je parviens à retrouver cet élément !
Une prise de risque continuelle
Faut-il comprendre que vous avez atteint un autre degré de maîtrise de la voix ? Il y a quelques années, vous parliez au contraire du travail vocal comme d'un « inconfort[16] » : quelque chose qui venait contrarier, déplacer vos habitudes corporelles de danseuse...
C.T. En effet j'ai beaucoup avancé au niveau technique ; je prends des cours de chant lyrique et également, depuis quelque temps, des cours auprès d'une chanteuse qui travaille avec des compositeurs contemporains ; je travaille la respiration, le soutien... Je ne pourrais pas faire une pièce pareille si je ne travaillais pas ainsi. Cependant, certaines choses restent très difficiles pour moi. Par exemple, traverser plusieurs tonalités très différentes lorsque je dis un texte. Je peux le faire quand je parle en italien, mais en français, c'est trop dur ! Même si la voix est devenue fondamentale dans mes pièces et dans mon corps, ce n'est pas mon métier. Je ne suis jamais totalement sûre d'elle, sûre d'y arriver à nouveau pour la prochaine représentation.
F.V. Avant d'entrer en scène, tu n'arrêtes pas de faire marcher ta langue, ta bouche...
C.T. Oui, j'essaie de me rassurer en vérifiant que cela fonctionne toujours ! Mais bien sûr, c'est parce que cette recherche représente une prise de risque qu'elle continue de m'intéresser. Et cette dernière création a été très importante, car j'ai beaucoup appris sur la voix, sur les registres que je pouvais investir, sur différentes façons d'aller vers les matériaux sonores. Cela m'a confortée dans ce travail : je me dis que maintenant, je vais pouvoir faire... Encore pire !
[15] Le Glass Harp, dont l’invention remonte au XVIIIe siècle, est
constitué d’un ensemble de verres à vin que l’instrumentiste fait
« chanter » en les frottant du doigt.
[16] Claudia Triozzi & Vincent Dupont, discussion, avril 2007. Disponible sur www.leslaboratoires.org
Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
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