Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Gisèle Vienne, This is how you will disappear  / 1 2 3 4 5 Repères

 

 

3. La dramaturgie, une partition collective

Dennis Cooper. Entre silence et écriture : l’entre-mots

This is how you will disappear, création 2010
Conception Gisèle Vienne
Jonathan Capdevielle (l’entraîneur), Margrét Sara Gudjónsdóttir (la gymnaste)
et Jonathan Schatz (la rock star)

This is how you will disappear marque la sixième collaboration de Gisèle Vienne avec Dennis Cooper. Alors que les récits et nouvelles de l’auteur ont pu servir de point de départ à des spectacles comme Jerk ou Une belle enfant blonde, le « mot », dit Vienne, ne semblait pas nécessaire à la naissance de cette création. Très vite, cependant, l’écriture de Cooper, avec tout ce qu’elle contient de silence, s’est avérée indispensable.

« Cela faisait plus d’un an que je parlais avec lui de ce projet. J’avais commencé à y réfléchir à l’automne 2007, alors que j’étais en résidence à Kyoto. Dennis Cooper a été mon interlocuteur principal tout au long de l'évolution du travail. »

« J’ai au départ travaillé seule avec Margrét Sara Gudjónsdóttir, puis Stephen O’Malley, Peter Rehberg et Jonathan Capdevielle nous ont rejointes. Au départ, Jonathan Capdevielle avait le rôle de la rock star. C’est, alors que je travaillais sur Éternelle Idole, en mai 2008, que le personnage de l’entraîneur s’est imposé, cristallisant ce que j’appelle des nœuds dramatiques. J’aimais l’idée que Jonathan, prenant ce rôle, se retrouve face au personnage de l’adolescent qu’il incarnait depuis des années dans les autres spectacles.
Les véritables répétitions ont commencé quand le projet était bien développé en termes d’idées, en juin 2009, avec un texte qui existait depuis six mois. Ce texte a été largement réécrit par Cooper pendant les répétitions, devenant de plus en plus minimal. On a fait une sorte d’esquisse de l’ensemble de la pièce qui nous a permis de voir quelles étaient les bonnes et les fausses pistes de travail. C’est par exemple à ce moment que nous avons compris que, si quelque chose devait se métamorphoser pendant le spectacle, c’était la forêt. Nous avons consacré les mois de novembre et de décembre à la scénographie, à la lumière, à la brume, à la vidéo, sans les interprètes. »

« En février 2010, nous avons répété sur plateau nu à Paris, avant de finaliser le travail d’avril à juin. Nous avons eu la chance de disposer d’un temps conséquent pour travailler tout d’abord sur les différents éléments qui composent le spectacle, puis un peu plus d’un an pour réarticuler le tout. C’était comme une partition que l’orchestre pouvait jouer mais qui restait dissonante : les différents éléments s’étaient côtoyés mais n’avaient jamais été réunis. Les collaborations nécessitent ce long processus au plateau. La durée est nécessaire puisque l’écriture se fait avec tout l’espace. »
« Si le mot est important, la présence de Cooper a été tout aussi fondamentale en tant que dramaturge. Comment formuler l’indicible ? Qu’est-ce qui reste et doit rester obscur ? L’absence de mots fait partie de l’écriture. Il faut reconsidérer l’importance de cet « entre-mots », comme celle des silences dans la musique. »

Un travail sur le temps

Cet indicible, lié aux fantasmes et au crime, comment le rendre sur la scène de manière crédible ? Est-il d’ailleurs possible de mettre en scène le crime au théâtre ? Afin de rendre perceptible ces zones troubles, Gisèle Vienne travaille sur le temps et la durée, brouillant constamment les temporalités narratives et notre lecture des signes qui se déploient devant nous. Le déroulement de la pièce est-il chronologique ou avons-nous affaire à un temps du rêve ? L’entraîneur est-il en train de commettre ou de reconstituer un crime déjà commis ? Ces personnages-fantômes qui envahissent la scène sont-ils le fruit de son imagination ou des personnages réels ? S’agit-il de flash-back ou du déploiement d’un fantasme intérieur ?

L’écriture de Dennis Cooper, elle-même, développe un jeu de mise en abîme, faisant alterner récits rapportés, scènes jouées et monologues intérieurs, comme le chant lancinant de la jeune athlète dont on ne sait s’il parvient du personnage ou d’un au-delà, ou encore le dialogue de l’entraîneur avec la rock star qui semble traduire la crise de schizophrénie d’un homme qui ne dialogue qu’avec lui-même.

Une interdépendance totale des médiums

This is how you will disappear, création 2010
Conception Gisèle Vienne
Jonathan Capdevielle, Margrét Sara Gudjónsdóttir et Jonathan Schatz

Mais le travail dramaturgique dans This is how you will disappear ne s’arrête pas là. L’organisation est proche de celle d’un tableau. Comme dans les pièces précédentes de Vienne, c’est autour d’une écriture scénique au sens large, née de collaborations, que se construit le spectacle : scénographie imposante, sons, vidéo, humains, poupées... Au générique, outre Vienne et Cooper, deux musiciens (Stephen O’Malley et Peter Rehberg), un créateur lumière (Patrick Riou), une sculpteuse de brume (l’artiste japonaise Fujiko Nakaya) et un vidéaste (Shiro Takatani), rencontré lors d’une résidence à Kyoto en 2007. La présence de la vidéo, tout aussi discrète qu’importante, est ici double : servant de source lumineuse, elle permet également de faire naître des fantômes, qui hanteront la forêt pendant toute la durée du spectacle. C’est à partir des expériences de Takatani sur la représentation des fantômes que s’est rapidement imposée la sculpture de brume, ouvrant un espace abstrait dans la scénographie.

« Dans chacune de mes pièces, il y a eu co-écriture. Pourtant, c’est sûrement dans This is how you will disappear que l’interpénétration des médiums est la plus forte, que la partition est la plus complexe. C’est comme si chaque artiste se trouvait en présence d’autres interprètes œuvrant sur le même terrain que lui, dans un même espace : la lumière a influé sur la vidéo, qui a influé sur la brume, qui a influé sur le jeu ; le son et la lumière travaillent ensemble les profondeurs de champ ; les comédiens doivent savoir laisser la parole à ce qui les entoure, etc. Jamais le travail n’a été aussi étroit, faisant naître par moment des zones contradictoires. Il était absolument impossible de créer les uns sans les autres : nous étions dans une interdépendance totale des médiums, des autres artistes. »

 

 

 

Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Gisèle Vienne, This is how you will disappear  / 1 2 3 4 5 Repères