Danse contemporaine - Pour une chorégraphie des regards
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5. Chorégraphes, interprètes…
un brouillage des rôles

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Hourvari (laboratoire instantané), conception Emmanuelle Huynh.
S’affranchir de l’obsession du produit fini.
Photo Bertrand Prévost © Centre Pompidou

 

Inventant de nouveaux processus de création et de mise en commun, chorégraphes et interprètes sont amenés à redéfinir les rôles de chacun auxquels la danse nous avait habitués. De telle sorte, qu’ici, plutôt que d’interdisciplinarité, on parlera volontiers d’indisciplinarité.

La notion de "danse d’auteur"
Un peu sur le modèle du cinéma du même nom, les chorégraphes des années 80 sont parvenus à faire reconnaître la notion de danses d’auteur. Selon ce modèle, des compagnies produisent alors des pièces clairement formatées et signées, dûment reconnues par les pouvoirs publics, qui favorisent leur diffusion au sein d’un réseau de programmation stable.
Mais les enjeux se déplacent très vite. Cela notamment lorsque les interprètes eux-mêmes, de "simples danseurs", imposent une réflexion sur la part considérable qui est la leur dans l’invention du geste, selon la conception contemporaine de la danse. Ne sont-ils pas auteurs de quelque chose?

Inventer et produire autrement
Par ailleurs, comme du temps de la post modern dance, se répand l’envie de sortir des salles de spectacle conventionnelles, de se confronter à d’autres espaces, et d’oser une indisciplinarité entre les divers arts. Il est aussi question de se défaire du calibrage des œuvres imposé par les impératifs de diffusion, ou encore de briser l’isolement des auteurs campés dans la posture romantique du créateur démiurge solitaire.
Parallèlement, l’accroissement de l’offre de spectacles se conjugue avec le rétrécissement des budgets, pour mettre à mal le modèle officiel d’évaluation, de financement et de diffusion des œuvres. Il faut inventer et produire autrement.

Des interprètes indépendants
Ainsi devient-il courant de voir des interprètes beaucoup plus indépendants circuler dans les productions de divers chorégraphes. Mais surtout, on remarque que des chorégraphes tels que Christian Rizzo, Julie Nioche, Rachid Ouramdane, Boris Charmatz, etc, se retrouvent volontiers interprètes de pièces d’autres chorégraphes sans que cela signifie une perte de rang, mais au contraire une variation de perspectives.
Une lecture attentive des fascicules de programmation trimestriels du Centre Pompidou fait apparaître toute une gamme de nuances pour désigner les attributions des uns et des autres. Le spectacle "… d’un Faune" (éclats) du Quatuor Knust a des danseurs, mais ne mentionne pas de chorégraphe. Self-Unfinished se veut conçu, plutôt que chorégraphié, par Xavier Le Roy. Common senses est conçu et dirigé par Thomas Hauert, mais improvisé par huit danseurs, dont lui-même. <Otto> est présenté comme conçu par le collectif Kinkaleri, et réalisé par ses six participants. Jennifer Lacey s’attribue la conception chorégraphique de This is an Epic, tout en précisant qu’il s’agit d’ "une chorégraphie développée avec les performeurs" dont la liste des noms suit. Ces précisions signifient à quel point s’est atténuée la coupure dualiste entre chorégraphe d’un côté, danseurs de l’autre. Ces notions se sont complexifiées. Il faut y voir un enjeu politique quant à l’autorité et à la propriété exercée sur les œuvres.

Des groupements artistiques à vocations multiples
Et plutôt qu’en qualité de directeurs de compagnies sous leurs propres noms, plusieurs chorégraphes se présentent volontiers comme initiateurs de groupements artistiques à vocations et visages multiples: Boris Charmatz avec l’association Edna, Rachid Ouramdane avec l’association Fin novembre, etc. On n’a plus vraiment affaire à des structures produisant efficacement des pièces séduisantes, pour en exécuter la reproduction sur des plateaux. Ces groupes se vivent plutôt comme des communautés évolutives, rassemblées dans des espaces-temps privilégiés, où s’expérimentent et se nourrissent de façon effective, réelle, présente, les questions de la relation et de l’en-commun.

S’affranchir de l’obsession du produit fini
D’ailleurs, n’est-ce pas se faire une idée très réductrice de la création que de ne prendre en compte que des œuvres bien ficelées, une fois qu’elles sont prêtes à être présentées au public? Là encore une frontière s’abaisse: nombre d’artistes chorégraphiques inventent des processus créatifs, et y associent le public, en s’affranchissant de l’obsession de déboucher sur un produit fini.
Dans cet esprit, au Centre Pompidou, Mark Tompkins envisage le laboratoire de performance in to or out of, et on a déjà évoqué Hourvari (laboratoire instantané) impulsé par Emmanuelle Huynh.

Le projet Highway 101, de Meg Stuart, se conçoit comme perpétuellement en cours d’élaboration, chaque fois distinct en se déplaçant de ville en ville, où il s’adapte à l’architecture du lieu d’accueil et se nourrit de l’apport d’artistes invités sur place. Quant à Catherine Contour, elle propose aux spectateurs d’adopter plutôt l’attitude de témoins intimes d’étapes chorégraphiques circulant de chambre en chambre d’hôtel, et présentées tels des scénarios d’un processus d’accumulation sur plusieurs années.
Highway 101, projet de Meg Stuart. Wiener Festwochen 2000. Photo Maria Ziegelböck © Chris Van der Burght
Chambre. Etapes chorégraphiques en chambres d’hôtel, création de Catherine Contour. Dr

Des processus où la danse n’occupe plus une position prééminente
Enfin il devient commun que des processus de recherche chorégraphique mêlent des artistes d’horizons divers (vidéastes, architectes, écrivains, photographe, etc) sans que la danse y occupe a priori une position prééminente. Sur ce modèle, Rachid Ouramdane a développé sur plusieurs années le processus de Au bord des métaphores, en le désignant comme "un projet amibe".

C’est dans sa propre personne que la figure marquante et singulière de Christian Rizzo inscrit une farouche indisciplinarité: sa biographie précise que tout aussi bien il a monté un groupe de rock, créé une marque de vêtements, suivi une formation d’arts plastiques, avant qu’on le retrouve chorégraphe, ainsi que performeur-danseur dans certaines pièces, si ce n’est créateur de leurs costumes, ou de leurs musiques…
Aujourd’hui les artistes chorégraphiques ne sont plus exactement ceux qu’on attend, dans la spécialité, au moment et à l’endroit où on les attend.

Au bord des métaphores, création Rachid Ouramdane.
© Fin Novembre

 

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© Centre Pompidou 2004