Arts de la scène : aux limites du théâtre et de la danse
Gisèle Vienne, This is how you will disappear  / 1 2 3 4 5 Repères

 

 

4. le paysage, naturaliste et mental

« Tout mon travail est traversé par la question du rapport à l’image – en référence à toute représentation fixe comme la photographie, le tableau, la statue –, au mouvement et à la scène réelle. Cette relation interroge le lien dans le mouvement entre la représentation et l’être. De là, la création de formes au croisement des arts plastiques et du spectacle vivant, ambiguïté qui me semble être également inhérente aux arts de la marionnette. » Gisèle Vienne, Érotisme, mort et mécanique

La forêt, le protagoniste principal de la pièce

This is how you will disappear, création 2010
Conception Gisèle Vienne
La forêt, entre lumière et brume, le principal protagoniste

D’un grand naturalisme au premier abord (elle est composée de vrais arbres, de vrais oiseaux), la forêt dans laquelle se déroule This is how you will disappear acquiert rapidement un caractère trouble et sensible qui, par un jeu sur la lumière, la vidéo et la brume, finit par faire d’elle le protagoniste principal de la pièce. Cette installation imposante (plus d’une tonne d’arbres est présente sur scène), émotionnelle (elle reflète l’espace mental de l’entraîneur), semble complètement influer sur les personnages qui la traversent. Les nappes de brume délimitent des zones tantôt abstraites, tantôt précises. Le cadre de scène, extrêmement présent, nous rappelle constamment, malgré ces éléments réalistes, que nous sommes bien dans le domaine de la fiction, du tableau.

« Ce cadre me semblait d’autant plus nécessaire que nous étions partis dans la création d’une scénographie proche du décor de cinéma, avec lequel il fallait pourtant affirmer notre différence. Je crois que c’est suite à mon séjour à Kyoto que j’ai pris conscience de mon intérêt pour le cadre. J’avais alors été marquée par les jardins, et plus encore par la vue sur ces jardins que l’on avait depuis l’intérieur d’un temple ou d’une maison. Ces jardins sont faits pour être mis en scène et c’est l’effet que créent les cadres architecturaux. Magnifiques de l’extérieur, ils l’étaient peut-être plus encore « encadrés ». J’ai pu retrouver ça dans les thermes qu’a construits Peter Zumthor à Vals. Au lieu de laisser la vue complètement dégagée, l’architecte l’a encadrée de diverses manières afin que nous puissions contempler la nature autrement. Le cadre est pour moi stimulant. Il transforme réellement notre regard sur les choses, sur ce que l’on voit. »

This is how you will disappear, création 2010
Conception Gisèle Vienne
Un paysage traversé par des ombres

Le choix de la forêt n’est pas non plus anodin. Tour à tour magique, inquiétante et accueillante, elle draine nombre de références imaginaires : le mouvement littéraire, musical et pictural du romantisme allemand (18e-19e siècles), qui place au centre de ses thématiques les sentiments d’individualités torturées et met souvent en jeu les changements météorologiques comme des miroirs de nos états d’âme, mais également le film d’angoisse, référence importante dans le travail de Vienne et de Cooper, ou encore les grands textes médiévaux autour de la quête du Graal, structure romanesque à laquelle font écho le parcours initiatique de l’entraîneur de This is how you will disappear, les épreuves morales qu’il rencontre, de sa relation à l’athlète à sa confrontation à la mort. Comme la station spatiale du Solaris de Stanislas Lem, dans laquelle le héros découvre que l’espace qui l’entoure génère des apparitions, ce paysage est hanté, traversé par des ombres (le travail de la vidéo et de la brume), des poupées et par la figure à la fois déchue et grandiose de la rock star dont on devine finalement qu’elle est une pure invention mentale de l’entraîneur plutôt que véritablement présente.

Un paysage sonore

Si la beauté plastique de la scénographie est flagrante, il ne s’agirait pas d’oublier pour autant que le paysage de This is how you will disappear est également sonore.
« La question est centrale et est intervenue très tôt dans le processus de création. L’idée était de partir dans deux grandes directions de travail, qui s’articulent avec le reste de l’écriture de la pièce : un son de l’espace de la fiction, de l’ordre du bruitage, conçu plus comme une musique concrète que dans une quête de réalisme, et un son extérieur, de l’ordre de la bande-son musicale. Depuis Éternelle idole, l’enregistrement en studio de compositions pour plusieurs instruments fait également partie de l’écriture sonore. Ce qui m’intéresse également est de comprendre comment certains sons de films peuvent être inquiétants, et quelle réception physique nous pouvons en avoir. J’essaie de comprendre comment ces bandes-sons sont conçues pour m’inspirer de leurs ressorts dramatiques. »

Ces éléments diégétiques (les bruitages, les sons du plateau, les textes) et extra-diégétiques [8] (la musique) ont été pensés comme une partition unique, se mêlant parfois les uns aux autres. Par ailleurs, la diffusion a été conçue dans un système de spatialisation permettant de mettre en scène ces sons et de déformer la perception du décor même, sa taille, sa couleur, comme peuvent le faire des éléments visuels comme la lumière ou la vidéo… Pour Stephen O’Malley et Peter Rehberg, le travail de diffusion en direct, que rend possible ce dispositif sophistiqué, ouvre une autre voie à l’interprétation musicale. Le mixage, le montage et la diffusion de sons préexistants permettent de varier leur utilisation d’une représentation à l’autre, recréant à chaque fois ce paysage auditif.

 

[8] Au cinéma, on parle de sons diégétiques dès lors qu’ils relèvent de la narration, qu’ils pourraient être entendus par les personnages du film. On parle à l’inverse de sons extra-diégétiques lorsqu’ils relèvent d’une bande-son extérieure à l’action qui se joue (l’accompagnement musical, par exemple).

 

 

 

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